Du terrorisme considéré comme une maladie du langage

Cet article a été initialement publié au sein du dossier “Littérature et arts face au terrorisme” dirigé par Catherine Grall.

Ce serait profaner le service des morts que de chanter un grave requiem

Shakespeare

Et si ce que nous appelons le terrorisme était une maladie du langage ? Et si l’acte terroriste était aussi, et peut-être tout d’abord, un acte linguistique mais alors : un acte mal maîtrisé et qui révélerait chez le sujet parlant une aphasie d’un genre particulièrement déroutant ? Je donne à la notion d’acte de langage le sens qu’elle a chez Austin dans Quand dire, c’est faire. Le Speech Act a pour but de changer le réel par une prise de parole. J’interviens activement, par le langage, dans les choses du réel. Je parviens effectivement à opérer un changement si mon langage est « heureux ». « Bonheur » (Felicity) et « malheur » (Infelicity) sont en effet les deux critères à l’aune desquels Austin juge l’acte « performatif »[1]. Je prends la parole. Si l’effet produit par celle-ci est désiré par moi, mon langage a été « heureux ». Dans le cas inverse, je suis un locuteur « malheureux ». Austin appelle l’échec qui apparaît à ce moment un « raté » ou Misfire. La métaphore, on le voit, est martiale. Le locuteur-tireur « rate sa cible ». On pourra dire aussi, puisque le réel ne lui obéit pas, qu’il a fait long feu.

Techniquement, et si on l’envisage par le biais du langage, l’acte terroriste est une menace de mort. Le terroriste, quand il prend la parole, me dit toujours la même chose, ne connaît qu’une seule chose. Il va « me buter », et il me le dit. Une petite anthologie sera peut-être utile pour commencer nos réflexions. Vu les temps dangereux dans lesquels nous vivons, les exemples ne sont pas difficiles à trouver. Ouvrons n’importe quel journal. Le matériau est abondant et, s’il existe évidemment des variantes, remarquablement cohérent. Le terroriste veut ma peau, et il me le fait savoir, en termes propres :

« Tu es blacklisté, hypocrite, mécréant, premier sur la liste à abattre. A bientôt. Cache-toi sous ton lit on viendra te chercher » ; «  vive Daesh … Daesh va niquer vos gosses.. » ; « Après ce que vous avez fait en Algérie, on vous massacrera! Je vais me faire sauter. C’est vous qui fabriquez des terroristes…» ; « Allahou akbar! Je vais te faire sauter avec une bombe! » ; « Je vais tous vous crever. Pays de merde et de clochards » ; « Dans 20 jours, attentat » ; « demain on va te saigné [sic] » ; « Tu es la honte de l’Occident, un virus, une pourriture qu’il faut éradiquer. Nous allons t’éliminer comme on le fait avec la vermine, toi et toute ta tribu de métèques » ; « Je vais adorer te désosser, t’éviscérer », etc., etc.[2]

On peut alors, en linguiste, si l’on veut, à l’aide du matériau que nous avons à notre disposition, essayer d’isoler ce qui est spécifique à l’acte de langage terroriste, au Terrorist Speech Act (TSA). En quoi ce type d’énoncé est-il différent d’autres formes linguistiques appartenant à la même catégorie « performative » ? Quels sont ses traits distinctifs ? J’avancerai provisoirement que le TSA se reconnaît linguistiquement et performativement au paradoxe qu’il met en place. Il s’agit, en effet, car le paradoxe provient de là, d’une menace de mort adressée à un vivant. Le TSA en d’autres mots suppose la présence d’un interlocuteur vivant mais qui ne devrait pas l’être puisqu’on lui explique qu’on va le liquider. L’exigence de la mort est ici aussi nécessaire que l’exigence de la vie. Le terroriste a besoin d’un interlocuteur lucide, si possible en bonne santé. Or ce partenaire indispensable est aussi l’élément de trop dans le scénario de la terreur. Le terroriste, autrement dit, se propose d’éliminer un allié, le « tu » à qui il s’adresse et à qui il doit donc linguistiquement et anthropologiquement son statut de « moi, je, m’exprimant en terroriste ». En cela son intervention est marquée par une curieuse incongruité, ou inhabilité. Je propose de considérer celle-ci comme une maladie du langage, donc, comme une aphasie.

 
On pourra peut-être essayer de formaliser le propos qui précède. La formule de base de tout TSA est, selon nous, la suivante :

X dit à Y qu’il va supprimer Y, donc que Y va être tué par les soins de X.

X peut parler au nom d’une collectivité, et Y peut aussi désigner une collectivité : chrétiens, musulmans, juifs etc. Si le fonctionnement du TSA opère à l’intérieur d’un périmètre variable, la formule de base est dans tous les cas la même. Ce qui demeure identique, à travers les variations possibles, est donc le paradoxe. Pour que le TSA puisse réussir, pour éviter les « ratés » et le Misfire, il est indispensable, nous l’avons dit, que l’instance à qui le terroriste s’adresse soit vivante. Pourtant, l’énoncé proféré par X annonce aussi la mort de Y. On retrouve ici notre fameux « Je vais te buter ». Puisque sa finalité est meurtrière, il serait à coup sûr pour le terroriste, il serait plus économique, si l’on peut dire, de passer à l’acte sans recours au langage, donc, sans annonce verbale préalable. Je veux liquider un ennemi, alors j’y vais, sans prise de parole, sans dépenser inutilement ma salive. Mais apparaît ici la nécessité du paradoxe : une verbalisation est bel et bien indispensable. Il faut dire au vivant, et clairement lui faire comprendre qu’il sera bientôt un mort, que sa place véritable, dans les schémas de l’interlocution, est la place du mort. Inversement, si on tue le vivant sans lui avoir expliqué au préalable qu’on a le projet de le tuer, on passe à côté de la production de la terreur. C’est donc par le recours au langage, et à cette forme linguistique tout à fait particulière qu’est le TSA, que l’on peut aussi distinguer entre le terroriste et le « vulgaire » assassin.

Il existe, me dira-t-on, des formes de langage « ritualisées » proches du TSA et qui en reprennent certaines caractéristiques. On peut penser, par exemple, au juge révolutionnaire prononçant la peine de mort par guillotine (« Au nom du peuple français, vous aurez la tête tranchée ») ou, dans le genre terroriste, mais doublé d’une dimension « pédagogique », à l’espèce de « sermon » auquel a eu droit le père Hamel avant qu’on l’égorge dans son église de Saint-Etienne-du-Rouvray. Toujours est-il que l’acte de langage terroriste (en cela il est donc différent de ce qui précède) ne trouve sa pleine spécificité quand apparaît, j’oserai dire : dans toute son absurdité, donc, dans sa nature constitutivement pathologique, le paradoxe. Car le terroriste qui parle est, quand il parle, pris en étau entre deux impératifs contradictoires : il faut que sa « cible » soit vivante, il faut qu’il fasse mourir sa cible. Si le vivant ne se rend pas compte qu’il est menacé de mort, il n’a pas peur. On est en somme devant une situation inouïe (je mets cet adjectif en italiques car nous allons bientôt le retrouver chez Barthes) où le fonctionnement du « performatif », qui suppose logiquement que dire et faire coïncident, voir le titre de la traduction française de How to do Things with Words, prescrit ici, pour qu’il y ait « performance » linguistique, un indispensable décalage entre verbalisation et action. Le TSA, en d’autres mots encore, doit son efficacité à un trait qu’il emprunte aux énoncés « constatifs » qui, eux, toutefois, ne prétendent pas modifier le réel ; ils cherchent seulement à le décrire, donc à constater un état de fait. Constatif : « Le chat est sur le paillasson », « L’eau bout à cent degrés ». Performatif : « Je vous déclare mari et femme », « Je te promets un amour éternel ». Pourtant, le TSA n’est pas un constative utterance dans le genre The cat is on the mat. Dès lors qu’il apparaît et quand son fonctionnement est « heureux », il produit dans la réalité des modifications spectaculaires. Bref : dire et faire, ici, ne peuvent d’aucune manière coïncider et c’est pour cette raison très exactement que le TSA doit être pensé comme un acte de langage. Ce qui confirme donc notre diagnostic. Le terroriste souffre d’un étrange, mais pour lui et pour ses affaires, indispensable problème d’élocution. Le terroriste s’exprime mal, il a mal au langage, ce qui donne en réalité à son langage, c’est ce que je vais essayer d’expliquer maintenant, une certaine qualité « littéraire » dont notre terroriste n’est évidemment pas lui-même conscient.

Le plus curieux est en effet que le même mal, ou du moins, une pathologie similaire, apparaît ailleurs, dans un contexte dont il faut pourtant admettre qu’il n’a strictement rien à voir avec le genre de menaces que prononcent de nos jours des barbus à kalachnikov et dont nous sommes en train de faire l’analyse. Je rappelle donc, en changeant à peu près entièrement de cadre de référence, l’analyse, magnifique, magistrale, que Roland Barthes a autrefois proposée du « Tu me manques » que prononce l’amoureux. Barthes, dans Fragments d’un discours amoureux, écrit notamment ceci. Le passage est connu :

Je tiens sans fin à l’absent le discours de son absence ; situation en somme inouïe ; l’autre est absent comme référent, présent comme allocutaire. De cette distorsion singulière, naît une sorte de présent insoutenable ; je suis coincé entre deux temps, le temps de la référence et le temps de l’allocution : tu es parti (de quoi je me plains), tu es là (puisque je m’adresse à toi).[3]

L’analyse barthésienne est d’une lucidité exemplaire. Le paradoxe signalé, me semble-t-il, est structurellement le même que celui que nous venons de reconnaître à la parole « terroriste » qui est pourtant tout le contraire d’une parole « amoureuse ». Pour que le discours de l’amoureux solitaire ait un sens, celui ou celle qui le prononce est dans l’obligation de supposer, d’une part, qu’il ou elle s’adresse à un être présent, et donc, en mesure d’entendre et de comprendre le propos qu’on lui adresse, et, d’autre part, que personne n’est au bout du fil. L’autre est absent, l’autre est mort, ou comme mort, et c’est ce qui produit le sentiment de manque. Je ne sais si ceux qui s’occupent de la « psychologie » du terrorisme ont pensé à considérer les « jeunes qui partent en Syrie », et qui, nés en Occident, se découvrent une implacable « haine de l’Occident », comme des amoureux contrariés développant à leur façon un discours « élégiaque ». Il y a là pour ce qui me concerne une piste à explorer. Mais restons dans le sujet et concentrons-nous sur l’aspect proprement « littéraire » de la question, aspect que nous allons donc ici mettre en rapport avec une forme de pathologie du langage.

Il arrive assez régulièrement, dans la littérature, notamment dans celle appartenant au genre « fantastique », que les morts prennent la parole. On trouve ce phénomène entre autres dans les fictions mettant en scène des « revenants ». Le mort revient du néant qu’il habite pour nous dire qu’il est mort et qu’il ne veut pas qu’on l’oublie. A ce moment, c’est encore une fois, du point de vue qui est le nôtre ici, à un langage de type « performatif » que nous avons affaire, et la « performance » linguistique se distingue donc, comme c’est le cas aussi dans le TSA, et dans le « Tu me manques » que prononce l’amoureux, par sa nature profondément contradictoire. L’énoncé contredit l’énonciation. Le mort, en principe, puisqu’il est mort, devrait être condamné au silence. Ici, il ne l’est pas. Le mort parle, il est « coincé entre deux temps » : le « temps de la référence », et celui de « l’allocution ».

Dans la scène 2 de l’acte quatre, Hamlet prononce :

Je suis mort, Horatio […] Si j’en avais le temps (mais l’implacable huissier, La Mort, est inflexible) oh, je pourrais vous dire… Peu importe… Horatio, je suis mort.[4] 

Voilà qui illustre déjà assez bien notre nouveau paradoxe énonciatif, et qui apparaît donc ici comme une sorte de variation sur le paradoxe de la parole terroriste. Dans celui-ci, l’être qui veut tuer affirme avoir besoin de s’entendre avec sa victime. Dans la paradoxe hamletien, le mort s’exprime comme un vivant. Pourtant, on le voit bien, dans l’exemple shakespearien, le paradoxe n’est pas complet puisque le « Je suis mort » de Hamlet est seulement une figure, disons : une façon de parler. Quand Hamlet affirme être mort, il n’est pas mort, il anticipe. Pour preuve, le même héros prononce un peu plus loin, dans la même scène, avant de mourir vraiment, chose qui le condamne donc, dans la pièce shakespearienne, au silence éternel : « Oh, je meurs, Horatio ». Il y a là comme une explication de la figure, ou du trope. Quand Hamlet dit « je suis mort », il veut dire « je meurs ». Son discours en ce sens doit être décrypté. Sens patent : « Je suis mort », sens latent : « Je suis en train de mourir ». Le patent est mis à la place du latent. C’est la définition même du trope.

Or le cas est plus compliqué, et aussi plus révélateur pour le problème qui nous occupe, dans l’histoire post-shakespearienne et, d’une certaine manière, pré-barthésienne qu’on lit chez Edgar Poe dans le conte intitulé « The Facts in the Case of M. Valdemar » (1846). L’histoire est également bien connue. Le même Roland Barthes à qui nous devons les Fragments d’un discours amoureux y a consacré une analyse célèbre. Un homme est mis sous hypnose alors qu’il est à l’agonie. L’homme meurt aussi dans cet état. Ensuite, alors que la mort est intervenue, et qu’elle a été constatée de manière clinique, le mort continue à s’exprimer, donc à parler. Chez Poe, on lit ceci : 

M. Valdemar parlait, évidemment pour répondre à la question que je lui avais adressée quelques minutes auparavant. Je lui avais demandé, on s’en souvient, s’il dormait toujours. Il disait maintenant : – Oui, non, j’ai dormi, et maintenant, maintenant, je suis mort.[5] 

Dans « l’analyse textuelle » qu’il a consacré au conte d’Edgar Poe, Barthes propose le commentaire suivant, où il relève aussi le paradoxe énonciatif :

Un autre scandale de l’énonciation, c’est le retournement de la métaphore en lettre. Il est en effet banal d’énoncer la phrase « Je suis mort » […] le renversement de la métaphore en lettre, précisément pour cette métaphore-là, est impossible : l’énonciation « je suis mort » selon la lettre est forclose […] Il s’agit donc, si l’on veut, d’un scandale de langage […] Il s’agit ici d’un performatif, mais tel certes, que ni Austin, ni Benveniste ne l’avaient prévu dans leurs analyses [..] la phrase inouïe « Je suis mort » n’est nullement l’énoncé incroyable, mais bien plus radicalement l’énonciation impossible.[6] 

Ici encore, on peut pleinement souscrire aux observations barthésiennes. Je relève pour ma part l’allusion à une radicalité du langage, qui pourrait bien être en rapport, quand on actualise le propos, et vu les réflexions qui précèdent, avec les radicalisés du terrorisme, et partant, avec la pathologie linguistique qui est la leur. Barthes écrit que la phrase « Je suis mort » est « inouïe ». Le même adjectif, on l’a vu plus haut, apparaît aussi dans l’analyse que le critique consacre au « Tu me manques » en régime amoureux. L’interlocuteur est à la fois absent et présent : « situation en somme inouïe ». Il faudra donc en déduire que pour Barthes, qui nous renvoie lui aussi, via Benveniste, à Austin et à la théorie des actes de langage, quelque chose comme une identité structurale, ou une identité de fonctionnement, doit être supposée entre deux formes, et deux registres du langage. Dire : « Je suis mort », ou dire : « Tu me manques », c’est se placer dans la même posture aporétique, produire le même phénomène « inouï ». C’est lever, à l’aide de deux formules certes différentes, l’incompatibilité qui devrait en principe exister, vu le sens qu’il convient d’attribuer à la phrase prononcée, entre énoncé et énonciation. En d’autres mots encore : l’amoureux qui dit, à l’aide d’un langage paradoxal qu’il est en manque d’un être à la fois absent et présent, et le personnage de M. Valdemar affirmant de vive voix sa non-appartenance au monde des vivants, se ressemblent, sont deux incarnations de notre paradoxe énonciatif. Quand l’autre, que j’aime, n’est pas là, il me manque, et je lui dis alors qu’il me manque, et que je meurs d’envie de le rencontrer. Quand M. Valdemar décède de manière clinique et irréfutable, il ne s’arrête pourtant pas de parler. Mourir est une chose, dire qu’on est mort en est une autre et les deux, chez Poe, apparaissent simultanément.

Et la terreur dans tout cela ? Barthes affirme également dans le passage des Fragments d’un discours amoureux que le « Tu me manques » est « un pur morceau d’angoisse »[7]. Barthes entend donc par là qu’on peut être techniquement terrorisé par le manque. L’absence de l’autre, absence qui fait peur, peut aussi engendrer la présence de la terreur. Libre à nous d’ajouter dès lors que, pour le sujet qui nous concerne, un raisonnement semblable peut être développé en sens inverse. J’en arrive aussi ici à l’essentiel pour ce qui me concerne. Osons rêver un peu. Positivons. Luttons à notre façon contre la panique ambiante. Essayons d’imaginer ce qui pourrait être, certes sans nous faire trop d’illusions quant au caractère « définitif » de la solution proposée, un remède au mal et puisqu’il est désormais bien établi que le mal est une maladie du langage. Quand, donc, le terroriste nous menace, quand il apparaît pour nous dire qu’il va « nous buter », il existe peut-être, aux mots qu’il prononce, et au geste qu’il est sur le point de commettre, une réplique possible. En somme, nous disposons d’un moyen pour clouer le bec à notre ennemi, malgré sa dangerosité évidente. Ce moyen consiste pour ce qui me concerne à tourner en dérision les paroles malhabiles qu’il prononce, et qu’il ne peut pas ne pas prononcer car, encore une fois, un terroriste « taiseux », qui ne communique pas, est un mauvais terroriste. Il a beau se faire exploser dans un stade, ou attaquer à coup de couteau l’infidèle, sans la communication, sans l’interlocution, ses opérations relèvent de la logique du Misfire, sa performance est un échec. On peut donc lui faire remarquer qu’à cause même de la posture énonciative qui est la sienne, posture contradictoire mais dont il ne s’aperçoit pas, il y a quelque chose de risible en lui. Il dit que, puisque je ne suis pas de son « bord », il va me tuer. Sans doute le veut-il fermement et n’hésitera-t-il pas à passer à l’acte si l’occasion se présente pour lui. Mais je vois bien qu’il a aussi besoin de ma présence, de ma vie, qu’il a besoin de moi comme partenaire dans son jeu contradictoire, et linguistiquement mal maîtrisé. Alors je me moque un peu de lui.

Même pas un peu. Je me moque de lui ouvertement en faisant des gorges chaudes à ses dépens. Quel imbécile voyons ! Quel inénarrable bouffon ! Risible Jihadi John ! Ignorant Battisti ! Ridicule Abbaoud ! Burlesque Belmokhtar ! Inénarrable Breivik ! Aberrant Al-Zarquaoui ! Vous voulez savoir à qui vous ressemblez vraiment quand vous prononcez vos menaces, et que vous cherchez à me faire trembler, ce en quoi vous ne réussissez  aucunement ? Eh bien, je vais vous le dire. Vous me rappelez l’amoureux qui pleure au téléphone, dans une page d’un livre de Roland Barthes ! Vous avez aussi, à mes yeux, quand vous vous manifestez à moi, un comportement de poète élégiaque raté ! Vous êtes, à cause des troubles fonctionnels de votre langage, des mélancoliques Werther à votre insu et vos fusils et ceintures explosives sont dans vos mains comme des lyres dont vous ne parvenez hélas qu’à tirer des notes fausses ! Par conséquent, insignifiante cohorte, funambulesque armée, je me moque de vous à la manière de Mohammed Nenni, le courageux et malicieux rappeur marseillais qui avait, en 2016, vous vous en souviendrez sans doute, répondu dans une vidéo, assumant pleinement son rôle d’interlocuteur d’un TSA, à un de vos messages où vous aviez menacé la ville phocéenne. Le jeune Marseillais, dont je remarque qu’il a parfaitement compris la logique paradoxale du Speech Act terroriste, avait alors enregistré la réplique suivante. J’y vois pour ma part une autre manière de répondre au terrorisme par la littérature et la poésie. Ceci est sur You Tube où chacun pourra donc le consulter :

Tu as cru que c’était quoi, Marseille ? T’as cru que c’était la Suisse ? T’as cru que c’était le Luxembourg ? T’as cru que t’allais venir, vous allez nous zigouiller et t’allais repartir tranquille ? On vous b**** vos mères. Même tu me butes, je ressuscite et je te nique ta mère![8]

Si tu me butes, je ressuscite et je nique ta mère. Pour moi, qu’on me permette de le dire, Mohammed Nenni est le digne successeur de M. Valdemar et un grand poète à sa façon. Il n’est que rappeur, me dira-t-on. Et alors ? Nenni a très bien saisi ce que peut la littérature dans le domaine qui nous intéresse. Quand le langage est malade, il faut le guérir. Comme on le sait très bien en pharmacologie, une intoxication peut se combattre par un contrepoison. On administre alors un antidote, on lutte contre le mal avec les moyens du mal. Ce dont nous avons besoin, c’est donc, dans le cas qui nous occupe, d’une petite mixture de pharmacologie et de linguistique pragmatique (Speech Act Theory). Je ne m’opposerai aucunement à ce qu’on qualifie une telle mixture du terme de « littérature ». Le terme, en ce qui me concerne, convient. Le terroriste dit : « Tu vas crever », le rappeur répond : « Si tu me butes, je ressuscite ». Le rappeur a donc trouvé la réponse qu’il faut et nous savons après ce qui précède qu’elle correspond au désir profond du terroriste. Eliminer définitivement tous les mécréants n’a aucun sens en bonne logique terroriste car l’agresseur n’a alors plus personne à qui s’adresser. Notre avisé rappeur a compris, et il nous explique, que c’est bien le souhait de son assaillant qu’après la mort, il y ait, aussi pour la victime, résurrection. De là vient donc le magnifique : Si tu me tues, je reviendrai, que l’on pourra aussi, me semble-t-il, paraphraser de la manière suivante : en imbécile que tu es, ô toi, mon ami terroriste, tu ne te rends pas compte que c’est bien ce que tu veux, à savoir, que je revienne, donc, que je ne meure pas, donc, que tu ne parviennes pas à me tuer...   

Je laisse le mot de la fin, évidemment provisoire, à Chateaubriand, dans les Mémoires d’outre-tombe. On jugera peut-être le rapprochement un peu abrupt, ou incongru, mais je trouve chez l’auteur des Mémoires, qui sait lui aussi très bien, pour en avoir subi les conséquences, ce que c’est qu’un régime de terreur, une forme de poésie qui me semble à tout prendre assez proche de ce que me propose, d’une tout autre façon, le message vidéo du rappeur de Marseille. La littérature (j’y inclus le rap marseillais et d’autres musiques du même genre, si elles sont bien conçues) est un antidote au terrorisme car la littérature crée un monde où les morts ne peuvent pas mourir, autrement dit : où le paradoxe de l’absence présente, ou de la présence absente (le terroriste le produit à son corps défendant, en version pathologique ; l’écrivain, en toute conscience de cause) est pleinement assumé. Essayez de terroriser un être quand cet être est armé des pouvoirs de la littérature et du langage littéraire, donc, quand il dispose de l’antidote. Vous n’y parviendrez pas, vous êtes obligé de rentrer chez vous bredouille. C’est ce que dit donc, à la manière qui est la sienne, avant Poe, et Barthes, et Austin, et Mohammed Nenni, et sans doute quelques autres encore, le grand René :

On m’a pressé de faire paraître de mon vivant quelques morceaux de ces Mémoires ; Je préfère parler du fond de mon cercueil ; ma narration sera alors accompagnée de ces voix qui ont quelque chose de sacré, parce qu’elles sortent du sépulcre.[9]

Autre magnifique passage. Le mort dit qu’il est mort. C’est donc qu’il est encore vivant, c’est que le constat de décès est ici un cri de triomphe. C’est que la mort ne peut rien contre le vivant, toujours le plus fort. Quand le langage est malade, il suffit parfois d’ouvrir un bon livre. On se sent tout de suite beaucoup mieux.


[1] Quand dire, c’est faire, trad. G. Lane, Editions du Seuil.

[2] Exemples pris en 2016-2017 dans Le Figaro, Le Monde, La Dernière Heure, Libération, Le Soir.

[3] Fragments d’un discours amoureux, Editions du Seuil, 1977, p. 22.

[4] Hamlet, traduction Yves Bonnefoy, « Folio classique », p. 220.

[5] « La Vérité sur le cas de M. Valdemar », Histoires extraordinaires, trad. de Charles Baudelaire, Garnier-Flammarion, p. 246.

[6] « Analyse textuelle d’un un conte d’Edgar Poe », Sémiotique narrative et textuelle, ouvrage présenté par Claude Chabrol, Larousse, 1973, p. 35.

[7] Op. cit., p. 22.

[8] (http://www.seneweb.com/news/International/daech-menace-marseille-les-habitants-de-_n_188574.html)

[9]  « Avant-propos », Mémoires d’outre-tombe, éd. Jean-Claude Berchet, coll. « Pochothèque », t. I, p. 111.

Professeur des universités à Université d'Anvers | Site Web

Franc Schuerewegen est Professeur aux Universités d'Anvers et de Nimègue. Il est, pour le mois d'avril 2016, l'invité du CSLF et du Centre de Recherches Littérature et Poétique comparées.