Réponses romanesques au terrorisme — DeLillo, Dantec, Volodine

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Cet article a initialement été publié au sein du dossier “Littérature et arts face au terrorisme” dirigé par Catherine Grall.

Il doit paraître étrange de considérer le terrorisme selon le prisme de l’imagination littéraire et de quelques romans occidentaux, qui seraient alors doués d’un pouvoir face à l’horreur. La question de Sartre : « Que peut la littérature ? », appelle ici, de fait, une réponse négative, suggérée par tous ceux qui ont vu dans le terrorisme l’alliance de l’imprévisible et de la répétition, un sublime négatif ou l’ont perçu comme ce qui constitue un monde sans dehors. Reprendre la question de Sartre s’impose cependant lorsque, face au terrorisme, la littérature tente de retrouver un pouvoir qui ne peut consister en un engagement explicite, une dénonciation, une consolation, ou un discours de vérité — inutile puisque le terrorisme est manifeste, il suffit de le citer.

Ce pouvoir, dans les romans qui constituent ici des références, participe de la construction de deux perspectives : celle d’une doxa qui dit l’évidence imprévisible et brutale du terrorisme ; celle qui se place comme sur l’envers de cette doxa. Telles sont donc les deux perspectives lisibles dans The Falling Man, roman réaliste du 11 septembre, et Mao II, roman de l’écrivain et de la lecture réciproque du terrorisme religieux et de la société américaine, de Don DeLillo, dans Les Racines du mal, roman thriller des attentats sociaux et de leur arrière-plan quasi-mystique, de Maurice G. Dantec,dans Ecrivains, roman du terrorisme d’Etat et de l’écrivain, d’Antoine Volodine — chacun de ces romans porte des figurations de l’écriture.

La perspective de la doxa se résume dans l’évidence du terrorisme, dans la difficulté à le lire, dans son étrangeté et sa proximité aux victimes — individus, groupes et société même —, et dans les deux images, elles-mêmes doubles, qu’il donnerait de lui-même : celle d’un espace englobant et d’une irréalisation que provoquerait sa brutalité ; celle d’une transcendance et de la possibilité, qu’il porterait, d’une esthétisation paradoxale. Cela correspond à autant de figurations usuelles, à travers l’histoire, de la puissance qui, fût-elle humaine, passe l’homme, et aux égales figurations de la possible maîtrise de la peur. La perspective qui se place à l’envers de cette doxa donne les images d’un terrorisme manifeste par ses actions et par l’effroi qu’il suscite, mais identifiable dans la seule mesure où le monde exprimé par autrui — le terroriste —, est décrit selon une ambivalence : il est à la fois reconnu comme une réalité qui saisit la société et interrogé selon sa pertinence.

Le pouvoir de la littérature se définit par le contraste entre l’image de l’hostilité, de la terreur absolue, d’une part, et, d’autre part, cette reconnaissance et cette interrogation, parfois extrêmes — Les Racines du mal, Ecrivains —, et l’esquisse d’une anthropologie des images sociales — ou encore, celles des personnes, des corps — attachées au terrorisme. Ces romans maintiennent dans l’image du corps meurtri la possibilité de lire le corps intact. La représentation du corps défait a pour medium l’indication du corps intègre. Ces images et ces représentations peuvent être reçues, formées dans le corps du lecteur, corps intact — puisque les récits associent corps défait et corps intact. Ce type de jeu des images vaut pour les autres données des romans et dessine la proximité paradoxale du terrorisme, de son hostilité absolue, et de leur opposé, l’ordinaire : celui-ci ne participe d’aucune destruction ni autodestruction ; il laisse cependant prendre conscience du désir de mort, et, par-là, défait le nœud du terrorisme. Cette parallaxe — ces deux perspectives — et ses détails permettent de restaurer les droits de l’ordinaire et la symbolique sociale sans rien nier du terrorisme, et de montrer que celui-ci, particulièrement dans sa version religieuse, est sans autorité propre — violent, il reste vain face à l’ordinaire. Prévaut une manière de dénonciation anthropologique du terrorisme. Les évocations de celui-ci, antérieures au terrorisme strictement contemporain, proposées par DeLillo, Dantec et Volodine, qui a publié Biographie comparée de Jorian Murgrave en 1985, sont utiles pour préciser les constantes de cette dénonciation anthropologique, qui vaut pour tout type de terrorisme.

La doxa du discours terroriste et sa version romanesque

La doxa sur le terrorisme contemporain en Occident le tient pour manifeste à cause de l’événement qu’il constitue, et de la terreur qu’il suscite. Parce qu’il est événement, il apparaît aussi difficilement lisible —  de plus, il n’est pas nécessairement accompagné d’une identification claire de ses agents. Par ses répétitions, il semble une sorte de continuité.

Réduire le terrorisme à un événement fait entendre qu’il aurait pu aussi bien ne pas être. L’authentifier selon sa répétition est déjà l’interpréter en passant largement sa stricte actualité et ne pas le dissocier de la société victime, alors caractérisée selon la possibilité de sa destruction et une négativité constante : on dit un désert du réel. La virtualisation du terrorisme par les media soumet cette société victime et le terrorisme à une manière de perception égale : à l’horreur du second, correspond l’habitude d’être spectateur des spectacles du terrorisme. Celui-ci, aussi singulier qu’il soit, semble inclusif de tout monde. La formulation la plus éclatante de ces constats appartient à Jacques Derrida qui a dit l’effet d’auto-immunité du terrorisme. Tout imaginaire autre que celui du terrorisme paraît caduc, particulièrement, tout imaginaire de la singularité — les victimes se confondent dans leur anonymat, aucune n’a été visée individuellement. Cela explique qu’il puisse paraître devenir une manière d’interprétant de nos sociétés. Il fait lire la clôture du monde virtuel contemporain, identifié aux mondes exposés par les media, comme une manière de double de la clôture qu’il dessine par sa constance. La doxa  constituerait ainsi une manière de mythographie, sans qu’elle nie l’horreur du terrorisme.

Les romans de DeLillo, Dantec et Volodine vont selon cette doxa, qu’ils anticipent en partie. Ils présentent le terrorisme, la terreur, les attentats selon une vérité vérifiable ou selon leur vraisemblable. The Falling Man de DeLillo décrit le moment terroriste du 11 septembre, détaille l’écroulement d’une des tours du World Trade Center, la fuite des survivants, leur vie ainsi que celle des témoins et des habitants de New York, dans une fidélité à la doxa et à ce que l’on sait du 11 septembre. Cela a fait conclure à un minimalisme littéraire. Mao II, en un geste d’anticipation, dit la concordance du terrorisme international et de la culture américaine et caractérise le terroriste comme le seul agent réel du changement de la société — est ainsi formulé, de manière nette, le jeu de miroir du terrorisme et de la société. Les Racines du mal de Dantec décrit la double recherche d’auteurs de meurtres et d’attentats et leur prête les visions erratiques et les croyances extrêmes, celles d’une hostilité absolue, qui fondent, croit-on, le terrorisme — domestique et international —, selon une alliance certaine de l’horreur et de la société, de la familiarité et de l’étrangeté. Ecrivains de Volodine fait du terrorisme une donnée objective : des hommes et des femmes vivent et meurent dans les prisons de la terreur d’Etat, abandonnés.

L’énigme du terrorisme et de la terreur, que note la doxa, est manifeste : personnages des terroristes à peine caractérisés dans The Falling Man et dans Mao II, personnages des policiers, des gardiens dans Ecrivains entièrement pris dans l’ombre de leur propre pouvoir, mystère initial des meurtriers dans Les Racines du mal. Cette énigme semble d’abord moins importer que les effets du terrorisme qui suffisent à le qualifier. Terreur et terrorisme se résument dans l’abjection —  le sujet n’est plus un sujet.  Celle-ci trouve son image claire dans la fable de l’écriture — Ecrivains —  et dans des scènes de la vie sociale — milliers de mariage sous l’égide de la secte Moon dans Mao II, récits de vieillards qui ne disposent plus de pleine conscience de leur moi dans The Falling Man, identification du meurtre à la panique sociale dans Les Racines du Mal. Il faudrait dire un terrorisme devenu littérature et esthétisé, parce qu’il est vu, dans la terreur qu’il inspire, comme un avec la société : il nourrit l’intention romanesque de chaque auteur.

Incertitudes de la doxa et questionnement que portent les romans

Cette représentation du terrorisme a une limite. L’aptitude à dire le terrorisme dans les media, dans la littérature, traduit un pouvoir du sujet, un pouvoir social, mais aussi une dépendance au terrorisme, au discours sur le terrorisme. Le cas du 11 septembre reste exemplaire. La ruine des signes d’une culture et d’une puissance est finalement symboliquement effacée dans la reprise, par les media, de l’évidence du terrorisme. Cette reprise est aussi l’occasion de laisser paraître une évaluation morale des images du terrorisme.  Ainsi qu’en témoigne Susan Sontag, au-delà des notations sur le désert du réel, subsiste une interrogation sur ce que peuvent être les réactions face aux images de l’horreur — interrogation sur l’aptitude et le droit à regarder la souffrance et, en conséquence, confession de la dépendance à ces images. Cela exclut de s’attacher au fait de l’extrême rupture du symbolique, indissociable du terrorisme. La doxa du discours sur le terrorisme est ainsi double. La violence n’empêche pas de préserver l’alliance du symbolique et du réel. Le terrorisme, aussi brutal qu’il soit, est finalement placé, par ses innombrables images, par les media, dans une sorte de virtualité. Cela a une conséquence au regard de la reconnaissance d’autrui, fût-il un terroriste : on se souvient de l’acte terroriste ; on rappelle son danger sans contredire sa contingence ; on le commémore ; on dit ainsi la forclusion de l’autre par le terroriste et, dans la reprise de l’évidence de la violence et de la douleur, l’égale forclusion de l’autre, que pratique la société victime — en une manière d’inhumanité partagée. Cette doxa résume le terrorisme en quelques paradoxes : il est manifeste et imprésentable à cause de son horreur et de son anonymat premier ; singulier, spécifique, et cependant comme généralisé, universalisé, et indifférencié dans la certitude de la catastrophe constante. Il ne semble pas contredire l’ordre symbolique, il apparaît cependant comme son interprétant ; il appelle à la fois l’affirmation du souci moral et celle de l’inhumain. La pertinence de la doxa et des présentations que celle-ci donne du terrorisme est hypothétique.

Les romans de DeLillo, Dantec et Volodine peuvent être lus selon ces paradoxes. Ils construisent cependant la question de la pertinence d’une représentation du terrorisme. Ils construisent des images du terrorisme — sans référents historiques explicites ou avec de tels référents — selon les moyens du genre du roman : imaginaires — Les Racines du mal —, réalistes — The Falling Man —, fabulatoires — Mao II, Ecrivains. Chaque roman soumet à ses procédures ses propres données — réelles, réalistes —, ses propres discours, spécifiques ou imités de la doxa, ses propres fictions. De ces moyens littéraires sont indissociables un jeu d’énigme, un jeu sur la lettre et les fables des textes ; chacun pose la question de la pertinence de la représentation du terrorisme et met en évidence ce que nous nommons la dualité de l’exprimé et de l’expression.

Jeux d’énigme. Les Racines du mal fait des attentats et de la terreur d’explicites mystères et des manières d’irréalité, sans que le terrorisme soit mis en doute. The Falling Man décrit les terroristes dans les termes d’une réalité banale. Ils font question : l’enfant d’un survivant, qui n’a rien vu des tours, dit qu’il y a un secret. Mao II apparente réalisme et photographie : celle-ci ne permet pas de saisir, au-delà d’une image phénoménologique, le monde du sujet, des groupes, des lieux photographiés. Dans Ecrivains, l’évocation réaliste de l’enfermement, que commande la terreur d’Etat, est aussi une manière de fable — celle de l’obscurité de la prison et de ses mondes. Ces énigmes font entendre : la représentation du terrorisme est une sorte de reste, sa propre question qui peut se dire : Pourquoi représenter le terrorisme ? Elles commandent les jeux des romans sur leur propre lettre.

Jeu sur la lettre du réalisme. The Falling Man met en évidence la distance qu’il y a de la littéralité des représentations, y compris celles de la chute des tours du World Trade Center, à l’identification des mondes que ces représentations portent. Ouvrir et conclure le roman par l’évocation des tours qui tombent, ne définit pas la forme de The Falling Man — celui-ci n’est pas un roman circulaire —, mais place au début et à la fin du récit ce qui est sa raison d’être et se dit seulement en un réalisme littéral. Ce même réalisme commande l’évocation de « l’homme qui tombe » : celui-ci est son geste de mimer la chute ; son nom dévoilé à sa mort à la fin du roman n’a aucune fonction explicative et semble répéter l’anonymat des victimes des tours et des témoins. Les trois chapitres du livre ont pour titres des noms propres — l’un est une altération enfantine du nom de Ben Laden, les deux autres sont ceux de personnages qui ainsi reçoivent leur véritable identité. Mais les nommer n’éclaire ni leur réalité, ni celle de Ben Laden. Mao II, outre qu’il réduit ses mondes, y compris celui du terrorisme, à des photographies, est celui de l’écrivain qui n’écrit plus — la lettre passée privée de la caution de son auteur est une représentation littérale, comme le sont les photographies. Le terrorisme est indissociable de l’évidence du réel et de la question du monde, attachée à cette évidence.

Jeu sur la lettre de la fable des romans. Les Racines du Mal, en alliant enquête, forme du thriller et données de science-fiction, joue de la représentation de l’effroi afin de suggérer un point d’équilibre entre terreur manifeste, éléments réalistes et monde possible accompli, et laisse ouverte la question de la pertinence : qu’en est-il de la représentation de ce monde, vérifiée par les seuls moyens de la science-fiction ?Ecrivains joue, suivant la même logique et la même dualité — dispositifs possiblement réalistes et radicalement imaginaires —, de son défaut de situation temporelle précise bien qu’une année soit citée, 1988. Plus essentiellement, sa fable, caractéristique de ce que Volodine nomme littérature post-exotique, reste équivoque. Quelque chose dans l’évidence de la terreur est réversible. Cela fait la fable de l’écriture. Celle-ci, venue de l’intérieur de la terreur, expose l’anéantissement et joue sur le temps. Datée dans la diégèse, elle est aussi promise à l’avenir ; elle ne se confond pas essentiellement avec le rappel de sa date. Ces données ne prêtent pas cependant une complète pertinence à la fable. Celle-ci peut aussi se lire comme la seule caractérisation du statut de l’écriture : à l’image du quatrième point de la quatrième leçon du Post-exotisme en dix leçons, leçon onze et de l’indication que les délégués de l’écrivain doivent mourir. Il se peut que la représentation du terrorisme ne soit que celle de la littérature.

Propriétés de la représentation et du questionnement du terrorisme

Énigmes, réalisme littéral et équivoques des fables placent les romans sous le signe d’un monde possible — pour parler comme Gilles Deleuze, les énoncés — les expressions — attendent un exprimé. Ainsi dans Mao II : l’écrivain a cessé d’écrire, il est cependant photographié ; il n’offre plus, par son œuvre, un monde possible, ni aucune construction symbolique — il se réduit à ses photos — ; il est cependant, en lui-même, une manière de présentation, de représentation, qui, dans leur limite et leur répétition — les photos —, induit des mondes possibles : par exemple, celui de l’humanité. Tout sujet est ses propres traces, ses propres signes, et tous les exprimés qui leur sont rapportables. Cela vaut pour toutes les données des romans. Dans Les Racines du mal, la science-fiction fait identifier un monde possible qui inclut terreur et attentats et qui est aussi leur au-delà, alors que l’enquête donne à ceux-ci une position de réalité. Dans Ecrivains, aussi générales, aussi systématiques qu’elles se donnent par leurs implications, les évocations de la terreur ne peuvent être fermées sur elles-mêmes :  elles sont à ce point d’équilibre qui identifie la lettre du terrorisme et l’avenir de l’écriture — un futur et un monde. Dire le terrorisme n’équivaut ni à le représenter sans équivoque — dans ce qui serait sa vérité —, ni à ignorer ses multiples évidences, variables, parfois muettes ainsi que le sont les photographies des terroristes de Beyrouth dans Mao II. Ces évidences sont celles de possibles, d’exprimés, fussent-ils particulièrement sombres.

A la dualité de l’évidence et de l’opacité du terrorisme — une brutalité qui ultimement ne s’explique pas, ou ne s’explique que comme pure brutalité — répond ce fait : ne pas trop pouvoir expliquer autrui — situation illustrée par l’écrivain qui a abandonné l’écriture, mais aussi par les meurtriers des Racines du mal — revient à maintenir les valeurs implicites — positives, négatives — des mondes possibles, de leurs agents et à les placer dans notre monde même. Ne pas réussir à effacer ces mondes possibles, ni les évidences les plus quotidiennes auxquelles ils sont attachés, définit, dans Ecrivains, l’échec du terrorisme d’Etat. Réussir à identifier ces mondes possibles et ceux de la terreur — telle est la fonction des enquêtes dans Les Racines du mal — met fin à la terreur. Rien n’abolit les signes, les symboles des sujets humains. Cette identification bénéfique de la lettre a une condition que montrent le terrorisme et le roman du terrorisme : dès lors que nul sujet n’existe plus singulièrement — suggestion ou évidence de chacun des romans —, tout autre est un comme je, comme le je qu’est tout individu qui a sa propre conscience et qui a pu laisser des témoignages. Dans The Falling Man, la vie quotidienne à New York, après le 11 septembre, est celle des individus comme mutuellement devenus inintelligibles, livrés à une manière d’indifférenciation et au seul réel  — ainsi du couple de Keith et de Liane, de la rencontre de Keith et de Florence, ainsi de la perception que quiconque a des habitants de la ville dans la rue — ; cette vie quotidienne est aussi celle de ces mêmes individus qui se reconnaissent brièvement comme des sujets — ainsi des mêmes couples, ainsi des identifications singulières de ces habitants. — et qui passent la seule évidence du réel. La fiction de l’écriture dans Ecrivains présente le même retournement. Elle est sans avenir — Nikita Kouriline choisit le suicide — ; mais elle est encore le dessin d’un monde et de sujets, que suggère l’avant-dernière ligne du roman : « … il y en [des personnages] a cent quarante-cinq, ce qui le [Kouriline] le propulse d’office parmi les grands écrivains polyphoniques des dernières années de l’URSS ». Chacun peut être désigné comme un sujet, fût-ce dans l’évidence du terrorisme. Le jeu sur les corps blessés, malades, amoindris et les corps intacts participe de la même dualité : l’horreur du terrorisme est perçue à partir de l’intégrité humaine.

Le terrorisme va selon un paradoxe : il ne peut être décrit que selon des ambivalences et les incertitudes de ses arrière-plans ; il ouvre, par-là, la possibilité d’identifier quiconque et le réel selon leur intégrité ; il fait lire son propre dépassement. 

Terrorisme et ordinaire

Réflexifs au regard de leur propre objet — il faut répéter leur jeu sur l’énigme, sur leur lettre et leur fable —, ces romans font lire le questionnement attaché au terrorisme comme une interrogation sur la figuration de la restauration de l’ordre symbolique. Quelle que soit leur conclusion — heureuse (Les Racines du mal), répétition de l’évidence de la violence (The Falling Man), réalité mystérieuse des agents de la terreur (Mao II), suicide du prisonnier écrivain (Ecrivains) —, ils inscrivent les moments du terrorisme dans l’hétérogénéité et les vides de tout réel — évoqué par le réalisme littéral —, sans que ces moments soient indifférenciés dans l’ordinaire — ils vont avec les vies singulières et communes des victimes, des témoins, tous identifiés —, ni séparés de l’ordinaire — la vie à New York, banale, est prise dans la description initiale et finale de la chute des tours. À cause de ces dualités, les images du terrorisme sont celles de la destruction, mais aussi celles de la fin de deux excès, celui du symbolique, celui du réel.  Le premier excès est illustré par le grand écrivain qui reste tel bien qu’il n’écrive plus et par les mariages de masse dans Mao II, par l’organisation de la terreur dans Ecrivains. Le second excèsenseigne : le terrorisme, par sa brutalité, montre que le réel seul ne peut valoir. Est défait le pouvoir d’inclusion et d’interprétant du terrorisme ; est écartée la seule présentation d’une réaction morale ou émotionnelle, qui, face au terrorisme, n’en reconnaît pas l’absolue hostilité et ignore le jeu de l’exprimé et de l’expression. 

La figuration de la restauration de l’ordre symbolique — elle est, dans Ecrivains, indissociable de la représentation de la littérature — se comprend selon une comparaison avec et une opposition à l’esthétisation du terrorisme. Privilégier l’esthétisation reviendrait à mettre en évidence l’alliance du témoignage (authentique ou fictif), de la mémoire et de la sensibilité. Le terrorisme, une souffrance, deviendrait une mémoire, celle-ci un récit et un fait de discours, qui placeraient le terrorisme comme au-delà de la répétition des traumas qu’il a suscités — ceux-ci relèveraient de l’art qui est de l’ordre de la sensibilité. On justifierait de poursuivre avec la représentation de l’horreur, sous le signe d’une belle mémoire. Celle-ci ferait du terrorisme soit ce qui serait représentable sans être identifié à une rupture symbolique — la culture peut le « cloner » —, soit ce qui pourrait apparaître de l’ordre du sacré et comme transcendant. Le terrorisme serait, là, identifié à son lieu et à son moment, qui deviendraient une sorte de crypte historique, et, ici, au sacrifice et aux plus anciennes croyances. Chaque fois, il serait l’objet d’une représentation hyperbolique, moyen d’inscrire l’extrême de la violence dans le quotidien. Les romans portent des traces de cette esthétisation, soit dans des représentations plutôt ridicules — Les Racines du mal —, soit dans le dessin d’une crypte scripturaire — Ecrivains, Mao II.

Retenir l’hyperbole, l’esthétisation ou la transcendance interdirait le jeu de l’expression et de l’exprimé, de l’énoncé et du monde qu’il implique. Sans crypte, ni sacré, ni transcendance, le terrorisme et son ébranlement de l’ordre symbolique peuvent être évoqués selon l’imprévisible, l’inévitable, et le passage du fortuit au régulier, de l’étrange à l’ordinaire — il faut répéter l’enquête du thriller, le quotidien de New York après le 11 septembre, la lecture égale des scènes sociales et du terrorisme grâce à la photographie, l’écriture qui dessine une norme en disant les vies des prisonniers. L’ordinaire relève d’une description paradoxale : brutalisé par le terrorisme, il se trouve par-là justifié ; il appelle un dépassement existentiel des individus et livre un monde familier, celui de bien des possibles, y compris ceux de la littérature du post-exotisme. C’est pourquoi DeLillo, Dantec et Volodine identifient le terrorisme à ce qui oublie ce dont il est indissociable : l’ordinaire, où devient visible la restauration de l’ordre symbolique, vont la vie lente, quotidienne, la disparité du réel, les itinérances. Tout cela est illustré par les « brouillages » que chaque roman laisse identifier : dans The Falling Man, jeux sur les noms propres, incertitudes du récit, échanges des caractérisations des personnages ; dans Les Racines du Mal, double intrigue aux nombreux croisements ; dans Ecrivains, recouvrements des biographies. Où il y a le parfait jeu de l’expression et de l’exprimé.

Par-là, se dit le pouvoir simple de la littérature : représenter l’horreur selon l’intégrité du quotidien, qui implique celle des corps, selon la matière de l’humain, à défaut que ce soit selon quelque humanisme. Le terrorisme, son éventuel sublime ne dérèglent ni l’art, ni l’imagination. DeLillo, Dantec et Volodine regardent et font regarder le terrorisme selon la douleur — Dantec et Volodine ajoutent une inesthétique —, et hors d’une assertion explicite d’un pouvoir de la littérature.  Il leur suffit de marquer : l’intégrité du quotidien prive de sens toute hypothèse d’une hostilité absolue et n’efface ni le fait existentiel de la mort, ni l’instinct de mort. Au terrorisme, on oppose une anthropologie de l’ordinaire, qui dessine toute chose et quiconque comme les possibles de chacun — cela vaut même pour les sujets obscurs des prisons du terrorisme d’Etat. Les romans, en faisant apparaître le terrorisme comme une hostilité absolue, donnent de plus à entendre : son illisibilité a partie liée à l’interrogation sur sa signification. Le questionner par les jeux d’énigme, par ceux de la littéralité, enseigne qu’il est vain de le déplacer vers quelque origine — le Créateur, l’ordre de l’Etat —, qui semble absente. Il est une actualité ; face à son actualité, ses éventuelles justifications sont sans pertinence.

Les romans établissent le pouvoir de la littérature sur quatre refus — égaux. Ils ignorent les identifications et les explications variables du terrorisme que livrent les anthropologues ; les retenir équivaudrait à abandonner l’évidence de l’hostilité absolue. Ils ignorent encore les références à l’humain même : elles introduiraient, dans les récits, une implicite figuration universelle de l’homme, qui ne tiendrait pas compte de l’incomplétude, de l’inhumanité de celui-ci, et serait défaite par l’évidence du terrorisme. Ils savent qu’on ne peut identifier celui-ci ni à un geste d’immoralité — à l’inverse de bien des suggestions —, ni à l’explicite calcul d’une guerre. Il ne suffit de dire ni la morale, ni la raison. Il ne suffit pas non plus, faut-il répéter, de retenir l’esthétisation du terrorisme : la retenir équivaudrait à faire de celui-ci une composante constitutive de l’œuvre, à l’imitation de l’art moderne qui, a remarqué Theodor Adorno, allie critique et métaphysique. On revient inévitablement à ce qui reste inaltérable, l’ordinaire — celui des univers de Volodine apparaît tel parce qu’il est à la fois certain et fragile. Cet ordinaire tient à un fil, a-t-on noté. Il va avec le fait de persister, quelle que soit la situation que l’on se reconnaisse dans ce monde — où il y a son intégrité. La littérature et son pouvoir se confondent avec ce constat. C’est là une leçon du débat de décembre 1964, auquel a participé Sartre avec « Que peut la littérature ? ». Aucun des débatteurs n’a mis en question que celle-ci persiste. Ces romans du terrorisme figurent cette persistance : manifeste dans Ecrivains, évidente dans Mao II, discrète dans The Falling Man, éparse dans Les Racines du Mal. Il faut comprendre : la littérature ne craint pas même le terrorisme — longue leçon de Volodine ; elle participe de l’intégrité de l’ordinaire et du possible que font lire l’expression et l’exprimé.

Professeur des universités à Université Sorbonne Nouvelle | Site Web

Jean Bessière est professeur à l'Université Sorbonne Nouvelle (Paris 3) en littérature générale et comparée. Il est entre autres président honoraire de l'Association Internationale de Littérature Comparée et directeur de la collection “Bibliothèque de Littérature Générale et Comparée”, auprès des Éditions Honoré Champion. Jean Bessière est également l'auteur de nombreux ouvrages de critique et théorie de la littérature. Dans l'ordre, il a ainsi publié au cours des vingt dernières années les ouvrages majeurs Dire le littéraire (1990), l'Énigmaticité de la littérature. Pour une anatomie de la fiction au xxe siècle (1993), La Littérature et sa rhétorique (1999), Quel statut pour la littérature ? (2001), Principes de la théorie littéraire (2005), Qu’est-il arrivé aux écrivains français ? D’Alain Robbe-Grillet à Jonathan Littell (2006) et Le Roman contemporain ou la problématicité du monde (2010).