Au-delà du libéralisme et de la républicanisme, la démocratie délibérative

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Cet article est paru initialement dans le n°1 de la revue Raison publique (octobre 2003). La traduction de l’anglais est de Solange Chavel.

(1) Dans son usage descriptif, le terme de « démocratie libérale » définit la structure institutionnelle des démocraties constitutionnelles de type occidental. Il désigne cette forme de gouvernement qui est censée accorder à tous les membres de la communauté politique les mêmes possibilités de participer au processus de formation de la volonté, et qui leur donne en outre le pouvoir de faire effectivement usage de leurs droits politiques. Ces droits accordés égalitairement sont censés avoir la même valeur pour tous les citoyens, indépendamment des différences de situation sociale. Rawls parle dans ce contexte de la « valeur équitable des droits égaux ». Une démocratie libérale fonde le processus de décision sur le droit moderne, ce qui constitue une différence majeure entre la démocratie de l’antiquité classique et les démocraties modernes, comme celles qui se sont établies depuis la fin du 18ème siècle dans le sillage des révolutions américaine et française.

Le droit moderne qui s’est développé de concert avec la bureaucratie de l’état moderne, est un droit positif, établi à l’origine par décret du Roi, et un droit coercitif que sanctionne l’état. Mais surtout, la structure de ce droit, analysé par Hobbes, puis élaboré dans la philosophie kantienne du droit, détermine la forme de la démocratie ainsi établie. Il ne s’agit pas seulement d’un droit positif et coercitif : il est aussi structurellement individualiste. Les droits subjectifs sont en effet un élément constitutif de ces ordres légaux qui garantissent que les droits de la personne individuelle sont conformes aux droits de toutes les autres personnes, en ce qui concerne les droits généraux. Les droits subjectifs garantissent à chaque personne physique des sphères de choix et d’action libres scrupuleusement circonscrites. En ce sens, le droit moderne engendre un nouveau type de libertés : celles qui permettent à l’individu d’agir à sa guise à l’intérieur des frontières tracées par la loi. Cette autonomie privée est la Liberté des Modernes, qui n’était pas un élément essentiel des ordres politiques du passé. Dans les démocraties antiques, l’autonomie des citoyens correspondait au droit de prendre part au processus de formation commune de la volonté politique.

C’est pourquoi il faut désormais assurer l’autonomie privée en même temps que l’autonomie civique. L’institution du processus démocratique a pour but de garantir deux choses à la fois : la participation politique des citoyens, et la protection juridique de la sphère privée. Cette expression désigne la société moderne, hautement complexe, divisée en sous-systèmes fonctionnellement distincts. La différenciation fonctionnelle entre l’administration étatique et l’économie capitaliste revêt ici une importance cruciale. Et c’est pourquoi les démocraties modernes reposent sur un troisième élément qui sert d’intermédiaire : une sphère politique publique joue le rôle de caisse de résonance pour les contributions spontanées des citoyens. La sphère publique et la société civile forment l’articulation entre la bureaucratie de l’état et la société.

La silhouette des démocraties modernes est dessinée par une constitution, ou au moins un schéma institutionnel qui agence les trois éléments précédemment nommés : l’autonomie publique des citoyens en tant que membres de l’Etat, l’autonomie privée des citoyens en tant que membres de la société, et l’indépendance de la sphère publique qui fonctionne comme l’intermédiaire entre l’état et la société.

Ce schéma garantit (1) la participation politique du plus grand nombre possible de citoyens intéressés

  • grâce à des droits d’expression et de participation égaux pour tous ;
  • grâce à des élections régulières et, le cas échéant, des référendums, sur la base d’un suffrage inclusif ;
  • grâce à la compétition entre différents partis et programmes.

Ce schéma garantit (2) la protection de la sphère privée par l’égalité devant la loi

  • grâce à un système de libertés fondamentales compatible avec l’égalité des libertés de chacun ;
  • grâce à une égale protection légale, permise par l’existence de tribunaux indépendants ;
  • grâce à la séparation des pouvoirs législatif, judiciaire et exécutif ; séparation qui contrôle l’administration publique pour s’assurer qu’elle respecte la loi.

Ce schéma garantit (3) l’existence d’une sphère publique ancrée dans la société civile

  • grâce à la division de l’état et de la société sur la base d’une économie régulée par le marché ;
  • grâce à la liberté de la presse, la liberté d’information et la diversité des média ;
  • grâce à des règlements qui facilitent le passage spontané de la société civile à la sphère publique et font contrepoids à l’occupation exclusive des espaces de communication par les pouvoirs économiques et sociaux organisés des acteurs collectifs.

Les différents systèmes politiques combinent ces trois éléments de différentes manières, en leur donnant un poids différent dans chaque cas. Dans des pays tels que la Suisse, l’élément démocratique est fortement souligné, tandis qu’aux Etats-Unis l’accent porte davantage sur l’égalité devant la loi. Une simple expérience de pensée montre les effets pervers de déséquilibres excessifs. Si l’on projette dans l’avenir les tendances observables, on peut alors imaginer que l’autonomie privée des citoyens telle que l’assure le droit serait sauvegardée ans une société de marché pourvue des institutions convenables, tandis que la sphère politique publique serait plus ou moins détruite par l’usage non réglementé des libertés économiques. Dans un système ébranlé par ces pratiques néo-libérales, le processus de prise de décision politique est coupé de son terreau. Les élections démocratiques ne servent que de trompe-l’œil pour masquer la domination d’élites qui tournent en vase clos. On peut imaginer tout aussi facilement le cas inverse d’une mobilisation politique qui s’opère aux dépens de la sphère privée, qui n’est plus défendue contre l’absorption dans la sphère politique. Dans ces conditions totalitaires, la société civile sur-réglementée et paralysée ne nourrit plus une sphère publique politique desséchée. L’équilibre compromis entre la démocratie, l’égalité devant la loi et la sphère politique publique est le foyer des maladies qui menacent régulièrement les démocraties libérales. Mais cette question nous entraînerait trop loin. J’aimerais examiner comment ces trois éléments se sont agencés dans l’histoire des idées politiques, pour donner naissance à trois versions différentes de la démocratie libérale.

(2) La tradition républicaine, adoptée par l’humanisme de la Renaissance, trouva sa forme dans la Révolution américaine avec James Harrington, et dans la Révolution française à travers la pensée de Jean-Jacques Rousseau. Elle se concentre entièrement sur le premier élément. L’intention est ici de renouveler la Liberté des Anciens en l’adaptant à la condition moderne d’une société fonctionnellement différenciée, et de la faire diffuser à travers toutes les couches de la population. Cette pensée est guidée par l’intuition qu’exprime le plus clairement le principe de souveraineté populaire, d’abord établi en France avec le renversement révolutionnaire de la souveraineté du roi. Le pouvoir auto-fondé et auto-entretenu de l’état émanant du peuple est conçu comme un moyen d’unifier la société. La structure de l’état constitutionnel est alors organisée dans le but de donner aux citoyens la possibilité d’exercer en commun leur autonomie.

Par contraste, la tradition libérale, établie avant tout par Locke, et dont les pères fondateurs de la constitution américaine ont d’abord tiré leur mot d’ordre, se concentre sur le second élément : l’institution légale de la Liberté des Modernes, qui trouve son expression la plus ramassée dans la liste des droits de l’homme. L’intuition qui inspire cette ligne de pensée politique, toujours prédominante, n’est pas d’enraciner dans la démocratie les pouvoirs de l’état menaçant la liberté, mais de les contenir par la loi. Parce que cette tradition ne considère pas tant le pouvoir absolu de l’état comme la suppression nécessaire de l’autonomie et de la participation politiques, que comme une menace pesant sur les libertés négatives des citoyens privés, le but est avant tout de minimiser l’intervention politique et d’asservir le pouvoir administratif aux intérêts des membres individuels de la société.

Ici, il ne s’agit pas de transformer la direction du monopole que l’état détient sur le pouvoir en renversant la souveraineté du roi et en reconstituant l’ensemble à nouveaux frais ; au contraire, l’intention est de s’assurer que le pouvoir du gouvernement, entravé par la loi, obéisse uniquement aux intérêts des citoyens, qui sont membres de longue date d’une société pré-politique. La structure de l’état constitutionnel est ici établie dans l’idée de permettre à chaque individu de conduire sa propre vie de manière autonome. Dès lors, le processus démocratique détient le rôle, relativement modeste, de contrôler a posteriori le pouvoir administratif, à la lumière de ses résultats. Le pathos républicain de l’auto-détermination d’une nation de citoyens est remplacé par le pathos de la réalisation de soi de la personne individuelle qui poursuit son projet de vie privée avec le moins d’entraves possibles.

Le troisième élément, c’est-à-dire la liberté d’expression dans la sphère publique de délibération, a été une source d’inspiration privilégiée du parlementarisme. Kant et les libéraux du Vormärz allemand, tout comme Julius Froebel en Suisse, ont contribué à cette tradition ainsi que John Stuart Mill ou encore, avec des arguments différents, John Dewey. De l’aveu général, cette troisième tradition a eu moins d’influence sur l’histoire des idées politiques que le républicanisme ou le libéralisme classique. Cependant, le paradigme délibératif a pris de nos jours une pertinence nouvelle, avec le développement d’une sphère publique en réseau et, plus généralement, avec l’importance des média. Il permet en outre d’articuler les idéaux de la tradition politique avec la complexité de la vie sociale, si bien que l’auto-compréhension normative de la démocratie libérale ne succombe pas dès le départ à l’épreuve des faits.

La version délibérative de la démocratie libérale interprète la sphère politique publique comme la caisse de résonance pour les problèmes sociaux généraux et aussi comme un filtre discursif : elle sélectionne les contributions informatives sur les thèmes pertinents à partir du flux vigoureux de l’opinion publique informelle, et les dirige vers les agendas officiels des institutions politiques. Il en résulte un tableau sensiblement différent.

Pour les républicains, le processus démocratique permet une expression de la volonté parce que cette représentation autonome des citoyens est censée refléter et reproduire l’éthos présent de la communauté. Pour le libéralisme, il joue avant tout le rôle instrumental de lien entre les mesures politiques du gouvernement et les intérêts éclairés des citoyens privés. En revanche, la version délibérative mise tout sur une sphère publique qui est censée fonctionner comme une écluse à travers laquelle doit passer le flot du processus démocratique. Cette interprétation de la démocratie libérale suppose que l’enracinement des procédures formelles de délibération et de prise de décision dans la circulation vivante et, autant que possible, non contrôlée de l’opinion publique, va engendrer une pression en faveur de la légitimation qui améliorera la qualité des décisions des parlements, tribunaux, et administrations.

Le modèle délibératif s’appuie davantage sur la rationalité des discours et négociations que sur la moralité de la volonté de la nation, ou sur les motifs rationnels de citoyens orientés vers le succès, agissant dans leur propre intérêt. La recherche coopérative de solutions communes remplace ici le processus d’auto-compréhension collective de la nation ou l’agrégation de préférences individuelles des citoyens. Les procédures et les prérequis de la communication pour le processus démocratique de formation de l’opinion et de la volonté fonctionnent comme des écluses qui permettent la rationalisation discursive des décisions administratives. L’opinion publique, façonnée par les procédures démocratiques en un pouvoir communicationnel, ne peut évidemment pas se « réguler » elle-même, mais peut seulement orienter l’usage du pouvoir administratif selon certains canaux.

Je ne souhaite pas placer ces trois versions de la démocratie libérale sur un pied d’égalité, mais au contraire démontrer la supériorité du troisième modèle, le modèle délibératif. Je voudrais trancher cette question par le biais d’un problème spécifique : les deux sources de légitimation de la démocratie libérale, c’est-à-dire les droits de l’homme et la souveraineté du peuple, semblent entrer en conflit. Alors que ni les libéraux ni les républicains ne fournissent une réponse convaincante à ce problème, ce que j’exposerai tout d’abord (3), les tenants du modèle délibératif peuvent proposer une solution. Je terminerai ces remarques par l’exposé d’une esquisse de cette proposition (4).

(3) La démocratie libérale tire sa légitimité de deux sources différentes qui sont les droits de l’homme et la souveraineté populaire. La question est alors de savoir lequel de ces deux éléments doit primer au cours de la justification, l’« égalité devant la loi » exercée conformément aux droits de l’homme, ou bien le processus d’auto-législation du peuple souverain, dont le caractère démocratique est censé tout légitimer, y compris la constitution elle-même. Les camps libéral et républicain s’affrontent pour savoir si la priorité doit être donnée à la « Liberté des Modernes » ou à la « Liberté des Anciens ». Qu’est-ce qui est originaire : les libertés négatives des citoyens dans la société économique moderne, ou les droits de participation et de communication des citoyens de la communauté démocratique ?

Le premier camp souligne que l’autonomie privée prend forme à partir de droits fondamentaux qui sont « inaliénables » par essence et garantissent l’égalité impersonnelle de la loi. Selon l’autre camp, l’autonomie des citoyens est inscrite dans l’auto-organisation d’une communauté qui se donne à elle-même ses propres lois. Si l’on veut que la justification normative de la démocratie libérale soit cohérente, il faut alors décider dans quel camp l’on se range. Soit les lois, et avec elles le droit fondamental de faire des lois, sont légitimes seulement dans la mesure où elles coïncident avec les droits de l’homme, indépendamment de la justification de ces derniers. Dans ce cas, le législateur démocratique ne peut prendre de décision qu’à l’intérieur de ces limites, au détriment du principe de souveraineté populaire. Soit les lois, y compris le droit fondamental de faire des lois, ne sont légitimes que si elles sont un produit de la formation démocratique de la volonté. Auquel cas le législateur démocratique peut se donner une constitution et, s’il le souhaite, contrevenir aux droits de l’homme, aux dépends, évidemment, de l’idée de l’égalité constitutionnelle devant la loi.

Cette alternative se heurte manifestement à une intuition forte1Habermas J., « Du lien interne entre Etat de droit et démocratie », in L’Intégration républicaine, Paris, Fayard, 1998, p. 275-286. L’idée de droits de l’homme telle que l’énoncent les droits civils ne peut être ni imposée de l’extérieur comme une contrainte pesant sur le législateur souverain, ni instrumentalisée comme un outil à son service. Nous considérons que ces deux principes sont co-originaires. L’un n’est tout simplement pas possible sans l’autre. L’intuition de co-originarité peut aussi s’appliquer à l’autonomie privée et publique : l’une ne peut exister sans l’autre. Les deux concepts sont interdépendants, et sont reliés par une implication matérielle. Les citoyens ne peuvent faire un usage approprié de leur autonomie publique telle que la garantissent les droits politiques que si, grâce à une autonomie privée également assurée dans la conduite de leur vie, ils sont suffisamment indépendants. Cependant, les citoyens au sein d’une société ne peuvent jouir de leur égale autonomie privée (la « valeur équitable » des droits également distribués) que si, en tant que citoyens politiques, ils font un usage approprié de leur autonomie publique. Je vais à présent me servir de cette intuition comme d’un test pour éprouver laquelle des trois versions rend le mieux compte de la co-originarité de la souveraineté populaire et des droits de l’homme.

D’après le point de vue libéral, pour pouvoir offrir des régulations légitimes, l’auto-législation démocratique du peuple exige une forme particulière d’institution légale. Un « droit fondamental à faire des lois » est un antécédent nécessaire et suffisant pour le processus démocratique lui-même : « la démocratie ne peut pas définir la démocratie ». Les libéraux soutiennent que la relation entre la démocratie, comme source de légitimation, et une structure qui est constitutive de la démocratie et de ce fait précède la démocratie elle-même, ne comporte pas de paradoxe. En effet, les règles constitutives qui rendent une démocratie possible ne peuvent pas contraindre les pratiques démocratiques à la manière de normes imposées de l’extérieur. Une simple clarification des concepts – tel est l’argument – fait disparaître le paradoxe : il ne faut pas confondre des conditions nécessaires avec des conditions contraignantes.

La conclusion que la constitution est en un sens inhérente en démocratie est certainement plausible. Mais l’argument, dans son expression actuelle, demeure incomplet, parce qu’il en appelle uniquement à une partie de la constitution : à cette partie qui est immédiatement constitutive de l’opinion démocratique et de la formation de la volonté. Elle se rapporte uniquement aux droits politiques de participation et de communication. Mais les libertés négatives forment le cœur des droits fondamentaux – habeas corpus, liberté religieuse, droit de propriété – en bref : toutes ces libertés qui garantissent également à chaque personne l’autonomie pour la poursuite de sa vie et du bonheur. Ces droits fondamentaux d’origine libérale protègent de manière évidente des biens qui ont aussi une valeur intrinsèque. On ne peut les ramener à la fonction instrumentale qu’ils remplissent pour l’exercice des droits politiques. Parce que les libertés classiques ne tendent pas prioritairement à promouvoir l’accès à la citoyenneté politique, ces libertés politiques ne peuvent pas, contrairement aux droits politiques, être justifiés par l’argument qu’ils rendent possible la démocratie.

D’un autre côté, le point de vue républicain est aussi en difficulté face à la co-originarité de la souveraineté populaire et des droits de l’homme. Il soutient que la substance de la constitution n’entre pas en compétition avec la souveraineté populaire dès lors que la constitution émerge d’un processus inclusif de formation de l’opinion et de la volonté né du peuple lui-même. Cependant, le résultat ne sera une constitution libérale que si nous concevons le processus de formation de la constitution comme l’auto-compréhension éthique et politique entreprise par une population qui est déjà accoutumée à la liberté. Dans ces conditions, l’égalité devant la loi est sauve parce qu’on y reconnaît un composant de sa propre culture ou ethos démocratiques. Pourtant, cet argument procède d’une pétition de principe, parce qu’il accorde précisément à la mentalité de la communauté et à la culture politique ces orientations libérales qui sont explicitées dans les principes de la constitution.

Autrement dit, la conception républicaine doit reposer sur un artifice : la ruse de la raison libérale qui oriente l’éthos politique d’une communauté de façon à aligner la souveraineté populaire sur les droits de l’homme. C’est le modèle délibératif qui réussit à rendre l’espérance raisonnable d’une auto-limitation libérale de la démocratie indépendante d’un consensus de valeurs préalablement existant. Sous le signe de la politique délibérative, l’espérance de résultats raisonnables du processus démocratique se déporte sur les propriétés formelles de ce processus. Le modèle délibératif n’a plus besoin de reposer sur le schéma libéral d’une forme héritée de vie démocratique ; il commence au contraire avec l’idée que les droits de l’homme sont une explicitation de ce qui est requis pour donner au processus démocratique une forme raisonnée.

La constitution se voit ici investie du projet procédural d’établir les formes de communication qui, en fonction des circonstances, doivent rendre les citoyens capables de faire un « usage public de la raison », selon les mots de Rawls, et d’établir un équilibre équitable entre leurs intérêts. Et si nous souhaitons que des étrangers autonomes puissent établir une communication politique, avec bon espoir d’atteindre des résultats rationnellement acceptables, alors nous devons nous entendre sur un système de droits, qui permet aux citoyens politiques à la fois la participation au processus démocratique et l’autonomie privée. C’est de cette manière qu’on peut justifier la co-originarité.

(4) La version délibérative de la démocratie libérale est supérieure aux deux autres versions en ce qu’elle n’accorde priorité ni aux droits de l’homme (comme le fait la lecture libérale) ni à la souveraineté populaire (ce que fait la variante républicaine). Au contraire, elle fournit une clé pour expliquer comment les principes de la constitution sont inhérents au concept démocratique d’auto-législation. L’idée de base est assez simple. Du point de vue d’une politique délibérative, chaque démocratie réclame un ensemble de formes convenables de communication ; pour fonder ces formes institutionnelles obligatoires, il faut créer le medium de la loi qui est le moyen approprié à ce but. Ainsi, si nous arrivons à démontrer que les droits fondamentaux des deux sortes, et pas uniquement les droits politiques, sont constitutifs du processus démocratique d’auto-législation, compris selon les termes de la théorie communicationnelle, alors la relation prétendument paradoxale entre la démocratie et l’égalité devant la loi disparaît. Je vais l’exposer par le biais d’une expérience de pensée.

A l’instar de ses prédécesseurs du contrat social, la théorie communicationnelle simule une « position originelle » : certaines personnes entrent librement dans une pratique d’élaboration d’une constitution. La fiction d’une participation volontaire satisfait à cette importante condition qu’est l’égalité originelle des parties prenantes, dont les « oui » et les « non » ont le même poids. Les participants doivent satisfaire à d’autres conditions. D’abord, ils sont unis par la décision commune de réguler de façon légitime leur future coexistence par le moyen du droit positif. Ensuite, ils sont disposés à et capables de prendre part à des discussions rationnelles, et ainsi à satisfaire aux présuppositions pragmatiques exigeantes que réclame la pratique de l’argumentation. A la différence de la tradition du droit naturel moderne, cette supposition de rationalité ne se limite pas à une rationalité finalisée ; en outre, à l’encontre de Rousseau et de Kant, elle ne s’étend pas simplement à la moralité, mais fait de la raison communicationnelle une condition nécessaire2Habermas J., « La rationalité de l’entente » in Vérité et justification, Paris, Gallimard, 2001, p. 43-81. Enfin, pour entrer dans la pratique de l’élaboration d’une constitution, il faut qu’existe la volonté de faire des moyens de cette pratique un sujet de discussion. Cette réflexion met en évidence toute une série de tâches constructives dont il faut se décharger avant d’entreprendre véritablement le travail d’élaboration de la constitution, qui constitue une étape ultérieure.

La première chose que les participants remarquent est que, parce qu’ils veulent réaliser leur projet au moyen de la loi, il leur faut créer un système de statuts légaux pour s’assurer que chaque futur membre de l’association sera considéré comme un porteur de droits subjectifs. Un système de droit positif et coercitif doté d’une telle structure individualiste ne peut fonctionner que si trois catégories de droits sont introduits simultanément. Si l’on considère que la capacité à réunir le consentement général est le réquisit de la légitimité, ces catégories sont les suivantes :

(i) les droits fondamentaux (quel que soit leur contenu matériel) qui résultent de l’élaboration autonome du droit à la plus grande part possible d’égales libertés pour tous ;

(ii) les droits fondamentaux (quel que soit leur contenu matériel) qui résultent de l’élaboration autonome du statut de membre d’une association volontaire de membres légaux ;

(iii) les droits fondamentaux (quel que soit leur contenu matériel) qui résultent de l’élaboration autonome du droit de chaque individu à une égale protection par la loi, c’est-à-dire le résultat de la mise en pratique des droits.

Ces trois catégories de droits constituent le socle nécessaire pour une association de citoyens dotée de frontières sociales déterminées et dont les membres se reconnaissent mutuellement comme porteurs de droits individuels effectifs. Cependant, eu égard à ces trois catégories, les participants anticipent sur le fait qu’ils seront les bénéficiaires et destinataires de la loi. Parce qu’ils entendent fonder une association de citoyens qui font leurs propres lois, ils prennent alors conscience du fait qu’ils ont besoin d’une quatrième catégorie de droits pour pouvoir se reconnaître mutuellement comme les auteurs de ces droits aussi bien que de la loi en général. S’ils veulent tenir ferme l’aspect le plus important de leur pratique actuelle, c’est-à-dire l’auto-législation, dans l’avenir également, il leur faut alors se donner le pouvoir de former la loi en introduisant des droits politiques fondamentaux.

Sans ces trois catégories de droits fondamentaux, il ne peut exister absolument rien de tel que la loi ; mais sans une élaboration politique de ces catégories, la loi ne peut acquérir aucun contenu matériel. C’est pourquoi il est nécessaire d’ajouter une catégorie de droits supplémentaire (et initialement également vide), c’est-à-dire :

(iv) les droits fondamentaux (quel que soit leur contenu matériel) qui résultent de l’élaboration autonome du droit à une égale possibilité de participer à l’élaboration politique de la loi.

Il faut se rappeler que ce scénario résume un cheminement de pensée conduit pour ainsi dire mentalement, même si on suppose que ce processus a pris forme au cours de la pratique délibérative d’une assemblée. Jusqu’ici, rien ne s’est effectivement passé. Et rien n’aurait pu se passer jusqu’à ce que les participants commencent dans les faits leur pratique législative. Il leur fallait en premier lieu clarifier le type d’entreprise qu’ils avaient engagée par cette pratique de l’élaboration d’une constitution. Cependant, une fois qu’ils ont explicité leur connaissance intuitive de la signification performative de cette pratique, ils savent qu’il leur faut créer les quatre catégories précédentes de droits fondamentaux, et cela presque d’un seul coup.

Il est inutile de rappeler qu’ils ne peuvent produire des droits fondamentaux dans l’abstrait, mais seulement des droits fondamentaux individuels dotés d’un contenu matériel. Dès lors, les participants qui étaient jusqu’à présent engagés dans une réflexion intérieure, comme dévolue à l’explicitation philosophique, doivent sortir de derrière ce voile d’ignorance empirique qu’ils se sont eux-mêmes imposé et discerner ce qui exige une régulation en fonction des circonstances historiques. C’est seulement lorsqu’ils se trouvent confrontés, par exemple, aux conséquences intolérables de l’usage de la violence physique qu’ils prennent conscience du besoin de droits élémentaires à l’intégrité physique ou à la liberté de mouvement. L’assemblée constitutionnelle ne peut prendre de décisions qu’à partir du moment où elle distingue les risques qui mettent à l’ordre du jour un besoin particulier de sécurité. C’est uniquement lorsque les traits pertinents de l’environnement éclairent nos propres intérêts qu’il devient patent que nous avons besoin de droits qui protègent la conduite de notre vie personnelle et politique.

C’est de cette manière qu’émergent des droits qui nous sont tous familiers, tels que le droit de contracter, d’acquérir, de former des associations et d’exprimer publiquement ses opinions, d’embrasser et de pratiquer une religion, etc. Des circonstances nouvelles exigent de nouvelles règles : par exemple, le fait que les minorités nationales parlent des langues et suivent des traditions différentes de la majorité de la population. Les conflits qui surgissent dans ces conditions de pluralisme culturel créent un besoin de régulation : ils réclament des solutions normatives qui ne soient pas simplement pragmatiques, mais innovantes ; par exemple, l’introduction de droits culturels pourrait rendre sans objet les revendications indépendantistes des minorités.

En quoi ces réflexions importent-elles pour la question qui nous concerne ? Notre scénario distinguait soigneusement deux étapes. La première étape implique l’explicitation conceptuelle du vocabulaire des droits, dans lequel peut s’exprimer la pratique commune de l’association autonome de citoyens libres et égaux. Le principe de souveraineté populaire ne peut s’incarner que dans ce vocabulaire des droits. La seconde étape implique la réalisation de ce principe à travers l’exercice et la mise en place effective de cette pratique. Avec ce scénario en deux temps de la genèse conceptuelle des droits fondamentaux, on voit que l’étape conceptuelle préparatoire révèle les conditions nécessaires à l’établissement légal d’une auto-législation démocratique. Ces droits sont l’expression de cette pratique en elle-même et ne sont pas des contraintes auxquelles la pratique serait assujettie. Le principe démocratique ne peut prendre corps que conjointement à l’idée de gouvernement constitutionnel. Ces deux principes sont dans une relation réciproque d’implication matérielle.

Cependant, il faut voir aussi dans la constitution un projet qui établit une tradition. La constitution oriente un processus d’apprentissage auto-correcteur qui n’est pas garanti contre une rupture historique et des rechutes dans la barbarie. Ce n’est pas un hasard si l’établissement d’une constitution est ressenti comme une cassure dans l’histoire d’une nation, puisqu’elle introduit, dans l’histoire du monde, un nouveau type de pratique. Si les citoyens possèdent ainsi une compréhension dynamique de la constitution, chaque nouvelle génération peut adopter l’état d’esprit de la génération des fondateurs et regarder le présent de manière critique pour s’assurer que les institutions, pratiques et procédures existantes pour l’opinion démocratique et la formation de la volonté remplissent bien les conditions nécessaires à un processus de légitimation.

Professeur des universités à Université de Francfort | Site Web

Jürgen Habermas est un philosophe et théoricien en sciences sociales, il est avec Axel Honneth l'un des principaux représentants de la seconde génération de l'Ecole de Francfort qu'il a notamment marquée par ses théories de l'éthique de la discussion et de l'agir communicationnel. Il a enseigné la philosophie et la sociologie à l'Université de Francfort et a été directeur de l'Institut de Recherche Sociale de Francfort. L'étendue de son œuvre et de sa contribution à la pensée contemporaine ne pouvant être résumés ici, nous vous invitons à vous reporter à l'article encyclopédique qui lui est consacré pour plus d'informations : https://www.universalis.fr/encyclopedie/jurgen-habermas/ .

Notes

Notes
1 Habermas J., « Du lien interne entre Etat de droit et démocratie », in L’Intégration républicaine, Paris, Fayard, 1998, p. 275-286
2 Habermas J., « La rationalité de l’entente » in Vérité et justification, Paris, Gallimard, 2001, p. 43-81