Réaliser le refus de la psychologie
Cet article a initialement été publié au sein du dossier “La Fiction politique (XIXe-XXIe siècles)” qui reprend les actes de la journée d’étude et de la table ronde d’écrivains organisées par le Groupe phi et New York University.
J’ai cette idée parfois que la littérature ressemble aux magasins de jouets, rayon rose pour les filles et vert kaki pour les garçons, avec sa répartition de domaines réservés, domestique ou sauvage, lyrique ou épique, intérieur ou extérieur, psychologique ou politique.
Nous savons qu’il existe une littérature pour femmes, ayant les femmes pour cible, une littérature où il est question d’amour, d’états d’âme, de rêveries et toutes ces beautés. Cette littérature a l’avantage de ne prétendre à rien d’autre qu’à se vendre et de ne pas se théoriser beaucoup, laissant les concepts aux publicitaires et la critique aux courbes des ventes. Il y a, dans cette humilité, quelque chose d’éclairant sur le rapport entre idéologie et commerce, bien au-delà du roman rose et des fictions ficelées pour la mise en rayon. Car la littérature ciblée n’est pas étanche, et rien ne garantit que la logique de consommation culturelle ne soit pas aussi une logique de production qui travaille l’écriture hors segments de marché, aussi vrai que l’agglomérat d’idées reçues qu’on appelle la « demande culturelle », impensé des politiques de diffusion, permet d’oublier que la poétique constitue justement ce qui n’est pas prévu d’avance. La poétique pose le problème de la transgression des règles et valeurs. En ce sens, la transgression est l’affaire politique de la poétique.
L’un des livres les plus étranges sur la transgression est sans doute La poétique de la rêverie de Gaston Bachelard, construit sur les oppositions traditionnelles entre masculin et féminin. Concept, extérieur, savoir, du côté masculin, image, intérieur, sentiment, du côté féminin. Bachelard accepte ces oppositions que l’on préfèrerait voir démontées, mais l’assignation n’est là que pour aller se dissoudre en ambivalences et en complexités. Voilà l’esprit ni feu ni flamme, la puissance créatrice du rêve éveillé, mouvement de la réflexion vers la pensée entière, qui ne se défie de rien, ne craint pas la clarté confuse, les images dans les mots, les folies en tête. Bachelard s’intéresse à ce qui se fabrique si les délimitations s’effacent, il réfléchit sur la possibilité d’une connaissance appuyée sur la poésie. Dans les phrases, derrière les manières, dans la couleur de l’accord, en résonance de certains mots, apparaît déjà un positionnement, premier degré de l’action sur le monde et son temps.
Si le choix de mots est en rapport avec des symboliques, si les mots et les règles ne vont pas de soi, il y a du politique dans la poétique ; et même dans le tempo des phrases. Par exemple une phrase à trois temps peut sonner comme une conciliation, une harmonie, une tournure de l’esprit, la valse avec sa grande musique. Couper un temps, refuser le ternaire est une cuisine politique, ou faire sauter une négation, ou limiter les adjectifs, les ornementations, les belles phrases, la transgression commence par les mauvaises manières. Le politique dans la poétique est peut-être l’affirmation d’une grammaire des mauvaises manières, un entêtement à sortir des limites autorisées.
Pour parler de cette vieille question, je ne vois pas de meilleur allié que Flaubert, parce que Flaubert crée l’image dehors, c’est à dire qu’il démolit la séparation entre l’intérieur et l’extérieur, il va du paysage vers l’intériorité.
La vapeur du soir passait entre les peupliers sans feuilles, estompant leurs contours d’une teinte violette, plus pâle et plus transparente qu’une gaze subtile arrêtée sur leurs branchages. Au loin, des bestiaux marchaient ; on n’entendait ni leurs pas, ni leurs mugissements ; et la cloche, sonnant toujours, continuait dans les airs sa lamentation pacifique.
À ce tintement répété, la pensée de la jeune femme s’égarait dans ses vieux souvenirs de jeunesse et de pension. Elle se rappela les grands chandeliers, qui dépassaient sur l’autel les vases pleins de fleurs et le tabernacle à colonnettes.
On peut parler d’un dérangement géographique, d’un délire extérieur dans la tête de Madame Bovary. Je sais de quoi je parle, Madame Bovary je la connais bien, c’était ma voisine. J’ai habité pendant des années à côté de Yonville, dans ce fameux « pays qui n’existe pas » mais qui m’a pourtant bien attaqué la jeunesse et limité l’avenir avec ses automnes glacés, ses brouillards épais, sa Rieule et ses saules penchés, sa boue des champs, son ciel changeant et ses vaches immobiles. J’ai pour ainsi dire une expérience personnelle de l’aliénation paysagère et pour moi, la leçon politique de Flaubert est moins dans L’Education sentimentale et le récit de 1848, que dans la place assignée à cette petite femme de province. Ce qu’il montre, c’est la présence du politique dans la campagne. Le dedans et le dehors ne sont pas des cadres de la pensée, la psychologie n’est jamais expliquée que par l’extérieur, à vrai dire il n’y a pas de psychologie. Les problèmes de Madame Bovary ne sont pas des problèmes psychologiques, ce sont des problèmes de vaches, de peupliers, de branchages, de cloches, de pension, et de tout ce bric-à-brac catholique, chandeliers, autel, vases et sons de cloche. Et tout est au même plan, oui tout fait sens, directement, un intérieur entièrement traversé par l’extérieur, c’est la limitation du dedans par le paysage et le désir d’en partir. Il n’y a pas de cause psychologique à la folie d’Emma. Sa névrose est extérieure, son suicide est le résultat d’une violence inscrite dans les prés et les bois. Pour Flaubert, il n’y a pas de cadre innocent, il n’y a pas de décor sans pouvoir. Les paysages sont des empêchements, les prairies des obligations, les saisons des recommencements, quelle que soit la limite du monde qui nous concerne.
La psychologie et les sciences apparentées, celles qui occupent la littérature pour femme, font de l’intime un monde en soi contenant les conséquences et les causes, le problème et la solution, et demandent d’écrire sans rien dire, sans toucher à l’ordre, laissant tout à sa place, et ça peut continuer. C’est la façon « névrose de guerre », quand en 1914, il s’agissait de rendre compte des traumatismes psychiques par les faiblesses psychiatriques de certains soldats incapables de supporter la vie des tranchées. L’utilisation de la thérapie faradique, le « torpillage » dans l’argot de la guerre, réponse médicale apportée au traumatismes de guerre permettait de maintenir l’idée que mourir pour la patrie était bien normal en temps de guerre, et que ne pas supporter la guerre tenait nécessairement, soit d’une faiblesse psychologique qu’il fallait traiter par l’électricité, soit d’une stratégie de dissimulation qu’il fallait faire avouer de la même façon. La guerre est hors de cause, c’est le soldat qui est malade ou déserteur.
La poétique n’accepte pas a priori de séparation entre l’intérieur et l’extérieur. La tautologie de l’explication psychologique ne tient pas, ce psychique enroulé sur ses propres erreurs ne sert qu’à masquer les dominations et les enfermements, que la poétique fait tomber en projetant l’image dehors, autrement dit en refusant de limiter l’imaginaire à l’imagination, ou le suicide au désespoir. Flaubert oblige à regarder dehors pour décrire le dedans, et ce mouvement de l’image dehors traduit l’incapacité de rester à sa place, l’aspiration à changer de place. Le dehors, c’est là où est le politique, c’est à dire le cadastre, le droit à nommer les terres, à modifier les reliefs, prévoir les climats, la science des mouvements du vent et les limites géographiques des déplacements animaux et humains.
La dualité intérieur-extérieur me semble être est une tendance de la pensée occidentale, ou plus exactement du cadre politique de cette pensée, autrement dit de la manière de voir qu’on appelle parfois idéologie. Changer de place, choisir sa place, ne pas rester à sa place est une liberté maudite. Tout voudrait que nous soyons là où nous sommes. Et pourtant nous continuons à vouloir aller là où rien n’est encore certain. D’où j’écris et jusqu’où je peux aller ? Ce territoire m’appartient-il ? Rouler à travers des pays sans nom, c’est littéraire, oui, et politique, parce qu’il s’agit bien de ne pas rester à sa place. C’est là que finit la psychologie, là que commence le politique, par la poétique de l’image dehors.
Noémi Lefebvre est docteure en science politique et spécialisée dans l’étude de l’histoire politique de l’enseignement musical et des politiques publiques de la musique. Elle est co-auteur, avec Anne Veitl, d’un livre consacré à l’action de Maurice Fleuret, directeur de la musique (1981-1986) "Maurice Fleuret : une politique démocratique de la musique". Attachée de Recherche au laboratoire PACTE (IEP Grenoble), elle a notamment mené, dans le cadre des travaux du comité d’histoire du ministère de la culture, une recherche sur la politique de l’enseignement musical de Marcel Landowski de 1966 à 1974.