Dix-neuf exemples de courage

A propos de : Samar Yazbek, 19 femmes. Les Syriennes racontent, traduit de l’arabe par Emma Aubin-Boltanski et Nibras Chehayed, Paris, Stock, coll. « La Cosmopolite », 2019.

    19 femmes est le quatrième livre de la romancière et journaliste Samar Yazbek consacré à la révolution syrienne. Dans le premier, Feux croisés. Journal de la révolution syrienne, paru en français en 2012 chez Buchet-Chastel, Samar Yazbek, déjà, recueillait des témoignages sur les débuts de la révolution et de sa répression par le régime assadien, en même temps qu’elle nous faisait partager ses réflexions, ses espoirs et ses craintes, et qu’elle nous exposait les difficultés et les risques de sa situation d’intellectuelle alaouite engagée pour la révolution, vilipendée par sa communauté, coupée de sa famille, et soumisse à la pression constante et brutale de l’appareil sécuritaire syrien. Feux croisés s’achevait avec le départ de Samar Yazbek et de sa fille pour la France. Traduit en 2016 chez Stock, comme ses deux livres suivants, Les Portes du néant relatait les trois retours de Samar Yazbek en Syrie, en 2012 et 2013, dans la province d’Idlib, et témoignait de la violence déchaînée par le régime syrien contre sa propre population, des efforts des activistes pour faire vivre la révolution, de son dévoiement confessionnel et de sa captation djihadiste. Avec La Marcheuse, traduit en 2018, la romancière revenait à la fiction, mais une fiction nourrie par son expérience et son savoir de la situation syrienne. C’est par les yeux d’une enfant singulière qu’elle nous faisait voir les barrages du régime à Damas, les hôpitaux peuplés de ses victimes, un bombardement chimique, le dénuement matériel et moral des populations assiégées.

    Le récit de Rima, la narratrice de La Marcheuse, s’arrêtait sur la liste des histoires (de « disparus ») qu’il lui lui restait à raconter. Avec 19 femmes, Samar Yazbek reprend le flambeau du témoignage qu’elle avait remis, le temps d’un roman, à son alter ego fictive et juvénile. Mais dans ce livre, à la différence des Portes du néant, et plus encore de Feux croisés, elle s’efface, laissant le lecteur écouter dix-neuf femmes raconter leurs histoires dans la révolution, qui sont aussi leurs histoires de la révolution. Elle ne recueille plus les récits des autres dans son propre récit, elle se contente, si l’on peut dire, d’être l’éditrice, ou la monteuse, de ces récits, comme elle s’en explique en introduction. Après avoir conduit « une série d’entretiens […] avec cinquante-cinq Syriennes dans leur pays d’asile – en Turquie, en France, en Allemagne, au canada, au Liban, en Angleterre et aux Pays-Bas –, ainsi que sur le territoire syrien », elle en a choisi dix-neuf pour la publication, en « [privilégiant] la variété géographique dans l’objectif de constituer un panorama mémoriel aussi large que possible » (19 femmes, p. 13-14). Ces dix-neuf témoignages, elle pensait d’abord les « réécrire à [sa] façon, avec [ses] mots de romancière » ; finalement, « il [lui] a semblé plus juste de conserver le style et le langage particuliers de chaque femme. Ce choix était plus fidèle, plus authentique également : il permettait de faire entendre pleinement la voix de ces personnes » (p. 15). Bien sûr, Samar Yazbek n’a pas transcrit dans son livre l’intégralité de leurs propos : elle « [a] dû […] opter pour un fil conducteur et, de ce fait, mettre de côté des détails pourtant importants » (Ibid.).

    Les récits qu’elle a rassemblés ne sont pas ceux de n’importe quelles femmes. Différentes par leur âge, leur provenance géographique, leur communauté, leur passé familial et personnel, leur absence de foi ou leur foi, « elles ont en commun d’être issues de la classe moyenne, d’être éduquées et donc d’être en mesure de mettre des mots sur ce qu’elles ont vécu » (p. 16) ; elles ont toutes, à leur façon, participé à la révolution. « La voix des déplacées et réfugiées dans les camps – démunies au point de ne pouvoir ni traverser les frontières, ni nourrir leurs enfants – est totalement absente » (Ibid.) de 19 femmes. Ce sera peut-être, dit Samar Yazbek, pour un autre livre. Dans celui-ci, il s’agit pour elle de rappeler le combat qu’elle a partagé, qu’elle partage, avec ses dix-neuf narratrices ; d’en attester la réalité ; de le poursuivre, contre tous les détournements, toutes les dépossessions – les négations. Il s’agit également de faire entendre la singularité de l’engagement des femmes dans la révolution syrienne – devenue, au fil des ans, tragédie.

    Ce qui s’impose à l’esprit du lecteur au fil des pages de 19 femmes, ce qui, si je puis dire, lui saute au visage à peine le livre entamé, c’est le courage de ces femmes, au regard de la violence sidérante déchaînée par le régime assadien contre ses opposants. C’est de ce courage, et de cette violence, que témoigne d’abord le livre de Samar Yazbek, en particulier lorsque les narratrices racontent l’épreuve, qu’ont subie plusieurs d’entre elles, de la torture et de la prison. L’une comme l’autre ont pour objectifs d’amener leurs victimes de l’état de personne à celui de chiffe humaine, par les supplices, mais aussi par les conditions de vie qui leur sont faites, et les règles qui leur sont imposées. Ainsi, dans les jours qui suivent son arrestation, Mariam Ayed, étudiante en psychologie de l’université de Damas, alors même qu’elle ignore pour quel motif on la retient, connaît successivement le passage à tabac, la douche glacée, et l’électricité. Elle conclut : « Leur objectif était de nous faire souffrir, pas de nous faire parler ! » (p. 60) Un inspecteur la gifle jusqu’à ce qu’elle réponde à l’appel d’un autre nom que le sien, Amira Khleif ; et quand elle finit par céder, il déclare : « “Bravo ! Tu es désormais Amira Khleif. Mariam est morte” » (p. 61). C’est en se rappelant son prénom et son nom qu’elle s’efforce de ne pas succomber aux séances de torture que lui inflige l’inspecteur : « Je me répétais en moi-même : “Je ne suis pas Amira Khleif, je suis Mariam Hayed qui veut une Syrie libre et démocratique !” Ces paroles, je me les redisais en silence tout en essayant d’oublier ce qu’on faisait de moi » (p. 64). Le sadisme et la douleur seront les plus forts : Mariam acceptera de se repentir publiquement, à la télévision – et quittera la Syrie peu après être sortie de prison. On retrouve la volonté d’humilier et de briser par la violence physique et par les commandements dans le récit de Zayn, une étudiante en sciences de l’éducation de l’université d’Alep, violée dès le jour de son arrestation, et qui précise : « Ça a duré toute la nuit. Ils ne m’ont jamais autorisée à parler » (p. 105). Ce qu’elle dit des différentes prisons qu’elle a connues décrit un monde où tout, à tout instant, rappelle aux détenus qu’ils ne sont rien pour leurs gardiens et bourreaux. Ceux-ci disposent de leur corps et de leur vie : « Un jour, j’ai compris qu’un prisonnier venait de mourir sous la torture parce que j’ai entendu un craquement lorsque son crâne s’est fracturé, puis son dernier râle. L’enquêteur avait fracassé sa tête contre la porte en fer de ma cellule. Ils frappaient le crâne des prisonniers contre les cloisons des couloirs, contre les portes en métal. Les murs étaient couverts de sang » (p. 110). Mais si les corps souffrent, les personnes s’efforcent de résister, de subsister. Dans leur cellule de la Sûreté de Damas, Zayn et ses codétenues ont su préserver l’accouchement de l’une des leurs du regard des geôliers, en se tenant devant la caméra de surveillance, et en étendant une couverture sur leur compagne.

    Les narratrices de 19 femmes nous rappellent que la violence à la fois réfléchie et frénétique du régime assadien, qui donne la mesure de leur courage, est chose ancienne en Syrie. Comme le fait justement observer Catherine Coquio dans sa postface, certains des témoignages rassemblés par Samar Yazbek inscrivent la révolution de 2011 dans le temps long de l’histoire syrienne, et cette histoire est tissée de répressions – mais aussi de luttes pour une Syrie qui ne soit pas la terre et le cheptel d’un clan. Ainsi, au début de son récit, Alia mentionne l’opposition à la révolution de sa mère, encore habitée par le terrible souvenir du massacre et des exactions de Hama, en 1982, qu’elle a vécus sur place, dont sa famille a souffert, dont son voisinage a souffert : « L’une des voisines de ma mère avait quatre filles et un bébé. Elle a caché le nourrisson dans un placard de la cuisine pour que les hommes des Brigades de défense ne le trouvent pas. Mais il a pleuré et ils l’ont tué » (p. 318). C’est ainsi que les hommes d’Assad père ont châtié la ville pour une tentative d’insurrection des Frères musulmans1. Aussi la mère d’Alia avertit-elle sa fille : “Vous ne connaissez pas la famille Assad, elle brûlera toute la Syrie et ne tombera jamais !” » (p. 318) Comme Alia, Faten, originaire de Douma, a grandi dans une famille où « le nom des Assad est associé à des souvenirs douloureux » (p. 390) : « Avec mes frères et sœurs, toute notre enfance nous avons baigné dans les récits d’arrestation et de torture des années 1980. Un grand nombre de pharmaciens et de médecins arrêtés par le régime sous le prétexte qu’ils étaient frères musulmans étaient originaires de Douma » (p. 389). Mais c’est avec le récit de Douha Achour que nous avons un témoignage direct et précis sur la répression dans la Syrie d’Assad père. Engagée dans l’opposition au régime au sein du Parti de l’action communiste, Douha Achour entre en clandestinité en 1987. En 1993, elle est arrêtée, après six ans d’une existence riche d’enseignements et de liens, mais également marquée par les privations, la peur, et les contraintes. On en mesure toute la tension au propos suivant : « Une fois arrivée dans les locaux de la section Mayssat((Mayssat est un quartier de Damas.)) [de la Sûreté politique], j’ai éprouvé une forme de soulagement à entendre l’enquêteur m’appeler par mon vrai nom, dont j’avais été privée durant six années. Même mon mari m’appelait Qamar parce que nous avions caché mon identité à ses parents » (p. 128). Après s’être imposée six années de clandestinité, Douha Achour va endurer six années de prison, l’usure du corps et de l’âme provoquée par le choc et les conditions de l’incarcération – trois ans de suite sans la moindre visite –, et une grossesse qu’elle a d’abord voulu dissimuler à ses gardiens. Elle n’en reprendra pas moins son activité politique quelque temps après sa sortie.

    Pour braver le régime assadien et sa sauvagerie, il a fallu que les narratrices de 19 femmes bravent également certaines idées sur les femmes, et sur la conduite qu’elles doivent adopter, largement répandues dans la société syrienne. C’est « en cachette de [sa famille], qui avait peur qu'[elle soit] emprisonnée », que Sara commence à participer aux manifestations contre le régime dans sa ville natale de Mouadhamiya : en effet, « chez nous on pense que chaque prisonnière est susceptible d’être violée, d’être mise au ban de la société et de jeter le déshonneur sur sa famille » (p. 22). Plus tard, l’hostilité de certains révolutionnaires à son égard, et à l’égard d’autres femmes engagées comme elle dans la révolution, lui fait comprendre « pour la première fois […] ce que signifiait être une femme aux yeux des hommes » (p. 44) : reconnaître et accepter qu’on a besoin de la protection des hommes, se tenir à l’écart de la vie publique, dont on ne saurait affronter les dangers. Nul besoin d’être islamiste, comme le relève Sara à propos des hommes qui la critiquent, pour penser ainsi à propos des femmes. Mais pour elle, « la révolution s’est achevée » (p. 50) avec la prise de pouvoir des djihadistes sur l’opposition, et cette prise de pouvoir a signifié l’exclusion des femmes de la vie sociale et civique. On ne s’étonnera pas que cette exclusion ait été particulièrement rigoureuse dans les territoires sous l’emprise de Daech, comme à Deir-es-Zor, la ville de Souad – Souad la croyante, Souad la voilée, qui ne reconnaît pas l’islam dans l’ébriété prescriptive, à la fois bouffonne et glaçante, des hommes de Daech : « Dans les locaux de la Hisba [la police de l’état islamique], il y avait une pièce remplie d’abayas et de chaussures noires « silencieuses ». Le cheikh m’a expliqué que la femme qui marche en faisant du bruit suscite le trouble chez l’homme et que c’est un péché ; elle doit être complètement silencieuse » (p. 162).

    Pour Leila, ce n’est pas tant, ou pas seulement, aux manières de concevoir la place et le rôle des femmes qu’il lui a fallu passer outre, qu’à l’emprise communautaire.Leila est alaouite, comme la famille Assad. Dans la famille de Leila, on « considère Hafez al-Assad comme le bienfaiteur de la nation et des pauvres, le bâtisseur de la Syrie moderne » (p. 170). Dans le quartier de Karm al-Zeitoun, à Homs, où vit la famille de Leila, les sunnites sont très largement majoritaires, et Leila se souvient d’une enfance marquée par la distance et la défiance entre alaouites et sunnites – mais jusqu’à la révolution, dit-elle, « cette question ne me préoccupait pas beaucoup, j’y voyais une simple inimitié confessionnelle sans importance, car au final nous étions tous syriens » (p. 175). Les alaouites de Karm al-Zeitoun n’étaient pas plus amicaux envers les « alaouites du Nord », comme la famille Assad : « ils réprouvaient la façon excessive qu’avaient leurs congénères du Nord d’insister sur leur identité confessionnelle, de l’instrumentaliser à des fins spécifiques. De plus, ils avaient l’impression d’être considérés par eux comme des inférieurs » (p. 173). Mais lorsque la révolution atteint Karm al-Zeitoun, et que des jeunes sunnites demandent à leurs voisins alaouites de les rejoindre dans leur protestation contre le régime, ceux-ci s’y refusent, manifestant ainsi « leur allégeance à leur communauté » (Ibid.). La révolution réveille la mémoire traumatique des violences que cette communauté a subies par le passé, comme en témoignent les propos que la sœur de Leila lui tient au téléphone une nuit d’avril 2011, à propos des manifestants : « Des gens hurlent Allahu Akbar dans les mosquées, ils appellent au djihad. Ils vont nous tuer ». Et Leila d’ajouter : « une peur existentielle s’est emparée de mes proches » (p. 171). Une peur dont elle comprend très vite que le régime la manipule afin de pourrir la situation, d’installer chez les alaouites l’idée que la révolution n’a d’autre sens que sectaire, d’autre but que leur anéantissement, et de les lier ainsi à lui ; une peur dont le caractère mortifère éclate dans les paroles d’un jeune homme de Karm al-Zeitoun qui a participé à un massacre, et se confesse à Leila : « Un officier m’a donné l’ordre de brûler le supermarché, je me suis exécuté. Je sais que j’ai perdu une part de mon humanité en faisant cela. Mais je ne pouvais pas faire autrement. Je sais bien que les hommes du régime, de l’appareil sécuritaire sont ignobles, mais je ne voulais pas que ma famille soit égorgée par les sunnites » (p. 189). En refusant la solidarité de la peur, entretenue par le régime, en choisissant le parti de la révolution et en s’y tenant, malgré ses doutes, Leila a pris le risque de se séparer des siens, et d’encourir leur rejet : à l’image de ce que lui dit sa mère : « Si tu continues à parler comme ces terroristes armés, tu n’es plus ma fille, je te renie » (p. 177). Sa tragédie est d’autant plus poignante que si les siens ne l’ont plus reconnue, elle aussi a fini par ne plus les reconnaître, dans leur obstination à soutenir le régime et ses cruautés.

    Le récit de Leila fait ressortir une crainte – mais également, hélas, une réalité – que l’on retrouve dans d’autres témoignages de 19 femmes : celle que la révolution soit gangrenée par les tensions communautaires, dévoyée en guerre confessionnelle, à cause de l’action du régime, mais aussi d’une partie de l’opposition – qu’elle ne soit plus syrienne. Cette crainte, Hazâmi Adi, la plus âgée des narratrices du livre – 77 ans quand elle prend la parole devant Samar Yazbek –, l’exprime dès le début de son récit : « Ma plus grande peur était que le soulèvement prenne une tournure confessionnelle » (p. 333). Peut-être la peur de Hazâmi Adi a-t-elle son origine dans une histoire familiale qui a pu très tôt lui faire prendre conscience des divisions de la Syrie, et des vues divergentes de son avenir : « Mon père était un nationaliste arabe opposé aux Turcs. Mon grand-père maternel, cheikh Tawfiq al-Chiryazi, était le mufti chaféite2 de la ville [Hama]. C’était un homme religieux rigoriste, le contraire de mon père qui, lui, était ouvert. J’étais tiraillée entre le milieu de mon père, avec ses débats intellectuels, politiques et culturels, et l’entourage religieux de ma mère. Quant à mes frères, ils ont choisi des tendances politiques très différentes (l’un était nationaliste arabe, le second socialiste et le troisième religieux) » (p. 341-342). Choisissant le côté du père, Hazâmi Adi s’engage au commencement des années 60 dans une vie de militante nationaliste, démocrate, et féministe. Comme celui de Douha Achour, son témoignage fait le lien entre la révolution de 2011 et des luttes plus anciennes, dont certains des acteurs – c’est son cas, et c’est celui de Douha Achour – ont rejoint la révolution. Originaire de Hama, comme Alia, elle raconte que la ville a connu une première insurrection en 1964, à l’initiative, déjà, des Frères musulmans ; ils ont présenté le règlement sanglant d’un conflit, au sein de l’armée, à propos des liens de la Syrie avec l’Égypte, comme une action de « la clique au pouvoir » (p. 350) contre les sunnites. Celle-ci a fait « [bombarder] toute la ville, les mosquées en particulier » [Ibid.). pour Hazâmi Adi, le raidissement religieux de sa ville date de cette insurrection – qui, sans doute, a partie liée avec sa propre crainte du confessionnalisme. 

    L’engagement des narratrices de 19 femmes dans la révolution a été pour l’essentiel civil et pacifique : elles ont manifesté, bien sûr, mais aussi témoigné, informé ; elles ont secouru, soigné ; elles ont formé, enseigné. La colère devant la violence du régime a cependant poussé d’une d’entre elles, Lina Mohammad, à rejoindre « en première ligne » (p. 261) un groupe de combattants, à Damas – mais pour œuvrer dans « un hôpital de campagne » (Ibid.), pas pour porter les armes. Une autre explication qu’elle donne de « la témérité qui [l’]a poussée […] dans une bataille perdue d’avance est le « désespoir » (p. 263). Une fois la bataille effectivement perdue, il lui a fallu trouver la force de surmonter son sentiment d’avoir été « trahie et abandonnée » (Ibid.) pour agir à nouveau au service de la révolution, cette fois comme journaliste – son métier –, dans le Réseau des médias libres d’Irbine. Ce courage de persévérer, en dépit de l’acharnement sauvage du régime, de la puissance grandissante des djihadistes, des ingérences de l’étranger – de tout ce qui, pour des personnes comme Samar Yazbek et les dix-neuf narratrices de son livre, a fait de leur révolution une tragédie –, on le retrouve par exemple chez Sara, dont une partie de la famille a perdu la vie à la suite du bombardement chimique de Mouadhamiya, le 21 août 2013, et qui déclare : « Après le massacre, je me suis remise à travailler de plus belle pour les médias ; à rédiger des comptes rendus et à filmer. Nous étions sous le choc, anéantis, mais il fallait continuer » (p. 39 ; je souligne). On le retrouve également chez Alia qui, avec son époux, a « créé en 2012 une organisation humanitaire appelée Sourire d’espoir » dans sa ville de Maarat al-Nouman, « pour répondre aux besoins des populations bombardées et déplacées » (p. 321), et qui après avoir dû se résoudre à la quitter, comme la plupart de ses habitants, à cause des bombardements, y revient pour créer, cette fois, « un centre d’éducation pour les femmes » (p. 322).

    Courageuses pour agir, les narratrices de 19 femmes le sont également pour juger la révolution à laquelle elles ont pris part, en pointer les manquements, les errements. Ainsi, Dima comme Leila critiquent l’opportunisme et le goût du pouvoir présents chez une partie des révolutionnaires. Pour Dima, il s’agit de combattants « issus de milieux défavorisés et sans éducation », dont « beaucoup ont tué simplement pour acquérir une place centrale dans la société et non pas dans le but de faire tomber Assad » (p. 80) ; pour Leila, il s’agit des « membres de l’élite intellectuelle sunnite », qu’elle met sur le même plan que « leurs semblables alaouites liés au régime. Avec eux aussi c’était un jeu de dupe. Comme les alaouites des milieux défavorisés, les sunnites pauvres étaient envoyés à la mort et on leur mentait » (p. 192-193). D’autres, comme Amina Kholani ou Faten, se demandent si l’état de la société syrienne – dont plus d’un témoignage de 19 femmes, outre les divisions confessionnelles, relève les profondes inégalités sociales et culturelles – ne vouait pas la révolution à l’échec. Si Amina Kholani dit être entrée dans la protestation avec la « conscience que la société syrienne n’était pas prête » (p. 219), c’est après-coup que Faten reconnaît : « Nous n’étions pas prêts pour la révolution, nous aurions dû entreprendre de grands changements sociétaux » (p. 407). Chez Zaina Erhaim, le « nous » de Faten devient un « je » autocritique et désolé, inconsolable et déchirant : « Nous sommes descendus dans les rues pour protester, mais au final nous n’avons fait  que renforcer l’oppression que subissaient les gens. J’ai le sentiment d’avoir participé à cette destruction. Je sais que je n’y suis pour rien, mais je culpabilise. Je me sens responsable » (p. 372). L’emprise croissante des islamistes sur une partie de la population syrienne, rendue possible par le passage de la révolution à la guerre civile, n’est pas étrangère au sentiment de culpabilité de Zaina Erhaim : « Je me suis beaucoup remise en question, nous nous sommes insurgés contre un régime brutal pour nous retrouver confrontés à des dictatures religieuses violentes » (p. 374).

    Il y a plusieurs livres dans 19 femmes. C’est une apologie, assumée dès l’introduction, et ô combien justifiée, pour la révolution syrienne telle qu’elle a d’abord été voulue par ses acteurs – et plus particulièrement ses actrices. C’est, à travers les échos d’un témoignage à l’autre, mais aussi grâce aux différences de position et de vécu des narratrices, l’esquisse d’une histoire de cette révolution, inscrite dans le paysage social syrien et dans le temps de l’histoire politique de la Syrie contemporaine. C’est une réflexion sur le cours destructeur et tragique qu’elle a pris. Ici, on imagine aisément quelques spécialistes occidentaux, pour ne pas dire français, secouer la tête et dire avec commisération : « Nous vous l’avions bien dit », plutôt que d’être interpellés par cette phrase de Zayn : « Nous ne demandions pas grand-chose, un peu de dignité et de justice » (p. 121), ou cette autre, presque identique, d’Amina Kholani : « Nous ne réclamions pas grand-chose : un peu de justice et de dignité » (p. 237). Elles devraient pourtant résonner familièrement à leurs oreilles, ces modestes réclamations ; elles doivent résonner familièrement aux oreilles de n’importe quel lecteur occidental de bonne volonté. Celui-ci ne pourra qu’être également sensible au bilan tiré par Sara de son engagement dans la révolution : « Elle m’a parmis de sortir des carcans imposées par notre société » (p. 51), à l’expérience faite par Rim d’un effacement des préjugés qui la séparaient de ses voisins : « Avant, je me considérais comme une intellectuelle ouverte d’esprit, et je les voyais, eux, comme des conservateurs religieux. […] Avec la révolution, le siège et la guerre, les gens se sont vraiment révélés. Nous nous sommes acceptés et avons appris des choses les uns des autres » (p. 311). Dans les récits des dix-neuf narratrices de Samar Yazbek, la révolution syrienne apparaît comme une intense manifestation d’esprit démocratique. Cela, avec l’exemple de leur courage, doit inspirer le lecteur de 19 femmes.                                        

 

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NOTES

  1. Pour plus d’informations, je renvoie à l’article en ligne d’Ismaël Quiades, « Le massacre de Hama – février 1982 »[]
  2. Une des écoles juridiques de l’islam sunnite. Voir sur cet article sur le site Universalis[]

Jean-Baptiste Mathieu est un ancien élève de l’Ecole normale supérieure (Ulm). Professeur agrégé de lettres modernes, il enseigne actuellement au Lycée Marcel Pagnol d’Athis-Mons. Il est rédacteur en chef de la rubrique « Critiques » au sein de la rédaction de la revue Raison publique.