Le triage social et les limites du care : penser la catastrophe, le care et les capabilités à travers l’exemple de Katrina
Cet article a initialement été publié dans le cadre du dossier « Care, capabilités, catastrophes », co-dirigé par Sandra Logier et Solange Chavel. Il a été traduit de l’anglais par Camille Salgues.
Il peut sembler aller de soi que la question de la catastrophe est inséparablement liée à des préoccupations éthiques ; pourtant, même dans les dernières décennies, il n’en allait pas ainsi. Je pense en particulier au programme de recherche sur les catastrophes mené après la Seconde Guerre mondiale aux États-Unis sous l’égide du Département de la Défense, dans lequel les catastrophes ont été utilisées pour tenter d’imaginer comment les Américains réagiraient dans l’éventualité d’une explosion atomique : le programme prévoyait qu’il en résulterait un phénomène de panique collective et d’effondrement social1. Cependant, des sociologues des catastrophes proposèrent une lecture différente des résultats, soutenant qu’après un premier moment de paralysie sous l’effet du choc, les citoyens ordinaires avaient tendance à montrer des comportements d’entraide2, faisant preuve d’altruisme et d’ingéniosité3. Ce récit alternatif fait écho à d’autres, concernant des faits historiques ou sociologiques qui ont été interprétés notamment dans un cadre durkheimien4, mais qui pourraient également être relus à travers le prisme du care5). En effet, plus récemment, l’anthropologie morale, à propos de situations de catastrophe, de pauvreté chronique et de violence politique6, a montré comment une éthique ordinaire et des compétences morales invisibles se révélaient dans des moments de rupture et de destruction. Les catastrophes demandent la mise en place de procédures d’exception (routines of exception) mais, au niveau des victimes et des survivants, elles amplifient également les apories moralesqui sont toujours déjà posées par la fragilité des formes de vie dans les circonstances ordinaires. C’est sur cette éthique située que porte ma recherche anthropologique sur Katrina et l’après-Katrina, à partir d’un travail avec des personnes qui présentaient déjà des vulnérabilités (psychiques, physiques, cognitives) avant la catastrophe ; c’est d’elle que j’entends traiter ici7. J’explore, d’une manière qui fait écho à la question posée par les éditeurs de ce dossier8, les conditions extrêmes de vulnérabilité en temps de catastrophe, afin de voir si la perspective du care rencontre là sa limite, si la continuité de la vie ordinaire doit nécessairement être mise en échec face à l’extra-ordinaire. Ma question est alors de savoir si, dans l’espace que désignerait cette limite, une approche en termes de capabilités était nécessaire ; s’il faut, en particulier, substituer à la perspective particulariste de la philosophie morale et de l’anthropologie morale, la théorie partielle de la justice de Nussbaum9.
Avant d’ouvrir cette question, deux points conceptuels doivent être clarifiés. Premièrement, je parle ici de catastrophe dans le sens d’un événement collectif, plutôt que dans le sens tragique d’un événement contraire, avec la souffrance qui l’accompagne, qui peut survenir dans le cours d’une vie humaine10. En outre, toutes les catastrophes comprises dans le premier sens portent la marque de l’agentivité humaine, indépendamment de la façon dont elles sont perçues – il faut se souvenir, si l’on veut se garder de souscrire trop hâtivement à l’idée d’un désenchantement du monde, de l’insistance des interprétations providentielles après Katrina, de la part de personnalités connues comme de celle de citoyens ordinaires11. C’est pourquoi, dans cet article, je ne ferai pas de distinction entre les catastrophes selon qu’elles seraient naturelles ou d’origine humaine, environnementales ou industrielles. L’histoire de la climatologie a fini de rendre caduque ce qu’il restait de la distinction nature/culture dans le cas des catastrophes environnementales comme Katrina, même si cela se joue à une échelle temporelle difficile à saisir subjectivement. Toutes les catastrophes naturelles, cependant, même celles apparemment sans lien avec le changement climatique ou les formes d’occupations humaines de l’espace, se matérialisent au croisement entre un danger et une vulnérabilité préexistante, socialement et historiquement produite12. C’est pourquoi la dimension existentielle de la précarité de la vie en jeu dans le cas des catastrophes de masse est toujours déjà prise dans une précarité sociale, ce qui soulève nécessairement la question de l’injustice et du pouvoir.
Deuxièmement, étant donnée cette dimension anthropique des catastrophes, la question se pose de savoir si la perspective du care permet d’aborder les formes d’injustice et les relations de domination, en particulier lorsqu’elles contribuent à empêcher la reconnaissance de différentes formes de vie, y compris de personnes souffrant de handicaps cognitifs, physiques et psychiques. Ces vulnérabilités extrêmes sont tout particulièrement au centre de mon travail sur Katrina. Face aux catastrophes, les réponses apportées échouent souvent à traiter les personnes les plus vulnérables d’une manière qui puisse préserver leur dignité – et, parfois, leurs chances de survie –, tendance encore aggravée par l’omniprésence du modèle du traumatisme psychologique utilisé par les organisations humanitaires internationales et les programmes de secours au niveau national. Ceux-ci, jusqu’à une date récente, tendaient à mettre en œuvre une aide psychologique courte ciblant des victimes « normales » confrontées à l’« anormalité » de la catastrophe. Peu avant le tremblement de terre à Haïti, ce type d’intervention commençait à être largement critiqué mais, aussi bien avant qu’après, les personnes extrêmement vulnérables aient trop souvent tendance à passer inaperçues13. La théorie des capabilités pourrait fournir un moyen de faire face à ces injustices. On le sait, Martha Nussbaum a critiqué la théorie de la justice de Rawls pour sa conception kantienne étroite de la rationalité, lui reprochant d’exclure les personnes ayant une déficience cognitive (et les animaux non-humains). Son modèle politique alternatif préconise d’assurer les conditions institutionnelles fondamentales (par exemple en matière d’éducation) pour permettre à ces personnes de développer les capabilités à travers lesquelles leur participation à une vie digne entre dans le domaine du possible. Mais elle ne discute pas des situations extrêmes où toutes les formes de vie sont en jeu.
La perspective du care peut nous éclairer sur les choix qui prévalent dans de telles circonstances. Par la perspective du care, je me réfère à la fois à l’attention de l’observateur aux formes de vie et à l’action dont il est question ; et au redoublement de cette position épistémologique par les interactions des sujets observés entre eux, à savoir la prise en compte par ces sujets de la vulnérabilité des autres, la manière dont ils traitent la position précaire de ceux qui sont momentanément plus vulnérables qu’eux. Cette sensibilité, cette écoute attentive à la vie présente dans les moindres détails imbriqués dans le tissu des relations et des groupes, rappelle l’épochè de l’anthropologie phénoménologique. Il n’est pas non plus sans évoquer la manière de voir le monde de la sociologie pragmatique, à travers l’observation d’interactions sociales dans un mouvement perpétuel de création et de destruction, de formes sociales toujours en devenir et toujours transformées. Cette perspective du care partage aussi des affinités avec le réalisme ordinaire, dans ce souci de « ramener l’éthique au niveau du ‘‘sol raboteux de l’ordinaire’’ (Wittgenstein) » et, plus généralement, avec la sensibilité conceptuelle de la philosophie du langage ordinaire14.
Cependant, la perspective épistémologique proposée ici, taillée dans la philosophie morale féministe, la psychologie et la théorie politique15, va plus loin en mettant au jour les relations et les capacités sous-jacentes, demeurées invisibles dans le travail du care fourni par une main d’oeuvre féminine. La position de cette dernière a ensuite été repensée, à travers le thème de l’intersectionnalité, d’une manière plus complexe, entre hiérarchies de classe, assignations genrées, formes de racialisation et autres processus de domination et de non-reconnaissance. Dans ce cadre, la catastrophe pose la question méthodologique de la limite, du degré auquel la complexité, née du croisement de ces différentes dimensions du monde social, peut être saisie par l’observation (directe ou indirecte) d’une temporalité propre au kairos – l’enchaînement singulier d’inflexions qualitatives, de moments cruciaux qu’il faut saisir et qui rompent avec l’ordre socio-temporel de tous les jours.
Triage social et dé-scription
Afin d’aborder le problème que la catastrophe pose à la perspective du care de ses limites comme position épistémologique, j’ai travaillé sur des récits des premiers jours de l’ouragan qui restituent la manière dont les relations de care apportées et reçues tissent un réseau social dans le voisinage. J’ai créé cette narration à partir de nombreux entretiens et conversations menés avec les acteurs concernés. J’ignorais les relations qui existaient entre eux, celles-ci n’ont pas servi à déterminer le réseau de mes enquêtés mais ont au contraire progressivement émergé des différents récits.
Alors que la ville s’enfonçait dans l’eau, Viola Green, une femme de 76 ans, diabétique et en surpoids, essayait de rester en équilibre sur une échelle à l’intérieur de son salon, de l’eau jusqu’aux épaules (l’échelle étant stratégiquement placée près de la porte dans ces habitations, en cas d’inondation). Cette situation était liée au choix de sa belle-fille de ne pas aller la chercher, mais de rester avec sa propre mère, incapable de marcher et affaiblie par un cancer à un stade avancé. (La mère et fille finirent par être secourues dans leur grenier et conduites sur un pont autoroutier où, avec des milliers d’autres, des malades, des personnes âgées et des enfants, elles attendirent d’être évacuées, sous des températures avoisinant les 40 degrés, pendant encore deux jours). Viola elle-même fut tirée de son échelle aux trois-quarts submergée par des voisins dans un bateau qui l’amenèrent dans une maison neuve où ils s’étaient introduits, parce que, contrairement aux autres constructions, celle-ci avait un étage et était donc partiellement protégée de la crue.
Les appels au secours de Viola avaient été entendus par Frances, laquelle avait guidé les hommes jusqu’à son échelle, sous le bruit assourdissant des hélicoptères militaires qui passaient dans le ciel sans s’arrêter. Frances souffrait elle-même d’une grave dépression, qu’elle traitait par « automédication » à base de crack pendant de longues périodes, mais elle ne prenait rien à ce moment-là. La veille, elle avait refusé d’évacuer la ville avec son ex-mari et leurs deux enfants, parce qu’elle ne savait pas où était passé son autre fils, un adolescent : « je ne peux pas partir tant que je ne sais pas où sont mes bébés ». À présent, Frances s’occupait des nombreuses personnes âgées que les voisins avaient amenés à cet étage, y compris M. Jackson, pour qui en temps « normal » elle faisait le ménage et qu’elle aidait à remplir des formulaires médicaux, parce qu’il était illettré. En temps « normal », Frances l’aurait conduit à son traitement de dialyse. Atteint d’une maladie rénale, il devait en effet affronter les tourments de l’inondation le jour même où il aurait dû être traité par dialyse.
Le fils de Frances réapparut finalement le troisième jour, avec dix autres adolescents (dont certains ne savaient pas nager), flottant dans la rue sur des sacs d’ordures. Ils s’étaient retrouvés parmi la foule amassée aux portes de l’hôpital public dans le centre-ville, avant d’être refoulée par le personnel qui cherchait désespérément à s’occuper des patients à l’intérieur, sans électricité, alors que la nourriture, les médicaments et l’eau manquaient. Son fils en sécurité à ses côtés, Frances accepta finalement d’être évacuée avec lui et ses amis sur le pont autoroutier (celui-là même où la belle-fille de Viola et sa mère gravement malade patientaient) puis, de là, dans un hôtel près d’un aéroport. Frances et les garçons se glissèrent discrètement dans le groupe des employés de l’hôtel au moment où ceux-ci étaient évacués vers le Texas par un bus que l’hôtel avait envoyé pour eux. Elle continua à être dans une relation de donneuse de care pour les garçons, pour qui elle devait être la « Momma » durant les six mois qui suivirent. C’est le temps qu’il lui fallut pour retrouver la trace de M. Jackson, qu’elle avait confié à la police militaire, espérant qu’ils pourraient l’évacuer vers un centre de dialyse. Au téléphone, une infirmière lui dit que M. Jackson était « parti » (qu’il était décédé), mais que, chaque fois qu’on lui avait demandé s’il avait de la famille, il « se mettait à pleurer – il disait qu’il n’avait plus personne », et que Frances et ses enfants étaient sa seule famille.
Ce portrait de voisins se portant secours suggère l’omniprésence de la maladie et du handicap dans les quartiers pauvres de la ville avant Katrina. L’imbrication du handicap, de la maladie et de la pauvreté est perceptible dans les statistiques dramatiques qui, depuis des décennies, ont placé la Nouvelle-Orléans et la Louisiane à la dernière place ou presque de tous les Etats sur la plupart des indicateurs de santé, notamment pour les maladies chroniques associées à la pauvreté, comme le diabète avancé, l’obésité, l’hypertension artérielle, les maladies cardiovasculaires, le VIH et le sida.
Pourtant, chaque acte ou volonté pour s’occuper de la vulnérabilité d’autrui peut impliquer d’abandonner sa sollicitude envers une ou plusieurs autres personnes. Nous voyons ici une facette en demi-teinte du care – pas le côté sombre d’une « bonté silencieuse », ni ce que Veena Das appelle la « … fragilité de l’entraide réciproque d’une éthique de la proximité », que l’on peut cependant voir aussi à d’autres moments16. En l’occurrence, ce que l’on voit c’est plutôt la manière dont des circonstances extraordinaires appellent une décision pour savoir vers qui orienter le care. Melba abandonne Viola à sa propre catastrophe plutôt que de risquer la vie de sa mère en traversant la ville submergée. Frances refuse d’accompagner ses enfants plus petits dans l’espoir de localiser son fils adolescent. Elle laisse M. Jackson, le patient en attente de dialyse dont elle s’occupe en temps « normal », une fois que la police militaire est arrivée. De fait, M. Jackson, perdu dans la chaos des opérations d’évacuation, finit par mourir, peut-être autant d’avoir été séparé de sa famille fictive – Frances et ses enfants – que de ses problèmes de reins.
Comment décrire cette facette en demi-teinte ? Et dans quelles circonstances apparaît-elle ? Les limites du care présentées ici coïncident avec une éthique située de triage. Il ne s’agit pas du triage au sens médical ordinaire. Le triage médical est une technique et une logique appliquées en temps « normal » dans les salles d’urgence et dans les systèmes de soins (par exemple dans le fait d’associer différents hôpitaux à différents niveaux d’urgence), et dans des circonstances d’urgence comme les guerres ou les catastrophes, dans des procédures institutionnalisées d’exception (practices institutionnalized as routines of exception). Dans tous les cas, il s’agit de trier et de hiérarchiser les priorités entre les individus en attente d’une aide médicale, par rapport à une population de référence (l’ensemble des victimes de la catastrophe) ou à un groupe de malades (les patients ayant besoin d’une greffe d’organe). Dans les récits que je présente, c’est à un triage social que l’on assiste, un processus mis en œuvre de manière formelle et informelle dans la vie quotidienne des plus pauvres, face à l’adversité.
Quand je parle de triage sociale je renvoie à la fois au bien visé en vue duquel le triage est mis en œuvre et à la nature du triage. Le bien visé inclut de ne pas être exposé à la mort ou à la maladie (par exemple au risque de noyade), à la désintégration psychique (par exemple à la psychose), et plus généralement comprend toutes les conditions essentielles à la préservation d’une forme de vie. La nature du triage renvoie aux significations locales, non professionnelles, données à la procédure elle-même, comme lorsque Frances dit qu’elle ne peut pas partir – même pour accompagner ses plus jeunes enfants – jusqu’à ce qu’elle sache « où sont tous [ses] bébés ». Cette notion de triage sociale est influencée par l’analyse de Vinh-Kim Nguyen concernant les associations de patients en Côte d’Ivoire, à travers lesquelles la capacité d’intégrer des significations partagées quant à l’état de patient et au statut du VIH devient le critère d’accès à des créneaux de traitement du VIH et du sida à l’étranger en nombre très limité. Ainsi, les critères et les procédures de triage se développent à travers des processus informels (non-professionnels) et locaux au sein de certains réseaux sociaux, en fonction de significations déterminées localement17. Plus généralement, on peut observer un triage social de ce type dans les apories morales des formes non-professionnelles du care.
On pourrait rétorquer que, dans un monde juste, les ressources médicales et sociales nécessaires pour évacuer Viola, Melba et sa mère, ainsi que M. Jackson, n’auraient pas fait défaut. (Les raisons pour lesquelles il en est allé ainsi dépassent le présent article et ont été analysées en détail ailleurs18 ). Comme de nombreux observateurs l’ont noté, le triage en cas de catastrophe ou de guerre implique de laisser certains mourir afin de préserver la vie d’autres individus ; cependant, comme le montre les travaux sociologiques sur des formes particulières de triage, même en temps « normal », certains patients sont sacrifiés au profit d’autres (la transplantation d’organe en donne un exemple)19. Malgré la logique sous-jacente au triage – la production sociale de la rareté (une condition qui, dans le langage des capabilités, empêche fondamentalement le développement des capabilités en question) – de nombreux chercheurs et philosophes considèrent qu’un «triage juste» n’est pas possible. Comme le remarque Frédérique Leichter-Flack, les catastrophes font s’effondrer les protocoles préexistants20. Ou révèlent leur absence : le revers du care que montrent mes observations dans le cas de Katrina nous ramène à la façon dont les gens ordinaires, plus ou moins vulnérables, sont entraînés déjà dans des circonstances de la vie quotidienne qui les empêchent de prendre soin de toutes les formes de vie vulnérables auxquelles ils sont, par les circonstances ou par des liens de parenté préexistants, par exemple, liés. C’est de là que vient la nécessité d’un triage social, régi par une éthique située.
Cependant, le triage social en cas de catastrophe est lié à une autre condition importante, que le cadre du care permet de mieux discerner. Dans le quartier dont il est question ci-dessus – et cela se retrouve dans les récits oraux de plusieurs personnes qui étaient déjà psychiquement vulnérables avant Katrina –, la capacité à se retrouver dans une relation de care où l’on est la personne qui donne, envers d’autres momentanément plus vulnérables que soi, cette capacité, donc, apparaît comme un caractère partagé (commonality) contre-intuitif. De tels actes où il est pris soin d’autrui, de la part de ceux dont on l’attendrait le moins (en temps ordinaire), coïncident avec ce que j’ai appelé dé-scription (descripting). C’est vrai même pour Frances qui, à d’autres moments, avait été hospitalisée dans le service psychiatrique de l’hôpital même où son fils avait demandé en vain refuge.
L’idée de dé-scription est illustrée dans l’histoire de Marva, une femme d’âge moyen qui a arrêté sa scolarité pendant le lycée. Mère célibataire de deux enfants maintenant adultes, elle a toujours vécu dans la pauvreté qui affecte plus que proportionnellement les Afro-Américains à la Nouvelle-Orléans. Au moment de Katrina, Marva est sans-abri, une « alcoolique de la rue » ; toute sa vie, elle a été considérée, en termes vernaculaires, comme une « barjot » (cuckoo). Dans les termes de l’interactionnisme symbolique, le comportement de Marva s’inscrit dans un script qui fait d’elle quelqu’un qui est toujours en position de recevoir le care. Pourtant, le fait qu’elle n’ait jamais reçu de soins (médicaux ou autres) pour ce qui sera diagnostiqué plus tard comme un trouble bipolaire résulte en partie du triage sociale opéré par sa mère, qui avait la charge de plusieurs enfants et qui, par nécessité, a principalement concentrée ses soins vers le frère de Marva, atteint de schizophrénie. Quoi qu’il en soit, c’est le caractère rigide de ce script qui rend tout le monde aveugle, elle incluse, à son agency morale potentielle, laquelle se situe au-delà du champ étroit de la pratique et du discours21.
Au moment où la Nouvelle-Orléans s’abîmait sous une inondation massive, Marva a littéralement traversé la ligne de partage des couleurs22 pour sauver de la noyade « un vieil homme blanc » (selon ses termes) qui se tenait sur les marches de sa maison dans une attitude délirante ; un exploit qui lui a pris plusieurs heures où il a fallu alternativement le cajoler, le tirer physiquement ou l’accompagner. Pendant tout ce temps, il lui a fallu aussi s’assurer de sa propre sécurité (elle ne savait pas nager). Sa sollicitude l’a amené à aller avec beaucoup de courage contre les politiques et les pratiques institutionnalisées, à l’intersection des questions de race et de classe ; lesquelles déterminent également les circonstances dans lesquelles sa propre mère avait dû restreindre les soins qu’elle pouvait lui donner et dans lesquelles elle-même avait vu l’offre institutionnelle de care rester hors de sa portée23.
Que Marva puisse se retrouver, dans la relation de care, du côté de celles qui donnent – ce qu’elle restera plusieurs années après Katrina – est rendu possible dans la mesure où il y a dé-scription de sa position dépendante (la position de celle qui reçoit le care) et qu’il n’y a pas d’offre institutionnelle de care. On peut cependant parler également de dé-scription des comportements dans le cas des fournisseurs professionnels de care, qui doivent décider de s’occuper de leur propre famille et de leurs proches ou de s’occuper de leurs patients. Ce sont là des dilemmes bien connus des spécialistes des catastrophes. Pour les prévenir ou du moins les minimiser, certains protocoles en cas de catastrophe, à la Nouvelle-Orléans, autorisent ceux qui sont mobilisés, y compris les cliniciens, à faire venir leurs familles – ce qui inclut, par-delà la barrière des espèces, les humains et les animaux de compagnie. Ceux-ci étaient de ce fait autorisés à prendre refuge sur place, dans certains hôpitaux ouverts pendant Katrina. La dé-scription des rôles des fournisseurs de care ouvre ainsi un espace crucial pour la dé-scription du comportement de ceux qui reçoivent ce care. L’activité de care informelle se déploie donc dans un espace d’où l’offre institutionnelle de care est absente. Sans doute ne soulève-t-elle pas explicitement la question éthique de ce qu’il aurait dû en être. Néanmoins, un care informel tourné vers le sauvetage de vies en danger et l’allègement des souffrances porte en lui, ou incarne, l’idée d’un minimum vital. Ce bouleversement des scripts culturels lié à des circonstances extrêmes renvoie nécessairement le sujet à la précarité fondamentale de la vie, car il demande d’improviser en fonction des interactions et des événements dans chaque nouvelle situation vécue (et ce, que le sujet se trouve d’un côté ou de l’autre de la relation de care). Au risque de sortir une expression de philosophie politique de son contexte, je formulerais cela en disant que, en se substituant à ce qu’un gouvernement soucieux du bien-être de tous les citoyens aurait dû apporter, de tels actes contiennent en germe la prise de conscience d’un contrat rompu.
Quelle alternative face aux limites du care ?
Où tout cela – la mise en application pratique du care dans les circonstances extrêmes de la catastrophe de masse – nous mène-t-il ? J’ai mentionné plus tôt comment l’intersectionnalité complexifie notre lecture des relations qui se jouent à l’intérieur du care, mais aussi comment la théorie regardait alors vers la théorie politique, avec des ramifications potentielles du côté des politiques publiques et des mouvements sociaux24. L’échec du care institutionnel pendant Katrina, qui, je viens de le montrer, apparaît en creux à travers la constitution mutuelle d’un phénomène de dé-scription et d’un entrelacs de relations de care informelles, a conduit à de multiples critiques durant la période qui a suivi l’ouragan. La perspective adoptée sur le care par les survivants eux-mêmes a dénaturalisé la mort, en révélant quelles vies sont précieuses, quelles morts sont « pleurables » – et compréhensibles – et par qui25, quelles souffrances morales peuvent être exprimées. Après Katrina, ces problèmes ont été relayés dans des controverses publiques sur ce qui faisait qu’un décès était ou non lié à Katrina. Même si ailleurs, dans des situations similaires, ce qui peut être en jeu ce sont des questions d’indemnités et de compensation, dans le cadre juridique des États-Unis, la propriété est valorisée là où la vie ne l’est pas. Par conséquent, l’affirmation qu’une mort est liée à Katrina est une revendication fréquente d’une reconnaissance (et non une demande de réparations), revendications qui ont également contribué à recoudre le tissu social déchiré d’une population dispersée26.
Il y a, cependant, une manière plus directe à travers laquelle la question du care se traduit par une exigence pour l’accès à des droits de base après Katrina : il s’agit de la lutte, qui devait finalement échouer, pour rouvrir l’hôpital publique fermé illégalement après Katrina27. On peut voir là un aspect crucial de ce que l’anthropologue Shellee Colen a appelé la reproduction stratifiée. Il s’agit d’un concept développé pour analyser comment la possibilité, pour les femmes de la classe moyenne New Yorkaise, d’occuper des emplois bien rémunérés – leur permettant d’être autonomes au sein de leur couple – s’appuyait sur un système transnational de travail du care, des femmes caribéennes s’occupant de leur ménage et de leurs enfants et déléguant, à leur tour, l’éducation de leurs propres enfants à d’autres, dans leur pays d’origine28. Ce phénomène a, bien sûr, des équivalents tout au long de l’histoire et n’a fait que se multiplier dans un monde globalisé. Mais la reproduction stratifiée, qui habilite (empower) certaines personnes plutôt que d’autres à avoir et à élever des enfants, peut aussi être observée parmi ceux et celles qui ont survécu à Katrina. Dans un contexte de déplacements de population, d’infrastructures endommagées et de destruction des ressources, la théorie de la reproduction stratifiée montre comment des inégalités préexistantes influencent l’accès à la procréation (à une certaine sécurité physique qui accompagne la possibilité de concevoir, d’accoucher et d’élever les enfants) et, en dernière instance, à la reproduction sociale et à la perpétuation – ou à la disparition – de segments entiers de la population de la ville.
Les descriptions de la Nouvelle-Orléans après Katrina tendent à privilégier l’échec d’un effort néanmoins remarquable des citoyens pour participer à toutes les phases de la reconstruction de la ville, à travers de nombreuses réunions publiques, certaines spécifiquement orientées sur les questions de soins et de santé, d’autres s’inscrivant dans le cadre du processus de planification urbaine pour reconstruire la ville. Cependant, les Afro-américains et les pauvres de la Nouvelle-Orléans ont obtenu une vraie victoire avec l’abandon d’un plan lancé dans une réunion secrète de l’élite économique de la ville, alors en exil, peu de temps après l’ouragan, et qui envisageait de débarrasser la ville de ses pauvres. Parce que les inondations les plus sévères avaient eu lieu principalement (mais pas seulement) dans les quartiers à faible revenu, ce projet politique d’exclusion se traduisait par la recommandation, dans le premier projet de planification de la ville, de faire de ces zones des espaces verts, marqués sur les cartes des planificateurs par des points verts. Ce « pointage vert » (green-dotting) de la ville avait soulevé la colère générale, mettant en danger les chances de réélection du maire afro-américain, qui a finalement gagné après avoir retiré les points verts. Cette victoire a fait de l’expression « green-dotting » une métaphore pour désigner la volonté qui, elle, n’avait pas cessé, d’éliminer cette partie de la population de la ville par d’autres moyens, comme le refus de reconstruire l’infrastructure médicale publique, les écoles ou d’autres institutions qui permettent la reproduction biologique et sociale d’un certain monde de vie (life-world)29. Le « pointage vert » sacrifie certaines communautés afin que d’autres puissent s’épanouir, dans une contradiction sociétale parallèle à celle du triage social au niveau des réseaux sociaux30.
Ces problématiques post-catastrophe demandent-elles une théorie (partielle) de la justice, dans laquelle le care a atteint ses limites ? En fait, la notion de droits universels entendus comme capabilités n’est pas nouvelle, concernant la question des catastrophes. Il y a plus de trois décennies, Jean Drèze et Amartya Sen avaient suggéré, ce qui était contre-intuitif à l’époque, que des famines pouvaient survenir là où la nourriture était abondante ; que, par conséquent, accroître la production alimentaire et développer des systèmes d’alerte en cas de pénurie alimentaire n’empêcheraient pas une famine. Drèze et Sen encourageaient plutôt les politiques publiques à se concentrer sur ce qui affecte positivement la capacité d’un foyer à accéder à la nourriture, comme la création d’emplois ou le développement de politiques du bien-être et de secours inconditionnel31.
La manière dont cette catastrophe affecte la survie même de formes de vie humaines (ou autres) semble, à première vue, être compatible, sinon même faire écho, avec le cadre normatif plus exigeant que Martha Nussbaum oppose à l’approche de Sen en termes de capabilités32. Nussbaum, on le sait, défend l’idée d’une liste ouverte de capabilités humaines centrales, qu’elle considère comme des valeurs universelles ; démarche à laquelle se refuse Sen, arguant qu’il faut décider démocratiquement de la manière dont on va spécifier les capabilités en question. Nussbaum répond qu’une société qui entend s’engager sur la question de la justice sociale doit expliciter quelles sont les valeurs humaines universelles33. Pourtant, dans les faits, les catastrophes affaiblissent cette approche normative, non pas à travers la question du débat démocratique qu’il faudrait ou non mettre en œuvre, mais à travers au moins deux processus que je voudrais souligner ici : la non-commensurabilité des mondes de vie et la généralisation au sein de la vie quotidienne de la problématique de triage que j’ai présentée ci-dessus. Examinons ces deux points tour à tour.
Dans son excellente étude sur les épreuves éthiques que rencontrent les membres de Médecins Sans Frontière (MSF), l’anthropologue Peter Redfield présente un dilemme touchant à la première de ces questions, dans lequel la logique médicale est contestée par les logiques culturelles d’un monde local. Le dilemme concerne une décision qui, si l’on suit Nussbaum, n’en n’est pas une, étant donné que, pour elle, l’existence de différences dans les besoins de chacun pour pouvoir mener sa vie et être en bonne santé (ou, dans ce cas, pour pouvoir rester en vie) sont, comme elle le dit, « purement physiques : un enfant a besoin de plus de protéines qu’un adulte pour atteindre un niveau similaire de fonctionnement et de santé, et une femme enceinte, plus de nutriments qu’une femme qui ne le serait pas »34.
L’équipe de MSF partait d’un principe similaire. Dans le cas très dérangeant que rapporte Redfield, à propos d’une famine en Ouganda, les services de MSF distribuaient des quantités limitées de vivre en fonction de la logique médicale et de leur perception du risque ; en d’autres termes, ils se concentraient sur les enfants de moins de cinq ans et les femmes enceintes. Ils furent choqués de découvrir que les populations locales avaient commencé à retirer la nourriture à ces jeunes enfants et à ces femmes pour les donner aux anciens du village. La survie des aînés, sur lesquels reposaient la cohésion du groupe, l’autorité sociale et la transmission des valeurs, l’emportait sur l’importance accordée (par l’aide humanitaire extérieure) à la vie des enfants. Les enfants peuvent être remplacés, pas les anciens35.
Ce dilemme troublant, pour lequel le responsable de MSF ne parvenait pas à trancher entre une bonne et une mauvaise solution, souligne le caractère extrême des circonstances que produisent les catastrophes. Même si, en dernière instance, la nourriture devrait être disponible pour tous (mais ce n’est pas seulement une question d’offre, comme nous l’avons vu), l’urgence de la catastrophe contraint à une éthique située, qui nécessite souvent de hiérarchiser, ici et maintenant, à travers un travail de triage – que celui-ci soit de nature médicale ou sociale. Je ne pense pas cependant que la théorie des capabilités aide à résoudre ces dilemmes en situation ; elle rappelle en fait ce que le care nous a déjà montré : la sacralité de la vie humaine et son inscription dans ce que j’appelle la relationalité, à savoir notre caractère relationnel d’êtres humains.
Aux limites de la catastrophe, cependant, il y a la question de la restauration, de la reproduction ou de l’abandon de mondes de vie, une problématique de l’incommensurabilité au sens que lui donne Laura Centemeri, et que nous avons déjà rencontrée dans les exemples de de Katrina et de la famine. Là où le care n’est pas une approche normative, la théorie des capabilités suppose l’existence ALors quede certains droits de base qui pourraient régir la façon dont les mondes sont reconstruits – ou non – après une catastrophe. Dans la théorie partielle de la justice de M. Nussbaum, ces droits devraient être étendue à des formes de vie non reconnues dans les précédentes théories de la justice, une diversité devant laquelle l’approche du care nous positionne incessamment. En tirant en extension les réseaux d’interaction à partir des relations des personnes vulnérables lors du désastre et de son lendemain, on arrive aux contours désignés aux limites de l’injustice : les mêmes politiques qui ont laissé souffrir ou mourir certains et pas d’autres, et qui risquent de reproduire ce qui pré-existait au désastre. C’est là l’enjeu métaphorique et réel du green-dotting. Nous nous retrouveons ainsi dans un débat qui n’est pas propre au désastre : celui de la portée d’une théorie du libéralisme – celle de la justice – au regard de la réalité de la et des luttes politiques.
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NOTES
- Ces programmes, menés par les agences militaires fédérales américaines en collaboration avec des universités, incluaient l’utilisation éthiquement discutable de simulations dans plus de 60 villes pour induire des états de panique dans les populations cobayes. David Napier a parlé de « jeu du désastre » (disaster play) pour décrire ces pratiques institutionnalisées à travers lesquelles l’inimaginable (holocauste nucléaire, guerre biologique, inondations) était simulé auprès d’un grand nombre de personnes (A. D. Napier, “Disaster play”. Social Anthropology 21(1):57-61), 2014. Il note la façon dont cette manière de « jouer au désastre », hier comme aujourd’hui, détourne l’attention de la responsabilité de l’Etat en socialisant les « joueurs » civils à l’idée de leur propre faute et de leur propre responsabilité.[↩]
- E.L. Quarantelli, “Forward”. In Disasters and mental health: Therapeutic principles drawn from disaster studies. C.E. Fritz, ed. Pp. iii-vi. U. of Delaware Disaster Reseach Center, 1961/1996.[↩]
- R. Solnit, A paradise built in hell: The extraordinary communities that arise in disaster. Penguin, 2010.[↩]
- S. Lukes, Questions about power: Lessons from the Louisiana Hurricane. http://understandingkatrina.ssrc.org/Lukes/, 11/6/2006.[↩]
- Care a été conservé dans le texte français autant que possible, mais dans certains cas le terme doit être décliné à travers d’autres mots pour être intelligible. Lorsqu’il est question de « soins », de « sollicitude » ou de « souci » (de se soucier etc.) dans la suite du texte, il s’agit toujours d’une traduction du mot care en anglais. (NdT[↩]
- Sur le désastre, voir A. M. Lovell, “Aller vers ceux qu’on ne voit pas: maladie mentale et Care dans des circonstances extraordinaires (la catastrophe de Katrina à la Nouvelle Orléans)”. In Face au désastre. Une conversation à quatre voix sur le care, la folie et les grandes détresses collectives. A.M. Lovell, S. Pandolfo, V. Das, and S. Laugier, eds. Pp. 27-81. Ed. Ithaques, 2013a et A. M. Lovell, “Tending to the Unseen in Extraordinary Circumstances. On Arendt’s Natality and Severe Mental Illness After Hurricane Katrina”. Iride. Filosofia e dicussione pubblica. Vol. 26: 20, pp. 563-578, 2013b, ainsi que les autres contributions à numéro. Sur la pauvreté, voire V. Das, Affliction: Health, Disease, Poverty. Fordham U. Press, 2014; et sur la violence politique, C. Han, Life in debt: Times of care and violence in neoliberal Chile. California Press, 2012. D’autres ethnographies abordent le care dans des situations extrêmes, mais en utilisant des cadres conceptuels très différents de ceux que je discute ici.[↩]
- De 2006 à 2010, j’ai mené t 18 de travail de terrain intensif et multi-situé à la Nouvelle-Orléans. Mon travail est centré sur l’expérience des populations vulnérables, en particulier des personnes touchées par un handicap psychique préexistant, lors de Katrina et pendant toute la période de reconstruction qui suivit. Cette recherche a été financée grâce à une subvention de l’Agence Nationale de la Recherche (ANR-07-BLAN-0008-2). Je remercie S. Bordreuil pour mainte discussion concernant cette recherche.[↩]
- M. Gaille, S. Laugier, S. Chavel, “Au-delà du risque”, 2014.[↩]
- Il s’agit d’une théorie partielle de la justice, parce qu’elle définit un seuil minimum de droits que tous les gouvernements devraient fournir, mais sans aborder ce que la justice requiert une fois que ce seuil soit atteint. M. Nussbaum, Frontiers of justice: Disability, nationality, and species membership Harvard U. Press, 2006b.[↩]
- Ce sens tragique de la catastrophe parcourt tout le travail de Martha Nussbaum sur la politique et les émotions.[↩]
- J. Boyden, “Hurricane Katrina as a Providential Catastrophe”. In R. Huret, R. Sparks (eds), Hurricane Katrina in Trans-Atlantic Perspective, LSU Press, 2014.[↩]
- Un typhon qui engloutit des atolls isolés dans le Pacifique peuplés uniquement de non-humains n’entre pas dans ce qui est communément appelé catastrophe, bien que des formes non-humaines de vie soient touchées. La dégradation d’îles du Pacifique par des tests nucléaires et les dommages infligés par des typhons à des îles peuplées entrent dans le champ des catastrophes, que ces événements soient délimités dans le temps ou qui s’étendent sur plusieurs générations, comme une exposition à long terme à des rayonnements et la perte d’un monde de vie.[↩]
- Dans les cas complexes où plusieurs urgences se superposent, par exemple dans la réaction en chaîne d’une catastrophe naturelle, d’un conflit ethnique et de déplacements de masse (par exemple, le tsunami au Sri Lanka, où la présence d’aide humanitaire a relancé la guerre civile), les organisations de secours ne font en général rien face à la détresse des personnes atteintes de troubles psychiatriques (Lovell 2013a). Le tremblement de terre de Hanshin 1995 au Japon a engendré un mouvement populaire novateur défendant les droits des personnes handicapées en réaction aux inégalités de traitement entre les personnes atteintes ou non d’un handicap K. Nakamura, “Disability, destitution, and disaster: surviving the 1995 Great Hanshin Earthquake in Japan”. Human Organization 68(1):82-88, 2009). A ma connaissance, cependant, de tels mouvements sont rares.[↩]
- S. Laugier, “Care : Ethics as a politics of the ordinary”, nd.[↩]
- La littérature féministe sur le care est trop vaste pour résumer ici. Voir cependant P. Molinier, S. Laugier, and P. Paperman, Qu’est-ce que le care? Souci des autres, sensibilité, responsabilité. Payot, 2009.[↩]
- Das 2014, p. 18.[↩]
- Sur l’histoire, les définitions et les usages sociaux de cette notion voir G. Lachenal, C. Lefève, V.-K. Nguyen, “Le triage en médecine, une routine d’exception”. In La Médecine du Tri. Histoire, éthique, anthropologie. G. Lachenal, C. Lefève, and V.-K. Nguyen, eds. Pp. 1-25, PUF, 2014.[↩]
- Le degré de préparation à la catastrophe et la réponse apportée à Katrina sont typiquement considérés comme des conséquences du néo-libéralisme, ce dont la théorie du capitalisme du désastre apporte la formulation la plus radicale (N. Klein, The shock doctrine: The rise of disaster capitalism, Macmillan, 2007). Une telle analyse évacue toute idée d’agency (sauf pour une petite élite puissante), ainsi que la complexité qu’il y a derrière l’incommensurabilité de chaque catastrophe (L. Centemeri, “Reframing problems of incommensurability in environmental conflicts through pragmatic sociology. From value pluralism to the plurality of modes of engagement with the environment”. Environmental Values. <10.3197/096327114X13947900181158>. <hal-01015992>), que je retrouve dans mes propres conclusions. Beaucoup d’autres auteurs attribuent la manière dont la Nouvelle-Orléans a été abandonnée pendant l’ouragan Katrina à des facteurs raciaux ( par ex, M. E. Dyson, Come Hell or High Water: Hurricane Katrina and the Color of Disaster, Basic Books, 2006). Il faut prendre en compte, entre autre, la complexité des rapports entre le gouvernement fédéral et les Etats, en particulier les doctrines des « droits des Etats » et le principe juridique du posse comitatus (non ingérence de l’armée dans les affaires des Etats) qui entrent en jeu dans chaque désastre ; ainsi que l’énorme déséquilibre, au sein du département fédéral responsable de l’assistance dans les catastrophes, en faveur de la biosécurité et de l’anti-terrorisme. Voire R. Huret, Katrina, 2005: l’ouragan, l’État et les pauvres aux États-Unis. Paris: EHESS, 2010.[↩]
- Lachenal et alii, 2014.[↩]
- Leichter-Flack analyse le cas tragique du Memorial Hospital, un établissement privé à la Nouvelle Orléans pour lequel les propriétaires n’ont pas envoyé de secours pour les sinistrés pendant cinq jours, alors que d’autres hôpitaux étaient en cours d’évacuation. (F. Leichter-Flack, “De l’état d’exception de l’urgence collective au rationnement invisible des politiques de santé publique. Enjeux d’un «continuum du triage»”. In Lachenal et alii, op cit., 67-77.) Dans le cas du Memorial, des médecins ont classé dans la catégorie « ne pas réanimer » (Do Not Resuscitate), contre les protocoles préexistants, et euthanasié huit patients, dont un dans un état stable qui, en raison de son obésité et hémiplégie, a été considéré par les médecins comme ne pouvant pas être transporté jusqu’à l’héliport sur le toit (A.M. Lovell, “Debating life after disaster: charity hospital babies and bioscientific futures in post-Katrina New Orleans”. Medical Anthropology Quarterly 25(2):254-77, 2011). Dans d’autres hôpitaux et services médicaux, il n’y avait aucun protocole préexistant, ou ils étaient contradictoires, en particulier pour ce qui est de savoir qui répond aux critères d’évacuation médicale avant l’ouragan ou pour des besoins spéciaux en cas d’abri sur place. (Lovell 2013a, US Congress, A Failure of Initiative: The Final Report of the Select Bipartisan Committee to Investigate the Preparation for and Response to Hurricane Katrina. 2006. http://www.nola.com/katrina/pdf/mainreport.pdf).[↩]
- Sur la notion de script appliquée au care dans un cadre formel, voir E. S. Carr, Scripting addiction: The politics of therapeutic talk and American sobriety. Princeton U. Press, 2010..[↩]
- Par le color line, W.E.B Du Bois désignait la frontière physique et géographique de la ségrégation raciale uniquement uniquement dans le sens premier de sa notion. Je l’utilise ici pour désigner une ligne virtuelle de l’interaction sociale. (W.E.B. DuBois, The Souls of Black Folk, OUP Press, 1903/2008). Franchir cette ligne invisible pour sauver la vie d’un autre ou pour demander soi-même de l’aide demandait du courage, à l’époque de Katrina, et cette difficulté continue à menacer des vies noires aujourd’hui, de la Floride à Ferguson. Les récits oraux que j’ai recueillis relatent nombre d’incidents de ce genre, que le care ne suffit pas toujours à surmonter. Dans un exemple notoire très souvent répété, le shérif (blanc) d’une ville de l’autre côté du Mississippi avait brandi une arme pour stopper l’accès par un pont que cherchait à traverser toute une troupe de personnes âgées et des malades fuyant les inondations, dont certains en fauteuil roulant et accompagnés par des travailleurs de santé bénévoles. http://www.npr.org/templates/story/story.php?storyId=4855611[↩]
- Je décris le cas de Marva dans Lovell 2013b.[↩]
- J. C. Tronto, Moral boundaries: A political argument for an ethic of care, Psychology Press, 1993 ; S. Sevenhuijsen, Citizenship and the ethics of care: Feminist considerations on justice, morality, and politics. Psychology Press, 1998.[↩]
- Je me réfère ici à un vaste travail critique, allant des chercheurs postcoloniaux comme Talal Asad et Veena Das aux analystes politiques contemporains de Judith Butler.[↩]
- A. M. Lovell, “’God isn’t finished with this city yet”: disputing Katrina-related deaths in post-disaster New Orleans’”. In: V. Das, C. Han, Living and Dying in the Contemporary World: A Compendium. California Press, sous presse, 2015.[↩]
- Lovell, 2011.[↩]
- S. Colen, « ‘Like a mother to them’: Stratified reproduction and West Indian childcare workers and employers in New York ». In : F. Ginsberg, R. Rapp (eds), Conceiving the new world order: The global politics of reproduction, 78-102, 1995.[↩]
- Centemeri (2014).[↩]
- Sur le sacrifice, voir A.M. Lovell, Madness and the Time of Disaster, Ch. 7, à paraître. Sur le green-dotting, voir A. Lovell, S. Bordreuil, V. Adams, « Public Policy and Publics in Post-Katrina New Orleans: How Critical Topics Circulate and Shape Recovery Policy. Kroeber Anthropological Society 100 (1): 104-128, 2011.[↩]
- V. Pupavac, « Global disaster management and therapeutic governance of communities he End of the Development-Security Nexus? The Rise of Global Disaster Management, 81, pp. 92-93, 2012.[↩]
- Je ne fais pas référence ici à la notion tragique de la catastrophe au sens où l’utilise Nussbaum, c’est-à-dire dans le sens du malheur, d’une souffrance inattendue qui tombe sur un individu. Par ex., M. Nussbaum, The fragility of goodness: Luck and ethics in Greek tragedy and philosophy. Cambridge U. Press, 2011.[↩]
- « Si les capabilités doivent être utilisées pour proposer une conception de la justice sociale, elles devront manifestement être précisées, ne fût-ce que d’une manière ouverte et modeste que j’ai esquissée [dans la liste des capabilités humaines centrales]. Soit une société a une conception de la justice de base soit elle n’en a pas. Si elle en a une, nous devons savoir ce qu’elle contient, et quelles sont les opportunités et les libertés qui doivent être données comme droits fondamentaux de tous les citoyens. On ne peut pas avoir une conception de la justice sociale qui dit, tout simplement, ‘Tous les citoyens ont droit à la liberté entendue comme capabilité’ ». M. Nussbaum, « Capabilities as fundamental entitlements: Sen and social justice”, Feminist economics, 2/3, p. 46, 2001.[↩]
- Nussbaum, 2001, p. 35.[↩]
- P. Redfield, Life in Crisis: The Ethical Journey of Doctors without Borders, California Press, 2013, p. 174.[↩]
Anne Lovell est anthropologue, directrice de recherche à l'INSERM (CERMES3), elle travaille notamment sur les processus psychothérapeutiques, l'anthropologie sociale et de la médecine.