Notre droit universel de vivre en bonne santé

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Décès soudains, décès chroniques

La pandémie de COVID19 est effrayante. Le nombre stupéfiant de décès en quelques mois seulement nous engourdit l’esprit et nous brise le cœur.

Les catastrophes médicales comme l’actuelle pandémie Covid-19, ou les catastrophes naturelles comme les ouragans, les tsunamis, les inondations, les sécheresses, les tremblements de terre, ou les catastrophes d’origine humaine comme les implosions de centrales nucléaires touchent un grand nombre de personnes en un seul incident. Elles sont soudaines. Elles sont bouleversantes. Elles ne devraient pas être.

Dans le même temps, malgré la forte morbidité et mortalité du virus Covid-19, des catastrophes médicales chroniques affectent, année après année, un nombre bien plus important de personnes sur cette planète. Bien que les statistiques soient à portée de main, grâce aux observatoires nationaux de la santé et aux compilations annuelles des agences des Nations unies telles que l’OMS, cette catastrophe silencieuse est à peine médiatisée. Sasn doute parce qu’il est plus difficile de décrire leur impact et parce que la majorité de ceux qui périssent dans des catastrophes médicales chroniques n’ont pas voix au chapitre.

Quelques chiffres globaux doivent retenir notre attention.

En termes de décès prématurés évitables, en 2015, environ 303 000 femmes sont mortes de causes liées à l’accouchement (OMS 2018 : 4). Chaque année, cinq millions et demi d’enfants de moins de cinq ans meurent, soit à cause de complications à la naissance ou après l’accouchement, soit à cause d’infections respiratoires aiguës, de diarrhées et de paludisme (OMS 2018 : 5) ; une malnutrition sévère étant souvent la “condition sous-jacente”. On estime que 1,7 million de personnes ont succombé à la tuberculose en 2016 (OMS 2018 : 5). Une eau de boisson insalubre, des installations sanitaires peu sûres et un manque d’hygiène ont entraîné, selon les estimations, 870 000 décès (2016) (OMS 2018 : 10).

Les décès résultant de choix en matière de politique publique sont également élevés. Les abus que nous faisons subir à notre planète provoquent des décès qui pourraient être évités : l’OMS estime ainsi que la pollution de l’air extérieur dans les villes et les zones rurales a causé 4,2 millions de décès dans le monde (2016) (OMS 2018 : 10). Les accidents de la route ont tué 1,25 million de personnes en 2013 (OMS 2018 : 7), en raison du mauvais état des routes et du manque d’équipements de protection tels que les casques.

Les guerres aussi sont mortelles. Elles pourraient certainement être évitées. Environ 180 000 personnes ont été tuées dans des guerres et des conflits en 2016, le nombre de victimes ayant augmenté régulièrement par rapport aux années précédentes (OMS 2018 : 8). En raison des conflits, et – comme on le reconnaît de plus en plus, en raison des effets du changement climatique – 70 millions de personnes sont aujourd’hui déplacées de force (UNHCR 2020), vivant dans des logements de fortune sans possibilités de mettre en pratique les fameux gestes barrières que l’on nous recommande à juste titre : se laver les mains, se tenir à distance les uns des autres, etc.

Presque tous ces décès dus à des causes chroniques et à des carences structurelles du système de santé sont prématurés et évitables. Et ils sont inégalement répartis. Ils sont concentrés dans les pays pauvres et dans les ménages à faible revenu. Ils touchent principalement les groupes défavorisés. Parmi eux figurent les travailleurs du secteur informel, les migrants et les réfugiés, qui n’ont pas accès aux services de santé, parce qu’ils n’ont pas de papier ou parce qu’ils ne peuvent pas payer. Parmi eux, on trouve également des personnes exclues des services de santé en raison de leur sexe, de leur appartenance ethnique, de leur caste, de leur langue, de leur culture, de leur foi, de leur lieu de résidence ou de leur orientation sexuelle (PNUD 2019). Ou parce ce sont des enfants – dans de nombreuses communautés patriarcales : de sexe féminin – ou des personnes âgées, jugés remplaçables.

Ma première remarque consiste donc à souligner que les décès prématurés et évitables ont certes l’allure soudaine et effrayante de l’actuelle pandémie de Covid-19, mais qu’ils renvoient également à la violence de cette considérable mortalité silencieuse, continue et chronique.  En termes de chiffres, le nombre élevé de décès dus à la pandémie Covid-19 n’est donc pas “sans précédent”.

Décès et systèmes de santé

Ma deuxième remarque est la suivante : un grand nombre des décès causés par le Covid-19 seront imputables aux défaillances du système de santé. Si la courbe doit être aplatie, c’est parce que la capacité d’intervention nécessaire en matière de soins de santé est bien trop faible dans tous les pays. Or, comme l’ont dit certains commentateurs, il ne s’agit pas seulement contenir l’incidence des cas en dessous du seuil correspondant aux capacités hospitalières d’accueil, mais aussi d’élever ce seuil – autrement dit, d’augmenter la capacité des systèmes de santé publique et de prendre des dispositions pour affronter des catastrophes telles que les pandémies.

La catastrophe médicale aiguë du Covid-19 s’apparente d’une certaine manière aux conséquences d’un tremblement de terre – les secousses et les répliques de tremblement de terre pulvérisent les bâtiments et les infrastructures qui n’étaient pas conformes aux règles de sécurité, écrasant et étouffant les personnes prises à l’intérieur. Mais il ne faut pas se contenter de s’attaquer au tremblement de terre aigu qu’est cette pandémie, il faut aussi s’attaquer à la violence silencieuse et chronique des décès “quotidiens” : les systèmes de santé doivent être renforcés de façon spectaculaire à tous les niveaux, pour chaque défi sanitaire – et pour chaque personne.

Comme Isabel Ortiz et Thomas Stubbs (2020) l’ont souligné avec force dans un article récent, la faiblesse de tous nos systèmes de santé est en fin de compte due à l’idéologie néolibérale d’austérité qui a marqué les décisions des décideurs politiques au cours des quatre dernières décennies. Pour le Royaume-Uni, Watkins et el (2017 ; UCL 2017) en ont fait la démonstration de manière tout aussi nette.

Un effet direct de cette idéologie a été la réduction continue de la capacité du système de santé. À l’échelle mondiale, les systèmes de santé ont été privés de ressources. Si l’on considère simplement les États providence en Europe, on constate que, dans tous les pays, le nombre de lits dans les unités de soins actifs a été réduit. Dans les pays les plus touchés par la pandémie actuelle, le nombre de malades ne peut donc qu’excéder les capacités d’accueil – et il va de soi que le nombre de lit correspond au volume de soins susceptible d’être dispensés par les médecins, infirmières, assistants de laboratoire, personnel administratif, personnel d’entretien et de transport et bien d’autres encore. Ce constat se vérifie malgré les avertissements lancés depuis 2005 par l’unité de coordination de la grippe du système des Nations unies (UNSIC) et ses appels au renforcement de la capacité de prévention et d’intervention en cas de pandémie à l’échelle mondiale.

Nombre de lits de soins actifs pour 100 000 personnes1998/20002014
Royaume-Uni317228
Suède323235
Espagne303239
Danemark454262
Italie535275
Suisse561371
France550428
Allemagne697621
Source : European Health Information Gateway

Le nombre de lits de soins actifs ne suffit évidemment pas pour déterminer la qualité d’un système de santé. Nous savons que les établissements de proximité sont beaucoup plus accessibles et, s’ils disposent de ressources suffisantes et sont bien gérés, ils peuvent être plus équitables – si les processus d’exclusion économique et sociale sur le terrain sont surmontés. Ils sont généralement plus efficaces pour prévenir la mortalité maternelle et infantile ou pour traiter les maladies infectieuses.

En dehors du système de santé, la responsabilité des soins est largement assumée par les femmes et les filles sur lesquelles toutes les sociétés comptent pour s’occuper de leurs enfants (ONU Femmes 2018). Ici aussi, nous avons besoin d’un changement structurel, comme le souligne un important manifeste rédigé par une coalition mondiale de féministes issues de plus de 200 organisations (Women’s Rights Caucus. 2020).

Les systèmes de santé et le droit aux services de santé

Il y a quelques années à peine, la communauté mondiale – c’est-à-dire les 193 États membres des Nations unies – s’est engagée à assurer des soins de santé universels et a identifié les politiques nécessaires pour atteindre cet objectif. Il existe même un acronyme pour désigner ce but que de nombreux décideurs politiques ont – théoriquement – adopté : “CSU” (UHC en anglais). Il s’agit de l’objectif 3 des objectifs de développement durable (SDG) très souvent cités (Nations unies 2015). Certes, la visée reste modeste – réaliser le droit à la santé dans une décennie seulement – d’ici 2030. Elle est modeste, en ce qu’elle a déjà  été promise en 1948 dans la Déclaration universelle des droits de l’homme, et elle est modeste aussi à la lumière de la richesse mondiale (en capitaux et en connaissances) qui pourrait permettre d’atteindre immédiatement la Couverture Santé Universelle (CSU) et le 3ème objectif du développement soutenable, pour autant que les responsables politiques en décident ainsi.

Alors que nous découvrons chaque jour avec effroi, dans la presse ou dans nos boites à courriels, le nombre toujours croissant de victimes du Covid-19, nous devons “instrumentaliser” cette pandémie pour promouvoir les objectifs du développement soutenable : mettre un terme à tous les décès prématurés évitables, qu’ils soient dus à des pandémies aiguës ou à des maladies chroniques, et construire des systèmes de santé équitables pour tous, partout. Nous pouvons utiliser l’Agenda 2030 pour définir les politiques dont nous avons besoin.

PS – rappels :

La Déclaration universelle des droits de l’homme (1948) a établi : « Toute personne a droit à un niveau de vie suffisant pour assurer sa santé, son bien-être et ceux de sa famille, notamment pour l’alimentation, l’habillement, le logement, les soins médicaux ainsi que pour les services sociaux nécessaires ; elle a droit à la sécurité en cas de chômage, de maladie, d’invalidité, de veuvage, de vieillesse ou dans les autres cas de perte de ses moyens de subsistance par suite de circonstances indépendantes de sa volonté » (art. 25).

L’Agenda pour le développement durable (2015) s’engage : à assurer une couverture maladie universelle (CSU) avec un accès équitable aux services de santé ; à assurer une protection sociale pour prévenir l’aggravation de la pauvreté en cas de crise et garantir un niveau de vie décent ; et à assurer un travail décent – des emplois sûrs et sécurisés, correctement rémunérés et assurés. L’égalité des sexes et la reconnaissance du travail non rémunéré des femmes qui s’occupent des autres. Et la promesse que tous sont égaux.

Sources

Isabel Ortiz et Thomas Stubbs. 2020. Lutte contre les coronavirus : Il est temps d’investir dans la santé publique universelle. Service de presse Inter. http://www.ipsnews.net/2020/03/fighting-coronavirus-time-invest-universal-public-health/

UCL 2017. L’austérité liée à 120 000 décès supplémentaires en Angleterre Effets des contraintes de dépenses de santé et de soins sociaux sur la mortalité en Angleterre : une analyse des tendances temporelles. https://www.ucl.ac.uk/news/2017/nov/austerity-linked-120000-extra-deaths-england

PNUD.  2019. Rapport sur le développement humain 2019. Au-delà des revenus, au-delà des moyennes, au-delà du présent : Inégalités dans le développement humain au 21e siècle. New York : Nations unies. http://hdr.undp.org/sites/default/files/hdr2019.pdf

LE HCR. 2020. Les chiffres en un coup d’œil. https://www.unhcr.org/figures-at-a-glance.html

Nations Unies. 1948. Déclaration universelle des droits de l’homme. https://www.ohchr.org/EN/UDHR/Documents/UDHR_Translations/eng.pdf

Nations Unies. 2015. Transformer notre monde : l’Agenda 2030 pour le développement durable. Résolution adoptée par l’Assemblée générale le 25 septembre 2015. A/RES/70/1. New York : Nations unies.

ONU Femmes. 2018. Des promesses à l’action : l’égalité des sexes dans l’Agenda 2030 pour le développement durable. New York : Nations unies. http://www.unwomen.org/en/digital-library/publications/2018/2/gender-equality-in-the-2030-agenda-for-sustainable-development-2018#view.

Watkins J, Wulaningsih W, Da Zhou C, et al. 2017. Effects of health and social care spending constraints on mortality in England : a time trend analysis. BMJ Open 2017;7:e017722. Doi : 10.1136/bmjopen-2017-017722. https://bmjopen.bmj.com/content/7/11/e017722

OMS. 2018. Statistiques sanitaires mondiales. Surveillance de la santé pour les SDG. https://apps.who.int/iris/bitstream/handle/10665/272596/9789241565585-eng.pdf?ua=1

Caucus des droits de la femme. 2020. Déclaration féministe à l’occasion du vingt-cinquième anniversaire de la quatrième conférence mondiale sur les femmes*. https://iwhc.org/wp-content/uploads/2020/03/Beijing-25-Feminist-declaration.pdf


Gabriele Koehler est une chercheuse indépendante en économie du développement, basée à Munich. Après une carrière de plus de 25 ans aux Nations unies, où elle a occupé un large éventail de postes au sein de la CESAP, de la CNUCED, du PNUD et de l’UNICEF, elle s’intéresse à trois domaines de recherche et de réflexion politique : le programme de développement émergent au-delà de 2015 et le rôle - négligé - de l’État ; le discours sur la sécurité humaine et les droits de l’homme ; et l’interface de la protection sociale avec des politiques sociales et économiques plus larges, notamment l’emploi et le travail décent, le commerce international et les politiques d’investissement. Ses publications, ses articles journalistiques et son travail de conseil se concentrent sur l’économie politique et les questions politiques.