Les “Mémoires” de Simone de Beauvoir : le rapport de soi à soi par le prisme du monde

Elizabeth Russo explore la manière dont Simone de Beauvoir mêle les différents types d’écriture de soi : journal, autobiographie, mémoires, sans compter les correspondances, et souligne la part qu’y prennent les Mémoires.

Impossible de faire la lumière ici ou là sur sa vie sans éclairer celle des autres1.

L’œuvre mémorielle de Simone de Beauvoir, telle qu’elle a paru dans la bibliothèque de la Pléiade en 2018 sous la direction de Jean-Louis Jeannelle et d’Éliane Lecarme-Tabone, comporte des perspectives diverses. Parce que le genre mémoriel suppose une relation entre l’écriture de soi et l’Histoire, ce qui constituera le fil conducteur de notre questionnement, considérons d’emblée ce que suggère à ce propos Jean-Louis Jeannelle dans son introduction dans la collection de la Pléiade. Beauvoir s’interroge à propos du début de la guerre d’Algérie : ces événements, « est-il précieux que ce soit moi qui les vive ? et si oui, qu’est-ce que ça signifie ? », ce que le critique commente ainsi : « il s’agit pour cette autrice de « faire le choix d’un genre littéraire où la vie du sujet individuel se mesure à l’aune de la vie collective et réciproquement ». Ce n’est pas, on le voit, l’écriture de soi sur un mode égotique mais plutôt selon une approche phénoménologique. Ce qui vaut pour les événements de 1958 – la guerre d’Algérie – doit être compris à l’aune de l’œuvre mémorielle dans son intégralité. Quelle est cette œuvre exactement ? En 1958 paraît Mémoires d’une jeune fille rangée, en 1960, La Force de l’âge, en 1963, La Force des choses ; Une mort très douce est édité pour la première fois en 1964, Tout compte fait en 1972 et La Cérémonie des adieux en 1981 – ce texte est suivi des entretiens avec Jean-Paul Sartre d’août-septembre 1974. Pendant ces vingt-trois ans, l’écart entre le temps du récit et celui de la parution varie très notablement, de même que les types d’écriture dont l’écrivaine use dans ses textes. En voici une vue d’ensemble, préalable indispensable à notre propos.

En 1958, à cinquante ans, Beauvoir fait paraître le premier opus. Ce dernier narre les épisodes de la naissance de la romancière jusqu’à la mort d’Élisabeth Lacoin, l’amie intime, dont la disparition marque un tournant dans la vie de l’autrice. C’est une narration de type autobiographique dans laquelle lectrices et lecteurs assistent à l’enfance, à l’adolescence et à la première jeunesse de Beauvoir. Sa vie au sein d’un monde bourgeois est marquée par la disparition brutale de sa foi et par son émancipation intellectuelle, notamment grâce à la littérature. Mais le duo amical qu’elle formait avec Élizabeth Lacoin dite Zaza prend fin brutalement avec le décès de cette dernière. En 1960 paraît La Force de l’âge. Beauvoir âgée de 52 ans explore dans ce deuxième tome deux aspects principaux : d’une part, la formation intellectuelle aux côtés de Sartre, qui devient son compagnon ; d’autre part, la Seconde Guerre mondiale, qui bouleverse la vie du couple. En 1963, Beauvoir a 55 ans. Le temps de l’écriture rejoint celui du récit. Les événements relatés courent des années qui suivent la Libération jusqu’aux années 1960, incluant son premier voyage aux États-Unis, sa relation avec Nelson Algren, la rédaction et la parution du Deuxième Sexe ainsi que celle des Mandarins. L’autrice évoque également la guerre froide ainsi que la guerre d’Algérie qu’elle éprouve comme « un drame personnel ». C’est le tome sur lequel s’achève « je mesure avec quelle stupeur j’ai été flouée », expression ambiguë sur laquelle nous reviendrons. En 1964, Beauvoir publie Une mort très douce, texte à mi-chemin entre l’autobiographie et le journal intime, auquel elle associe les modalités du documentaire, grâce à une écriture méticuleuse, dont on retrouvera la singularité dans La Cérémonie des adieux. Une fois encore, temps du récit et temps de l’écriture concordent. En 1972, Tout compte fait prend la forme d’un récit hybride : c’est à la fois une poursuite de son autobiographie mais aussi un essai sur elle-même. L’ensemble n’a plus la linéarité chronologique des tomes précédents. Enfin, en 1981, paraît le dernier tome des Mémoires, La Cérémonie des adieux, à propos de la maladie et de la mort de Sartre, survenue en 1980. La fin de l’ouvrage est une manière d’épitaphe dont elle rompt la tonalité pathétique en plaçant à la suite les entretiens avec Sartre datant de 1974.

Ce panorama permet de comprendre que Beauvoir mêle les différents types d’écriture de soi : journal, autobiographie, mémoires, sans compter les correspondances. Françoise Simonet-Tenant suggère ainsi : « cette polygraphe des écritures de soi parvient à créer, grâce à des textes génériquement dissemblables, un vertigineux système autoscopique avec longue-vue panoramique (les Mémoires), prismes (les romans) et microscopes (les correspondances et le journal)2 ». En intellectuelle connue et publique, elle n’écarte ni les aspects politiques de son engagement ni les dimensions les plus privées de son existence. Ces différentes composantes créent une tension générique à propos des Mémoires, tension sur laquelle il faut s’interroger : comment ces divers aspects s’articulent-ils entre eux et comment Beauvoir continue-t-elle de préserver voix et voie narratives de 1958 à 1981 ?

Voilà un programme sans doute trop large pour l’espace de notre article. C’est pourquoi je proposerai des pistes de réflexion ainsi que l’étude de quelques extraits pertinents. Notre progression sera la suivante : nous étudierons le statut que possède les Mémoires dans l’œuvre de Beauvoir ; puis nous verrons quelles singularités historiques détiennent ces Mémoires ; enfin, nous analyserons quelques extraits susceptibles d’éclairer notre questionnement.

Quelques clés pour aborder les Mémoires dans l’œuvre de Beauvoir

Les Mémoires peuvent tout d’abord être envisagés comme un kaléidoscope. En effet, on peut à juste titre considérer Simone de Beauvoir comme une polygraphe des lettres, à l’instar de son compagnon Jean-Paul Sartre : à part le théâtre auquel elle ne se confronte qu’une fois, dans Les Bouches inutiles en 1945, on la connaît évidemment pour ses nombreux romans dont le Goncourt de 1954, Les Mandarins, ou encore pour ses essais tels que Le Deuxième Sexe de 1949. Dans cette œuvre imposante, les Mémoires sont l’occasion d’échos, d’explications, de commentaires et de mises en perspective. Ils sont en cela une source inépuisable pour aborder et comprendre les autres textes. Ainsi, dans une mise au point assez âpre avec Nathalie Sarraute sur la question des dialogues dans le roman, Beauvoir donne son point de vue sur le rôle du roman, dont on peut aisément comprendre que cet avis constitue autant son esthétique que son éthique générales d’écriture : « Il faut inventer des moyens qui aident le romancier à dévoiler le monde mais non l’en détourner pour le cantonner dans un subjectivisme maniaque et sans vérité3 ». En effet, « dévoiler le monde » correspond bien à la démarche générale de Beauvoir dans son écriture : de ce fait, les Mémoires dévoilent d’autres aspects de son œuvre, ainsi que sa propre expérience du monde, dans ce qu’elle veut signifier pour autrui. Le verbe « dévoiler » est à ce titre très évocateur : « dévoiler la réalité sans la déformer4 », précise-t-elle dans les Mémoires d’une jeune fille rangée ; dans La Force de l’âge, à propos du couple qu’elle décrit dans son roman L’Invitée, lequel possède de nombreux échos avec celui qu’elle forme avec Sartre, elle remarque : « ensemble, ils se tenaient au centre du monde qu’elle avait pour impérieuse mission de dévoiler5 » ; enfin, « nommer, c’est dévoiler6 », déclare-t-elle dans La Force des choses à propos de l’entreprise de Sartre dans sa propre autobiographie Les Mots, parue en 1963.

Toutefois, dévoiler, donner à voir le monde dans sa vérité propre, s’effectue à l’aune de celle et de celui qui l’observent. C’est pourquoi le verbe « dévoiler », au cœur du projet mémoriel, ne doit pas être séparé d’un autre verbe : « témoigner ». Observons-en quelques occurrences : lorsque Beauvoir rencontre Sartre, dans Mémoires d’une jeune fille rangée, elle précise que le jeune homme veut « témoigner de tout7 » ; dans le prologue de La Force de l’âge, Beauvoir explique qu’elle n’a pas cherché à donner de leçon aux jeunes filles dans les Mémoires d’une jeune fille rangée en notant « Je me borne à témoigner de ce que ma vie a été. Je ne préjuge rien sinon que toute vérité peut intéresser et servir8 ». Enfin, l’objectif du couple est reprécisé, si besoin était, alors que Beauvoir déclare : « Un seul projet nous animait : tout embrasser et témoigner de tout9 ».

Dévoiler et témoigner sont donc au cœur du couple, de leur rapport à l’écriture et au monde ; l’écriture mémorielle y trouve de ce fait deux de ses singularités principales. Si la démarche beauvoirienne a ses particularités, comment s’inscrit-elle néanmoins dans le genre littéraire des mémoires ? Et Beauvoir a-t-elle eu des modèles ?

Visiblement, Beauvoir se montre relativement indifférente aux divers sous-genres littéraires qu’elle utilise : elle parle indistinctement de « souvenirs », d’« autobiographie ». Il faut mettre cela sur le compte du fait que son projet s’inscrit dans un vaste ensemble, qui procède du tissage des sous-genres mémoriels. Pour reprendre l’expression de « système auto-scopique », proposée par Françoise Simonet-Tenant, en fonction des épisodes narrés, la focale utilisée n’est pas la même. Or, l’autrice, mis à part lorsqu’elle est centrée sur un événement privé telle la mort de sa mère, Françoise de Beauvoir, dans Une mort très douce, mêle les cercles privés et publics et ce faisant, les approches panoramiques et microscopiques.

Si l’on s’en tient aux tomes de 1960 et 1963 (La Force de l’âge et La Force des choses), trois modèles mémoriaux sont convoqués : « les Mémoires de femme » (dans la lignée de Madame Roland, de Madame de Staël, et de George Sand) parce que le chemin parcouru par l’autrice est incontestablement marqué par son genre ; les Mémoires « anecdotiques » ou « indiscrets », qui donnent accès notamment à l’histoire de son couple avec Sartre mais aussi avec Algren ; les Mémoires d’écrivains, qui révèlent la genèse et la réception des œuvres et jouent de ce fait un rôle notable dans l’histoire littéraire. À propos des Mémoires de femmes, au sens strict de ce genre littéraire, on remarquera qu’elle est l’une des rares femmes du XXe siècle à s’y confronter10, en proposant un modèle qui déroutera certaines lectrices : elles lui reprocheront d’écrire justement des Mémoires et non des textes de réflexion pour les aider à vivre leur vie de femmes.

Pourtant, concernant le terme de « mémoire », Beauvoir ne joue pas le rôle important que l’on attendrait d’elle dans ce type de textes à propos de grands événements. Pour reprendre le verbe évoqué plus haut, Beauvoir témoigne et dévoile en accordant une attention particulière aux mentalités, à son propre cheminement dans le temps collectif au « risque, assumé, de la myopie ou de l’aveuglement11 ». En effet, en toute sincérité et en toute transparence, Beauvoir évoque ainsi son incapacité à voir la montée du nazisme et du fascisme avant la guerre d’Espagne. Mais grâce à l’écriture, ces défaillances, sans être évidemment justifiées, retrouvent leur place dans un processus global car les mémoires permettent d’ordonner la vie pour lui donner un sens.

L’écriture du récit de soi, tandis que la diariste chemine dans le temps collectif, permet d’ordonner l’existence et de lui donner un sens : la vie devient une histoire, voire une belle histoire. Ce geste d’écriture n’aurait-il pas cependant des limites voire une équivocité ? Observons ainsi ce qu’en dit la critique Valérie Stemmer : « n’est-elle pas ambiguë cette “belle histoire”, dont la narration semble seule garantir la vérité, mais qui, toujours mouvante, incessamment reprise, se décompose et se recompose indéfiniment, cristallisant à la fois le rêve de maîtriser le sens de l’histoire et la certitude de devoir y renoncer12 ? » On notera aussi à ce propos le pouvoir de la forme mémorielle ainsi que le choix du langage dont on dit volontiers dans ces textes de Beauvoir qu’ils relèvent d’une esthétique classique : l’écriture beauvoirienne se révèle dans le souci impérieux d’embrasser le monde tout en en lissant le chaos des instants ; le langage y aspire à une communication parfaite. Que dire toutefois de certaines ruptures qui montrent la précarité des équilibres établis par l’écriture ?

En effet, les crises telles qu’elles apparaissent dans les Mémoires se traduisent selon un processus bien particulier, qui constitue une sorte de décrochage de l’écriture mémorielle vers le journal. Pensons à trois moments très singuliers : le début de la Seconde Guerre mondiale ; le moment où la relation de Sartre avec celle nommée M. par Beauvoir – en vérité, Dolorès Vanzetti, qui vit à New York – s’intensifie ; la guerre d’Algérie. Dans la vision rétrospective et macroscopique, la mémorialiste introduit grâce au journal « la vibration du présent », nous dit Jean-Louis Jeannelle. Grâce à l’hybridation des Mémoires par le journal, Beauvoir insère le « frémissement du temps13 », considère Françoise Simonet-Tenant. La belle histoire bien ordonnée par l’écriture retrouve ainsi, contaminée par les sursauts de la vie, un sang régénéré par les palpitations du vivant. En préambule du journal tenu pendant la guerre et inséré dans La Force de l’âge, Beauvoir note : « dans la solitude et l’angoisse, j’ai commencé à tenir un journal. Il me semble plus vivant, plus exact que le récit que j’en pourrais tirer. Le voici donc. Je me borne à en élaguer des détails oiseux, des considérations trop intimes, des rabâchages14 ».

Les différentes clés de compréhension correspondent à une esthétique et à une éthique propres à la mémorialiste et permettent d’aborder son œuvre. Une tension persiste néanmoins entre le récit de soi et la dimension historique. C’est le point que nous traitons à présent.

Mémoires beauvoiriens et singularités du rapport à l’Histoire

Les faits sont têtus : Beauvoir ne joue pas de rôle pendant la Résistance, ce dont ses adversaires lui ont souvent tenu rigueur, tout comme à Sartre ; quant à la guerre d’Algérie, elle préside le « Comité pour Djamila Boupacha » mais n’a par ailleurs qu’un rôle de témoin. Son récit est souvent politique, au moins parce qu’il est engagé politiquement ; mais c’est une mémorialiste sans fonction ni pouvoir, toutes choses que l’on attend pourtant d’habitude de la part de celles et ceux qui écrivent ce type de textes. Pour Jean-Louis Jeannelle, on peut même montrer que de ce « déficit d’autorité », « Beauvoir tire paradoxalement un supplément d’exemplarité mémoriale15 ». À ce propos, La Force de l’âge qui couvre la période allant de 1929 à 1944 est le récit mémorial le moins historique qui soit. On attendrait le capital symbolique, que donnent une position institutionnelle, des actes politiques, ou une véritable œuvre littéraire. Mais en étudiant une génération, en établissant un récit personnel en lien avec son époque, elle produit une chronique intellectuelle. En observant sa position d’intellectuelle petite-bourgeoise aveugle aux événements qui se déroulent sous ses yeux, en relatant ces événements, en évoquant sa cécité selon le mode d’une clairvoyance a posteriori et sans auto-complaisance, elle devient une véritable instance mémoriale et obtient une expiation. Effectuant ainsi son propre examen de conscience à la lumière du passé et de l’Histoire, elle offre aussi à ses lectrices et lecteurs l’occasion de prendre leurs propres responsabilités dans ce qui a pu apparaître non seulement comme un drame historique mais aussi comme une culpabilité nationale. Ce faisant, elle s’inscrit également dans le genre de la confession.

Ces aveux participent d’un cheminement particulier : ils permettent d’élaborer progressivement la thèse de l’engagement, et plus précisément de la littérature engagée telle que la défendront la mémorialiste et son compagnon. À ce titre, la guerre d’Espagne joue un rôle singulier dans la vie du couple : la dimension collective intègre le cœur même de leur vie privée au point que dans la seconde partie de La Force de l’âge, Beauvoir se transforme au contact de l’Histoire. Nous lisons ainsi au début de la deuxième partie de ce tome :

Soudain, l’Histoire fondit sur moi, j’éclatai : je me retrouvai éparpillée aux quatre coins de la terre, liée par toutes mes fibres à chacun et à tous. […] Je cessai de concevoir ma vie comme une entreprise autonome et fermée sur soi ; il me fallut découvrir à neuf mes rapports avec un univers dont je ne reconnaissais plus le visage. C’est cette transformation que je vais raconter16.

Faut-il en conclure que se noue dans l’écriture une véritable dialectique entre les souvenirs intimes et la mémoire collective dans l’après-guerre ?

La guerre d’Algérie constitue pour Beauvoir un drame historico-politique qu’elle éprouve à titre personnel. Concernant ce phénomène, la critique Ursula Tidd convoque le chercheur Michael Rothberg et son ouvrage Mémoire multidirectionnelle. Repenser l’Holocauste à l’aune de la décolonisation17. En effet, à partir de 1958, il se produit pour l’auteure du Deuxième Sexe un effet de télescopage entre l’Holocauste et la guerre d’Algérie. Michael Rothberg récuse le concept de mémoire collective, dont le risque est une compétition mémorielle auprès des puissances gouvernementales. En écho à Paul Ricoeur pour qui la mémoire collective est une « conscience malheureuse », il s’agit d’envisager des interactions et des confluences permettant aux histoires de s’entrelacer. Ni l’Histoire ni le récit ne sauraient être perçus comme des processus linéaires. Le surplomb mémoriel serait inenvisageable, ce que traduit notamment le recours au journal intime dans les phases de crise. L’entreprise de Beauvoir, en dépit de la forme classique à laquelle on l’apparente parfois, peut donc être interrogée à la lumière de nouvelles perspectives, telles que celles d’un processus multidirectionnel et multirelationnel.

Procédons à présent à l’analyse de quelques exemples tirés du texte afin de continuer d’explorer la complexité de cette écriture mémorielle.

Trois études

Le récit beauvoirien offre une multitude d’exemples susceptibles d’être étudiés. Nous sélectionnons trois extraits qui méritent l’attention des lectrices et lecteurs : un premier à propos de la création de la mythique revue Les Temps modernes ; un deuxième lors d’un voyage du couple Beauvoir-Sartre en Espagne avant que la guerre n’y éclate ; un troisième où figure l’expression « j’ai été flouée », phrase finale de l’épilogue dans La Force des choses.

La création des Temps modernes donne lieu à un montage narratif offrant des explications sur les débuts du journal ainsi que des passages pittoresques sur son fonctionnement. Tout se passe comme si le texte permettait d’entrer dans ces coulisses mythiques :

Nous constituâmes, dès septembre un comité́ directeur ; Camus était trop absorbé par Combat pour s’y joindre ; Malraux refusa ; y entrèrent Raymond Aron, Leiris, Merleau-Ponty, Albert Ollivier, Paulhan, Sartre, moi-même : à l’époque, ces noms ne juraient pas ensemble. […] Gallimard soumit un projet qui réconcilia tout le monde. Nos discussions ne portaient que sur des vétilles, mais déjà̀ j’y prenais grand plaisir : cette communauté d’entreprise me semblait la forme la plus achevée de l’amitié́ 18.

En dépit des divergences futures, que la mémorialiste connaît et annonce de manière implicite et cataphorique – « à l’époque, ces noms ne juraient pas ensemble » –, le récit de cette genèse est empreint d’une isotopie de la communion – s’y joindre, ensemble, réconcilier, communauté d’entreprise – qui culmine sur le mot d’amitié et ne souligne pas de division particulière entre les sexes. Le texte renseigne également sur le fonctionnement régulier de la revue :

Deux fois par semaine, dans le bureau de Sartre, je retrouvais les collaborateurs habituels des Temps modernes : Merleau-Ponty, Colette Audry, Bost, Cau, Erval, Guyonnet, Jeanson, Lefort, Pontalis, Pouillon, J.-H. Roy, Renée Saurel, Stéphane, Todd ; beaucoup de monde pour cette petite pièce qui se remplissait de fumée ; nous buvions des alcools blancs, que Sartre recevait de sa famille d’Alsace, nous passions le monde en revue et nous faisions des projets19.

Les noms propres mentionnent des personnalités très connues du monde intellectuel. Nous retrouvons dans la mention de ces noms le souci de Beauvoir de peindre une génération d’intellectuels. L’ambiance qui prévaut est celle d’une simplicité et d’une communion, sans hiérarchie. Si le travail est évoqué par certains syntagmes nominaux – le bureau de Sartre, les collaborateurs habituels –, d’autres éléments viennent souligner l’harmonie du groupe, symbolisée, notamment, par la récurrence du pronom nous. Lectrices et lecteurs entrent grâce à ces pages dans les coulisses de la mythique revue d’après-guerre.

Voulant faire œuvre de témoignage, Beauvoir n’hésite pas cependant à montrer les limites de ses capacités d’observation, notamment lors du premier voyage du couple en Espagne dans La Force de l’âge : c’est l’occasion d’un retour critique et d’un déploiement de lucidité a posteriori.

Ce dont font preuve les deux intellectuels est au mieux de la myopie au pire de l’aveuglement devant les crises politico-historiques des années 1930. Avant que la guerre d’Espagne éclate, le couple voyage à Barcelone. En touristes scrupuleux et avides d’architecture, ils cherchent à visiter une église mais se trouvent nez à nez avec une agitation sur les Ramblas : un homme est arrêté par la police ; toutefois ils cherchent avant tout à voir l’église ; c’est en déchiffrant le journal le lendemain qu’ils comprennent le sens de cette agitation en pleine rue : des militants syndicalistes ont été arrêtés et la foule se demandait s’il fallait les arracher à la police20. La prise de conscience est cruelle : « Nous nous sentîmes très mortifiés : nous étions présents et nous n’avions rien vu. Nous nous consolâmes en pensant à Stendhal et à sa bataille de Waterloo21. » L’allusion littéraire et la consolation qui en découle paraissent bien maigres mais le verbe « mortifier » est puissant pour évoquer la honte des deux jeunes gens face à de tels événements.

L’examen de ces quelques extraits nous conduit enfin à la phrase « J’ai été flouée », qui clôt l’épilogue de La Force des choses. Parmi tous les exemples susceptibles d’être analysés pour mieux comprendre la complexité morale et philosophique des mémoires beauvoiriens, cette phrase est sans doute le plus emblématique. Elle suppose une subtilité de la part du lectorat, ce que Beauvoir ne semble pas avoir prévu. L’autrice revient sur les malentendus parfois saugrenus produits par cette fin dans un entretien avec Francis Jeanson22. Au cours de l’entretien, Beauvoir évoque la rédactrice en chef de Marie-Claire qui lui suggère un lifting, des lettres de femmes qui s’insurgent devant ses regrets de femme mûre qui, prétendument, ne connaîtra plus l’amour. On lui tient rigueur aussi de cette âpre mélancolie. Tous ces propos déforment la pensée de l’autrice, laquelle explique ainsi dans l’article réédité par L’Herne :

J’ai parlé d’abord de mon rapport avec Sartre, de la littérature, de la philosophie, du monde, enfin de tout ce qu’il y avait pour moi de plus important, puis de mon rapport à ma propre image, – et c’est là-dessus que j’ai proposé le bilan général, de sorte que les gens l’ont rattaché à l’image dans le miroir, au lieu de l’interpréter selon l’ensemble du livre (ou en tout cas selon la totalité de l’épilogue). Car j’y donnais tout de même bien des raisons de me sentir écœurée – la plus essentielle étant cette découverte d’un monde vraiment terrible, vraiment affreux, alors que je l’avais d’abord imaginé en fonction de mon optimisme23… 

Beauvoir insiste enfin sur l’écart entre ses propres espoirs de jeune fille et ses déceptions de femme mûre : « Finalement quelque chose a été subi : j’ai été flouée, je me retrouve flouée, par rapport à l’absolu dont je rêvais quand j’étais jeune24 ». La phrase prend une tout autre ampleur, de l’ordre d’un mouvement rétroactif, qui, s’il ne communique pas la plus grande sérénité, s’avère particulièrement spectaculaire. Loin de la linéarité, parfois brisée, que nous avons évoquée précédemment, la phrase produit un reflux qui suggère une boucle avec les attentes de l’enfant et de l’adolescente.

Nous rappellerons enfin en conclusion les propos de l’écrivain et critique Claude Roy. Dans sa critique de La Force des choses dans Libération le 12 novembre 1963, ce dernier mentionne plusieurs qualités souvent suggérées à propos de Beauvoir, et notamment la hardiesse et l’âpreté dans sa recherche de la vérité :

[Pour] écrire des souvenirs intéressants, il suffit d’avoir un bon œil, et bonne mémoire. Pour écrire une autobiographie, il faut davantage : l’audace de se mettre en jeu, du courage, de la tenue, et ce goût féroce de la vérité qui ronge jusqu’à l’os la viande rouge de la réalité25.

Même si d’aucuns lui reprocheront certains de ses silences, notamment à propos de son homosexualité26, on devra légitimement reconnaître deux choses : d’une part, la mention préalable de ces silences, que l’autrice présente comme une volonté ; d’autre part, l’acharnement à se montrer franche dans ses aveux, au risque assumé de ne pas toujours plaire à toutes et tous, voire de reconnaître qu’elle s’est parfois trompée.

 

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NOTES

  1. Simone de Beauvoir, La Force de l’âge. Mémoires, édition dirigée par Jean-Louis Jeannelle et Éliane Lecarme-Tabone, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 2018, t. I, p. 356.[]
  2. Françoise Simonet-Tenant, « Relire le Journal de guerre », dans Simone de Beauvoir, édition dirigée par Jean-Louis Jeannelle et Éliane Lecarme-Tabone, Paris, éd. de l’Herne, 2016, p. 198.[]
  3. Simone de Beauvoir, Mémoires, t.1, op. cit., p. 1214.[]
  4. Ibid., p. 104.[]
  5. Ibid., p 668.[]
  6. Ibid., p. 1072.[]
  7. Ibid., p. 320.[]
  8. Ibid., p. 357.[]
  9. Ibid., p. 373.[]
  10. Notons à ce propos que nous utilisons la définition habituelle des mémoires dans leur sens littéraire : un texte qui relate sur le temps long des événements, notamment historiques, dont l’auteur ou l’autrice a été témoin. La dimension historique est primordiale et permet de les différencier de l’autobiographie.[]
  11. Jean-Louis Jeannelle, « Écrire ses Mémoires : récit de formation et devoirs virils » dans Simone de Beauvoir, op. cit., p. 240.[]
  12. Valérie Stemmer, « La tapisserie de Pénélope » dans Simone de Beauvoir, op. cit., p. 193.[]
  13. Françoise Simonet-Tenant, « Relire le Journal de guerre » dans Simone de Beauvoir, op. cit., p. 204.[]
  14. Simone de Beauvoir, La Force de l’âge. Mémoires, op.cit., p. 705.[]
  15. Jean-Louis Jeannelle, « Écrire ses Mémoires : récit de formation et devoirs virils », op. cit., p. 234.[]
  16. Simone de Beauvoir, La Force de l’âge. Mémoires, op.cit., p. 698.[]
  17. Michael Rothberg, Mémoire multidirectionnelle. Repenser l’Holocauste à l’aune de la décolonisation, trad. Luba Jugenson, éd. Petra, coll. Usages de la mémoire, 2018.[]
  18. Simone de Beauvoir, La Force des choses. Mémoires, op.cit., pp. 952-953[]
  19. Ibid., p. 1110.[]
  20. Simone de Beauvoir, La Force de l’âge, op.cit., p. 427-428.[]
  21. Ibid.[]
  22. Simone de Beauvoir, La Force de l’âge, op.cit., p. 379-380.[]
  23. Simone de Beauvoir et Francis Jeanson, « J’ai été flouée » (Entretien) dans Simone de Beauvoir, op.cit., p. 229.[]
  24. Ibid., Beauvoir souligne.[]
  25. Claude Roy, « La chronique de Claude Roy », La Force des choses, Libération, 12 novembre 1963, p. 60.[]
  26. Voir Marie-Jo Bonnet, Simone de Beauvoir et les femmes, éd. Albin Michel, 2015.[]

Elisabeth RUSSO est agrégée de lettres modernes et docteure de Sorbonne Université. Elle a soutenu sa thèse en 2022 « Écrire la virilité. Romancières et premier sexe en France dans les années 1940 et 1950 (Beauvoir, Duras et aliae) » sous la direction de Jean-François Louette et a été l’ATER d’Antoine Compagnon au Collège de France. Ses recherches portent sur la femme auteur dans le champ littéraire et sur les relations entre autrices et écriture.