De la lecture ambrosienne aux Confessions d’Augustin. La pièce manquante des pratiques de soi foucaldiennes
Dans cet article, Isabelle Galichon examine l’évolution de la réflexion que Michel Foucault consacre aux pratiques de soi que sont la lecture et l’écriture.
Le IVe siècle marque un point de bascule essentiel dans les pratiques de soi telles que Foucault les a analysées. S’il définit l’« âge d’or » de ces pratiques aux deux premiers siècles de notre ère1, elles évoluent ensuite, dans le parcours heuristique foucaldien, vers un régime de véridiction propre au christianisme. Cependant, le lecteur de l’Histoire de la sexualité peut se trouver, parfois, désorienté dans cette généalogie des pratiques de subjectivation. En effet, si dans la préface du deuxième tome, Foucault précise que son objet de recherche a évolué – il répète la nécessité d’un « déplacement théorique2 » à trois reprises dans un même paragraphe – l’ordre de publication des trois derniers tomes ne suit pas la chronologie du parcours de recherche du philosophe3 et rend donc difficilement lisible cette évolution théorique dans la publication telle que nous la connaissons. Ainsi, après avoir découvert l’importance de l’écriture personnelle dans la culture de soi des deux premiers siècles4, le lecteur perd la trace de cette pratique de soi dans le quatrième opus de l’Histoire de la sexualité, qui couvre la période du IIe au IVe siècle et qui rend compte des règles et doctrines du christianisme ; on aurait pu attendre, dans une perspective généalogique, ce qui prolonge les pratiques de soi antiques.
En l’occurrence, la recherche foucaldienne procède d’un mouvement contraire et ce sont les « actes de vérité 5 » chrétiens qui amènent le philosophe à s’intéresser aux pratiques de soi antiques. Le lecteur doit donc, dans un mouvement parallèle à sa lecture, réaliser certains ajustements, en agençant ce qu’il lit à l’aune de ce qu’il a lu dans les tomes précédents : « inverser l’inversion et déduire toutes les conséquences de la cause6 ». Force est donc de constater que le déplacement que Foucault a opéré dans sa recherche laisse certaines questions en suspens puisqu’elles n’ont pas pu être retravaillées par le philosophe dans la phase de réécriture. De même, si certaines lignes de fuites, comme l’écriture de soi, ont été ouvertes dans le troisième tome publié – quatrième dans l’écriture – et disparaissent dans le quatrième, certaines références que l’on aurait pu attendre dans le cadre d’une généalogie du sujet de désir, brillent par leur absence : alors qu’Augustin occupe l’essentiel de la troisième partie des Aveux de la chair, c’est surtout à La Cité de Dieu que Foucault se réfère, mais nulle évocation n’est faite des Confessions, texte majeur dans l’histoire des écritures personnelles et des pratiques de soi.
Reprenons la généalogie de l’écriture de ce dernier opus publié, afin de comprendre les béances que laisse le texte. Michel Senellart, dans la « Situation du cours » Du gouvernement des vivants, note que « La mise en œuvre de ce livre [Les aveux de la chair], entreprise au début de l’année 1979, précède donc le cours Du gouvernement des vivants, et il est vraisemblable que sa rédaction en a accompagné le développement7 ». Frédéric Gros précise dans l’« Avertissement » qui précède le texte des Aveux de la chair qu’ « [o]n peut situer aux années 1981 et 1982 le moment de la rédaction définitive du texte des Aveux8 ». Le cours i, dispensé fin 1979 et début 1980, joue donc un rôle clé dans la rédaction des Aveux car il en est, en quelque sorte, la seconde face qui va mener au « trip gréco-latin » de Foucault vers les pratiques de soi antiques : si Les aveux de la chair regarde vers La volonté de savoir, au même moment, le cours Du gouvernement des vivants annonce le prolongement de la recherche foucaldienne vers l’Antiquité. Aussi, peut-on voir rejaillir la référence aux Confessions d’Augustin, dans des textes secondaires sur les pratiques antiques. En effet, on les trouve sous la plume de Foucault en 1980, dans les conférences prononcées à Darmouth College9, puis à nouveau à deux reprises en mai et juin 1982 lors de la deuxième et de la cinquième conférence qu’il donne à l’Université Victoria de Toronto10, à l’issue du cours sur L’herméneutique du sujet, premier des grands cours consacrés aux pratiques de subjectivation antiques. En avril 1983 à la suite de la conférence sur « La culture de soi » à l’Université de Californie à Berkeley, il répond à une question dont on n’a pas la trace mais qui semble porter sur l’écriture de soi11 : « Voyez-vous je ne peux pas vous donner de réponse précise parce que je suis en train de travailler sur ce domaine, sur ce sujet. (…) Il est très clair que l’expérience spirituelle que vous pouvez trouver, par exemple, dans des textes très connus comme les Confessions de saint Augustin, tout cela a été préparé pendant des siècles par ces exercices d’écriture sur soi-même. (…) Tout ce genre de littérature chrétienne dont vous pouvez voir le développement au début du IVe siècle, les récits que les gens faisaient sur eux-mêmes, sur leur conversion, sur leur relation à Dieu, etc., a été préparé par cela. Je crois que ce serait intéressant à étudier12 ». Ce travail auquel Foucault fait allusion en avril 1983 semble toujours en cours, l’année suivante, en mars 1984, car il annonce dans la séance du 28 mars 1984 de son cours sur Le Courage de la vérité : « J’essaierai peut-être de poursuivre cette histoire des arts de vivre, de la philosophie comme forme de vie, de l’ascétisme dans son rapport à la vérité […] après la philosophie antique, dans le christianisme13 ». Si la doctrine chrétienne avait mené Foucault vers les pratiques de soi antiques, celles-ci semblaient ramener le philosophe vers « les arts de vivre » du christianisme. Ainsi, l’écriture du quatrième tome de l’Histoire de la sexualité, faisant suite à la publication de La volonté de savoir, semble occulter, oublier Le souci de soi et l’on pourrait supposer que Foucault aurait remis l’ouvrage sur le métier si le temps lui en avait été donné. Le temps de l’historien est une remontée du temps, une progression du présent vers le passé, et l’exercice historiographique consiste, dans un second temps, à retranscrire en l’inversant ce mouvement, en réinstaurant une chronologie : écrire à rebours de la logique de la recherche. C’est ce deuxième mouvement qui constitue une étape fantôme dans le quatrième tome et que le lecteur est amené à réaliser par lui-même.
En outre, le passage de la forme des hupomnemata à celle des Confessions ne va pas de soi et Foucault, dans son intervention à Berkeley, l’évoque à demi-mots. Au Ier et IIe siècles, les hupomnemata consiste en un carnet dans lequel on consigne des pensées lues ou entendues : c’est un exercice de « subjectivation des discours14 » : « Il ne s’agit pas de faire apparaître le soi dans sa réalité dans des discours vrais ; il s’agit de faire en sorte que les discours vrais transforment le soi par une appropriation en permanence contrôlée de la vérité15 ». Si l’on tente de caractériser les Confessions, elles pourraient en revanche répondre à la définition que réfute Foucault pour les hupomnemata : « faire apparaître le soi dans sa réalité dans des discours vrais » et ces discours vrais sont fondés par la quête de Dieu comme l’explique Jean-Luc Marion : « Faisant apparaître l’ego en le reconduisant (réduction) à lui-même, la confessio le fait pourtant apparaître par (son) rapport à Dieu, qu’il confesse comme l’autrui de référence16 ». De même, Philippe Sellier note dans sa préface aux Confessions d’Augustin : « les neuf premiers livres imposent d’un seul coup un genre littéraire jusque-là peu pratiqué et peu réussi : l’autobiographie (…). Cette trame de la quête du vrai n’avait jamais permis le surgissement d’un ouvrage d’une ampleur et d’un éclat comparables à ceux des Confessions17 ». Le caractère novateur du texte augustinien – même si l’auteur évoque quelques précurseurs comme Justin ou saint Hilaire qui ont pu s’essayer à l’exercice – annonce la forme littéraire que Philippe Lejeune consacrera sous la terminologie d’autobiographie. Certes, son avènement est à dater avec Les Confessions de Rousseau, mais déjà l’ouvrage d’Augustin préfigure ce qui vient si l’on reprend la définition de Lejeune : « le récit rétrospectif en prose que quelqu’un fait de sa propre existence, quand il met l’accent sur l’histoire de sa propre personnalité18 ». Aussi les Confessions d’Augustin marquent-elles un changement d’épistémè dans le régime des pratiques d’écriture personnelle. Les Soliloques constituent déjà une évolution par rapport aux hupomnemata comme le précise Pierre Hadot : « Cette situation de dialogue intérieur a abouti à un genre littéraire tout à fait particulier dont nous ne connaissons qu’un seul exemple rédigé et publié : les Soliloques d’Augustin19 ». Or les Confessions, écrites dix ans plus tard, parachèvent cette évolution.
Afin de comprendre ce changement d’épistémè dans les pratiques d’écriture de soi, nous proposons de repartir des travaux de Michel Foucault sur l’histoire des régimes de vérité qu’il retrace dans son cours au Collège de France Du gouvernement des vivants, à la lumière d’un certain passage des Confessions qui pointe une évolution concomitante et touche l’autre versant des pratiques de soi : la lecture. En effet, Michel Foucault, dans son article sur « L’écriture de soi », met bien en évidence le fait que la praxis de l’écriture de soi implique une dynamique entre l’écriture et la lecture. Foucault cite sur ce point Épictète et Sénèque à de nombreuses reprises afin de souligner la singularité de l’energeia de l’écriture de soi20 : « il ne faut pas dissocier lecture et écriture ; on doit “recourir tour à tour” à ces deux occupations, et “tempérer l’une par le moyen de l’autre”. Si trop écrire épuise (Sénèque pense ici au travail du style), l’excès de lecture disperse21 ». Il s’agit donc d’analyser, dans le cadre de cette réflexion, dans quelle mesure une évolution de la pratique de la lecture, avec la lecture ambrosienne, associée au renouvellement des régimes de vérité, au IVe siècle, par le christianisme a pu avoir une incidence sur l’écriture de soi et favoriser l’épanouissement d’une forme littéraire d’écriture intime.
Évolution des régimes de vérité chrétiens
Dans la seconde partie du cours consacré au Gouvernement des vivants, Michel Foucault s’attache à mettre en évidence l’évolution des « actes de vérités » propres à la doctrine chrétienne jusqu’au IVe siècle puisqu’il se propose d’« écrire une histoire de la force du vrai, une histoire du pouvoir de la vérité, une histoire, donc, pour prendre la même idée sous un autre aspect, de la volonté de savoir22 ». Il s’agit plus précisément pour lui de s’intéresser à
trois grandes pratiques, deux qui sont des pratiques canoniques et rituelles et une troisième qui est d’un type un peu différent. Les deux premières, c’est bien entendu le baptême et la pénitence ecclésiale ou canonique. Quant à la troisième, qui aura de fait, je crois, beaucoup plus d’importance que les deux autres, malgré son caractère exactement rituel et canonique, c’est la direction de conscience23.
C’est ce troisième aspect qui va retenir notre attention. Si Michel Foucault semble dans un premier temps souligner les similitudes entre la pénitence ecclésiale et collective pratiquée face à l’assemblée des chrétiens sous une forme dramatique, l’exomologèse, et l’examen de conscience pratiqué par les moines en présence d’un maître, l’exagoreusis, il va consacrer les trois derniers cours sur les douze séances à l’étude de l’exagoreusis car il se présente comme une forme première du régime de l’aveu propre au christianisme, comme proto-modèle pour la confession auriculaire qui deviendra une obligation annuelle et prendra sa forme canonique avec le Concile du Latran IV en 1215. En effet, si ces deux pratiques relèvent d’une mise à nu des péchés, la seconde constitue « une verbalisation de l’aveu des péchés24 ». Ainsi, elle met en lumière la propension toujours plus forte du christianisme à vouloir savoir, à connaître le fidèle « intus et in cute25 », comme le formule Foucault dans le résumé du cours Du gouvernement des vivants : « comment se fait-il que, dans la culture occidentale chrétienne, le gouvernement des hommes demande de la part de ceux qui sont dirigés, en plus des actes d’obéissance et de soumission, des “actes de vérité” qui ont ceci de particulier que non seulement le sujet est requis de dire vrai, mais de dire vrai à propos de lui-même, de ses fautes, de ses désirs, de l’état de l’âme, etc.26 ? » Cette question pourrait être reprise dans le cadre de notre réflexion et l’on pourrait se demander comment l’écriture personnelle a pu évoluer de la correspondance et de l’hupomnemata vers la forme des “actes de vérité” que sont les confessions où il s’agit de dire vrai mais surtout de tout dire : à la véridiction, s’agrège la question de l’exhaustivité, « la verbalisation permanente de tous les mouvements de la pensée27 » qu’impose la forme de l’exagoreusis. En effet, on peut comprendre la nécessité, dans le régime de vérité chrétien, de dire la vérité sur ses fautes, d’avouer ses péchés, mais comment l’examen de conscience stoïcien a-t-il évolué vers la nécessité de tout dire de soi ? Pourquoi à partir du IVe siècle, dans les institutions monastiques, en vient-on à exiger « une externalisation permanente par les mots des “arcanes” de la conscience28 » ?
Si la tradition des hupomnemata fut une « pratique très répandue29 » dans l’Antiquité, certains exemples à partir du IIe siècle évoluent vers ce que Pierre Hadot nomme les « exercices spirituels » qui renoncent au caractère désordonné des hupomnemata pour suivre une discipline éthique qui influe sur la forme, et qui croisent l’exercice de la prise de note avec celui de l’examen de conscience. L’exemple le plus éloquent pourrait être les Pensées de Marc Aurèle qu’Hadot consent à caractériser comme un « journal spirituel », « si l’on entend par “journal” des notes que l’on écrit pour soi-même et qui s’accumulent au fil des jours30 ». Mais le respect d’une certaine méthode l’incite plutôt à les considérer comme des « exercices spirituels ». L’écriture personnelle en tant qu’examen de conscience s’inscrit alors comme une technique qui favorise la conversion : elle relève d’un processus double de mise en critique de soi et de conversion. L’examen de conscience est une technique « recommandée par les pythagoriciens, les épicuriens, les stoïciens, notamment Sénèque et Épictète, et d’autres philosophes encore comme Plutarque ou Galien31 ». On retrouve ainsi dans les Pensées de Marc Aurèle certains principes stoïciens qui donnent à la fois une logique et un rythme à l’écriture. Pierre Hadot pointe les nombreuses répétitions et remarque que « [c]es formules qui se répètent ainsi d’un bout à l’autre des Pensées, n’exposent jamais une doctrine. Elles servent seulement d’inducteur qui réactive, par association d’idées, tout un ensemble de représentations et de pratiques qu’il est inutile pour Marc Aurèle, qui n’écrit que pour lui-même, de détailler32 ». En effet, à la différence des hupomnemata qui devaient être relues régulièrement, les Pensées, en tant qu’exercice spirituel stoïcien, ont pour objectif de répéter afin de « sans cesse rallumer en soi-même les “représentations” (phantasiai), c’est-à-dire les discours qui formulent les dogmes33 ». Mais la singularité des Pensées réside davantage dans le fait que la technique utilisée est l’écriture personnelle et la présence du maître disparaît pour faire du scripteur un interlocuteur à qui l’on s’adresse : « c’est l’acte d’écrire, de se parler à soi-même, dans l’instant, dans tel instant précis, où l’on a besoin d’écrire ; c’est aussi l’art de composer avec le plus grand soin, de chercher la version qui, sur le moment, produira le plus grand effet, en attendant de se faner presque instantanément, à peine écrite34 ». Il s’agit bien ici d’une « externalisation permanente35 » afin de « modifier le discours intérieur36 », mais nous sommes loin de l’exagoreusis, qui vise certes la maîtrise du discours intérieur mais en exigeant de tout dire de soi. Si Marc Aurèle s’adresse à lui-même, écrit pour lui-même, il ne s’agit en aucune sorte d’une confession : il n’avoue rien, il s’exerce en rendant compte de ce qu’il fait à partir de principes et règles qu’il tire du stoïcisme. Néanmoins, les Pensées présentent suffisamment de similitudes avec les Confessions d’Augustin pour que Pierre Hadot affirme : « En un certain sens, le livre I représente les « Confessions » de Marc Aurèle, au sens où il y a des « Confessions » d’Augustin, non pas des aveux, plus ou moins impudiques, à la Jean-Jacques Rousseau, mais une action de grâces pour les bienfaits reçus des dieux et des hommes37 ». Cependant il précise : « Il n’y a certes pas chez Marc Aurèle ce parti pris d’autoaccusation que l’on retrouve chez Augustin, persuadé a priori de la corruption de la nature humaine38 ». Ainsi, le texte de Marc Aurèle qui reprend dans le livre I « l’histoire d’une vie39 », constitue bien un jalon dans la progression de l’écriture de soi vers la forme de la confession puisqu’il relève selon Hadot d’« une action de grâces et un aveu » mais, entre la fin du IIe siècle et le IVe siècle, l’évolution de la doctrine chrétienne influe de telle sorte sur l’exercice écrit de l’examen de conscience qu’elle parvient à définir une forme autre où le sujet-écrivant n’est pas tant mu par le souci de s’examiner afin de se mettre en critique que de se percevoir avant tout comme pécheur :
[S]’il est vrai qu’il y a bien une filiation, s’il est vrai que c’est bien en gros, le même type de pratiques qui va se transmettre pendant des siècles et s’incruster au cœur du christianisme, en fait, les formes de verbalisation, les formes d’exploration de soi et la manière dont sont couplées verbalisation et exploration de soi sont tout à fait différentes dans le paganisme et, à dire vrai, dans les différentes formes de religion ou de philosophie païennes, et dans le christianisme40.
Quelle est donc la singularité de l’exagoreusis, qui semble être une étape importante dans cette évolution ? En effet, si l’exomologèse, à partir du IIe et IIIe siècles, sous l’influence de Tertullien, implique de manifester « l’état de pécheur au cours de la pénitence41 », c’est avec l’exagoreusis que se met réellement en place le régime de l’aveu avec les prémices de la confession. Ces deux institutions ont beau être proches par leur fonction de renoncement au péché, Foucault souligne combien leur fin diffère puisque la première, la pénitence « permet de maintenir les effets du salut dans la non-perfection de l’existence » alors que, par les règles monachiques développées au IVe siècle, l’examen de conscience chrétien va favoriser « une vie de perfectionnement dans une économie du salut42 ». C’est donc à partir des communautés cénobitiques que l’examen de conscience va être repris à la tradition de la philosophie antique mais en lui donnant de nouvelles caractéristiques qui vont mettre à l’honneur deux procédures :
[P]remièrement, la verbalisation détaillée de la faute par le sujet même qui l’a commise, deuxièmement, les procédures de connaissance, de découverte, d’exploration de soi-même, et le couplage de ces deux procédures, celle de la verbalisation détaillée de la faute et celle de l’exploration de soi-même, cela je crois, est un phénomène important [dont l’]apparition dans le christianisme et, d’une façon générale, dans le monde occidental, marque le début d’un processus finalement très long où s’élabore la subjectivité de l’homme occidental – par subjectivité, j’entends le mode de rapport de soi à soi43.
On retrouve effectivement dans le texte des Confessions d’Augustin cette double exigence, ce couplage de dire la faute et de la connaissance de soi, ou, selon Marion, de dire la faute et de rendre grâce, puisque la louange permet d’accéder au lieu de soi, à la connaissance de soi par Dieu44. Sur le plan de la direction de conscience qui encadre l’exercice de l’examen, on constate que si dans la tradition antique, la direction de conscience était limitée dans le temps et relevait d’un exercice ayant un but précis – un deuil, le contrôle des passions, … – , pour le chrétien, l’examen de conscience est une nécessité tout au long de la vie car nul n’est à l’abri de succomber à la tentation ; de même, le maître dans la direction antique doit faire montre d’une certaine sagesse, ce qui n’est pas requis dans les règles cénobitiques puisqu’il est même conseillé qu’il soit, selon Cassien, « rusticus45 », inculte. La finalité de l’examen de conscience qui se développe au IVe siècle réside essentiellement dans l’obéissance à l’Église puisqu’il s’agit, comme l’explique Cassien dans le livre 4 des Institutions cénobitiques, d’enseigner « au débutant à ne cacher par fausse honte aucune des pensées qui leur rongent le cœur, mais dès que les pensées sont nées les manifester à l’ancien46 ». Cassien est la référence sur laquelle s’appuie Michel Foucault car il recense dans ses écrits, aussi bien les Institutions cénobitiques que les Conférences, les pratiques suivies dans les monastères. Afin d’être à même de discerner ce qui est bien et mal, de développer une compétence de discretio, l’exagoreusis a pour vocation, pour les membres des communautés cénobitiques, de mettre à nu toutes leurs pensées de façon à ce qu’ils ne soient pas induits en erreur par le diable :
[L]a cogitatio doit devenir parole, la cogitation doit devenir discours. Il faut sans cesse tenir un discours sur soi-même, de soi-même, tout dire de ce qu’on pense, tout dire à mesure qu’on le pense, tout dire des formes les plus sensibles et les plus imperceptibles de la pensée, être toujours penché sur soi-même pour [saisir aussitôt] la pensée, au moment où elle se forme, là, au moment où elle est au seuil de se présenter à la conscience, en faire du discours, la prononcer, la prononcer en direction de quelqu’un, d’un quelqu’un. Et c’est là que se fera le rétablissement de cette discretio, de cette mesure, de cette mesure de soi-même que l’homme ne peut pas posséder, dès lors qu’il est habité perpétuellement par le diable47.
Pourquoi une telle évolution dans l’exagoreusis ? En effet, l’exagoreusis se distingue radicalement, dans sa finalité et dans son processus, à la fois de l’exomologèse et de l’examen de conscience antique. S’il s’agit de développer une capacité de discretio, elle vise aussi, dans la direction de conscience, à accroître l’obéissance du moine vis-à-vis de l’institution : l’obéissance doit devenir « une manière d’être48 », note Foucault. À la différence de l’exomologèse où le fidèle retrouve le chemin du salut, de l’examen de conscience antique où le dirigé recherche une autonomie de la pensée, le moine avec l’exagoreusis s’inscrit dans un parcours d’obéissance perpétuelle. Cette évolution singulière s’explique par l’apparition de l’institution monastique et c’est en quelque sorte à partir de l’obéissance que l’exagoreusis a été pensée : de nouvelles règles ont été posées auxquelles il fallait obéir afin de constituer une doctrine forte, « il s’agissait de prendre en main, de régulariser, de réintroduire à l’intérieur et de l’institution ecclésiastique en général et du système dogmatique qui était en train de s’édifier à ce moment-là par expurgation successive des hérésies49 ». Il s’agissait de passer du modèle des anachorètes, des hommes solitaires (sens du terme monachoi), à celui de la communauté afin de maîtriser le dogme. L’entreprise qui consista à réinvestir les techniques antiques de l’examen de conscience cherchait donc à contrôler les pensées, les cogitationes des moines afin de garantir l’unité de l’Église. Aussi lorsque Augustin donne à son texte le titre de Confessions qui est une traduction du terme exagoreusis, il s’inscrit dans un processus en cours de normalisation, dans une pratique réglée par l’institution monastique, dans une technique de l’examen de conscience chrétien ayant subi aussi l’influence du néoplatonisme : il se trouve donc à la croisée de deux influences fortes au sein du christianisme et son texte reflète ces deux aspects de l’examen de conscience, à la fois d’une tradition antique et d’une approche renouvelée chrétienne. Si Augustin écrit ce texte entre 397 et 400, à savoir avant les textes précités de Cassien qui datent tous deux de 426, ces pratiques avaient néanmoins déjà cours en Afrique du nord, source du cénobitisme, puisque Cassien consigne dans ses deux livres ce qu’il a déjà vu, et Augustin avait pu en prendre connaissance.
La lecture ambrosienne
Mais il nous semble que le développement de l’exagoreusis constitue aussi un instrument de contrôle face à l’essor, à cette même période, d’une autre pratique qui peut fragiliser l’Église : la lecture silencieuse. Dans un passage célèbre des Confessions, Augustin, en 384, alors qu’il souhaite faire la connaissance d’Ambroise de Milan dont il a beaucoup entendu parler et qui va susciter chez lui sa conversion, constate avec étonnement chez l’évêque de Milan, cette pratique de lecture que l’on nommera par la suite lecture ambrosienne :
Lorsqu’il lisait, ses yeux couraient les pages du livre ; mais son esprit s’arrêtait pour en pénétrer l’intelligence ; et sa langue et sa voix se reposaient. Étant souvent entré dans sa chambre, dont la porte n’était jamais fermée à personne, et où tout le monde entrait librement sans qu’on l’avertît de ceux qui venaient, je le trouvais lisant tout bas, et jamais d’une autre sorte50.
Dans son ouvrage La trace et l’aura. Vies posthumes d’Ambroise de Milan (IVe-XVIe siècle), Patrick Boucheron souligne combien ce court passage, au-delà de la mise en lumière du développement de la pratique de la lecture silencieuse, a constitué une curiosité dans le champ de la recherche : « Cette scène de la lecture silencieuse est peut-être ce qui reste le plus durablement d’Ambroise. Les historiens se penchent sur elle depuis bien longtemps, sans savoir au fond que faire de ce récit. Faut-il y voir la première expression d’une mutation culturelle dans les pratiques de lecture51 ? » S’il émet quelque réserve quant à la datation précise des grands changements épistémiques, force est de constater que, dans les Confessions, se manifestent à la fois, en même temps, la première expression littéraire d’un examen de conscience chrétien et la première représentation de la pratique silencieuse de la lecture : la conjonction de ces deux événements peut, peut-être, nous aider à mieux comprendre l’avènement de cette forme d’écriture de soi que constitue la confession. Nous souhaitons donc formuler, dans ce contexte du IVe siècle, l’hypothèse selon laquelle le développement de la lecture silencieuse, et plus précisément dans les institutions monastiques, a pu être perçu comme une menace, ce qui aurait contribué à favoriser le développement de la pratique de l’exagoreusis, pratique qui évoluera par la suite vers une généralisation de la confession au XIVe siècle et à son entrée dans les pratiques littéraires.
En effet, la lecture silencieuse pouvait représenter trois périls pour l’Église. Premièrement, le lecteur s’expose à une mauvaise interprétation des textes ; comme le rappelle Augustin pour Ambroise, « son esprit s’arrêtait pour en pénétrer l’intelligence » : le lecteur est confronté à comprendre le texte seul. Or on a souligné précédemment combien le IVe siècle fut un siècle de tentative de régularisation et de normalisation pour l’institution monastique. Laisser le lecteur seul dans la lecture implique qu’il se trouve en situation de vulnérabilité et l’exercice de la discretio par la pratique de l’exagoreusis semble alors d’autant plus nécessaire. Foucault explique cette hantise de l’interprétation au sein des communautés cénobitiques en reprenant à Cassien la métaphore du changeur qui a pour fonction de contrôler « la pureté de la pièce52 » et cet examen se porte sur plusieurs niveaux : la qualité du métal, de l’effigie, de la façon et sa persistance dans le temps. Concernant l’effigie, Foucault après Cassien constate : « ce texte de l’Écriture, je peux, ou plutôt l’esprit du mal qui est en moi peut m’en suggérer une mauvaise interprétation et lui donner un sens qui n’est pas le sien, comme si on l’avait frappé, ce métal pur, d’une effigie qui n’est pas la bonne53 ». C’est exactement ce à quoi s’expose un lecteur dans le cadre d’une lecture ambrosienne puisqu’il n’est plus sous la voix du lecteur qui livre, dans sa lecture puis en commentaire, la version validée par l’Église : « les mots écrits, dès les temps des premières tablettes sumériennes, étaient destinées à être prononcées à voix haute, puisque chaque signe impliquait, comme son âme, un son particulier54 », et cela était d’autant plus complexe dans la lecture silencieuse que « la séparation des lettres en mots et en phrases, rapporte Alberto Manguel, se développa de façon très progressive55 ». Concernant la lecture silencieuse dans les monastères, il précise : « Les premières règles imposant le silence dans les salles d’écriture des monastères datent du IXe siècle. Auparavant, ils avaient travaillé soit sous la dictée soit en se lisant eux-mêmes à voix haute le texte qu’ils copiaient. (…) Lire à haute voix en présence d’une autre personne impliquait une lecture partagée, délibérément ou pas(((Ibid., p. 84 ; 85.) ». La lecture à haute voix participait d’un assujettissement qui allait dans le sens des lois d’obéissance de l’institution cénobitique, et tout particulièrement concernant la subditio puisque le moine se plaçait sous la dictée du maître. On peut imaginer que la lecture silencieuse ait pu inquiéter certains Pères de l’Église.
C’est en effet ce que confirme Alberto Manguel, sur un second point qui dans cette évolution pouvait constituer alors pour ces derniers, un péril. Au-delà d’une interprétation erronée, le moine pouvait, en se retranchant derrière le silence de la lecture, se laisser aller aux divagations des pensées : « Cette nouvelle tendance inspirait de la méfiance à quelques dogmatiques ; dans leur esprit, la lecture silencieuse autorisait la rêverie, la dangereuse paresse – ce péché mortel, “le fléau qui dévaste à midi”56 ». Mais si la paresse constitue un danger, la rêverie pouvait paraître tout aussi périlleuse pour les communautés monastiques. En effet, les rêveries et autres divagations souffrent d’un discrédit évident puisque toute pensée dès lors qu’elle n’est pas tournée vers Dieu est suspecte. Michel Foucault cite Cassien à ce sujet, dans le chapitre 3 de la septième conférence : « “Parfois nous sentons que le regard de notre cœur se dirige à son objet” – à savoir : Dieu –, mais aussitôt, voilà que “notre esprit glisse insensiblement de ces hauteurs pour se précipiter avec une fougue plus emportée vers ses divagations premières”. Cogitatio, [e]vagatio : le seul fait d’avoir des cogitationes, c’est déjà une divagation. (…) En somme le grand péril, le danger permanent pour le moine et, par conséquent, le problème majeur que l’on va rencontrer dans l’exercice de la discretio, de l’examen, de l’obéissance, etc., ce n’est pas tellement l’agitation des passions que l’agitation des pensées57 ». Or la lecture ambrosienne offre une possibilité évidente de divagation des pensées qui ne pouvait qu’inquiéter dans le contexte de la codification et de la régularisation de la vie monastique.
Enfin, la lecture silencieuse dans l’isolement qu’elle propose présente une échappatoire vers la divagation mais plus encore vers une réflexion solitaire, prémices d’un esprit critique : elle revêt alors les traits d’une résistance potentielle au pouvoir pastoral.
Mais avec la lecture silencieuse apparaissait un nouveau danger que les Pères de l’Église n’avaient pas prévu : un livre qu’on peut lire en privé, en y réfléchissant au fur et à mesure que les yeux découvrent le sens des mots, n’est plus sujet à clarification immédiate, aux directives, condamnations ou censures d’un auditeur. (…) Jusqu’à ce que la lecture silencieuse fût devenue la norme dans le monde chrétien, les hérésies étaient restées limitées à quelques individus ou de rares congrégations dissidentes58.
Ainsi, la lecture silencieuse s’opposait à cette vertu prônée, la patientia, à la fois passivité et non-résistance59, puisque sous couvert d’une activité solitaire et silencieuse, elle pouvait être à l’origine d’une pensée critique. Mais plus encore, comme le souligne Manguel, ce ferment de rébellion peut prendre une ampleur insoupçonnée et se propager par la diffusion silencieuse du livre. Aussi voit-on combien la lecture silencieuse que découvre Augustin avec Ambroise peut paraître suspecte et dangereuse dans le contexte du IVe siècle.
Enfin, on peut considérer que la lecture ambrosienne participe aussi, et dans un mouvement presque antagonique, au développement d’un rapport à soi singulier qu’exprime Augustin déjà dans les Soliloques écrits en 386, deux ans après la scène de Milan, et qui fait des Confessions une technique et une forme littéraire nouvelles. En effet, force est de constater que cette découverte relève d’une expérience importante pour Augustin puisqu’il en fait état plus de vingt-cinq ans plus tard dans les Confessions. En quoi consiste ce nouveau rapport à soi ? La question fondamentale qui occupa Augustin, l’opposition chrétienne entre l’esprit et la chair, va le conduire à orienter l’examen de conscience vers une forme de dialogue platonicien mais où l’affectio cordis, le sentiment de proximité, la relation affective à Dieu, déplace la réflexivité de la pratique sur le terrain de l’intériorité.
L’extérieur est le corporel que nous partageons avec les bêtes, y compris même nos sens, ainsi que la mémoire de nos images des choses extérieures. L’intérieur est l’âme. (…) C’est en un sens celle qui importe le plus à nos fins spirituelles, parce que le chemin du bas vers le haut, le changement capital de direction, passe par l’attention à soi en tant qu’intérieur. Ne citons, entre plusieurs que cette phrase très connue : “Noli foras ire, in teipsum redi ; in interiore homine habitat veritas.” (“Au lieu d’aller dehors, rentre en toi-même ; c’est au cœur de l’homme qu’habite la vérité.”) Augustin ne cesse de nous inviter à nous tourner vers le dedans. Ce dont nous avons besoin se situe “intus”60.
Rappelons les propos de Pierre Hadot au sujet des Soliloques qu’Augustin écrit vers 386 soit deux ans après la scène de Milan : « Cette situation de dialogue intérieur a abouti à un genre littéraire tout à fait particulier dont nous ne connaissons qu’un seul exemple rédigé et publié : les Soliloques d’Augustin61 ». Ce dialogue intérieur se poursuit dans les Confessions car il est le fondement d’une connaissance de soi, étape essentielle dans la connaissance de Dieu. En effet, c’est en soi que se trouve la connaissance implicite de Dieu, une mémoire à retrouver par la pratique d’une écriture réflexive. Ainsi, avec l’écriture des Confessions, on accède à une adéquation entre une verbalisation exhaustive et une véridiction. L’exagoreusis consistait bien à tout dire de soi mais ne prétendait pas à une véridiction. Avec les Confessions, « Augustin se tourne vers l’intériorité parce que c’est faire un pas vers Dieu. La vérité se situe à l’intérieur (…) et Dieu est Vérité62 » : l’écriture réflexive comme technique d’examen de conscience permet d’accéder à la vérité, à Dieu, par une connaissance de soi. C’est avec Augustin que le chrétien n’a pas seulement « sa propre vérité63 » en lui, mais la Vérité : se connaître, avec Augustin c’est avoir accès à la Vérité. Augustin est le maillon à partir duquel le rapport de soi à soi articule une connaissance de soi par la verbalisation, à une véridiction de soi : « Le chrétien a la vérité au fond de lui-même et il est attelé à ce secret profond64 ». De même, si pour l’exagoreusis, il s’agissait de tout dire de soi pour ne pas laisser le mal s’immiscer dans les pensées, avec la confession, on dit tout de soi pour rendre visible la vérité.
Or, ce rapport à soi relevant d’une réflexivité alliant intériorité et affectivité que l’on trouve dans les Confessions, est aussi présent dans la lecture silencieuse. L’exercice de la lecture silencieuse tel qu’Augustin l’a observé chez Ambroise et peut-être expérimenté lui-même, a pu contribuer au développement de ce nouveau rapport à soi. La lecture suscite en effet un sentiment de solitude sereine favorisé par le silence, et par la communion avec le texte et la proximité des auteurs : « Comme Augustin avant lui, Isidore [de Séville] pensait que la lecture rend possible une conversation à travers le temps et l’espace, mais avec une distinction importante. “Les lettres ont le pouvoir de nous communiquer silencieusement les propos des absents”65 ». La dimension silencieuse de la lecture ne peut que résonner dans cette sphère intérieure, domaine de l’âme, et la lecture des Écritures, sous le contrôle d’un dialogue intérieur fondé sur la discretio et le dévoilement des tréfonds du cœur, peut façonner, dans une perspective augustinienne, l’intériorité.
Aussi la découverte et l’expérimentation de la lecture silencieuse par Augustin pourraient-elles avoir contribué à l’avènement de ce nouveau rapport à soi valorisant une intériorité affective. Lecture silencieuse et confession représentent ainsi le diptyque d’un nouveau rapport à soi. Comme le suggère Patrick Boucheron, on « quitte le monde sonore du dialogue antique pour celui, silencieux, de la lecture66 » et, pourrait-on ajouter, de l’écriture de la confession.
Chez Augustin, le Je de l’écrivain ne se situe plus, comme c’est souvent le cas chez Marc Aurèle, au niveau de la Raison exhortant l’âme, mais au contraire à la place de l’âme écoutant la Raison : “Depuis longtemps je roulais mille pensées diverses ; oui, depuis bien des jours, je me cherchais ardemment moi-même et mon bien, et quel mal il fallait éviter, quand soudain on me dit (était-ce moi-même qui parlais ou quelqu’un, à l’extérieur de moi-même ou à l’intérieur de moi-même, je ne le sais car c’est précisément cela que de toutes mes forces j’essaie de savoir) on me dit donc…” Ce que dit cette voix, c’est qu’il doit écrire lui-même et non dicter. Car il est inconvenant de dicter des choses aussi intimes. Elles exigent une solitude absolue. (…) C’est seulement en présence de nous-mêmes que nous pouvons réfléchir à ce qui nous est le plus intime. La présence d’un autre auquel on parle, auquel on dicte, au lieu de se parler à soi-même, rend le discours intérieur en quelque sorte banal et impersonnel67.
Le déplacement qui a lieu dans les Confessions, ne se produit pas tant au niveau de l’autorité du maître, du directeur vers le dédoublement de soi, entre un soi écrivant et un soi témoin, qu’au niveau du passage de l’oral à l’écriture, de la technique utilisée pour l’examen de conscience qui est appréhendée comme une technique de connaissance de soi : c’est parce que l’écriture permet une connaissance de soi qu’elle peut être utilisée comme technique d’examen de conscience. C’est l’écriture en tant que trace, en tant que connaissance de soi qui garantit la validité de l’exercice de l’exagoreusis et la discretio.
Ainsi, au IVe siècle, Augustin rend compte d’un changement majeur dans le rapport à soi qui se manifeste par deux nouvelles pratiques, au sein d’un même livre, les Confessions : Ambroise – et peut-être Augustin lui-même, nous voulons y croire – cesse de lire à voix haute pour préférer le silence, et Augustin ne dicte plus et écrit lui-même. Lorsque Foucault constatait avec Épictète et Sénèque que les pratiques de soi antiques articulaient écriture et lecture, on ne peut que conforter cette idée en ajoutant qu’un type de lecture induit, favorise, façonne une forme d’écriture.
La lecture silencieuse dont Augustin fait mention au IVe siècle semble constituer un élément essentiel dans la compréhension de la généalogie de l’écriture de soi puisque, d’une part, elle contribuerait à justifier une pratique aussi exigeante et assujettissante que celle de l’exagoreusis, afin de contrôler la codification de l’institution monastique, et d’autre part, elle favoriserait le passage de l’exagoreusis où il s’agit de tout dire pour ne pas s’exposer à la faute, à l’écriture de la confession qui vise à se dévoiler pour manifester la vérité. La notion foucaldienne de pratique de soi trouve ici toute sa pertinence, après son usage pour l’Antiquité, car elle rend compte de l’imbrication et de l’interférence des différentes pratiques dans une forme de rapport de soi à soi.
Avec Augustin on accède pleinement à une herméneutique de soi, telle que la définit Foucault, herméneutique qui échappe complètement aux techniques et à la tradition de l’herméneutique des textes.
Le texte était objet de techniques d’interprétation nombreuses, complexes, et parfaitement reçues. En revanche, l’herméneutique de soi, c’est-à-dire la possibilité de découvrir quelque chose qui est caché au fond de moi-même, le cheminement qui me permet de découvrir non pas l’inconnu, mais le caché – ce qui est la définition de l’herméneutique en général –, cette démarche lorsqu’il s’agit du soi, n’avait pas dans la culture grecque ni dans la culture judaïque, je crois, les antécédents et les instruments dont disposait l’herméneutique du texte68.
Il ne s’agit plus de trouver hors de soi, comme cela était le cas avec les pratiques de soi antiques, les ressources pour se mettre à l’épreuve et se connaître puisque c’est en soi et par la présence de Dieu en soi, que l’on accède à une seule connaissance de soi : c’est le début de ce que Foucault nomme « la subjectivité-vérité » par l’avènement du régime de l’aveu69.
Enfin, avec la confession comme forme de l’examen de conscience chrétien, la connaissance de soi prend le pas sur l’ascèse puisqu’il s’agit en reconnaissant Dieu en soi, de se connaître soi-même. En ce sens, si Augustin annonce quelque peu Rousseau, il ouvre plus précisément la période moderne dans la mesure où « on est entré dans l’âge moderne (je veux dire la vérité est entrée dans sa période moderne) le jour où on a admis que ce qui donne accès à la vérité, c’est la connaissance, et la connaissance seulement70 ». Si selon Foucault la période moderne est représentée par le « moment cartésien71 », le moment augustinien en pose assurément les fondements. Certes, la notion de mise à l’épreuve par la pratique de soi persiste – comme elle persiste dans les Méditations cartésiennes72 ; mais Jean-Luc Marion met en lumière, au sujet du rapport de soi à soi pour Augustin dans les Confessions, combien la notion d’épreuve glisse vers ou plus exactement se superpose à la quête puisque Augustin formule ce rapport comme une « magna quaestio », une grande question : « il ne faut pas s’arrêter (de chercher), aussi longtemps que l’on avance dans l’enquête sur les choses incompréhensibles et que l’on devient sans cesse meilleur du fait de rechercher un bien si grand, qu’on cherche pour le trouver, mais qu’on le trouve aussi pour le chercher encore73 ». Cette traduction que propose Marion des Confessions fait écho à l’analyse de Foucault : « l’accès à la vérité, qui n’a plus désormais pour condition que la connaissance, ne trouvera dans la connaissance, comme récompense, et comme accomplissement, rien d’autre que le cheminement indéfini de la connaissance. (…) La connaissance s’ouvrira simplement sur la dimension indéfinie d’un progrès dont on ne connaît pas le terme74 ».
Aussi, les Confessions augustiniennes, articulation lumineuse entre les pratiques de soi antique et moderne, nous semblent-elles être le point aveugle du quatrième tome de l’Histoire de la sexualité. Or, avec Augustin, on passe d’un régime d’écriture et de lecture sous l’accompagnement du maître, vers une pratique solitaire de la lecture et de l’écriture : l’altérité se déplace dans la présence in absentia de Dieu, premier pas vers la solitude de l’homme moderne.
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NOTES
- Michel Foucault, « Débat au département de Français de l’université de Californie à Berkley », in Qu’est-ce que la critique ?, édition établie par H.-P. Fruchaud et D. Lorenzini, Paris, Vrin, 2015, p. 175. Notons sur le sujet l’importance que les travaux de Pierre Hadot ont revêtu pour Michel Foucault qui le cite dans l’introduction à L’Usage des plaisirs (Histoire de la sexualité, tome 2, Paris, Gallimard, 1984, p.15).[↩]
- Alors qu’il précise qu’il souhaite « analyser les pratiques par lesquelles les individus ont été amenés à porter attention à eux-mêmes, à se déchiffrer, à se reconnaître et à s’avouer comme sujets de désir, faisant jour entre eux-mêmes et eux-mêmes un certain rapport qui leur permet de découvrir dans le désir la vérité de leur être, qu’il soit naturel ou déchu » – cette description ne peut pas ne pas laisser penser à la pratique des Confessions d’Augustin – Foucault analyse alors la nécessité de trois « déplacements théoriques » dont le dernier pour l’écriture des tomes deux et trois, « pour analyser ce qui est désigné comme “le sujet” » (Histoire de la sexualité, tome2, op. cit., p. 12 ; 13).[↩]
- En effet, Michel Foucault a commencé à écrire, dans l’ordre de la publication, le premier tome (La volonté de savoir), puis le quatrième (Les aveux de la chair) et enfin les deuxième (L’usage des plaisirs) et troisième (Le souci de soi), si bien qu’il semble difficile d’appréhender le quatrième tome comme le dernier. Le temps de l’historien est une plongée du présent vers le passé et l’exercice historiographique consiste, dans un second temps, à retranscrire en l’inversant ce mouvement, en réinstaurant une chronologie, à savoir à rebours de la logique de la recherche. C’est ce deuxième mouvement qui manque peut-être au quatrième tome – par manque de temps.[↩]
- Daniele Lorenzini et Henri-Paul Fruchaud établissent qu’il développe la question de l’écriture personnelle sur cinq pages de son cours L’Herméneutique du sujet (in Michel Foucault, « La culture de soi » in Qu’est-ce que la critique ?, op. cit., n. 43 p. 108. Il s’agit des pages 341-345 du cours) et de façon plus précise dans un article sur « L’écriture de soi » publié dans le cadre d’un dossier consacré à l’autoportrait dans la revue Corps écrit, qui paraît en février 1983 (repris dans Dits et écrits, tome 2, Paris, Gallimard, 2001, p. 1234-1249).[↩]
- Michel Foucault, Du gouvernement des vivants, Paris, Seuil/Gallimard, 2012, p. 317.[↩]
- Bruno Latour, Face à Gaïa, Paris, La Découverte, 2015, p. 93.[↩]
- Michel Senellart, « Situation du cours » in Michel Foucault, Du gouvernement des vivants, op. cit., p. 345.[↩]
- Frédéric Gros, « Avertissement » in Michel Foucault, Les aveux de la chair, Paris, Gallimard, 2018, p. V.[↩]
- Michel Foucault, L’origine de l’herméneutique de soi, Paris, Vrin, 2013, P. 67 ; 70 ; 107-109.[↩]
- Michel Foucault, Dire vrai sur soi-même, Paris, Vrin, 2017, p. 76 ; 138.[↩]
- Notons qu’il publie son article sur « L’écriture de soi » dans Corps écrit en février 1983.[↩]
- Michel Foucault, « Débat au département de philosophie », Qu’est-ce que la critique ? suivi de La culture de soi, Paris, Vrin, 2015, p. 111 ; 112. Nous soulignons.[↩]
- Michel Foucault, Le Courage de la vérité. Le Gouvernement des vivants et des autres II, Paris, Gallimard/Seuil, p. 290. Notons par ailleurs que Foucault fait référence, dans son titre, au cours de 1979-1980.[↩]
- Michel Foucault, « L’écriture de soi », Dits et écrits, tome 2, Paris, Gallimard, 2001, p. 1238.[↩]
- Michel Foucault, « Quatrième conférence », in Dire vrai sur soi-même, édition établie par H.-P. Fruchaud et D. Lorenzini, Paris, Vrin, 2017, p.124.[↩]
- Jean-Luc Marion, Au lieu de soi. L’approche de Saint Augustin, (2008), Paris, Puf, 2016, p. 420.[↩]
- Philippe Sellier, « Préface » dans Augustin, Confessions, Paris, Gallimard, 1993, p. 12.[↩]
- Philippe Lejeune, L’autobiographie en France, (1971), Paris, Armand Colin, 2004, p. 10.[↩]
- Pierre Hadot, Introduction aux Pensées de Marc Aurèle, Paris, Fayard, 1997, p 66. Notons que Pierre Hadot a tenu une conversation suivie sur les pratiques de soi antiques avec Foucault, jusqu’à sa mort (« Un dialogue interrompu avec Michel Foucault », Exercices spirituels et philosophie antique, Paris, Albin Michel, 2002).[↩]
- Nous renvoyons, sur ce sujet, le lecteur à notre article « L’étopoïétique de l’écriture de soi » in Phantasia, PoPuPS, 8/2019. Consulté le 29/03/2023 https://popups.uliege.be/0774-7136/index.php?id=965[↩]
- Michel Foucault, « L’écriture de soi », op. cit. , p. 1239. Nous soulignons. Foucault cite ici Sénèque, Lettres à Lucilius, Paris, Les Belles Lettres, 1945, tome I, lettre 2, §3, p. 6.[↩]
- Michel Foucault, Du gouvernement des vivants, op. cit., p. 98, 99. La reprise de l’expression de Nietzsche fait ici référence au premier tome déjà publié en 1976 de l’Histoire de la sexualité.[↩]
- Ibid., p. 101.[↩]
- Ibid., p. 318.[↩]
- Exergue des Confessions de Rousseau.[↩]
- Michel Foucault, Du gouvernement des vivants, op. cit., p. 317.[↩]
- Ibid., p. 320.[↩]
- Ibidem.[↩]
- Pierre Hadot, Introduction aux Pensées de Marc Aurèle, op. cit, p. 64.[↩]
- Ibid., p. 58.[↩]
- Pierre Hadot, « Exercices spirituels antiques et “philosophie chrétienne” », Exercices spirituels et philosophie antique, Paris, Albin Michel, 2002, p. 89.[↩]
- Pierre Hadot, Introduction aux Pensées de Marc Aurèle, op. cit., p. 93.[↩]
- Ibid., p. 94.[↩]
- Ibid., p. 95. Notons cependant que « [s]elon son biographe, Antoine recommandait à ses disciples de noter par écrit les actions et les mouvements de leur âme. Il est vraisemblable que la pratique de l’examen de conscience écrit existait déjà dans la tradition philosophique » (Pierre Hadot, « Exercices spirituels antiques et “philosophie chrétienne” », in Exercices spirituels et philosophie antique, op. cit., p. 90).[↩]
- Michel Foucault, Du gouvernement des vivants, op. cit., p. 320.[↩]
- Pierre Hadot, Introduction aux Pensées de Marc Aurèle, op. cit., p. 94.[↩]
- Ibid., p. 440-441.[↩]
- Ibid. 455.[↩]
- Ibid., p. 441.[↩]
- Michel Foucault, Du gouvernement des vivants, op. cit., p. 224. Foucault précise plus loin : « alors que des thèmes de la philosophie ancienne ont pénétré très tôt la pensée chrétienne et qu’on en voit les traces manifestes dès saint Paul, en revanche, la pratique de la direction, la pratique de l’examen de conscience, tout ce qu’on pourrait appeler les techniques de la vie philosophique n’ont pénétré qu’assez tardivement dans le christianisme. Il faut attendre le IVe siècle pour voir ces pratiques de la vie philosophique reprises en compte par le christianisme » (Ibid. p. 248).[↩]
- Ibid., p. 219.[↩]
- Ibid., p. 254.[↩]
- Ibid., p. 220.[↩]
- Jean-Luc Marion, Au lieu de soi. L’approche de Saint Augustin, op. cit., p. 50 et seq…[↩]
- Cassien in Conférences, 1, 2 repris par Michel Foucault, Du gouvernement des vivants, op. cit., n. 72, p. 278.[↩]
- Cassien, Institutions cénobitiques, livre 4 repris par Michel Foucault, Du gouvernement des vivants, op. cit., p. 260.[↩]
- Michel Foucault, Du gouvernement des vivants, op. cit., p. 301.[↩]
- Ibid., p. 265.[↩]
- Ibid., p. 287.[↩]
- Augustin, Confessions, VI, III, Paris, Gallimard, 1993, p. 186.[↩]
- Patrick Boucheron, La trace et l’aura. Vies posthumes d’Ambroise de Milan (IVe-XVIe siècle), Paris, Seuil, 2019, p. 366. Alberto Manguel précise que « Dès le IXe siècle, la lecture silencieuse devait être usuelle dans les salles des monastères » et « les premières règles imposant le silence dans les salles d’écriture des monastères datent du IXe siècle » (Une histoire de la lecture, Actes Sud, 1998, p. 84).[↩]
- Michel Foucault, Du gouvernement des vivants, op. cit., p. 296.[↩]
- Ibidem.[↩]
- Alberto Manguel, Une histoire de la lecture, op. cit., p. 77.[↩]
- Ibid., p. 82.[↩]
- Ibid., p. 86.[↩]
- Michel Foucault, Du gouvernement des vivants, op. cit., p. 293-294. Soulignons que la note 33, page 310, rapporte les nombreuses occurrences du terme evagatio ou de synonymes dans les Conférences de Cassien.[↩]
- Alberto Manguel, Une histoire de la lecture, op. cit., p. 86. Il est intéressant de noter que Foucault explique la Réforme comme « un refus de soumettre l’herméneutique que l’on pratique du texte à une autorité institutionnelle dogmatisante » (Michel Foucault, Mal faire, dire vrai. Fonction de l’aveu en justice, Bruxelles, University of Chicago Press/ Presses Universitaires de Louvain, 2019, p. 166).[↩]
- Michel Foucault, Du gouvernement des vivants, op. cit., p. 266.[↩]
- Charles Taylor, Les sources du moi. La formation de l’identité moderne, Paris, Seuil, 1998, p. 175.[↩]
- Pierre Hadot, Introduction aux Pensées de Marc Aurèle, op. cit., p 66.[↩]
- Charles Taylor, Les sources du moi. La formation de l’identité moderne, op. cit., p. 179.[↩]
- Michel Foucault, Du gouvernement des vivants, op. cit., p. 307.[↩]
- Ibidem.[↩]
- Alberto Manguel, Une histoire de la lecture, op. cit., p. 83.[↩]
- Patrick Boucheron, La trace et l’aura, op. cit.,p. 366.[↩]
- Pierre Hadot, Introduction aux Pensées de Marc Aurèle, op. cit, p 66 ; 67.[↩]
- Michel Foucault, Mal faire, dire vrai. Fonction de l’aveu en justice, op. cit., p. 165. Foucault poursuit en précisant « En opposant ainsi dans leur permanence l’herméneutique du texte et l’herméneutique de soi, je ne pense pas simplement à deux formes de pensée, mais à deux types de pratiques et à deux modes d’expériences, deux façons de vivre le christianisme » (p. 166).[↩]
- Ibid., p. 250.[↩]
- Michel Foucault, L’herméneutique du sujet, op. cit., p. 19.[↩]
- Ibidem.[↩]
- Comme le précise Kim Sang Ong-Van-Cung au sujet des Méditations de Descartes, « Apprendre à se connaître n’est pas une objectivation de l’ego en chose ou en substance, c’est se connaître en cheminant dans l’existence pensée par l’écriture, en conduisant sa pensée par ordre dans le style de la découverte. Et alors l’intériorité se découvre, s’institue et s’approfondit, dans un partage des pensées et dans une modification de soi qui s’exercent dans l’activité fragile et ordinaire, typique de la vie intérieure et sociale des êtres humains : en lisant et en écrivant. » dans « Le Moi et l’intériorité chez Augustin et Descartes », Chôra, 9-10, 2011-2012, p. 338.[↩]
- Jean-Luc Marion, Au lieu de soi. Approche de saint Augustin, op. cit., p. 420.[↩]
- Michel Foucault, L’herméneutique du sujet, op. cit., p. 20.[↩]
Isabelle GALICHON est chercheure associée à l’UR Plurielles (UBM) et docteure en littérature francophone et comparée. Ses travaux portent sur le récit de soi qu’elle aborde à partir des derniers travaux de Michel Foucault sur les pratiques de soi (Le récit de soi. Une pratique éthique d’émancipation, 2018). Elle oriente ses recherches vers la médecine narrative depuis 2017 et participe à son développement à Bordeaux, plus précisément depuis 2023 dans le cadre de la Chaire de médecine narrative (CHU, UB, UBM, Chaire de Philosophie à l'Hôpital du GHIU Paris-Neurosciences et FBU) qu’elle coordonne avec Jean-Arthur Micoulaud-Franchi.