La justiciabilité des droits sociaux dans la doctrine constitutionnaliste, Attention constructions fragiles !

Cet article a initialement été publié au sein du dossier “L’État de droit social, ou les droits sociaux en justice” dirigé par Diane Roman.

Les juristes ont coutume de présenter les droits sociaux comme des droits de la « seconde génération » des droits de l’Homme, solennellement déclarés en France dans le préambule de la Constitution de 1946. La question de la justiciabilité de ces droits ne connaît pas de réponse certaine. Elle est depuis plus de cinquante ans l’objet d’une controverse doctrinale. Les spécialistes s’opposent essentiellement en raison de la plus faible protection juridictionnelle des droits sociaux par rapport aux droits civils et politiques, dits de première génération, proclamés dans la déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen de 1789. Alors que certains défendent le statu quo, d’autres seraient plus enclins à améliorer leur situation.

La compréhension de ces querelles n’est pas aisée et le non juriste pourra peiner à saisir toutes les subtilités des arguments techniques échangés qui impliquent une connaissance spécifique du droit. A cette première difficulté s’ ajoute une autre qui accentue l’effet d’opacité du débat sur les droits sociaux, les thèses défendues étant en effet souvent construites sur des arguments ou des postulats identiques. Enfin, et pour couronner l’ensemble, il faut préciser que cette apparente technicité ne doit pas tromper ; derrière l’argumentation juridique se cachent des options politiques au sens large, des préférences en termes de valeurs, que les spécialistes de droit constitutionnel expriment toutefois dans un langage ambigu qui mêle description et prescription, science et politique.

Cette étude n’entend nullement ajouter une voix à la controverse, elle ne vise ni à aggraver les discordances, ni à tenter la concordance entre les thèses. Elle souhaiterait plutôt proposer l’explication des raisons juridiques et politiques de la controverse, en s’attachant à l’analyse des arguments qui la nourrissent. L’examen de l’argumentation juridique formulée au soutien ou à l’encontre de la justiciabilité des droits sociaux vise donc la mise en évidence des présupposés théoriques mais également idéologiques du débat juridique, analyse dont on attend un effet de clarification des oppositions doctrinales.

Pourquoi les droits sociaux, qui sont également reconnus comme des droits à valeur constitutionnelle, devraient-ils être moins bien protégés que les droits civils et politiques ? La reconnaissance constitutionnelle des droits sociaux serait-elle purement platonique[1] ? Tous les auteurs, qu’ils acceptent ou qu’ils regrettent cette dissymétrie entre des droits dits aujourd’hui « fondamentaux », admettent que sans mise en œuvre législative de la disposition constitutionnelle concernant un droit social, le droit ne sera pas protégé, en d’autres termes, qu’il n’y aura de droit social que sur le papier.

La ligne de partage se situe donc ailleurs : pour les auteurs qui justifient la moindre protection des droits sociaux, les « vrais » droits, les droits subjectifs, seraient du côté des droits civils et politiques, par « nature » parfaits et pleinement justiciables. Le cœur de leur « nature juridique »  résiderait dans le fait qu’ils ne nécessitent pas l’intervention de l’Etat mais son abstention, dans la possibilité pour leur titulaire de recourir au juge pour sanctionner l’intervention violatrice de l’Etat ou de toute autre personne publique ou privée, ce qui témoignerait également de leur effectivité.[2] Il y a donc assimilation totale entre quatre termes : permission d’agir (droit) et absentions de l’Etat, effectivité, sanction juridictionnelle.

Les auteurs qui sont plutôt favorables à une meilleure protection des droits sociaux admettent, de leur côté, cette définition stricte de la justiciabilité appliquée aux droits civils et politiques mais tentent aussi de la dépasser. Comme les tenants de la thèse adverse, leur argumentation porte essentiellement sur des questions de qualification, voire de « nature juridique » des droits sociaux dont ils attendent également des conséquences en termes de régime juridique[3]. Ils proposent pour certains la dissolution de la distinction droits civils et politiques/droits sociaux dans l’unique catégorie des « droits fondamentaux ». Si comme on va le voir, la formule n’accomplit pas le miracle escompté d’une unification des régimes juridiques, il n’en demeure pas moins qu’en présumant que tous les droits fondamentaux impliquent abstention et intervention de l’Etat, ces auteurs posent la question de la justiciabilité des droits sociaux sous un jour nouveau : celui du contrôle juridictionnel des obligations négatives[4] et positives de l’Etat pour tous les droits constitutionnels. Alors que le premier constitue un mode de protection connu des droits de l’Homme, celui des obligations positives serait encore à découvrir. Comment le législateur concrétise et doit concrétiser, c’est-à-dire rend effectif et « doit rendre » effectifs les droits sociaux ? Comment obtenir d’une personne publique ou privée le respect de ces droits ?

Si les réponses doctrinales à ces interrogations dessinent un fort clivage au sein de la pensée juridique, elles ont encore en commun d’édifier des constructions fragiles : d’un côté, on observera une thèse qui tend à expliquer mais également à justifier le statu quo. Celle-ci se révèle faible,car en dépit des arguments avancés, elle découle moins d’une hasardeuse « nature juridique » que d’une idéologie qui dévalorise les droits sociaux en « quasi-droits » nécessairement « quasi-justiciables » (I). En face, une thèse – moins homogène – semble sinon justifier le renforcement de la protection juridictionnelle des droits sociaux, du moins désamorcer les arguments traditionnels qui s’y opposent. Les obligations positives du législateur – issues, selon la formule du Conseil constitutionnel, des « exigences constitutionnelles » – demeurent cependant bien difficiles à identifier et la justiciabilité des droits sociaux, toujours incertaine. (II)

I. Une « quasi-justiciabilité » pour des « quasi- droits »

La justification de la plus faible protection juridictionnelle des droits sociaux se fonde sur une équation très simple : à droits imparfaits, justiciabilité imparfaite. La démonstration consiste donc à établir le caractère imparfait de la « nature juridique » de ces droits(A), dont les auteurs font ensuite découler un régime juridique « imparfait », qui coïncide très exactement avec celui des « objectifs » et non des « droits » à valeur constitutionnelle (B). Pourtant, la mise en évidence des présupposés de cette thèse montre qu’elle cache finalement assez mal, dans une argumentation fondée sur l’idée classique en doctrine que la « notion déterminerait le régime », une hiérarchie axiologique mais également formelle entre les droit civils et politiques et droits sociaux (C).

A. L’imparfaite nature juridique engendre une imparfaite justiciabilité

Deux arguments principaux seront étudiés, d’abord celui classique de l’absence de normativité partielle des dispositions du Préambule de 1946 (1), puis celui de la nature juridique spécifique des droits sociaux au sein des normes à valeur constitutionnelle qui a en quelque sorte régénéré l’opposition entre les deux catégories de droits. (2)

1. L’argument historique de l’absence de normativité partielle des dispositions du Préambule de 1946

La thèse classique de l’absence partielle de valeur constitutionnelle des droits issus du Préambule de 1946 a historiquement créé puis creusé l’opposition entre les droits classiques et les droits sociaux. C’est seulement à compter de 1971, date de la fameuse décision « Liberté d’association » par laquelle le Conseil constitutionnel a inclus le préambule de la Constitution de 1958 (et les textes auxquels il renvoie) parmi les normes de référence de son contrôle, qu’il est convenu de considérer que le préambule de la Constitution de 1946 s’est vu reconnaître valeur constitutionnelle[5]. Cette reconnaissance n’épuise cependant pas la controverse.

Pour schématiser, si on admet donc qu’en droit constitutionnel il y a un avant et un après 1971, la thèse classique se divise en deux branches : avant 1971, elle considère que les dispositions de 1946 qui imposent une obligation d’agir à l’Etat ne sont pas suffisamment précises pour avoir valeur constitutionnelle (pour être du droit positif). Elles ont une valeur philosophique ou morale.[6] Après 1971, certains auteurs soutiennent toujours –avec d’autres arguments – la thèse de la juridicité partielle du préambule de 1946. L. Philip[7] par exemple se fonde sur la décision du Conseil Constitutionnel IVG de 1975 pour soutenir que celui-ci n’a pas attribué valeur constitutionnelle à toutes les dispositions du texte de 1946.[8]

2. Les droits sociaux, des droits constitutionnels, mais toujours différents des droits civils et politiques

L’argument de la nature juridique spécifique des droits sociaux s’inscrit à l’inverse, de la thèse précédente, dans un discours consensuel sur la valeur constitutionnelle du Préambule de 1946 pris dans toutes ses dispositions. Les auteurs semblent se ranger à l’idée d’un effet global de la jurisprudence constitutionnelle. Ils adoptent, du reste, mais ils ne sont pas les seuls (voir infra) un lexique, notamment dans les manuels, celui de « droits fondamentaux », qui tend à effacer les distinctions entre les différentes dispositions qui le composent.

Cette position ne donne pourtant qu’une apparence d’unité. L’effet uniformisateur de la jurisprudence du Conseil est très limité, car cette attribution de valeur constitutionnelle reçoit des interprétations bien différentes. Trois thèses fondées sur des arguments déjà bien connus peuvent être distinguées :

Ainsi, une première thèse prend acte de la valeur constitutionnelle attribuée par le Conseil constitutionnel, mais considère que cette valeur est moindre[9] : l’argument est fondé sur le caractère contingent de ces droits, sur la latitude d’action laissée au législateur pour les mettre en œuvre.

La deuxième distingue entre de fragiles « références historiques à valeur constitutionnelle » (dispositions programmatiques)et de solides principes de droit positif : ainsi le professeur le Bris considère que dans la décision n° 83-156 DC du 28 mai 1983, le Conseil a fait passer le droit au travail de la première à la seconde catégorie .[10] Donc tant que le juge constitutionnel n’a pas explicitement et isolément reconnu ou fait référence à un droit, il demeure au sein du bloc de constitutionnalité un principe « politique » à valeur constitutionnelle. L’applicabilité des droits et principes du Préambule de 1946 dépend ainsi de consécrations ponctuelles au fil de la jurisprudence constitutionnelle..

La troisième thèse est celle qui cristallise aujourd’hui le plus l’opposition entre droits classiques et droits sociaux.Elle est dominante. Elle consiste à déplacer la question de la valeur juridique des principes consacrés dans le Préambule de 1946 à celle de leur portée.Ainsi selon B. Mathieu et M. Verpeaux, « si tous les principes constitutionnels sont situés au même niveau et aucun ne semble plus constitutionnel que d’autres, cette égalité de valeur n’implique cependant pas nécessairement une égalité de force ou d’effectivité »[11].

Le raisonnement demeure toutefois semblable à celui des thèses précédentes : il utilise les mêmes arguments et présuppose une dévalorisation de ces droits. Véritable subterfuge selon certains[12], cette thèse dit en substance que ces droits à valeur constitutionnelle ne produiraient pas les même effets que les autres parce qu’ils seraient d’une nature juridique différente. Or, bien souvent cette nature juridique a un nom et coïncide avec un régime, celui des objectifs à valeur constitutionnelle.

B. Des objectifs à valeur constitutionnelle comme synonyme du régime juridique des droits sociaux[13]

 Ce serait aujourd’hui autour de l’idée d’une distinction entre les effets juridiques variables de dispositions ayant par ailleurs la même valeur que s’articulerait la thèse de la justiciabilité moindre des droits sociaux. Et l’argument majeur réside dans la particulière « nature juridique » de ces droits qui expliquerait qu’ils soient soumis à un régime juridique différent. certaines consacreraient de véritables droits alors que d’autres ne feraient que reconnaître des principes ou des objectifs. On comprend alors pourquoi les auteurs défendant cette thèse plaident pour la consécration d’une rupture sémantique : éviter de parler de « droits » et préférer la qualification d’objectifs à valeur constitutionnelle, c’est le cas de B. Mathieu[14] qui souhaite étendre cette qualification d’objectifs à valeur constitutionnelle.

Reste que l’identification de ces objectifs demeure incertaine. Prenons l’exemple du droit au logement,il semble y avoir consensus parce que le juge a lui-même fait usage de cette qualification. Cependant, lorsque le droit au logement met en cause la protection de la dignité de l’homme, il pourrait s’incarner dans un droit subjectif[15]. La doctrine est plus hésitante sur le droit à la santé et sur le droit au travail. B. Mathieu et M. Verpeaux estiment toutefois que la qualification d’objectifs serait opportune[16].

On le voit, le reconnaissance de la valeur constitutionnelle des droits sociaux n’a donc pas fait disparaître l’opposition entre les deux catégories de droits. Pis, cette dernière est en fait renforcée par la nouvelle rhétorique du « régime juridique » fondé sur la nature juridique particulière des objectifs à valeur constitutionnelle. A telle enseigne que la définition de la nature juridique des droits sociaux n’est pas autre chose que la définition de leur régime. Ainsi, selon M. Verpeaux, « si le droit à l’emploi est un « objectif », il ne peut être un droit et ne peut donc être invoqué directement par un quelconque requérant »[17]. Selon cet auteur, la jurisprudence du Conseil constitutionnel sur cette question peut bien avoir mené à la reconnaissance de la valeur constitutionnelle au droit au travail, pour autant, elle  n’en a pas tiré de conséquences juridiques précises. Il conviendrait alors de le considérer comme un objectif et non comme un droit : « Alors que la constitution a opté pour le terme fort de « droit », le recours à l’ « objectif » viendrait sans doute limiter les conséquences sociales et économiques qui serait attachées à un véritable droit.[18] »

Certes, le choix de la qualité d’ « objectif » ne prive pas « le droit au travail » de tout effet juridique. Le professeur de droit explique que la notion renvoie « à des principes directeurs qui doivent guider le législateur» – ce qui résonne plus ou moins comme l’ancienne notion de « norme programmatique ». Le juge constitutionnel pourrait donc utiliser l’alinéa 5 du préambule de 1946 selon lequel « chacun a le devoir de travailler et le droit d’obtenir un emploi. Nul ne peut être lésé, dans son travail ou son emploi, en raison de ses origines, de ses opinions ou de ses croyances » pour apprécier la constitutionnalité d’une loi par rapport aux principes directeurs fixés par ce texte. En revanche, le juge ne pourrait pas sanctionner des omissions du législateur ou même « ajouter » au texte au moyen, par exemple, de réserves d’interprétation.

On trouve encore au sein des thèses qui aboutissent à exclure les droits sociaux du bénéfice de certaines techniques jurisprudentielles de protection (ex. du cliquet qui est généralement présenté comme une obligation de non rétrogression des lois organisant la protection des droits fondamentaux[19]) l’argument du caractère contingent des droits sociaux, par rapport l’universalisme des droits civils et politiques[20]. Le juge aurait donc l’obligation de vérifier que le législateur ne prive pas ces droits de « garantie légale », c’est à dire d’un dispositif législatif venant les mettre en oeuvre, sans disposer toutefois d’un droit de regard sur le contenu des obligations législatives posées puisque, précisément, celles-ci dépendraient des circonstances économiques et sociales (ex. période de crise économique et de restriction budgétaire) et donc, en dernier ressort, de la libre appréciation (c’est à dire du pouvoir discrétionnaire) du législateur.

Enfin, l’ensemble de ces auteurs de ces thèses s’expose en fait à la critique pour le caractère contradictoire de leur discours. Car, en effet, ils soutiennent en même temps deux thèses incompatibles : celle de la moindre valeur constitutionnelle de ces objectifs à valeur constitutionnelle et celle,communément admise aujourd’hui, qu’il n’y aurait pas de hiérarchie formelle entre les droits et principes issus du bloc de constitutionnalité[21].

C. Des présupposés révélateurs d’une dévalorisation des droits sociaux

L’opposition entre droits civils et politiques et droits sociaux se régénère dans la thèse qui tente de justifier la moindre protection des droits sociaux. Elle est cependant fondée sur des présupposés méthodologiques contestables, notamment sur l’idée que la « nature juridique », notion métaphysique, viendrait déterminer le régime juridique (1). Elle laisse apparaître en creux une conception qui « dévalorise », les droits sociaux, qui rétablit une hiérarchie entre eux d’un point de vue juridique mais aussi et surtout d’un point de vue idéologique (2).

1. Des présupposés méthodologiques contestables

La thèse qui tend à justifier le statu quo repose sur certains présupposés méthodologiques qu’il est intéressant d’examiner en détail. On s’attachera en particulier à celui, central au raisonnement, selon lequel la justiciabilité, dépend de la « nature », de ce que  « serait » la norme. La notion déterminerait le régime.

Dans le cadre d’une démarche scientifique,l’argument d’une « nature juridique » peut être vu, comme la recherche d’un critère pour pouvoir isoler un droit social par rapport à un droit civil et politique, mais on peut également le trouver dans le cadre d’une thèse prescriptive, qui vise la proposition et la justification de solutions pratiques. Cette dernière démarche est bien celle de B. Mathieu lorsqu’il plaide pour l’utilisation de la catégorie d’objectifs à valeur constitutionnelle pour y inclure les droits créances, ce qui permettrait également selon lui de limiter ce qu’il appelle « l’excessive banalisation des droits »[22], qui relève d’une position en termes de valeurs. Souvent dans la doctrine ces démarches scientifique (descriptive) et politique (prescriptive) sont mêlées.

Surtout, ce double langage présente un avantage argumentatif puisqu’il permet de présenter comme le résultat d’une classification scientifique ce qui n’est en réalité que l’expression de préférence politique, de choix en termes de valeurs.

Pour l’hypothèse de travail ici, on peut séparer les deux démarches. On constate alors que l’objectif scientifique n’est pas atteint : le seul critère identifié unanimement en guise de « nature juridique » est celui de la marge de manœuvre laissée au législateur. Or, la présence d’une marge de manoeuvre n’est pas propre aux droits sociaux, il est inhérent à toute norme qui met en place un pouvoir discrétionnaire.

Quant à l’objectif politique, l’argument de la « nature juridique » est faiblement convaincant. Ce que les auteurs appellent la « nature » de ces principes, droits ou objectifs n’est en réalité que la définition qu’ils entendent leur donner (qui n’est ni vraie, ni fausse), elle est seulement l’expression d’un choix qui leur est propre et qui est déterminé par les valeurs auxquelles ils adhèrentMise au jour la stratégie argumentative transparaît nettement: : la « notion » ne détermine aucunement le régime juridique, elle vient simplement le justifier. Celui-ci n’est que l’expression d’une préférence issue d’une idéologie juridique et politique classique (démocratie, séparation des pouvoirs etc..), selon laquelle c’est au législateur que doit revenir, le pouvoir de décider des conditions de mise en œuvre des droits sociaux.

Cette démarche politique (prescriptive) est tout à fait courante dans le cadre de la dogmatique juridique et n’est pas contestable. Elle présente même un intérêt considérable, en offrant l’opportunité de constituer un objet d’étude. L’analyse de l’argumentation juridique soutenue, la mise au jour de ses présupposés théoriques et idéologiques participent des explications juridiques et politiques nécessaires à la compréhension de la question de la justiciabilité des droits sociaux.

Ici, par exemple, l’analyse du discours révèle également que la valeur constitutionnelle des droits sociaux demeure fortement contestée – en dépit des affirmations répétées sur les conséquences à tirer de la jurisprudence constitutionnelle de 1971 et de leur qualification consensuelle de droits fondamentaux . Tel qu’il est tenu, le propos des auteurs cache donc assez difficilement une conception qui continue de hiérarchiser les droits constitutionnels et de « dévaloriser » les droits sociaux tant du point de vue de la hiérarchie des normes (formelle) que du point de vue d’une hiérarchie axiologique (matérielle).

2. Une hiérarchie « mal cachée » entre les droits et objectifs à valeur constitutionnelle

Du point de vue théorique de la description de la hiérarchie formelle qu’ils réalisent,le déclassement des droits sociaux paraît lié à l’idée traditionnelle qu’ils n’existent que s’ils sont mis en œuvre par la loi : aux yeux des auteurs, ils demeurent des droits à valeur législative.Dans cette optique, a seule limite posée au juge est celle de ne pas faire disparaître tout dispositif législatif – ne pas priver de garanties légales au sens le plus strict. Pour ce qui est de son contenu, en revanche, le dispositif est indifférent, précisément parce que celui-ci n’a pas valeur supra-législative, il n’est pas prédéterminé dans la constitution. Bref, si l’on veut reconstruire le raisonnement en termes plus nets : il n’y aurait pas de droit (d’où la pétition pour la qualification d’objectifs), parce qu’il n’y aurait pas d’obligation adressée au législateur (pas de normativité ou normativité faible ?) , ce qui explique qu’il n’y ait pas de sanction, un sujet de droit ne pouvant donc s’en prévaloir.

Cette dénégation de l’existence même des droits sociaux demeure toutefois ambiguë. Du point de vue du droit, elle se heurtera toujours à la reconnaissance jurisprudentielle de leur « normativité ». Si les auteurs peuvent leur dénier la qualité de droits, ils ne peuvent leur refuser, la qualité de « norme de référence » du contrôle de constitutionnalité des lois.

Du point de vue idéologique, cette ambiguïté apparaît presque nécessaire. La dénégation peut être coûteuse et comprise, ni plus ni moins, comme un parti pris pour une politique économique et sociale défavorable aux plus faibles. Elle s’accommode donc d’un langage dual qui, tantôt – dans les manuels notamment – se donne à voir sous la bannière des droits fondamentaux, tantôt – dans les revues spécialisées – plaide pour la qualification d’objectifs à valeur constitutionnelle.

Ces oscillations n’empêchent toutefois pas de constater que dans ces discours, les droits sociaux sont dévalorisés. Ceux qui les tiennent expriment en effet leurs préférences pour une certaine conception de l’intervention étatique, selon une conception libérale individualiste. Reste à souligner que l’adoption de cette hiérarchie matérielle réintroduit une distinction d’ordre formel. En reconnaissant une primauté aux principes ou aux droits issus de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 sur ceux du Préambule de 1946, ces derniers sont maintenus dans la catégorie des droits de second rang[23].

II. Une justiciabilité incertaine pour de « véritables » droits fondamentaux 

La reconnaissance jurisprudentielle de la valeur constitutionnelle du Préambule de 1946[24] sert ici de point de départ à la réflexion des auteurs. Cependant, cette reconnaissance ne fait pas l’objet d’un discours univoque et il serait sûrement erroné d’y voir une adhésion sans réserve à la thèse de la justiciabilité des droits sociaux.

D’abord, si les auteurs tentent bien de contrer l’argument de la nature spécifique des droits sociaux par la thèse de l’indivisibilité des droits fondamentaux -ce qui n’est en positif qu’une façon de démontrer leur qualité de  droits « véritables »-force est de constater qu’ils ne partagent tous la même conception de cette indivisibilité. (A) Ensuite, s’ils tentent bien de penser un régime juridique, sinon aussi protecteur que celui des droits civils et politiques, du moins plus protecteur que celui dont ils bénéficient actuellement (B), cette question donne immédiatement lieu à des nouvelles incertitudes, notamment lorsqu’elle touche la jurisprudence du Conseil constitutionnel sur la « garanties légales » des exigences constitutionnelles », incertitudes dont on proposera quelques pistes explicatives(C).

A. Les arguments de l’indivisibilité des droits

La thèse de l’indivisibilité des droits permet de relativiser l’argument de la « nature » spécifique des droits sociaux.. Cette relativisation peut prendre deux formes. Elle s’appuie soit sur l’argument de la qualification de « droits fondamentaux » (1), soit sur celui de la structure commune des droits dont ils soulignent les fonctions négatives et positives (2).

1. La qualification jurisprudentielle de « droits fondamentaux »

Les catégories s’effacent, il n’y aurait désormais que des « droits fondamentaux ».[25]  L’adoption de l’expression présente en effet l’avantage d’effacer la distinction et même pour certains d’impliquer un régime de justiciabilité . Dans le manuel de droit constitutionnel élaboré sous la direction de L. Favoreu, on peut lire la définition suivante empruntée à M. Autexier :

 « la caractéristique primordiale d’un droit fondamental est d’être justiciable », c’est – à – dire susceptible d’être mis en œuvre par un juge », car sinon ce n’est pas un droit fondamental « mais au mieux une finalité assignée à l’action de l’Etat ».

Et au sujet de la jurisprudence constitutionnelle relative au Préambule de 1946, d’ajouter, qu’il « proclame des droits économiques et sociaux qui se voient ainsi reconnaître le statut de droits fondamentaux ».[26]

Une ambiguïté apparaît donc d’emblée : est-ce parce qu’ils sont justiciables qu’ils se voient reconnaître le statut de droits fondamentaux ou parce qu’ils sont droits fondamentaux qu’ils sont justiciables ? La réunion des droits sociaux dans une unique « notion » de droits fondamentaux emporte-t-elle dans son sillage celle de l’unification du régime juridique ? Dans le même manuel, la réponse est négative : c’est le caractère atténuée de la protection des droits sociaux qui est relevée.[27]

2. Indivisibilité des fonctions : tous les droits impliquent abstention (fonction négative de non violation) et mise en oeuvre législative (fonction positive)  

Cette thèse présente toutefois plusieurs degrés. Certains auteurs relativisent l’opposition entre droits sociaux et droits civils et politiques, ils ne retiennent donc que partiellement la thèse de l’indivisibilité. C’est l’approche la plus répandue (1). D’autres, en revanche, paraissent soutenir une thèse « entière » de l’indivisibilité, tout en maintenant l’idée d’une spécificité des droits, non plus seulement sociaux, mais de tous les droits qui impliquent une intervention positive de l’Etat (2).

                1. Indivisibilité dans une version faible

L. Gay, par exemple, dans sa thèse de doctorat consacrée à la question des droits-créances rejette une thèse forte de l’indivisibilité des droits, fondée sur leurs fonctions communes, tout en relativisant celle de l’opposition. Les droits civils et politiques comme les droits sociaux posent à la fois des obligations négatives et positives à l’égard de l’Etat[28], cependant elle maintient qu’il n’est pas possible de nier toute distinction entre « droits défensifs » et « principes sociaux ».

Et c’est précisément lorsque la constitution prescrit au législateur d’aménager certaines prestations matérielles publiques que l’on pourrait parler de véritables « droits-créances », droit à la protection sociale (prestations relevant des branches vieillesse, maladie, famille de la sécurité sociale), à l’éducation, et à l’indemnisation en cas de calamités nationales. Surtout, selon L. Gay, , c’est dans la disposition constitutionnelle même que l’on peut voir qu’elle énonce « au moins le principe d’un droit lequel devient exigible dans le cadre des normes de concrétisation ».[29]

En revanche, dans les autres cas, il ne s’agira pas de droits mais d’objectifs ou de « principes relatifs à une politique sociale » (protection de la santé, droit d’obtenir un emploi, objectif relatif à la possibilité pour toute personne d’obtenir un logement décent)[30].

Cette thèse paraît assez représentative: elle maintient que le rôle de la marge d’appréciation du législateur dans la mise en œuvre des droits sociaux continue de marquer la distance entre les deux catégories de droits.

                2. L’indivisibilité dans une version forte

D’autres soutiennent de façon plus complète la thèse de l’indivisibilité. L’analyse se concentre sur la structure des droits, les droits classiques n’étant pas plus réalisables que les droits sociaux en dehors d’une intervention positive de l’Etat pour les mettre en oeuvre.

A.Vidal-Naquet, dans sa thèse de doctorat, souligne les faiblesses de la présentation classique : « l’évolution et la définition de la notion traduisent un curieux renversement de situation, cette possibilité d’action en justice intervenant comme une condition et non comme une conséquence de la reconnaissance des droits et libertés en tant que droits subjectifs » et de remarquer : « c’est alors au nom d’une insuffisante justiciabilité que certains droits, en particulier les droits dit créances, se voient dénier la qualité de droits publics subjectifs[31]

Elle dénonce donc le « subterfuge[32] »qui consiste à qualifier les droits créances de simples objectifs à valeur constitutionnelle : toute disposition constitutionnelle finalisée, notamment tous les droits à, pourraient être réduits à ce statut alors que l’assimilation entre droits subjectifs et abstention de l’Etat est discutable dès lors que cette abstention peut parfaitement s’analyser en une obligation de faire[33].

C’est ici que se profile l’élaboration d’une théorie des obligations positives du législateur. A. Vidal-Naquet estime que la jurisprudence des garanties légales conduit à dépasser le « clivage artificiel » entre droits libertés et droits créances en mettant en lumière la « responsabilité qui incombe au législateur d’assurer la mise en œuvre des droits et libertés[34] qu’elle associe à la thèse solidariste de Duguit[35].

La marge d’appréciation dont dispose le législateur ne serait donc plus l’apanage des droits sociaux. Le destinataire de la norme est d’abord l’autorité normative et le déplacement du destinataire de la norme correspond au déplacement du regard qu’il faut, selon l’auteur, porter sur la réalisation des droits et libertés en concentrant l’attention sur leur réalisation par le droit.[36]

Cette approche semble précisément intégrer la question de la justiciabilité des droits sociaux dans la problématique plus générale de l’Etat de droit constitutionnel dans lequel les obligations du législateur comprennent désormais non seulement le respect des procédures et des formes imposées par la constitution , mais encore des obligations de contenu fixées par les règles et les principes constitutionnels.

La mise en évidence des obligations positives du législateur enrichit la notion de protection et plus généralement celle de justiciabilité qui semblait repliée sur l’idée de défense contre les violations ; au contraire, les obligations positives de mise en œuvre des droits sociaux vont au-delà de la protection, le souci d’effectivité des droits associe l’intervention du législateur à l’idée de promotion sous le contrôle du juge constitutionnel. L’idée de réalisation des droits sociaux par le droit n’est donc pas sans faire penser à une forme de « dépolitisation » de ces questions qui seraient alors réglées par les mécanismes juridictionnels.

Cette présentation interroge toutefois. Une chose est de constater que, dans la jurisprudence, la marge d’appréciation dont dispose le législateur dans la mise en œuvre des droits sociaux, n’est pas illimitée parce qu’il serait tenu de « ne pas les priver des garanties légales des exigences constitutionnelles », c’est-à-dire de ne pas les priver de leurs conditions d’existence. Une autre est de prendre acte du fait que ces « conditions d’existence » dépendent exclusivement du pouvoir interprétatif du juge. Ce pouvoir peut être celui de formuler un contenu normatif au droit social lui-même, dire en quoi doit consister sa mise en oeuvre en explicitant précisément les obligations du législateur. Reste que la marge de manoeuvre du juge est considérable et la pluralité des solutions interprétatives évidentes. Il est donc permis de douter qu’elles soient toutes favorables à la protection des droits sociaux.

Du reste, le glissement sémantique de la jurisprudence du Conseil constitutionnel qui passe des « droits fondamentaux » aux « exigences constitutionnelles[37] » mériterait d’être exploré. En l’état, la doctrine de l’indivisibilité des droits offre peu de certitudes sur le régime juridique des droits sociaux.

B. Le régime juridique incertain des droits sociaux

Comment la doctrine qui semble plus favorable aux droits sociaux répond aux arguments justifiant leur plus faible protection ?

La relativisation de l’argument d’une nature juridique spécifique des droits sociaux et notamment la thèse de l’indivisibilité des droits devrait avoir pour conséquence, dans l’argumentation des auteurs, celle de l’indivisibilité des régimes juridiques. Or, la doctrine ne va pas dans ce sens puisqu’elle maintient, en la relativisant, l’idée de nature particulière des droits sociaux qui justifie les disparités dans la protection.

Le cœur du débat doctrinal sur ce point porte sur l’applicabilité de la jurisprudence dite « cliquet » ou jurisprudence des « garanties légales » aux droits sociaux fondamentaux. L’interprétation la plus courante de cette jurisprudence généralement la voit comme une obligation de non rétrogression en matière de droits fondamentaux, le législateur ne pouvant donc revenir sur certains acquis légaux dans la mise en oeuvre des droits. Elle est toutefois très ambiguë. Et c’est donc en dépit, ou précisément, grâce à toutes ses ambiguïtés[38] que de nombreux auteurs[39] considèrent qu’elle est applicable aux droits sociaux.D”aucuns y voient la formulation d’une interdiction adressée au législateur de diminuer les garanties dans une forme de constitutionnalisation des avancées législatives, dans le sens d’un « toujours mieux » qui serait issu de la jurisprudence de 1984 « Entreprise de presse »: « Le pouvoir législatif ne peut réglementer l’exercice de la liberté de communication des pensées que dans le but de le rendre plus effectif[40]  ».

Cette première lecture optimiste du principe a toutefois été sérieusement mise en cause, notamment à la suite d’une autre jurisprudence relative à la liberté de communication dans laquelle le Conseil constitutionnel aurait consacré uneinterprétation minimum de cet effet cliquet qui réduirait l’obligation du législateur au maintien d’une réglementation, quel que soit son contenu : selon le juge, « il est à tout moment loisible au législateur, statuant dans le domaine qui lui est réservé par l’article 34 de la Constitution, de modifier des textes antérieurs ou d’abroger ceux-ci en leur substituant, le cas échéant, d’autres dispositions »[41]. Cette deuxième lecture montre ainsi que la vision optimiste du « cliquet » était illusoire, l’application de cette jurisprudence aux droits sociaux n’entraînant pas la reconnaissance d’acquis sociaux irréversibles.[42]Certains auteurs regrettent de n’y voir qu’une simple clause de style[43], le Conseil n’ayant jamais constaté la méconnaissance de l’interdiction de priver de garanties légales les exigences constitutionnelles en matière sociale[44].

Le juge constitutionnel hésiterait donc entre une simple garantie institutionnelle (ou formelle) et une protection plus poussée (matérielle) fondée sur un contenu minimal du droit qui serait ainsi rendu opposable aux institutions qui le concrétise. L. Gay invite donc le Conseil constitutionnel à trancher afin de clarifier définitivement la question du statut de ces principes[45] (droits ou objectifs à valeur constitutionnelle).

Enfin d’autres, comme A.Vidal-Naquet, voient néanmoins dans la jurisprudence des « garanties légales des exigences constitutionnelles » la réalisation d’un approfondissement du contrôle de constitutionnalité, qui serait devenu, en dépit des limites du contrôle a priori, un contrôle matérialisé et proportionnalisé : l’effectivité des droits et libertés étant dépendante de la possibilité pour le juge de mesurer l’adéquation entre les droits proclamés par les textes constitutionnels et leur traduction législative. La matérialisation du contrôle serait attestée dans la pratique par le Conseil constitutionnel des réserves d’interprétation[46], qui combinées à celle de la déclaration de non-conformité constitueraient deux techniques employées par le juge constitutionnel pour assurer le respect des garanties légales des exigences constitutionnelles et donc des droits sociaux qui se verraient ainsi attribuer les mêmes garanties que les droits civils et politiques.

C. Les présupposés des incertitudes doctrinales : quelques pistes

La mise au jour des présupposés du discours peut se révéler utile pour tenter une explication des incertitudes. Elles semblent d’abord résulter d’un malaise doctrinal face à une matière en « construction ». Selon Pierre-Henri Imbert, « les droits sociaux demandent des qualifications et un savoir faire souvent étrangers au modèle « normal » de l’application des droits de l’homme. Dans son ensemble, le monde juridique se sent mal à l’aise et mal équipé pour traiter de questions relevant du secteur social » [47].

Les incertitudes doctrinales pourraient donc être liées à la difficulté de penser le contrôle du pouvoir discrétionnaire du législateur dans le cadre d’un système où la loi est soumise à des limites moins définies par les textes que par le juge lui-même. Si les raisons idéologiques sont évidentes(1), les raisons proprement juridiques et théoriques le sont beaucoup moins(2).

1. Les présupposés idéologiques

Avec les droits sociaux, il faut, selon Pierre-Henri Imbert, – presque physiquement- laisser une place à l’autre (migrant, chômeur, handicapé, malade etc.). » Il s’agit déjà à n’en pas douter d’un choix politique.

On ne reviendra pas non plus ici sur les présupposés classiques liés au respect des principes de séparation des pouvoirs, de démocratie qui apparaissent régulièrement comme les raisons ultimes qui expliquent la timidité du juge et la faible protection.

2. Les présupposés théoriques : trois conceptions du pouvoir interprétatif du juge comme trois possibles voies pour renforcer la justiciabilité des droits sociaux ?

L’analyse des présupposés des thèses favorables à une amélioration de la protection des droits sociaux met en évidence trois conceptions très différentes du pouvoir interprétatif du juge chargé de définir les obligations positives du législateur, c’est à dire d’encadrer l’activité législative entendue désormais comme une activité plus ou moins « liée » dans le domaine de la mise en oeuvre des droits sociaux. Ces trois conceptions doctrinales correspondent à trois stratégies juridictionnelles possibles, trois voies que le juge pourrait suivre pour tenter de justifier l’amélioration de cette protection dont on montrera toutefois les limites.

 Les deux premières sont classiques et opposent l’interprétation « acte de connaissance » (1) à l’interprétation comme « acte de volonté » (2). La troisième est plus récente et se rattache à une conception cognitiviste renouvelée très répandue dans la littérature constitutionnaliste étrangère (3).

1) Dans la première, les auteurs considèrent, classiquement, que la jurisprudence a méconnu la « véritable » signification des dispositions constitutionnelles dont se dégagerait une « nature » des droits. Il s’agit de la version classique de l’interprétation comme acte de connaissance. 

Le présupposé, qui a déjà été observé et critiqué chez les partisans du statu quo (voir supra) est donc simple « c’est la notion qui doit permettre d’expliquer le régime[48] ». C’est pourquoi L. Gay cherche, par exemple, à identifier « la » notion de droit créance, qui permettrait d’expliquer ce régime. Or, elle souligne elle-même que la notion de droit créance au sens strict, qu’elle circonscrit à ce qu’elle désigne comme des « principes requérant l’aménagement de droits à prestations matérielles » n’emporte pas (pas encore ?) pour le Conseil constitutionnel un régime juridique qui les distinguent clairement des autres dispositions dans lesquelles elle voit, non des droits créances, mais des principes requérant la mise en œuvre de politiques sociales, autrement dit des objectifs à valeur constitutionnelle[49].

2) Dans la deuxième hypothèse, le point de départ est différent : on reconnaît que les dispositions du préambule ne seraient pas directement applicables en ce qu’elles fixeraient des objectifs. Cependant, cette explication ne justifie pas les choix du juge, selon X. Prétot. La faiblesse de la protection des droits sociaux trouve sa raison d’être ici dans un manque d’audace volontaire et donc dans une politique jurisprudentielle qui laisse transpirer l’idéologie du juge. Cette vision présuppose une théorie de l’interprétation comme acte de volonté : le juge a le pouvoir de décider du sens des normes qu’il « applique ». A contrario donc, lorsqu’il se prive (self-restraint) de la possibilité de « maîtriser » le pouvoir discrétionnaire du législateur, il « décide » d’adopter une politique défavorable aux droits sociaux.[50] Cette thèse souligne donc le caractère éminemment politique de la question de la jusiticiabilité des droits sociaux, suspendue au choix du juge mais également au risque classique de la mise en cause de sa légitimité pour initier ce type de décision.

3) Enfin, dans la troisième hypothèse, la théorie de l’interprétation présupposée semble emprunter aux deux premières conceptions de l’interprétation exposées. Elle partage avec l’interprétation connaissance l’idée que le juge pourrait « découvrir » une sorte de « vérité » sur les droits sociaux. Elle semble avoir en commun avec l’interprétation comme acte de volonté l’idée que la norme de référence ne détermine pas les obligations positives du législateur, parce que cette norme est par définition imprécise, programmatique et que c’est bien le pouvoir discrétionnaire du législateur qui lui donne son contenu avant le contrôle du juge.

Elle se sépare cependant de ces deux conceptions classiques de l’interprétation pour formuler une version moderne de l’interprétation connaissance. La « vérité » sur les droits sociaux serait dans les « exigences constitutionnelles » du système juridique : la « bonne réponse» se trouverait dans un ensemble de principes qui fondent le système juridique et politique, conformément à une conception de l’interprétation juridictionnelle initiée par le juriste américain R. Dworkin et largement admise dans la littérature constitutionnaliste étrangère. Cette troisième hypothèse ne donne toutefois aucune garantie sur le fond : toutes les politiques jurisprudentielles, protectrices ou non des droits sociaux, peuvent être justifiées en son nom.

Reste une question finale à laquelle on se gardera consciencieusement de répondre : la question prioritaire de constitutionnalité changera-t-elle les termes des débats doctrinaux sur la justiciabilité des droits sociaux ?


[1] P. Terneyre, « La constitution devant le progrès économique et social », Les petites affiches, 1991, n. 155

[2] A Vidal-Naquet, Les garanties légales des exigences constitutionnelles dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel, Editions Panthéon Assas, 2007, p. 10

[3] On pourrait aussi s’interroger sur la stratégie qui consiste à soutenir l’attribution d’une qualification juridique sans en faire découler aucune conséquence en terme de régime juridique.

[4] La thèse de l’indivisibilité des droits (partielle ou totale) emporte une conséquence importante pour notre recherche : elle fait entrer dans son champ l’ensemble des droits sociaux dits défensifs, qui sont parfois issus de l’interprétation des dispositions du P 46 interprétées comme consacrant des droits créances.

[5] Décision n° 71-44 DC du 16 juillet 1971, « Liberté d’association ». La décision vise la Constitution et notamment son préambule. (nous soulignons)

[6] J. Rivero, G Vedel., « Les principes économiques et sociaux de la constitution de 1946 – le préambule », in Pages De Doctrine Aux Sources Du Droit – L’Etat Et La Politique – Tome 1, Librairie Générale de Droit et de Jurisprudence (Editeur ),1980, pp. 93-145

[7] L. Philip, « La valeur juridique du préambule de la Constitution de 1946 », Mélanges Pelloux, 1980

[8] J.F. Flauss, « Les droits sociaux dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel », Droit social 1982, p. 645.

[9] F. Goguel, « Objet et portée de la protection des droits fondamentaux », RIDC, 1980, p. 443

[10] M. Debenne « Le Conseil constitutionnel et les principes particulièrement nécessaires à notre temps », AJDA, 1978, p. 577 « Le texte constitutionnel peut être considéré comme un catalogue de propositions que le juge constitutionnel transforme en normes et hiérarchise ».

[11]B. Mathieu, M. Verpeaux, Contentieux constitutionnel, LGDJ, 2002, p. 274

[12] A. Vidal-Naquet, op. cit. , p. 220 et s

[13] L’idée de synonymie est empruntée à L. Gay : v. dans sa thèse, Les « droits-créances » constitutionnels, Bruxelles, Éditions Bruylant, 2007, p. 363

[14] V. B. Mathieu sous Décision 94-359 D.C. du 19 janvier 1995, Loi relative à la diversité de l’habitat, Chronique de Jurisprudence constitutionnelle, LPA, 7 juin 1995, n°. 68, p. 10

[15] « Lorsque le droit au logement met en cause la protection de la dignité de l’homme, il peut alors s’incarner dans un droit subjectif, celui d’obtenir des moyens propres à assurer son existence, ou tout du moins sa survie ». B. Mathieu, Le droit au logement, in La pauvreté saisie par le droit, Dijon 2002, p. 218

[16] V. Décision 99-416 DC du 22 juillet 1999 : Loi portant création d’une couverture maladie universelle ;  B. Mathieu, Chronique de jurisprudence constitutionnelle, Petites affiches, 20 octobre 1999 n° 209, p. 20; V. aussi le commentaire de la décision n. 99-423 D.C., B. Mathieu, M. Verpeaux, S. Aivazzadeh, L. Baghestani-Perrey, Petites affiches, 28 juillet 2000 n° 150, p. 15.

[17] M. Verpeaux, « La valeur constitutionnelle du droit au travail », in La pauvreté saisie par le droit, Dijon 2002, p. 192 

[18] Ibid.

[19] Ainsi, selon H. Roussillon, « ‘L’effet cliquet’ est une garantie particulière donnée à certaines libertés, autres qu’économiques, ou sociales (DC, 6 nov. 1996) ». H. Roussillon, Le Conseil constitutionnel, Dalloz, 2008, p. 84, nous soulignons. Sur la technique du cliquet, v. infra

[20] V. J. E Schoettl, « Examen de la constitutionnalité de la loi du 30 juin 1999 portant création d’une couverture maladie universelle », AJDA 1999 p. 700 ; B. Mathieu, « Le droit au logement », in La pauvreté saisie par le droit, Dijon 2002, p. 218.

[21] V. citation note 12 ; « la confrontation entre cet objectif et d’autres droits subjectifs, en l’espèce la propriété et la liberté, s’opère alors de manière spécifique : il ne s’agit pas, en l’espèce d’une conciliation entre des droits d’égale valeur ».B. Mathieu, M. Verpeaux, Note sous CC. n° 98-403 DC du 29 juillet 1998, PA n. 151, 30 juillet 1999, p. 32

[22] B. Mathieu, Chronique de Jurisprudence constitutionnelle, LPA, 7 juin 1995, n° 68, p. 10

[23] V. D. Rousseau, « Le Conseil constitutionnel et le Préambule de 1946 », Revue Administrative, n. 296, p. 168

[24] D. Rousseau, Droit du Contentieux constitutionnel, Montechrestien, 8ème éd., p. 110

[25] M.-L .Pavia et D. Rousseau, « La protection de droits sociaux fondamentaux dans l’ordre juridique de la France », in J. Illiopoulos-Strangas, La protection des droits fondamentaux dans les Etats membres de l’Union Européenne, Bruylant, 2000, p. 354.

[26] L. Favoreu et alii, Droit constitutionnel, Dalloz, 11 ed., p. 860 et s.

[27] Ibid.

[28] L. Gay, op. cit, p. 356

[29] L. Gay, « La notion de ‘droits-créances’ à l’épreuve du contrôle de constitutionnalité », Les cahiers du Conseil constitutionnel, n. 16, 2004, p. 247 ; ainsi que dans les « Droits créances constitutionnels », op.cit., p. 358

[30] « Le principe est au fondement d’une politique sociale, sans droit corrélatif pour l’individu ». Ibid.

[31]A. Vidal-Naquet, op.cit. p. 251

[32] Ibid. p. 255 et p. 261

[33] Ibid.

[34]« Dès lors que le Conseil constitutionnel exige, à partir de 1984, que le législateur prévoit les institutions nécessaires à la préservation de la liberté d’expression, la notion d’obligation positive est implicitement réceptionnée en droit constitutionnel ». ibid. p. 261

[35] Ibid. p. 267

[36]op.cit, p. 262

[37]B. Genevois évoque lui « les garanties légales d’un droit constitutionnellement reconnu », La Jurisprudence du Conseil, principes directeurs, op.cit. p. 202.

[38] Selon L. Gay , un droit fondamental peut toujours être restreint. op.cit., p. 665 ; v. aussi A. Vidal-Naquet, op. cit. , p. 220 et s.

[39] Dans le sens de l’applicabilité de l’effet cliquet, B. Genevois soutient, par exemple que, parmi les techniques de contrôle utilisées par le juge, la jurisprudence des garanties légales s’applique principalement aux principes reconnus par le Préambule de 1946 constituant ainsi une protection contre la remise en cause de certains acquis sociaux. V. La Jurisprudence du Conseil, principes directeurs, Paris STH, 1988, p. 202-203 ; v. également D. Rousseau Chron.1994-1995, RDP p. 41

[40] Déc n° 84-181 DC du 11 octobre 1984, Rec, p. 78

[41] Dec n° 86-210 DC 29 juillet 1986, Régime de la presse, Rec. p. 110

[42] A. Vidal-Naquet, ibid., p. 212

[43] X. Prétot, Analyse de l’Alinéa 11 du Préambule de 1946, in Le Préambule de la Constitution de 1946, Sous la dir de G. Conac, Xavier Prétot, G. Teboul, Dalloz, 2001, p. 278

[44] CC 86-225 DC 23 janvier 1987

[45] L. Gay, « La notion de ‘droits-créances’ à l’épreuve du contrôle de constitutionnalité », op. cit., p. 247

[46] A. Vidal-Naquet, op. cit., p. 270

[47] C Imbert, Propos introductifs, in C. Grewe, F. Benoît-Rohmer (dir.), Les droits sociaux ou la démolition de quelques poncifs, PUS, 2003 ; v. aussi dans ce sens X. Prétot, Analyse de l’Alinéa 11 du Préambule de 1946, op. cit.

[48] L.Gay, op.cit., p. 209

[49] Ibid. p. 548

[50] X. Prétot, Analyse de l’Alinéa 11 du Préambule de 1946, op. cit.

Prof à Université Paris-Nanterre | Site Web

Isabelle Boucobza est professeure de droit public à l'Université Paris-Nanterre et directrice du Master 2 Droits de l'homme.