Comment définir la vulnérabilité ? L’apport de Robert Goodin
Cet article a été initialement publié au sein du dossier “Grammaires de la vulnérabilité” dirigé par Sandra Laugier.
Que ce soit dans la philosophie morale et politique contemporaine ou dans les sciences sociales, la catégorie de vulnérabilité semble aussi souvent utilisée que rarement définie. Ce paradoxe constitue l’une des raisons pour lesquelles on a pu lui adresser l’objection d’être une « notion éponge », au sens bachelardien du terme[1]. Une telle objection nous semble révélatrice des difficultés suscitées par les usages de plus en plus nombreux de la notion de vulnérabilité, mais dommageable dans la mesure où elle peut aller de pair avec le refus de considérer ce que cette catégorie peut cristalliser d’intuitions fécondes et présager de remaniements théoriques importants, notamment dans les champs de la philosophie morale et politique. Dans cette contribution, nous souhaitons y apporter quelques éléments de réponse en examinant la définition analytique de la catégorie de vulnérabilité élaborée par Robert Goodin. Dans son livre Protecting the Vulnerable[2], Goodin développe une conception de la vulnérabilité dont l’intérêt réside dans l’accent mis sur le caractère relationnel de celle-ci. Cette conception peut permettre de préciser la signification de cette catégorie, mais également de résoudre un certain nombre d’apories relatives au statut de la vulnérabilité. Elle permet ainsi de dépasser la question de savoir si la vulnérabilité doit être comprise comme naturelle ou sociale, et de la reconnaître comme un fait de condition, susceptible de variations en fonction des contextes relationnels et sociaux dans lesquelles elle se manifeste. Comme nous le montrerons cependant, elle soulève également des questions auxquelles il n’est pas sûr qu’une approche purement analytique ait les moyens de répondre.
La vulnérabilité comme fondement de nos obligations morales
La réflexion de Goodin s’inscrit dans le cadre d’une réflexion sur les fondements et la nature de nos obligations morales et s’adosse au constat selon lequel les obligations spéciales que nous avons à l’égard de nos proches font souvent obstacle à la reconnaissance de nos obligations envers ceux qui sont loin de nous et que nous ne connaissons pas. Non seulement les obligations spéciales sont généralement considérées comme plus exigeantes que nos devoirs généraux – elles incluraient des devoirs positifs plutôt que des devoirs négatifs ; mais en outre, il semble admis que, en cas de conflit, elles doivent être considérées comme prioritaires. Comme le souligne Goodin, « le devoir, plus encore que la charité bien ordonnée, commence à sa porte[3]. » C’est un tel « particularisme » que Goodin entend remettre en cause en soutenant l’idée que les obligations spéciales ne se distinguent pas essentiellement des devoirs généraux. Cette démarche vise moins à dénier la force de nos obligations spéciales, qu’à montrer d’une part que la priorité que nous leur accordons est infondée, et d’autre part que nos devoirs généraux sont tout aussi exigeants. Comme l’écrit Goodin,
ce que je voudrais essayer de faire, c’est de prendre à rebours nos intuitions concernant nos responsabilités spéciales. En d’autres termes, j’essayerai de montrer que ces responsabilités n’ont rien de particulièrement spécial. Non pas pour dire qu’elles ne sont que les instanciations de devoirs plus généraux. Mais au contraire pour affirmer que les deux types de devoirs dérivent fondamentalement du même type de considération morale[4].
L’enjeu de cette réévaluation conjointe est de montrer que les raisons qui nous conduisent à considérer nos obligations spéciales comme incontournables sont également valables quand on considère les obligations générales qui sont les nôtres vis-à-vis des autres lointains. À terme, il s’agit de réévaluer nos responsabilités sociales et de fournir une justification morale à l’État social, que Goodin considère comme « le principal mécanisme au travers duquel nous honorons la responsabilité collective que nous avons de protéger nos concitoyens vulnérables[5] ».
C’est dans ce cadre que Goodin élabore ce qu’il appelle « le modèle de la vulnérabilité », qu’il oppose au « modèle de la volonté[6] ». En effet, la justification la plus courante de la priorité accordée aux obligations spéciales repose sur l’idée selon laquelle ces obligations dériveraient d’un accord volontaire, explicitement passé entre les individus, et plus spécifiquement de la promesse donnée. C’est en raison du fait qu’ils auraient volontairement contracté des obligations que les individus ne pourraient se dérober à leurs obligations spéciales. Après avoir montré qu’un tel modèle ne parvient pas à rendre compte des obligations que nous avons à l’égard de nos proches, collègues, membres de la famille et amis notamment[7], Goodin propose de substituer à ce modèle un autre modèle de justification de nos engagements : le modèle de la vulnérabilité. Selon ce modèle, que Goodin juge plus englobant, la force de nos obligations dérive du degré auquel les autres sont vulnérables à nos actions ; ce n’est ni la force de l’attachement ni non plus le fondement volontaire de la relation qui crée la responsabilité mais la position de vulnérabilité d’un individu à nos actions. Comme le résume Goodin,
ce qui est crucial de mon point de vue est le fait que les autres dépendent de nous. Ils sont particulièrement vulnérables à nos actions et à nos choix. Telle est, selon moi, la véritable source de toutes les responsabilités spéciales traditionnelles que nous reconnaissons si volontiers. La considération de cette vulnérabilité qui rend nos obligations envers nos familles, amis, clients et compatriotes si forte peut également donner naissance à des responsabilités similaires envers des groupes de personnes bien plus larges, avec lesquelles nous n’entretenons pas de relations spéciales du genre de celles qui sont traditionnellement envisagées[8].
Une conception relationnelle de la vulnérabilité : entre exposition et dépendance
Notre but ici est moins de déterminer la capacité du « modèle de la vulnérabilité » à fonder une notion plus large et exigeante de responsabilité sociale, que d’interroger la définition de la vulnérabilité que Goodin propose dans le cadre de son élaboration. Cette définition constitue en effet l’une des rares tentatives pour fixer de manière rigoureuse la signification de cette catégorie. En insistant sur le caractère relationnel de la vulnérabilité, elle permet en outre de la distinguer de la faiblesse et de la fragilité. Enfin, comme on essaiera de le montrer dans la dernière section, elle contient en puissance une distinction entre deux niveaux de la vulnérabilité dont l’explicitation nous semble importante dans le cadre d’une interrogation sur les manières moralement appropriées de prendre en compte et de répondre à la vulnérabilité.
Goodin commence par rappeler la définition de la vulnérabilité donnée par le dictionnaire, qui la définit en référence à une situation d’exposition corrélée à la possibilité d’un tort ou d’un dommage : « conceptuellement, écrit-il, la vulnérabilité est essentiellement le fait d’être exposé à la menace d’un dommage[9]. » Il introduit ensuite deux précisions relatives à cette définition générique. La première est que la catégorie de vulnérabilité renvoie à une notion de possibilité ou de probabilité. La vulnérabilité implique en effet un élément d’imprévisibilité objective ou au moins d’incertitude subjective, renvoyant à la probabilité d’un événement ou d’une action. La part d’imprévisibilité dont Goodin souligne l’importance se comprend principalement en référence à une liberté d’action à laquelle l’individu est exposé et qu’il ne peut, par définition, complètement contrôler. Autrement dit, elle dérive du fait que la vulnérabilité se comprend plus généralement en référence à l’action d’un agent. Telle est la seconde précision apportée par Goodin : « la vulnérabilité implique qu’il y ait un agent (réel ou métaphorique) capable d’exercer un choix effectif (réel ou dans le cas du volcan endormi, métaphorique) de causer ou d’éviter de causer un dommage[10]. » En parlant d’agent métaphorique, Goodin entend inclure dans la classe des facteurs de la vulnérabilité certains phénomènes naturels. S’il n’est pas possible d’imputer une capacité de choix à la nature, il considère en effet que le caractère aléatoire et non complètement déterminable de certains phénomènes naturels justifie que l’on parle de vulnérabilité aux phénomènes naturels, comme si la nature désignait un agent doté de volonté. L’analogie est alors justifiée par la dimension seulement probable de l’évènement naturel et de ses conséquences, qui constitue ainsi le critère principal d’usage de la catégorie.
Parce qu’elle est ainsi liée à l’action d’un agent comme un effet à sa cause, la vulnérabilité apparaît comme une catégorie relationnelle : un individu sera dit vulnérable sur un certain plan et en référence à une certaine action, ce que Goodin précise en indiquant que, chaque fois que l’on parle de vulnérabilité, il convient de préciser ce qui en est l’objet – vulnérabilité de quoi – et ce qui en est l’agent ou la cause – vulnérabilité à quoi. Ainsi, « le passager d’une compagnie aérienne est dépendant de ou vulnérable à son pilote pour sa sécurité physique durant le temps du vol ; un débiteur est dépendant de ou vulnérable à son créditeur pour l’emprunt effectué pour l’achat de sa maison etc. » Dans ces exemples, la vulnérabilité est déterminée dans une double référence à son objet (la sécurité physique, la sécurité économique) et à son agent ou à sa cause (le pilote, le créditeur). De plus, elle apparaît comme étant fonction de deux caractéristiques de la relation : d’une part, celle-ci est inévitable, au sens où le sujet ne peut, au moins temporairement, s’y soustraire ; d’autre part elle est asymétrique, au sens où les membres de la relation ne disposent pas des mêmes capacités d’action. Ainsi, la vulnérabilité se fonde sur une relation de dépendance unissant deux ou plusieurs sujets et est susceptible de varier en fonction de leurs capacités d’action respectives et notamment de leur pouvoir d’agir les uns sur les autres. En suivant Goodin, on peut donc la définir comme un état du sujet, fondé dans une relation de dépendance et d’exposition, et dont les variations sont fonction de deux facteurs, qui, pris ensemble, déterminent le rapport des pouvoirs ou capacités d’agir en présence : les capacités ou ressources de l’individu dépendant ou exposé d’un côté et le pouvoir d’agir sur lui dont dispose l’agent, réel ou métaphorique, dont il dépend ou auquel il exposé de l’autre.
Le premier intérêt d’une telle définition vient du fait qu’elle met en évidence la structure relationnelle de la vulnérabilité : la vulnérabilité ne peut être réduite à une propriété individuelle, elle est fonction d’une relation, de son caractère plus ou moins inévitable d’une part – c’est en ce sens que la vulnérabilité inclut la notion de dépendance – et du rapport de pouvoir dont elle est le lieu – c’est en ce sens qu’elle renvoie à une situation d’exposition. C’est en raison de cette dimension immédiatement relationnelle qu’on peut distinguer la vulnérabilité de notions proches telles que la fragilité ou la faiblesse. Ces dernières permettent en effet de décrire, sur un mode privatif, un état interne de l’individu ; elles renvoient à la question des ressources ou du pouvoir propre dont un individu dispose ou plus généralement, ne dispose pas, pour se maintenir dans un certain état. À l’inverse, la catégorie de vulnérabilité implique que l’on déplace la focale de la considération de l’individu et de ses capacités individuelles à celle du réseau relationnel dans lequel il s’inscrit et des types de rapports qu’il entretient avec ce qui l’entoure. Elle caractérise donc plutôt un individu en situation et ne se laisse déterminer qu’à l’examen de cette situation : elle renvoie autant à ce avec quoi l’individu est en relation qu’aux ressources ou capacités dont il dispose dans une telle configuration.
Cette précision ne signifie pas que la vulnérabilité ne trouve pas sa condition de possibilité dans certaines propriétés individuelles des êtres qui peuvent dits vulnérables. Goodin aborde ce point brièvement à travers la question de l’objet de la vulnérabilité, soit ce qui peut être affecté chez l’être dit vulnérable. À cette question, il répond en invoquant les notions larges d’intérêt et de bien-être, précisant que « quelle que soit la manière dont on fait varier la signification de la notion d’intérêt, les vulnérabilités auxquelles nous pensons doivent s’étendre à la sensibilité physique aussi bien que psychologique des individus[11] ». La vulnérabilité n’est donc pas restreinte à une vulnérabilité de type corporelle, mais s’étend à l’être dans sa totalité, dont on comprend que l’identité propre peut également être blessée. Si Goodin n’approfondit pas ce point, sa remarque permet ainsi de comprendre que les êtres qui peuvent être dits vulnérables sont d’une part ceux qui sont susceptibles d’être affectés et de réagir à une telle affectation, soit les êtres qui disposent d’un degré de sensibilité et d’ouverture à une extériorité ; et d’autre part des êtres susceptibles d’être affectéssur le mode de l’altération ou de la perturbation, ce qui suppose que, tout en étant ouverts à une extériorité, ils disposent d’une forme minimale d’intégrité, dont la remise en question ferait obstacle à la poursuite de l’activité. Il semble ainsi que tous les êtres vivants, dans la mesure où ils possèdent ces propriétés, puissent se trouver dans une situation de vulnérabilité. C’est ce que Goodin souligne dans son dernier chapitre[12], après avoir dégagé le type de responsabilité qui dérive de la vulnérabilité et la manière dont ces responsabilités peuvent être distribuées. La question qu’il soulève, éclairant les présupposés anthropologiques ou ontologiques de son enquête normative, consiste à savoir si, plutôt qu’à justifier la protection des vulnérables, la théorie morale ne devrait pas plutôt tenter de dégager les modalités d’un devenir invulnérable. Une telle alternative lui semble devoir être examinée en réponse à une objection, formulée dans un contexte un peu différent par Gerald Cohen[13], qui reprocherait à sa perspective de se contenter de soigner le symptôme, la vulnérabilité, sans pour autant chercher à éradiquer l’origine du mal, ce qui la cause : plutôt qu’à justifier qu’on protège les vulnérables, la théorie morale ne devrait-elle pas justifier qu’on cherche à l’éradiquer ?
De l’irréductibilité à l’ambivalence de la vulnérabilité
Cette question est l’occasion pour Goodin de remettre en perspective sa définition initiale et de suggérer que celle-ci doit se comprendre comme la spécification d’une conception plus large de la vulnérabilité, entendue cette fois en un sens anthropologique. Goodin remarque en effet que, si l’on en reste à sa définition de la vulnérabilité comme exposition à un dommage probable dans le cadre d’une relation de dépendance et qu’on lui accorde la thèse défendue selon laquelle la vulnérabilité engendre des responsabilités comparables à nos responsabilités spéciales, on pourrait légitimement vouloir éradiquer la vulnérabilité. Une telle éradication passerait alors par le fait de garantir aux individus la possibilité de pouvoir sortir d’une relation de manière à n’en jamais dépendre absolument et par le fait de lutter contre les relations de pouvoir à ce point asymétriques qu’elles constituent des occasions d’exploitation[14]. Mais, dans l’hypothèse où l’on accorderait la possibilité pratique d’un tel rééquilibrage des pouvoirs, pourrait-on pour autant dire que les sujets auraient atteint un état d’invulnérabilité ? La réponse de Goodin à cette question est négative et permet de comprendre les raisons pour lesquelles il n’est pas possible d’en rester à la définition étroite de la vulnérabilité qu’il a d’abord élaborée. L’argument avancé par Goodin pour écarter la possibilité de l’invulnérabilité est formulé en deux temps et permet d’éclairer la distinction entre fondements et facteurs de la vulnérabilité. En effet, après avoir considéré dans le cadre de sa première définition de la vulnérabilité que l’exposition et la dépendance fonctionnaient comme des facteurs de la vulnérabilité, Goodin suggère que l’exposition et la dépendance doivent également être comprises comme les fondements ou les conditions de possibilité d’une forme minimale et irréductible de vulnérabilité.
Dans sa réponse à Cohen, Goodin commence par examiner le caractère naturel ou socialement produit de la vulnérabilité. Relayant une opinion commune, Goodin remarque que ce que nous identifions spontanément comme des formes « naturelles » de vulnérabilité semblent impossibles à éradiquer, précisément parce qu’elles apparaissent comme naturelles, autrement dit comme relevant d’un donné immuable, et non comme étant fonction de nos relations aux autres. Comme il l’écrit,
à première vue, il semble que [nos dépendances et vulnérabilités ne proviennent pas simplement du pouvoir qu’ont les autres de nous affecter]. Les circonstances qui rendent les gens vulnérables et dépendants sont, de manière paradigmatique, des incapacités physiques et psychologiques. Dans un sens, ces états sont des états clairement « naturels » plutôt que « sociaux » : ils renvoient à des dimensions objectives de la constitution mentale et physique des individus, plutôt qu’à des caractéristiques socialement construites[15].
Les figures de l’enfant, de la personne âgée ou de la personne handicapée sont alors convoquées : dans ces cas là, tout semble indiquer que leur vulnérabilité dérive d’incapacités internes plutôt que d’une quelconque relation à leur environnement naturel ou social. Toutefois Goodin ne s’en tient pas à cette reprise du sens commun. Certes, celle-ci constituerait la base d’une réponse possible à l’objection de Cohen. Toutefois, elle se fonde sur une conception de la vulnérabilité qui s’oppose directement à la conception relationnelle que Goodin a d’abord défendue. C’est pourquoi il esquisse une seconde réponse possible à l’objection, qui contient les éléments d’une critique de cette conception naturaliste et individualiste de la vulnérabilité.
Si la vulnérabilité est irréductible selon Goodin, ce n’est pas tant dans la mesure où elle renverrait à la condition naturelle des individus. Une telle conception comporte d’abord le risque de nous exonérer de toute responsabilité dans la prise en charge de la vulnérabilité ; elle est donc moralement problématique. Mais surtout elle se fonde sur ce que l’on pourrait appeler, en suivant Charles Taylor[16], une ontologie sociale atomiste qui, tout en ayant le sens commun pour elle, demeure aveugle au rôle du contexte relationnel et social dans l’émergence de la vulnérabilité. Comme le souligne Goodin, il est inexact de considérer que le handicap mental ou les maladies organiques par exemple relèvent purement et simplement d’« incapacités naturelles ». S’appuyant sur des travaux de psychologie sociale, il souligne le rôle que joue l’environnement social et interpersonnel dans le vécu de telles expériences et la manière dont ce dernier peut encourager l’impuissance ou au contraire rendre possible l’activité, déterminant ainsi en grande partie ce qui est considéré et vécu comme une incapacité[17]. Goodin entreprend ainsi de tracer une voie médiane entre une conception naturaliste et individualiste de la vulnérabilité, qui rabattrait cette dernière sur la faiblesse ou l’incapacité, et une conception radicalement constructiviste de la vulnérabilité, qui la réduirait à un effet de contexte indépendant des propriétés internes des individus. Selon cette position médiane, il existe certes des propriétés individuelles susceptibles de déterminer des états de fragilité ou d’impuissance prédisposant à la vulnérabilité ; mais si elles rendent effectivement possible la vulnérabilité, ces propriétés ne suffisent pas à la définir entièrement car la vulnérabilité, tant du point de vue de sa possibilité que du point de vue de ses manifestations particulières, demeure liée à un contexte relationnel : on n’est jamais vulnérable dans l’absolu ou dans la solitude et la manière dont on est inscrit dans un contexte relationnel rend compte de la manière dont la vulnérabilité s’actualise et s’accroît. Goodin semble ainsi chercher à défendre ici un constructivisme modéré, selon lequel « la dépendance et la vulnérabilité sont créées, formées ou maintenues au moins en partie par les arrangements sociaux existants[18]. » Le « en partie » souligne bien la double condition de possibilité de la vulnérabilité, qui ne vaut que pour un individu en relation, et la double causalité susceptible de rendre compte de ses variations, qui réside à la fois dans les propriétés internes du sujet et dans l’action de l’environnement avec lequel il est en relation.
L’enjeu d’un tel constructivisme n’est donc pas de nier que des différences de capacités puissent prédisposer à la vulnérabilité. Il vise plutôt à souligner le point auquel l’environnement relationnel et social en constitue un facteur central, dès lors qu’il peut modifier l’amplitude, la signification et les implications pratiques de ces incapacités et contribuer ainsi à les forger. C’est pourquoi ce qu’il importe de déterminer dans la considération d’une vulnérabilité est peut-être moins ce qui, chez l’individu, en serait la cause que la manière dont l’individu et ses caractéristiques sont perçus, traités et forgés dans et par un environnement donné. Toute tentative pour rendre compte de la vulnérabilité par le biais de la considération unique de l’individu vulnérable serait tronquée et par conséquent défectueuse. C’est ce que Goodin souligne en prenant l’exemple du handicap : ce qui constitue un handicap dans un contexte social donné car rien ne permet à l’individu d’agir normalement dans ce contexte peut cesser d’être un obstacle et donc un handicap dans un autre contexte social. Ce qui est expérimenté par un individu comme une incapacité dépend en partie de sa perception, de celle des autres et des ressources sociales et matérielles qui lui permettent d’agir. Cet argument a été souvent mobilisé dans les travaux portant sur le handicap[19], dont Goodin se fait ici l’écho, remarquant que « l’incapacité à monter des escaliers cesse d’être un handicap si l’ensemble des bâtiments sont équipés de rampes d’accès. » Mais selon Goodin, un tel argument ne vaut pas simplement pour le handicap et peut être généralisé : « la même chose peut être soutenue concernant les dépendances visiblement naturelles […] liées à l’enfance, la grossesse ou le grand âge. Quand bien même il s’agit là d’états inévitables et immuables, les désavantages sociaux qui leur sont attachés peuvent évidemment varier en fonction des choix d’une société[20]. »
On comprend en quoi cette conception de la vulnérabilité permet de soutenir la thèse de Goodin selon laquelle la vulnérabilité engage notre responsabilité. Si tel est le cas, c’est certes parce que ne pas répondre à une situation de vulnérabilité alors que nous pourrions le faire consiste à l’accroître par négligence. Mais c’est également parce que la vulnérabilité dépend elle-même d’arrangements sociaux existants sur lesquels il est possible d’agir. Toutefois la critique adressée par Goodin à une conception entièrement naturaliste et individualiste de la vulnérabilité, si elle permet de justifier que l’on porte attention aux situations de vulnérabilités et qu’on œuvre dans le sens d’une réponse et d’une réduction de la vulnérabilité, semble faire resurgir l’objection de Cohen avec plus de force encore. Si l’un des facteurs principaux de la vulnérabilité est d’ordre social, n’est-il pas préférable, encore une fois, de viser une éradication de la vulnérabilité plutôt que sa réduction ? Goodin pourrait faire valoir ici l’argument selon lequel la reconnaissance du caractère partiellement construit de la vulnérabilité ne signifie pas que les arrangements sociaux dont elle dépend soient immédiatement accessibles à la volonté ou entièrement malléables. Mais la direction qu’il emprunte est différente et se rapproche davantage d’un argument anthropologique. La raison pour laquelle la vulnérabilité relève d’une donnée fondamentale ou irréductible, selon lui, vient du fait que, si on peut réduire l’exposition aux dommages que l’autre peut me faire subir, on ne peut mettre fin aux relations de dépendance et d’interdépendance qui m’unissent nécessairement à l’environnement social et naturel. Autrement dit, dans la mesure où l’accroissement de la vulnérabilité est fonction de l’exposition à un pouvoir susceptible d’occasionner un dommage, elle peut effectivement être réduite, soit par le biais d’une réduction de l’asymétrie des pouvoirs, soit par le biais d’une protection garantie au plus vulnérable quand l’idéal d’une relation symétrique ne peut être atteint. Mais dans la mesure où elle est aussi fonction d’une exposition et d’une dépendance à autrui et à l’environnement avec laquelle il n’est pas possible de rompre, la vulnérabilité relève d’un fait irréductible et l’invulnérabilité d’un objectif impossible à atteindre.
Ce que Goodin suggère ainsi, c’est que la dépendance et l’exposition, susceptibles de varier en intensité et en amplitude en fonction des capacités et des ressources des individus, interviennent certes au titre de facteur dans l’accroissement de la vulnérabilité. Mais plus profondément, la dépendance et l’exposition sont à comprendre comme les fondements d’une vulnérabilité qu’il n’est pas possible de réduire totalement sans remettre en cause les conditions même de la vie humaine, sans sortir de ce qu’on pourrait appeler la forme de vie humaine. En effet, supprimer cette vulnérabilité fondamentale requerrait qu’on annule la dimension relationnelle de la vie humaine, que l’on en outrepasse les limites propres. Ainsi, la relation à l’autre, se modulant de la dépendance de l’enfant vis-à-vis de ses parents à l’interdépendance entre collègues ou concitoyens, étant la règle, la vulnérabilité serait elle-même inévitable. Avec ce constat, c’est l’opposition entre vulnérabilité naturelle et vulnérabilité sociale qui s’estompe au profit de la considération de la condition d’emblée relationnelle des êtres humains, qui permet de reconnaître l’influence des arrangements sociaux existants dans les variations de la vulnérabilité, sans pour autant encourager l’idée que la vulnérabilité pourrait être entièrement résorbée à la condition qu’une volonté politique de transformation sociale soit présente. Goodin ne s’engage certes pas sur la voie d’une interrogation de l’idée de vulnérabilité fondamentale, mais c’est une telle idée qui ressort de la manière dont il rejette en définitive la possibilité d’un monde sans vulnérabilité.
Il remarque ainsi que « l’invulnérabilité absolue est un idéal impossible à atteindre », car elle renvoie à une condition d’autosuffisance ou d’autarcie que nul être humain ne peut atteindre : « nous devons faire avec l’interdépendance[21] ». Or, l’interdépendance induit nécessairement une forme minimale de vulnérabilité, ici comprise dans un sens étendu comme simple possibilité d’être affecté, plutôt que comme exposition à la possibilité d’un dommage. Paradoxalement, cette forme minimale de vulnérabilité est d’autant plus présente selon Goodin que la relation implique la confiance et donc le fait de s’en remettre volontairement à la liberté de l’autre. Comme il le souligne, « les gens se rendent volontairement vulnérables à différentes personnes, pour différentes raisons. Et réflexion faite, nous devons admettre qu’il est moralement convenable qu’ils le fassent[22]. » C’est ce qu’illustrent selon lui les relations personnelles d’amour ou d’amitié aussi bien que des formes plus impersonnelles et larges de relations comme les relations commerciales. Dans ces cas là, les individus se placent volontairement dans une position de vulnérabilité au sens où les actions de l’autre peuvent les affecter. Une telle position semble constituer la condition de la relation dont l’instauration implique qu’on accepte de se rendre vulnérable aux actions d’un autre. Elle peut également, comme dans le cas des relations affectives, être une condition de la valeur que nous lui attribuons, raison pour laquelle Goodin souligne que « toute dépendance n’est pas nécessairement indésirable ». Accepter de dépendre d’autrui, de pouvoir être affecté par lui, et de ne pas pouvoir garantir a priori et de manière certaine que ses actions seront toujours conformes à notre intérêt ou à notre bien-être, peut même constituer une condition pour que s’instaure une confiance durable. Comme le souligne Goodin en citant un article de Wilson : « un monde dans lequel personne n’aurait de pouvoir sur un autre, dans lequel personne ne serait vulnérable à l’autre, un monde dans lequel les individus agiraient uniquement sous la contrainte ou rationnellement, serait un monde dépourvu d’amour, un monde inhumain[23]. »
Ces remarques permettent ainsi de cerner une dernière propriété de la vulnérabilité : relationnelle, irréductible, elle est également éminemment ambivalente. Toutes les formes de vulnérabilité ne se valent pas et toutes ne commandent pas le même type d’évaluation et de réponse. Il semble ainsi qu’il faille reconnaître le caractère fondamental d’une certaine forme de vulnérabilité, liée au fait de l’interdépendance et à l’exposition minimale à l’autre dont elle s’accompagne. C’est à cette forme fondamentale de vulnérabilité qu’il est possible d’attribuer une ambivalence essentielle : elle peut en effet être désirable dans la mesure où elle rend possible certains types de relations et conditionne parfois leur valeur, mais elle est également ce qui rend possible la mise en question de notre intégrité. C’est de ce destin négatif ou problématique de la vulnérabilité dont témoigne une seconde forme de vulnérabilité, la principale que Goodin ait en vue dans son livre.
Bien que cette distinction ne soit pas explicitée par Goodin, elle permet de comprendre la conclusion de son argumentation, qui se clôt sur l’énoncé d’une thèse anthropologique assortie de deux impératifs moraux de type conséquentialiste : dans la mesure où l’invulnérabilité est un idéal inaccessible, nous avons premièrement le devoir de prévenir l’apparition de formes de vulnérabilités pouvant donner lieu à l’exploitation, et deuxièmement le devoir de protéger les personnes vulnérables[24]. Pour Goodin, ces deux principes moraux constituent des justifications possibles aux politiques de l’État social : l’inévitable interdépendance des citoyens, qui peut aller de pair avec leur plus ou moins grande exposition à des dommages causés mutuellement, rend compte de l’importance morale de telles politiques et permet de comprendre en quoi elles sont normativement supérieures à des politiques de mise en responsabilité individuelle. Ces dernières demeurent en effet aveugles à la vulnérabilité qui dérive nécessairement, c’est-à-dire pour tous et parfois de manière problématique pour certains, des faits de l’interdépendance et de l’exposition. Selon Goodin, si sa démonstration n’a pas réglé la question de l’application d’un tel programme, elle a au moins le mérite d’indiquer la direction morale que les politiques sociales devraient suivre[25].
Vulnérabilité fondamentale et vulnérabilités induites : approfondir la distinction, repenser les réponses
Le travail de Goodin semble ainsi sous-tendu par la distinction de deux types de vulnérabilité, impliquant chacun une manière particulière d’y répondre : d’un côté, il faudrait admettre l’existence d’une vulnérabilité fondamentale, dérivant de la dimension sensible et relationnelle de l’existence humaine, qui pourrait être définie comme le corrélat nécessaire de l’ouverture du sujet à une altérité aussi bien naturelle qu’humaine, ou comme le corrélat nécessaire des relations de dépendance et d’interdépendance dans lesquels le sujet est inscrit ; de l’autre, il faudrait reconnaître l’existence de formes problématiques de vulnérabilité, dérivant de l’exposition à un dommage probable, et mettant pour cette raison l’intégrité de l’individu en question. Ce second niveau de vulnérabilité se singulariserait par la nature du dommage dont la relation peut être vectrice ainsi que par son degré de probabilité. L’explicitation de cette distinction permet de rendre justice aux différentes perspectives que Goodin prend sur la notion dans son ouvrage. La première forme est en effet celle qu’il convoque quand il s’agit pour lui de critiquer l’illusion que constitue l’aspiration à l’invulnérabilité d’une part et de justifier l’importance morale de la protection des sujets vulnérables. Elle renvoie visiblement à une forme de vulnérabilité fondamentale car ancrée dans des caractéristiques centrales de la forme de vie humaine : la sensibilité, physique, affective et morale des êtres humains, et la dimension relationnelle et sociale de leur existence. Le second niveau de vulnérabilité correspond davantage au type de vulnérabilité qu’il s’agit selon Goodin de prévenir et de réduire. Dans la mesure où il constitue un accroissement de la vulnérabilité fondamentale, il est génétiquement lié à cette dernière. Mais il s’en distingue à la fois du point de vue des causes et des effets : cette forme de vulnérabilité survient en effet dans le contexte et en réponse à des relations spécifiques et non nécessaires entre le sujet et le monde naturel et humain. Tout en étant rendue possible par la vulnérabilité fondamentale, elle dérive donc de l’exposition et/ou de la dépendance à l’égard d’un agent, d’une structure ou d’un environnement qui sont susceptibles de compromettre effectivement l’intégrité du sujet, ses intérêts ou son bien-être. Elle constitue donc non seulement un accroissement de l’intensité de la vulnérabilité fondamentale, mais aussi et surtout une modification qualitative de cette dernière, corrélative de la possibilité du dommage et de la mise en question de l’intégrité dont il s’accompagne. C’est à cette seconde forme de vulnérabilité que Goodin pense quand il dégage l’impératif moral de prévenir l’accroissement de la vulnérabilité.
Tout en permettant d’affiner le propos de Goodin, cette distinction rend compte des variations d’usages de la catégorie et du fait que l’on puisse soutenir des propositions aussi paradoxales que celles qui consistent par exemple à dire que « la vulnérabilité est naturelle et socialement produite », ou que « la vulnérabilité est un état problématique qu’il faut chercher à réduire et un état irréductible qui peut en outre s’avérer désirable ». Si cette distinction permet de résoudre ces propositions paradoxales, c’est parce qu’elle permet de voir que ce ne sont pas les mêmes niveaux de vulnérabilité auxquelles il est fait allusion dans les deux membres de chaque proposition. Cependant, cette distinction pose également un certain nombre de questions qui demeurent sans réponse dans le travail de Goodin. La première concerne la pertinence même d’une telle distinction et les critères sur la base desquels il est possible de l’opérer. On peut en effet juger cette distinction périlleuse pour au moins trois raisons : la première est que les deux niveaux de vulnérabilité semblent nécessairement liés l’un à l’autre, le second se définissant comme une intensification et une modification qualitative du premier lié à la possibilité d’une mise en cause de l’intégrité de l’individu ; la seconde est que cette notion d’intégrité, que Goodin pense en référence aux concepts d’intérêts et de bien-être, demeure vague ; la troisième est que cette distinction ne saurait être absolue au sens où elle dépend vraisemblablement de ce qui est perçu comme une forme problématique et réductible de vulnérabilité, perception qui a toutes les chances d’être déterminée historiquement et socialement en fonction de la forme et du seuil de sensibilité d’une société et des possibilités d’action sociale et technique qui y sont présentes. Pourtant, cette distinction semble nécessaire si l’enjeu est de répondre adéquatement à la vulnérabilité sans réactiver un idéal problématique d’invulnérabilité. C’est pourquoi ces difficultés appellent plutôt un approfondissement du travail de Goodin que la remise en cause des pistes qu’il ouvre.
Selon nous, cet approfondissement pointe dans une double direction. Il implique en premier lieu que l’on éclaire de manière plus précise que ne le fait Goodin ce en quoi consiste le premier niveau de la vulnérabilité que nous avons dégagé sous les termes de vulnérabilité fondamentale. Dans quelles expériences une telle vulnérabilité se manifeste-t-elle ? Comment conduit-elle à redéfinir ce en quoi consiste l’intégrité d’un individu ? Plus largement, quelle conception du sujet et de ses rapports avec son environnement humain et non-humain une telle catégorie véhicule-t-elle ? Ces questions demeurent sans réponses dans la perspective de Goodin car, tout en admettant l’idée d’une vulnérabilité plus large que celle qu’il a d’abord définie, il n’envisage pas explicitement une telle catégorie ni ne s’interroge sur les conditions théoriques et méthodologiques auxquelles il est possible de la construire. De ce point de vue, sa perspective pourrait être utilement complétée par des travaux qui prennent pour objet l’idée d’une vulnérabilité fondamentale et élaborent sur cette base une conception spécifique du sujet dont dérivent un certain nombre d’obligations morales et politiques. Les théories des capabilités, du care et de la reconnaissance, parce qu’elles mettent au premier plan une conception du sujet dépendant et exposé, pourraient ici s’avérer des interlocuteurs précieux.
La seconde tâche de ce travail d’approfondissement concerne la catégorie de vulnérabilité problématique. Là encore, il importe de déterminer dans quelles expériences subjectives cette vulnérabilité se manifeste et selon quelles modalités. Mais il importe plus encore de déterminer dans quels types de relations et de contextes ces formes de vulnérabilité sont susceptibles de survenir. Goodin remarque que certaines situations sociales ou certains arrangements sociaux induisent systématiquement un accroissement de la vulnérabilité des individus ; il cite la privation de ressources matérielles et l’exclusion de l’espace public. Toutefois, il n’interroge pas précisément la manière dont ces situations affectent les individus, pas plus qu’il ne cherche à en produire une évaluation critique. Si tel est le cas, c’est parce qu’il entend d’abord montrer que nous avons la responsabilité de protéger les personnes vulnérables et soutient que cette responsabilité n’est pas en droit liée à ce qui cause la vulnérabilité. L’interrogation sur les facteurs de la vulnérabilité lui semble ainsi secondaire ; comme il l’écrit, « pour [son] analyse, la manière dont la vulnérabilité surgit n’importe pas[26] ».
Cependant, l’absence d’une telle interrogation est problématique pour deux raisons. D’une part, elle prive le premier principe moral énoncé par Goodin de son champ d’application : comment en effet lutter contre ces formes de vulnérabilité problématique si on ne dispose pas d’une analyse permettant de comprendre comment elles sont engendrées ? D’autre part, elle justifie en partie l’objection de Cohen, qui met en question la priorité accordée à une approche thérapeutique des situations sociales problématiques, comme celle que préconise Goodin, au détriment d’une approche transformatrice visant à en éradiquer les causes. On a vu que Goodin répondait à une telle objection en soulignant que l’idée d’une éradication de la vulnérabilité réactivait un idéal d’invulnérabilité irréaliste. Mais cette réponse apparaît insuffisante à l’aune de la distinction que nous avons élaborée : si elle est pertinente eu égard aux formes fondamentales de la vulnérabilité, elle l’est bien moins quand on considère les vulnérabilités problématiques.
L’enjeu de ces questions recoupe l’enjeu assigné par Goodin à son propre travail, qui vise à montrer que la vulnérabilité crée des obligations morales et à déterminer comment les honorer. Toutefois, il semble qu’à ce niveau également l’approche de Goodin demande à être complétée et approfondie. Car si la vulnérabilité se dit effectivement en plusieurs sens, rien ne garantit que toutes les formes de vulnérabilité engendrent des obligations morales, ni non plus que toutes les formes de vulnérabilité engendrent le même type d’obligation morale ou requièrent le même type de réponse. La question se pose notamment de savoir si le paradigme de la protection, privilégié par Goodin, constitue la meilleure réponse à donner aux différentes figures de la vulnérabilité. Sous le terme de protection, Goodin range des attitudes individuelles comme l’attention accordée à celui qui dépend de nous ou la vigilance à l’égard des formes de pouvoir qui structurent un contexte relationnel ou social, mais également des formes d’actions collectives et institutionnelles allant de la distribution de biens premiers au sens rawlsien à l’aide humanitaire. Eu égard à cette variété, on peut s’interroger sur la pertinence du terme de protection, d’autant que celui-ci n’est pas sans poser de problèmes. Joan Tronto[27] a ainsi souligné la dimension paternaliste de ce vocabulaire dans l’analyse de Goodin : la notion de protection encouragerait une conception victimaire des personnes vulnérables, selon laquelle celles-ci seraient privées de toute capacité d’agir. Plus profondément, elle traduirait l’emploi par Goodin d’un point de vue surplombant sur la vulnérabilité, lequel aurait pour effet de redoubler le stigmate qui s’attache aux personnes vulnérables, en les représentant comme faibles, passives, en attente de l’aide d’autrui. Un tel point de vue signalerait finalement que Goodin ne se serait pas départi d’une conception de l’autonomie comme autosuffisance, à l’aune de laquelle il aurait pensé la vulnérabilité comme mal auquel il est nécessaire de remédier.
La critique de Tronto n’est pas entièrement convaincante. Contrairement à ce qu’elle suggère en effet, Goodin ne se base pas sur une conception essentialiste et individualiste de la vulnérabilité, mais défend une conception relationnelle de la vulnérabilité, qui laisse place à une compréhension étroite ou large de cette dernière. Celle-ci permet de comprendre que certaines relations peuvent être les vecteurs d’une vulnérabilité problématique et réduire la capacité d’agir de ceux qui y participent, mais elle exclut que l’on puisse figer les personnes vulnérables dans une position de victime impuissante : pour Goodin, il est clair que nous pouvons tous nous trouver dans une situation qui engendre une forme problématique de vulnérabilité, et ce d’autant plus que l’invulnérabilité constitue un idéal inaccessible. Ce que l’objection de Tronto permet de mettre en évidence, ce ne sont donc pas tant les limites de la conception de la vulnérabilité de Goodin, que les limites du vocabulaire de la protection. Celui-ci est sans doute trop étroit pour rendre compte des réponses à apporter aux différentes formes que la vulnérabilité peut revêtir ; il peut surtout conduire à rabattre la vulnérabilité sur la faiblesse et justifier ainsi des formes problématiques de paternalisme. Rien n’indique donc a priori que l’on doive considérer la protection comme la forme paradigmatique de la réponse à apporter à la vulnérabilité. La réflexion de Goodin sur ce point s’est contentée de poser les bases d’une interrogation qu’il est nécessaire de poursuivre, notamment en prenant en compte la structure relationnelle de la vulnérabilité et ses différents niveaux. Cette conception permet de penser que les réponses adéquates à la vulnérabilité viseront à agir sur la relation au sein de laquelle la vulnérabilité se manifeste, plutôt qu’à se concentrer sur l’individu considéré isolément. Elle suggère aussi que la nature et les échelles de la réponse varieront selon que l’on sera en présence de formes de vulnérabilité problématiques ou non, irréductibles ou non. Là encore, la possibilité de prolonger la réflexion de Goodin semble indiquer que l’on doive s’attacher à distinguer et à décrire plus finement les différentes formes de la vulnérabilité qu’il envisage. Cette démarche implique cependant que l’on prenne davantage en compte que ne le fait son approche analytique, les contextes dans lesquelles les vulnérabilités se manifestent et les processus qui peuvent en induire l’accroissement et la modification. En outre, le programme de travail qu’elle ouvre peut permettre de considérer sous un jour nouveau l’objection énoncée en introduction. Si l’entreprise de définition conceptuelle peut en effet permettre de préciser la signification de la catégorie de vulnérabilité et éviter qu’on ne la substantialise, il se pourrait qu’une approche plus descriptive, qui se fierait aux ressources du langage courant et à ses dimensions narrative et poétique, permette d’en ressaisir des aspects auxquels une approche uniquement formelle reste aveugle. Des démarches comme celles d’Axel Honneth[28] et d’Emmanuel Renault[29], qui visent à élargir les définitions traditionnelles de la justice en se basant sur la manière dont les expériences de l’injustice sont exprimées par les acteurs sociaux, constituent à cet égard des approches à méditer. Prenant au sérieux les métaphores dans lesquelles ces expériences sont énoncées, ces démarches permettent de mettre en lumière la signification subjective et la teneur morale de certaines expériences de la vulnérabilité. Ce faisant, elles ancrent le discours conceptuel dans l’expérience vécue des acteurs sociaux, et restituent à l’analyse conceptuelle une efficace sociale et politique qui constitue sans doute l’un des critères de validité de la théorie politique.
[1] Voir Hélène Thomas, Les Vulnérables. La démocratie contre les pauvres, Paris, Terra-Editions du Croquant, 2010. Notamment, chapitres 1 et 2.
[2] Robert E. Goodin, Protecting the Vulnerable. A reanalysis of our special responsibilities, Chicago, The University of Chicago Press, 1985.
[3] Idem, p. 2.
[4] Ibid., p. 11-12.
[5] Ibid., p. 145-169.
[6] Ibid., p. 28-41.
[7] Ibid., p. 42-108.
[8] Ibid., p. 11.
[9] Ibid., p. 111.
[10] Ibid., p. 112.
[11] Ibid., p. 111.
[12] Ibid., p. 189-204.
[13] Cohen adresse cette objection aux sociaux-démocrates, auxquels il reproche d’être sensibles aux exploités mais pas à l’exploitation : voir « Freedom, Justice and Capitalism », New Left Review, 1981, no 126, p. 3-16.
[14] Robert E. Goodin, Protecting the Vulnerable, op.cit., p. 196.
[15] Ibid., p. 190.
[16] Charles Taylor, « L’atomisme », La Liberté des Modernes, trad. Philippe de Lara, Paris, PUF, 1997.
[17] Robert E. Goodin, Protecting the Vulnerable, op.cit., p. 190.
[18] Ibid., p. 191. Nous soulignons.
[19] Sur le modèle social du handicap, voir M. Oliver, Understanding Disability: From Theory to Practice, London, Macmillan Press, 1996.
[20] Robert E. Goodin, Protecting the Vulnerable, op.cit., p. 190.
[21] Ibid., p. 192.
[22] Ibid., p. 193.
[23] J.R.S. Wilson, « In one another’s power », Ethics, 1978, no 88, p. 299-315.
[24] Robert E. Goodin, Protecting the Vulnerable, op. cit., p. 206.
[25] Ibid., p. 207.
[26] Ibid., p. 124.
[27] Joan Tronto, Un Monde vulnérable. Pour une politique du care (1993), Paris, La Découverte, 2008, pp. 181 et 186.
[28] Axel Honneth, La Lutte pour la reconnaissance, trad. Pierre Rusch, Paris, Cerf, 2000, voir notamment le chapitre 6, dans lequel Honneth esquisse une phénoménologie des expériences de mépris à partir d’une analyse du langage utilisé par les acteurs sociaux pour décrire les effets du mépris. En permettant de mettre à jour les effets subjectifs du mépris, le langage des acteurs fonctionne comme un indice et un point d’ancrage nécessaire à la théorie normative.
[29] Emmanuel Renault, L’Expérience de l’injustice. Reconnaissance et clinique de l’injustice, Paris, La Découverte, 2004, particulièrement la conclusion, p. 398-406.
Marie Garrau est maîtresse de conférences en philosophie à l'Université Paris 1 (Panthéon-Sorbonne), responsable du Master 2 ETHIRES. Ses recherches portent notamment sur les théories contemporaines de la justice, les conceptions de la vulnérabilité et de l'autonomie, ainsi que la théorie féministe et critique.