Lettre de Budapest
Alors que Victor Orbán compte notamment sur l’ouverture en 2021 d’un musée très controversé sur la Shoah, nous publions cette « Lettre de Budapest », par Susan Rubin Suleiman. Susan Suleiman, professeure de Littératures française et comparée émérite à Harvard University, est née à Budapest et a quitté la Hongrie lorsqu’elle avait 10 ans. Portée par une quête personnelle, dont elle a raconté et analysé les ressorts intimes dans Retour : journal de Budapest (1999), elle y est retournée à plusieurs reprises. Avec son dernier séjour à Budapest, sa quête personnelle s’est muée, à ses propres yeux, en quête politique, face à un premier ministre, Viktor Orbán, qui « transforme une démocratie autrefois prospère en l’avant-garde d’un nouveau nationalisme européen autoritaire ». Publiée en 2018, cette lettre touche juste. Ce qu’elle anticipait est advenu.
En automne 2017, j’ai eu le plaisir de passer trois mois à Budapest, en tant que chercheuse invitée à l’Institut d’études avancéesde l’Université d’Europe centrale (UEC) – une remarquable Ecole d’études supérieures en sciences sociales et en philosophie, créée avec le soutien financier de George Soros, que le gouvernement de Viktor Orbán n’a de cesse de vouloir chasser de Hongrie. Mes recherches portent sur la littérature et l’histoire et parfois sur le cinéma, mais quiconque réside actuellement, ne serait-ce qu’un peu de temps, à Budapest ou à l’UEC ne peut demeurer indifférent au climat politique qui y règne. Lorsque j’y étais ce climat était marqué, à l’occasion des mesures gouvernementales prises contre l’université, par une campagne calomnieuse visant Soros dont les échos antisémites n’échappaient à personne, et par les élections législatives d’avril 2018 qui s’annonçaient.
Le hongrois est ma langue maternelle, mais j’ai quitté Budapest avec mes parents alors que j’avais dix ans, et pendant de longues années, ma connaissance de cette langue a été rudimentaire. Ceci a changé lorsqu’en 1993, après la chute du communisme, j’acceptai de passer six mois à Budapest en tant que membred’un autre Institut d’études avancées, le Collegium Budapest, qui n’existe plus désormais. C’est à cette occasion que j’appris à dire en hongrois ces mots tels « concept » ou « intellectuel » qui ne faisaient pas partie du vocabulaire qui m’était familier quand je parlais avec ma mère ou ma tante. En 1996, je publiai mon livre : Retours – Journal de Budapest , qui se présentait principalement comme la chronique d’une quête personnelle. Après cela, je retournai à Budapest pour quelques courtes visites, la dernière en date remontant à dix ans, avant l’élection du gouvernement hongrois actuel. J’avais lu des ouvrages décrivant l’évolution autocratique d’Orbán, et avais suivi de loin la tentative du gouvernement de mettre fin à l’UEC, dans le cadre plus général d’une campagne en Europe de l’Est et en Russie visant à se débarrasser des institutions « étrangères » ayant des liens avec des démocraties. Cette université est un centre international d’activité intellectuelle au cœur de Budapest. Elle attire des étudiants et chercheursdu monde entier (y compris de Hongrie, bien sûr) et fournit du travail à des centaines de Hongrois – comme enseignants, employés dans l’administration, bibliothécaires, mais aussi membres du personnel informatique, personnels d’accueil, agents de sécurité et d’entretien, sans oublier les dames qui s’occupent du vestiaire à l’entrée du bâtiment.
Au printemps 2017, le parlement hongrois a voté une loi exigeant que toute université établie à l’étranger ait un campus dans son pays d’origine pour être reconnue en Hongrie. L’UEC, qui n’existe qu’à Budapest mais qui a été fondée à New York, est la seule université qui corresponde à cette description : c’est bien elle qui était visée, et aucune autre. Malgré de nombreuses protestations en faveur de l’université, le gouvernement maintint sa position. Après des mois de négociations entre l’UEC (dont le recteur,Michael Ignatieff, est un chercheur internationalement reconnu ainsi qu’un ancien homme politique, à la tête du parti libéral au Canada pendant quelques années), l’État de New York et le Bard College, un plan alliant l’UEC au Bard College fut esquissé, se conformant ainsi à la restriction imposée par cette loi. Le plan fut signé par tous les fonctionnaires du côté américain mais attend toujours la signature de Viktor Orbán et l’approbation du parlement. Ces dernières n’arriveront pas de sitôt – certainement pas avant les élections d’avril 2018, et peut-être pas non plus après. Si tel est le cas, l’université pourrait avoir à déménager. Vienne attend avec impatience de l’accueillir, et de fait, le recteur a récemment annoncé (dans une lettredu 12 mars) l’ouverture prévue d’un « campus satellite » dans cette ville. Mais si l’université dans sa totalité en venait à être déplacée, ce serait une perte réelle pour la Hongrie et une manifestation de plus de l’érosion de la démocratie dans ce pays. « S’ils s’en prennent à l’UEC, c’est qu’ils ne veulent pas une population indépendante, qui pense de façon critique » me dit un ami hongrois sans lien avec l’UEC. « De telles personnes sont plus difficilement manipulables. Ils veulent réduire l’indépendance de tout le monde[n]NdE : De fait, le gouvernement Orbán a depuis refusé de valider l’accord. L’UEC, forcée de quitter pour l’essentiel le territoire hongrois, a relocalisé son université à Vienne, en Autriche, pour une première rentrée académique en septembre 2019. https://www.ceu.edu/article/2018-12-03/ceu-forced-out-budapest-launch-us-degree-programs-vienna-september-2019.[/n]. »
Pendant ces quelques mois à Budapest, j’ai passé de nombreuses heures à parler politique avec des collègues, juifs ou non – certains que je connais depuis de nombreuses années et d’autres rencontrés pour la première fois. J’ai également beaucoup lu les journaux et magazines hongrois, et écouté la radio (je n’ai pas pour habitude de regarder souvent la télévision). Alors qu’en 1993, ma quête était principalement personnelle, cette fois-ci, mon obsession était politique. Les personnes avec qui je parlais – des professeurs de diverses universités, des écrivains et des journalistes, ainsi que des chauffeurs de taxi et la femme qui me coupait les cheveux – se montraient tous critiques à l’égard d’Orbán, mais je m’efforçais de lire aussi les journaux pro-gouvernement. Je ne peux prétendre être « neutre » dans ce compte-rendu – je ne vois rien de positif dans l’évolution actuelle vers l’autocratie – mais je m’efforce d’être précise, et de rapporter honnêtement ce que j’ai vu et lu.
Le parti de Viktor Orbán, Fidesz, gagna les élections de 2010 avec une majorité écrasante, écartant le parti socialiste qui était au pouvoir depuis 2002. Fondé en 1991, Fidesz faisait à l’origine partie d’une nouvelle vague de partis post-communistes, plutôt à gauche, son nom étant un acronyme de « Jeunes Démocrates ». En 2010, cependant, le parti et son chef n’étaient plus ni jeunes, ni à gauche, ni vraiment démocrates. Le parti a brièvement occupé le pouvoir de 1998 à 2002, et depuis, s’est progressivement orienté vers la droite. En 2010, encouragé par sa majorité des deux tiers au Parlement et le glissement à droite de l’opinion (2010 est aussi l’année qui vit l’entrée au parlement du parti d’extrême-droite Jobbik, tristement célèbrepour ses positions antisémites et anti-roms), Fidesz prit une série de mesures pour consolider son emprise sur le pays : il changea la constitution à son propre avantage, instituant de nouvelles règles électorales en sa faveur, limita sévèrement le nombre et l’étendue de diffusion des chaînes de télévision et des stations de radio indépendantes, et commença à prendre systématiquement le contrôle des journaux provinciaux. Aujourd’hui, il n’y a plus un seul journal indépendant dans aucune ville hongroise en dehors de Budapest, et même dans la capitale, leur nombre diminue rapidement. Les chaînes de télévision et les stations de radios indépendantes ne fonctionnent pas au-delà d’un rayon de 120 km autour de la capitale ; pour les recevoir, il faut s’abonner au câble, et la plupart des personnes habitant dans les provinces ne le font pas.
Après avoir gagné de nouveau en 2014, Orbán se rapprocha un peu plus de l’autoritarisme, qu’il nomme « démocratie illibérale ». Depuis, en suivantle sentiment anti-immigrant qui a aussi envahi la Pologne et qui s’est renforcé dans certains pays d’Europe de l’Ouest comme l’Allemagne, l’Autriche et l’Italie, Orbán est devenu de plus en plus virulent dans ses attaques contre les politiques migratoires de l’Union Européenne, alors même qu’il profite (à la fois à titre personnel et politique) d’énormes aides financières fournies par d’autres états membres de l’UE. La plus grande partie de l’argent provenant de l’UE a été investie dans des projets de construction et de rénovation à Budapest, ce qui est bon pour le tourisme – le centre de Budapest est magnifique ces jours-ci, et la nuit le Danube scintille à la lumière des ponts et des monuments illuminés.
Les projets de constructions remplissent les poches des promoteurs,qui sont ou ont été pour la plupart des amis personnels du premier ministre. Le gouvernement socialiste précédent aussi était corrompu, d’après ce qui se dit, mais un historien de la Hongrie contemporaine m’a dit, lorsque je le rencontrai en octobre dernier, qu’en comparaison de la kleptocratie actuelle, les mauvaises actions des socialistes étaient des « enfantillages ». Selon le point de vue le plus cynique, même la campagne du gouvernement contre l’UEC a à voir avec l’immobilier : l’université occupe trois larges bâtiments mitoyens, tous rénovés de façon magnifique, dans l’une des rues les plus belles du centre-ville de Budapest, à quelques pas du Pont des Chaîneset d’autres destinations touristiques majeures ; et elle possède plusieurs autres bâtiments dans les environs. « Si l’UEC n’a d’autre choix que de se relocaliser à Vienne, que pensez-vous qu’il adviendra de ces bâtiments ? » : telle est la question que dicte le cynisme.
En novembre, je déjeunai avec un ami rencontré pour la première fois il y a plus de vingt ans, désormais professeur à l’université Loránd Eötvös de Budapest. Il était très engagé en politique dans les années 1990, et cultivait de grands espoirs pour la démocratie post-communiste en Hongrie. Il me confia qu’à présent, il avait renoncé à la politique – il se contente de faire son travail et passe son temps libre avec ses amis et sa famille. « Comme sous le Communisme ? » demandai-je. « Pas tout à fait, mais oui – tu pourrais dire que je revis mon adolescence ! » répondit-il en riant. Dans les dernières années du régime Kádár à la fin des années 1970 et 1980, les Hongrois pouvaient mener des vies relativement confortables s’ils ne se mêlaient pas de politique. « Aujourd’hui, encore une fois, la situation politique est pourrie, mais vivre à Budapest est très agréable ! » plaisanta mon ami. Il n’est pas juif, mais des Juifs me dirent plus ou moins la même chose. « Oui, la plupart du discours officiel est antisémite », me dit un ami juif. « Mais il n’y a pas eu d’agressions physiques contre les Juifs ici, ou contre des synagogues, ce qui est plus que ce que l’on peut en dire pour la France ou la Belgique ».
La vie à Budapest peut en effet être très agréable si l’on fait partie de la classe moyenne plutôt éduquée, qu’on soit juif ou non. La mondialisation a apporté des centres commerciaux gigantesques avec des magasins internationaux qui ne sont pas seulement remplis les week-ends ; l’un deux est le « West End », un somptueux centre commercial sur plusieurs étages proche de la gare de l’Ouest, qui est plus grand et plus fourni en produits de luxe que bien des shopping malls aux États-Unis. Tout le monde semble avoir un smartphone, et l’appartenance de la Hongrie à l’Europe signifie que les Hongrois peuvent appeler dans n’importe quel autre pays membre sans frais supplémentaires. Le système de transports publics est enviable, avec un réseau de métros, bus, tramways et trains de banlieue qui semble recouvrir chaque centimètre de la capitale et des communes avoisinantes, tous gratuits pour les personnes âgées. Budapest est une ville de musique, accueillant des événements et des artistes de niveau mondial, et possède aussi de nombreux théâtres souvent remplis. Et bien sûr, il y a les pâtisseries et les cafés, où les parts de Dobos Torta (un gâteau à plusieurs couches recouvert deglaçage au caramel) et de « Gerbeaud » (encore un gâteau à plusieurs couches, mais avec du chocolat noir et une touche de confiture d’abricot) sont alignées à côté de strudels à la cerise et de croissants fourrés de graines de pavot ou de pâte aux noix. Plusieurs semaines avant Noël, les trottoirs et les places fourmillent de marchés illuminés en plein air qui vendent de tout, du vin chaud aux gants en cuir.
Mais comment décrire le choc et la révulsion que je ressentis lorsque je vis ma première affiche anti-Soros dans la ville ? En une douce journée d’octobre, à quelques pâtés de maison de l’UEC,dans le centre-ville de Budapest, j’aperçus, placardée sur un arrêt de bus, une photo de George Soros, tout sourire. Elle s’intégrait dans une affiche plus large, apposée là où se trouve normalement de la publicité. En haut de l’affiche, au-dessus de la tête de Soros, était écrite une phrase en lettres majuscules : « A SOROS-TERVRÖL », « AU SUJET DU PLAN SOROS. » Et en-dessous de cette phrase était écrit : « 6ème question. Le plan Soros vise à faire passer les langues et les cultures des pays européens à l’arrière-plan pour faciliter l’intégration d’immigrants illégaux ». Suivait une question, dans une police plus grande : « Qu’en pensez-vous ? » Et en bas de l’affiche, sur toute sa largeur, une injonction : « Ne passons pas ce sujet sous silence ! »
Je ne pouvais en croire mes yeux. J’avais déjà entendu dire que l’été dernier d’immenses affiches exhibant le visage riant de George Soros avaient été placardées partout en Hongrie, avec cet avertissement « Ne le laissons pas avoir le dernier mot » (sur quel sujet ?), mais on m’avait dit qu’elles avaient été décrochées après une mobilisation internationale. Il y avait là quelque chose de nouveau. Au cours des jours qui suivirent, je vis plusieurs autres affiches à des arrêts de bus et aux coins des rues, toutes formulant une « question » différente – ou plus exactement, une affirmation différente au sujet du « plan Soros » : la n°5 voulait savoir ce que « vous pensez de l’idée de Soros selon laquelle les migrants devraient être condamnés à des peines réduites » (ce que voulait dire « réduites », l’affiche ne le précisait pas) pour les crimes qu’ils commettraient ; la n°3 affirmait que le plan Soros permettrait à « Bruxelles » (l’Union Européenne) de relocaliser d’autorité les réfugiés qui sont actuellement en Europe de l’Ouest vers les pays d’Europe de l’Est, y compris la Hongrie ; la n°4 annonçait que selon le Plan Soros, Bruxelles forcerait tous les pays européens, y compris la Hongrie, à payer neuf millions de forints (environ 35 000$) à chaque immigré ; et ainsi de suite, selon une logique abrutissante, jusqu’à la n°7, qui annonçait que le Plan Soros proposait de lourdes amendes et des mesures politiques contre tous les pays qui s’opposaient à l’immigration. « Qu’en pensez-vous ? » ponctuait chacune comme un refrain.
Je découvris assez rapidement que ces questions provenaient d’un prospectus, auquel le gouvernement avait donné le titre de « consultation nationale » (Nemzeti Konzultacio : ces mots étaient également sur le haut des affiches). Ce document avait été envoyé par courrier aux électeurs hongrois au début du mois d’octobre. Il ne s’agissait pas d’un référendum, ni d’un vote exécutoire quel qu’il soit, mais d’une enquête d’opinion, semblable à quelques autres commanditées par le gouvernement depuis 2011. De fait, le « Plan Soros » n’existe pas. Si Soros publia bel et bien des articles d’opinion en 2015-2016, que le gouvernement affirmait constituer ensemble un « plan » qui dominerait les politiques migratoires de l’UE, chaque proposition attribuée par la consultation à ce plan inexistant était erronée, et souvent explicitement contredite par les propres déclarations de Soros. Mais le fait que le plan n’existait pas n’empêcha pas plus de deux millions de Hongrois (sur une population de dix millions) de remplir et retourner leurs enquêtes d’opinion, selon un communiqué gouvernemental publié en décembre. Ce communiqué déclare que cette consultation est celle qui a « eu le plus de succès de tous les temps », et que les résultats prouvent que « les Hongrois ne souhaitent pas que la Hongrie accueille des immigrants ».
Il est peu probable que nombre de ceux ayant rendu leurs enquêtes viennent de Budapest : en Hongrie, comme dans de nombreux autres pays avec un leader populiste (sans excepter les États-Unis), il existe une division claire entre les électeurs globalement plus aisés et mieux éduqués des grandes villes et ceux qui vivent dans des régions de province en crise.La Hongrie compte plus de 3000 localités, mais seulement trois cents peuvent être qualifiées de villes (par opposition aux villages). Budapest compte environ 2 millions de personnes, et les 8 millions de personnes restantes sont réparties entre les provinces où la plupart des localités comptent moins de quinze mille habitants, et beaucoup d’entre elles moins de 5000. Le taux de pauvreté dans ces localités est élevé, et les seules sources d’information pour la plupart des gens sont la télévision et la radio contrôlées par le gouvernement. Orbán y est populaire. Il a évidemment trouvé un moyen de profiter de la vague nationaliste et xénophobe – et de jouer aussi sur un vieil antisémitisme en pressant les Hongrois de s’opposer au « plan » d’un « spéculateur milliardaire » (l’étiquette qui accompagne à chaque fois le nom de Soros dans tous les journaux proches du gouvernement – nul besoin de mentionner qu’il est juif, cela va sans dire).
Pas un jour ne passa, d’octobre à décembre, où je ne vis le nom de Soros, en grandes lettres, à la une d’un des journaux alliés du gouvernement, dont deux que j’achetais compulsivement : « L’Europe dans les griffes de Soros », hurlait la une du quotidien Magyar Idők le 7 octobre. « La fortune de Soros commence às’étendrepartout en Europe », rapportait le Magyar Hirlap, en citant un porte-parole du gouvernement le 20 octobre ; quelques pages plus loin, le journal publiait sur une page entière une reproduction en couleur d’une affiche anti-Soros, celle affirmant que Soros voulait que chaque immigrant reçoive 9 millions de forints du gouvernement. Selon ces journaux, Soros prévoyait de se faire beaucoup d’argent avec son « plan » néfaste – comment, cela n’était pas précisé, mais en l’occurrence la logique ne compte pas. Ce qui s’exprimait en revanche clairement, c’est que le puissant spéculateur juif voulait ruiner la culture européenne en autorisant des étrangers indésirables à envahir l’Europe chrétienne.
Comment un philanthrope américano-hongrois âgé de 87 ans (Soros quitta la Hongrie adolescent en 1947 ; au cours des trois dernières décennies, il a financé des hôpitaux, des écoles, et de nombreuses autres institutions utiles dans toute l’Europe de l’Est) a pu devenir l’ennemi public n°1 dans les esprits de nombreux Hongrois est une question réellement intrigante. Mais si cette sorte de campagne publique menée contre un seul individu est propre à la Hongrie, nous savons que Soros est la cible de l’extrême droite aux Etats-Unis également – et qu’il est de même une cible en Israël, au moins parmi les soutiens de Benjamin Netanyahu. Au début du mois de décembre, le seul journal d’opposition qui demeure, Népszava (La parole du Peuple) choisit pour titre : « Orbán en compétition contre Soros » pour les élections à venir.
La réponse juive à cette campagne, et au gouvernement d’Orbán plus généralement, a été pour le moins mitigée. Certains Juifs libéraux, comme d’autres opposants du gouvernement, soutiennent que les actions autocratiquesd’Orbán sont si dangereuses qu’il doit à tout prix être exclu du gouvernement en avril. Cet argument peut avoir des effets proprement inédits : à la fin du mois de novembre, tous les journaux rapportèrent la nouvelle surprenante que la très respectée philosophe de 88 ans, Agnes Heller, une survivante de l’Holocauste en Hongrie, avait assisté à une réunion au centre culturel juif Spinoza, où Gabor Vona, le chef du parti d’extrême-droite Jobbik, avait annoncé que son parti tendait la main aux Juifs – faisant valoir un « déplacement vers le centre » que Jobbik avait amorcé quelques temps auparavant. Heller avait non seulement assisté à la réunion, mais elle donna aussi des interviews au cours desquelles elle expliqua pourquoi tous les partis d’opposition devraient s’unir contre Fidesz en avril, même si cela signifiait une alliance entre les partis de gauche et Jobbik. Lorsque Jobbik fit son entrée au Parlement en 2010, le parti était ouvertement anti-juif et anti-rom, organisant des marches dans une atmosphère « skinhead » ; et s’il n’était pas un allié formel de Fidesz, il était tout de même une sorte de soutien d’extrême-droite. Récemment, cependant, Jobbik n’a pas seulement mis en sourdine sa rhétorique raciste (du moins en public), il a aussi critiqué haut et fort la corruption gouvernementale – et par conséquent, est devenu un ennemi de Fidesz.
Selon Heller, qui est connue dans le monde entier pour ses écrits philosophiques, c’est Fidesz qui est aujourd’hui devenu le parti de l’extrême-droite, et non Jobbik. « Tout le monde dit que l’on doit protéger le pays des antisémites. Mais pour l’amour de Dieu, je suis une survivante de la Shoah ! Et avec cette expérience, j’affirme que s’il n’y a pas de coopération avec Jobbik, Fidesz restera au pouvoir. Si Fidesz reste au pouvoir, ce sera une tragédie pour la Hongrie », soutint-elle dans une longue interview publiée dans l’hebdomadaire libéral Magyar Narancs du 30 novembre. Elle est convaincue que si Orbán garde le pouvoir, il détruira les derniers vestiges de la démocratie en Hongrie, en commençant par la liberté de la presse. « On devrait prêter attention non pas à ce qu’a dit Jobbik il y a cinq ans, mais à ce qu’il dit maintenant » dit-elle. « Pincez-vous le nez et faites ce qui est nécessaire pour chasser Fidesz ».
L’argument d’Heller n’a pas convaincu grand monde apparemment. Un certain nombre de réfutations ont suivi son interview dans Magyar Narancs, notamment celle, longue et grandement documentée, qui fut publiée dans l’hebdomadaire Elet és Irodalom (Vie et Littérature) du 8 décembre, par deux spécialistes en sciences politiques, affirmant que la nouvelle rhétorique modérée de Jobbik n’était pas digne de confiance, puisque qu’il ne suffit que de quelques clics pour passer du site web de Jobbik à d’autres où sont exprimées les idées les plus détestables. En outre, comme d’autres l’ont fait remarquer, toute alliance tactique entre les petits partis de gauche et Jobbik se déferait à la minute où il s’agirait de gouverner. Par ailleurs, cela mènerait nécessairement à un parti Jobbik plus puissant au moins dans certains gouvernements locaux. « Que se passerait-il si Jobbik devenait le parti au pouvoir dans une petite ville ? Comment peut-on savoir ce qu’il ferait ? C’est une mauvaise idée », dit l’écrivain Gábor T. Szánto (auteur de la nouvelle dont s’est inspiré le film renommé 1945, et qui collabora à la rédaction du scénario), que je connais depuis longtemps et que je vis en décembre. Szánto, qui est aussi le rédacteur en chef du mensuel juif Szombat (« Samedi »), fit remarquer que les partis de gauche avaient été incapables de se rassembler pour créer un front unifié : « tous sont trop occupés à régler leurs problèmes internes, ils ne réfléchissent pas stratégiquement. » me dit-il. En ce moment, en plus des socialistes, dont l’influence s’est considérablement réduite au cours de ces dernières années, il y a quelques nouveaux partis de gauche, y compris le « LMP » (« Lehet Más Politika », la Politique Peut Être Différente) et le parti Momentum récemment formé, qui ne compte encore aucun représentant au Parlement. Mais même s’ils s’alliaient tous, il est peu probable qu’ils puissent battre Fidesz.
Pendant ce temps, certaines institutions juives s’entendent plutôt bien avec le gouvernement actuel. Le Premier Ministre Netanyahu a rendu visite à la Hongrie l’été dernier. Et Chabad, qui est à la tête de plusieurs synagogues ainsi que d’une yeshivaà Budapest, s’en sort très bien. Lors de la première nuit de Hanoukka, j’assistai, au côté de plusieurs centaines d’autres personnes, à une célébration et à la cérémonie de l’allumage des bougies sur le boulevard en face de la Gare de l’Ouest. On y chantait et dansait au son de la musique klezmer, et des rabbins orthodoxes délivraient des discours avant que lesbougies ne soient allumées par deux personnes hissées jusqu’à la menorah géante. Lorsqu’une personne du public rappela à la foule que le président Trump venait d’annoncer que les États-Unis allaient reconnaître Jérusalem comme capitale d’Israël, tous n’applaudirent pas mais un grand nombre le fit. Cette foule juive n’était visiblement pas inquiète de l’antisémitisme en Hongrie, ou du moins à Budapest.
Et il y a de nombreuses autres manifestations de la vie juive dans la ville qui pointent dans la même direction : le festival du film juif début décembre attira les foules pendant plusieurs jours ; les centres culturels Juifs Spinoza et Bálint Ház se portent bien ; de nombreuses synagogues se développent, et les écoles juives attirent des étudiants venant de toute la ville ; la librairie juive Láng Téka (très petite, je vous l’accorde), près de Margit hid (« Pont Marguerite »), est souvent pleine, et la maison d’édition juive Múlt és Jövő lancée par János Kobányai il y a plus de vingt ans, continue de publier d’excellents livres ainsi qu’un magazine trimestriel du même nom. La Hongrie compte plus de 100 000 Juifs (mais ils sont moins nombreux à se déclarer une affiliation juive), soit la population juive la plus nombreuse de tous les pays d’Europe de l’Est, et la plupart d’entre eux vivent à Budapest. Comme me l’a rappelé mon ami juif, il n’y a pas eu d’attaques physiques contre les Juifs ou d’actes de vandalisme contre des synagogues. D’autres amis juifs me dirent qu’Orbán n’est personnellement pas antisémite, malgré son exploitation sans gêne de positions antisémites lors de sa campagne anti-Soros (si cela vous fait penser au président américain actuel, c’est normal).
Donc, oui : la vie à Budapest est très agréable, même sile système politique estpourri.La question de savoir combien de temps cela va durer, cependant, demeure ouverte. Pendant mon séjour là-bas, juste avant Noël, je pris le café avec un couple que j’avais rencontré deux mois auparavant – ils sont tous deux professeurs de littérature et enseignent dans des universités hongroises, lui à Budapest, elle dans une autre ville. Notre conversation s’orienta rapidement vers le climat politique. Ils me racontèrent qu’au printemps dernier, lorsque le gouvernement tenta pour la première fois de rendre l’UECillégale, des manifestations de masse avaient été organisées en soutien à l’université dans toute la ville, et quelques professeurs dans des institutions hongroises, à Budapest et ailleurs, signèrent une pétition de protestation sur Facebook. Très peu de temps après, le doyen d’une université de Budapest réunit tous ceux qui avaient signé, cherchant à savoir qui avait lancé la pétition et à qui appartenait l’ordinateur sur laquelle elle avait été rédigée. Le doyen d’une université dans une autre ville dit à une jeune professeure qui avait signé : « Vous avez deux jeunes enfants, pensez à eux. » De telles menaces de représailles à peine voilées pour avoir osé s’exprimer ne sont pas choses nouvelles, me dirent mes amis. C’est un fait bien connu désormais que quiconque est considéré comme un critique du régimene recevra pas de bourse de recherche des institutions soutenues par l’État s’il en fait la demande. Les gens commencent donc à faire attention. « “Ne parle pas de ça avec tes amis”, c’est ce que je dis parfois à mon fils », me dit le mari. « Les gens ont-ils vraiment peur ? » demandai-je. « Ce n’est pas vraiment de la peur, plus de la prudence. Cela nous rappelle un peu trop le régime Kádár », répondit-t-il.
On s’attend à ce que le parti de Viktor Orbán gagne à nouveau les élections du 8 avril 2018, gardant ainsi le pouvoir pour quatre années de plus. Ce qui se passerait alors n’est pas très clair. Mais cela fait froid dans le dos d’apprendreque Stephen K. Bannon le considère comme un « héros », selon un article publié cette semaine dans le New York Times[n]https://www.nytimes.com/2018/04/06/world/europe/viktor-orban-hungary-politics.html.[/n]. Lors d’une tournée européenne de conférences où il s’adressa à des publics populistes en France, en Italie et en Suisse et lors de laquelle il rencontra les chefs du parti allemand d’extrême-droite l’AfD (Alternative für Deutschland), Bannon déclara qu’Orbán est « actuellement l’homme le plus important sur la scène politique ». Se pourrait-il qu’Agnes Heller ait eu finalement raison[n]Note de l’auteure, avril 2020 : Le parti d’Orbán a non seulement gagné les élections parlementaires d’avril 2018, mais a obtenu une majorité de deux-tiers par une seule voix, avec le soutien d’un autre parti. Par conséquent, Orbán a pu renforcer encore son pouvoir, modifiant la constitution selon son gré. Le 30 mars 2020, le covid-19 aidant, le Parlement lui vota les pleins pouvoirs sans date-limite, malgré les protestations unies des partis de l’opposition ; puis le Parlement s’est dissous « jusqu’à changement d’avis ».[/n].
Née a Budapest, Susan Rubin Suleiman a émigré aux États-Unis avec ses parents à l’âge de dix ans. Depuis 1981 elle est professeure de littérature française et de littérature comparée à Harvard University. Auteur de nombreux ouvrages et d’articles sur la littérature et l’histoire modernes, elle a publié en France Le roman à thèse ou l’autorité fictive (PUF), Retours : Journal de Budapest (Bleu Autour) et La question Némirovsky. Vie, mort et héritage d’une écrivaine juive dans la France du XXe siècle (Albin Michel), aussi bien que des articles dans Le Monde, Poétique, Critique, Les Cahiers naturalistes et d’autres journaux et revues.