Quelle république ? Quelles valeurs ?
Démocratie et libéralisme : la vulgate contemporaine
Le moins que l’on puisse dire c’est que, dans les société modernes, la démocratie et le libéralisme sont loin de connaître cette harmonie parfaite dont rêvent tous les couples. Pour comprendre en quoi ils diffèrent Friedrich Hayek a proposé un test consistant à examiner leurs contraires. La négation de la démocratie, selon lui, c’est le gouvernement autocratique, l’autoritarisme, le pouvoir d’un seul ou d’une oligarchie, tandis que la négation du libéralisme, c’est le totalitarisme, l’emprise totale du pouvoir politique sur la vie des individus. Et la surprise, c’est que chacun des deux partenaires a de bonnes relations avec le contraire de l’autre : la démocratie peut aisément être totalitaire sans perdre son identité, elle peut régenter l’économie et les existences privées sans cesser d’être ce qu’elle est, à savoir le pouvoir du peuple. Et inversement le libéralisme peut parfaitement virer à l’autoritarisme sans perdre la sienne: il peut réserver l’exercice du pouvoir à une bureaucratie ou à un groupe d’experts – voire à un dictateur – et limiter les libertés publiques et politiques qui constituent l’exercice de la démocratie, sans cesser d’être – ou de se prétendre libéral1.
On en déduit aisément la définition des deux partenaires de ce couple instable selon Hayek : la démocratie, c’est le pouvoir politique que détient le peuple de faire toutes les lois qui émanent de sa volonté collective, y compris celles qui limitent les libertés individuelles de tous ou de certains. On peut qualifier cette volonté de « générale » pour faire bonne mesure et tenter de dissimuler sa toute puissance, mais on comprend aisément que le caractère illimité qui la définit n’oppose aucune barrière substantielle à sa dérive totalitaire ou « illibérale ». Le libéralisme, c’est en revanche le fait que la contrainte ne peut être exercée qu’à l’appui des quelques règles de conduite abstraites et impersonnelles dont le respect donne naissance à ce que Hayek appelle l’ordre complexe qui caractérise la civilisation moderne : la propriété privée et la sainteté des contrats. C’est donc une théorie de la limitation du pouvoir politique, quelle que soit par ailleurs son origine, démocratique ou non. Quant à ce fameux « ordre complexe » qui se cristallise spontanément sous l’impact du respect de ces deux valeurs civilisationnelles, il a un nom : l’ordre de marché fondé sur la concurrence et le mécanisme des prix, celui qui se forme spontanément dans un groupe humain dont les membres respectent les acquisitions privées et les contrats qu’ils ont passés et qui ne permet le recours à la contrainte étatique que dans le but de garantir ce respect.
Pour fonctionner efficacement cet ordre de marché exige que le respect de ces valeurs essentielles soit intériorisé par les individus qui doivent donc adhérer in foro interno à l’idée que la société civile est une compétition libre entre individus dotés de droits égaux et que cette compétition loyale est faussée par le jeu des intérêts politiques qui cherchent systématiquement à le gauchir au profit de groupes de pression, ainsi que par l’action des « coalitions » – les syndicats d’insiders – qui aspirent à se procurer des rentes de situation et à obtenir plus que ce que le marché ne serait disposé à leur allouer2. Cet ordre, qui définit la civilisation parce qu’il est le seul capable d’apporter la prospérité et la liberté, doit être protégé contre toutes les interventions politiques et les intérêts particuliers qui tentent d’en infléchir le cours, tandis que le seul rôle de l’Etat est d’agir pour faire respecter les conditions qui le rendent possible et de les restaurer lorsque c’est nécessaire. Dans une telle conception l’Etat “providence” – la protection sociale, l’accès à l’éducation et aux soins, les systèmes publics de retraite, la législation du travail – est une menace pour cet ordre, et son refoulement, qui passe par la limitation des droits politiques qui ont servi hier à sa promotion et qui peuvent servir aujourd’hui à sa défense, est pleinement légitime3. Non seulement il ne s’agit pas d’une attaque contre la liberté ou contre la république mais au contraire d’une défense de ces valeurs.
Si l’on suit ces définitions, la démocratie et la liberté sont non seulement deux principes distincts mais opposés.
La démocratie menace la liberté lorsqu’elle prétend – au nom de l’égalité et de la solidarité – gouverner la sphère privée organisée autour de la propriété et du contrat, prescrire des formes de redistribution, instituer une propriété sociale matérialisée dans des services publics donnant accès pour tous à des biens fondamentaux comme la santé et l’éducation, ou encadrer le contrat de travail et imposer des procédures de négociation collective. De telles politiques publiques violent la règle d’or du libéralisme tel qu’il est compris aujourd’hui parce qu’elles emploient le pouvoir de contrainte non pas à l’appui de règles impersonnelles de protection de la propriété et des contrats, mais pour la réalisation d’objectifs concrets d’égalité matérielle ou d’égalité des chances, pour le rééquilibrage des puissances de négociation entre les différents groupes sociaux.
Inversement, le libéralisme refoule la démocratie lorsqu’il prétend opposer des obstacles à la volonté de cette dernière de réduire les inégalités et de proscrire ou d’encadrer les transactions qui, en dépit du consentement qui leur est apporté par les parties en présence, traduisent des rapports de domination fondés sur des asymétries de pouvoir privé. Une conséquence essentielle de cette définition du libéralisme est que la liberté économique – le respect de la propriété privée et des contrats justement – est le fondement de toutes les autres libertés. La raison en est simple à comprendre : supposons que nous vivions dans un régime qui autorise la redistribution de la propriété et qui encadre les contrats par des règles qui veillent à l’équité de leur contenu. Cela impliquerait que les moyens dont les individus dépendent pour mener à bien leurs propres projets – le sens même de la liberté – peuvent leur être enlevés ou peuvent être répartis autrement que par le jeu des échanges volontaires, et cela par la seule volonté « démocratique » de l’ensemble auquel ils appartiennent. Mais comment pourrions-nous prétendre que nous sommes libres si, le matin au réveil, on peut nous signifier que les ressources sur lesquelles nous pensions pouvoir compter – parce que nous les avions acquises sur le marché par le jeu des échanges volontaires – ont été allouées à de plus nécessiteux, ou au financement de services publics accessibles à tous ? Les libertés que protège le libéralisme sont donc celles qui sont indispensables à l’épanouissement de l’ordre de marché, et cet ordre de marché lui-même est synonyme de la liberté individuelle. Quant aux libertés civiles et politiques, elles ne sont protégées que dans la mesure où elles ne sont pas exercées pour résister aux effets des libertés économiques et en particulier aux inégalités qu’elles engendrent inévitablement, donc dans la mesure où elles ne sont pas exercées pour entraver l’épanouissement des conditions de la liberté individuelle – telle qu’elle est ici définie – et de la civilisation qui en est le corollaire et la conséquence4.
Dans cette construction conceptuelle, la démocratie n’est acceptable que dans les limites d’un néo-libéralisme qui consiste à encastrer le capitalisme dans des institutions policées par l’Etat de manière à ce que la démocratie ne puisse pas l’atteindre. Le pouvoir de la collectivité sur elle-même est confiné dans la gestion des marges – les guerres culturelles, les questions de société – par lesquelles on détourne l’attention de l’essentiel et grâce auxquelles la propriété privée et la liberté des échanges demeurent sacrés et intouchables. De même, dans cette construction, l’Etat nation – l’espace même de la liberté – n’est plus acceptable que dans une version émasculée et retournée contre elle même. Le néo-libéralisme est en effet l’ennemi résolu de l’Etat nation en même temps qu’il est dépendant de lui. Il en est l’ennemi parce qu’il y voit une tendance inhérente à contenir le marché et donc à le pervertir, mais en même temps il en dépend car seul l’Etat nation est capable de supprimer les demandes sociales de protection qui délibéraliseraient l’économie. La tâche qu’il s’assigne est donc – avec la complicité d’une gauche qui se croit radicale parce qu’elle rejette la discipline étatique – d’affaiblir l’Etat en tant qu’agent de redistribution tout en le renforçant en tant qu’agent de répression et de « rempart contre les dispositions illibérales d’un public non éclairé5. » Dans ce contexte la démocratie est sans cesse problématique car, par son biais essentiel en faveur de l’égalité, elle répand l’illusion que la justice sociale est possible, et elle menace constamment de « dégénérer en démocratie économique aux dépens de la minorité des manieurs de capital dont dépend le progrès de l’humanité6 ». La démocratie doit donc être institutionnalisée d’une manière qui l’empêche de s’ étendre à des domaines où elle n’a rien à faire, même si, dans le même temps, l’Etat doit continuer d’être en mesure de faire appliquer ces limites institutionnelles assignées à la démocratie, qui seules rendent celle-ci compatible avec une économie libre. Aujourd’hui cette opposition à la démocratie prend la forme de la rhétorique médiatique contre le populisme : tout parti qui souhaite remettre en cause le consensus néo-libéral est populiste.
Telle est la représentation aujourd’hui devenue dominante des rapports entre les deux partenaires de ce vieux couple. Comme le dit Friedrich Hayek, les structures sociales possédant les caractéristiques de l’ordre de marché qui définit la civilisation n’existeront que « parce que les éléments font ce qui est nécessaire pour garantir la préservation de cet ordre7. » Les conditions nécessaires à la préservation de cet ordre définissent les frontières dans lesquelles la liberté et la démocratie se meuvent. On définira au contraire comme des atteintes potentielles ou réelles à la liberté toute action et tout usage des droits politiques et civils visant à entraver le fonctionnement de cet ordre.
De Hayek à Macron
Pourquoi ces précisions? Pour nous aider à comprendre ce qui se passe en France, en 2021, sous la présidence de M. Emmanuel Macron, et à y voir clair dans ce que d’aucuns appellent une « dérive autoritaire ». L’autoritarisme et la restriction des libertés publiques qui caractérisent cette présidence n’ont en effet rien d’une dérive. Il s’agit au contraire d’une conséquence logique et nécessaire du projet politique qui l’inspire et qui, dans l’esprit de ses promoteurs, vise à préserver les conditions de la liberté et du progrès. Ce projet consiste à sortir ce pays de l’archaïsme, de la mentalité tribale qui met l’accent sur l’égalité, la solidarité et l’égalité des chances, et de le faire rentrer dans le chemin de la civilisation c’est-à-dire dans celui de la liberté. Ce chemin, c’est celui de l’ordre de marché, seul capable de rationaliser le comportement des acteurs économiques par le mécanisme des prix et de la concurrence « libre et non faussée », et seul capable de maximiser la richesse produite tout en garantissant à chacun la perspective de jouir d’autant de moyens qu’il est possible pour promouvoir son propre plan de vie. C’est manifestement un projet consistant à faire prévaloir le libéralisme, fût-ce aux dépens de la démocratie. S’agit-il vraiment du libéralisme ? On va y revenir. Mais c’est aussi et surtout un projet consistant à affaiblir l’Etat-nation et sa capacité politique à agir pour instaurer et maintenir les conditions requises pour que les relations entre les individus soient des relations entre personnes libres et égales, exemptes de domination. Le projet néolibéral est ainsi, selon l’expression de Wolfgang Streeck, d’exposer l’Etat-nation « à la concurrence d’une économie mondiale qui protège scrupuleusement les droits de propriété » , et il implique de ravaler au second rang et même de limiter les droits politiques qui pourraient servir à mobiliser une opposition populaire à cette entreprise, à la freiner ou à l’entraver8.
Dans ce projet, les « valeurs de la république » ce sont les valeurs qui sont censées avoir depuis toujours assuré la marche en avant de la civilisation, c’est à dire celles de l’ordre de marché : le refus de la violence et du sectarisme, la dignité humaine, le respect des biens et des personnes, le caractère exclusivement volontaire des transactions, la société civile comme lieu de paix dépolitisé, exempt de conflits et de domination, peuplée seulement de sujets indifférenciés abstraitement définis par les droits dont ils jouissent9. La liberté des individus est la conséquence du respect de ces valeurs et elle s’y réduit, car c’est lorsque la volonté politique collective est hors d’état de toucher à la sphère privée qui garantit à chacun la possession des moyens qu’il a su se procurer sur le marché – par ses compétences ou grâce au hasard – pour poursuivre et mener à bien ses propres projets que la liberté individuelle existe.
Et l’égalité, quel est son sens ? Elle signifie que les lois sont les mêmes pour tout le monde, que nul ne détient de privilège légalement institué et légalement protégé, qu’il n’y a pas de discrimination, ni négative ni positive, que les différences de pouvoir, de situation, d’éducation, de genre, de couleur de peau, ont disparu derrière l’universalité abstraite du sujet de droit. Les positions de départ ne sont pas égales ? Il faudrait remédier à cela ? Impossible car, pour réaliser une telle égalité des chances, il faudrait précisément autoriser la mainmise de la collectivité démocratique sur la propriété privée et sur le contrat ainsi que diverses formes de redistribution, de socialisation de la propriété et de contrôle des transactions privées. Or cette mainmise, cette redistribution et ce contrôle signifient non seulement une entrave à la prospérité mais aussi et peut être surtout la mort de la liberté, parce qu’ils privent les individus de toute assurance portant sur les moyens sur lesquels ils peuvent compter pour bâtir leur existence en accord avec leurs propres projets; il les privent de cette sphère privée protégée contre les incursions du pouvoir politique qui définit la liberté moderne.
Et la fraternité, en quoi consiste-t-elle? Dans l’idée que tous les êtres humains sont également dignes, qu’ils doivent être protégés contre les exactions du pouvoir politique, y compris de celui qui se prétend démocratique. Mais aussi contre l’inquisition d’un Etat-providence qui cherche à déterminer les besoins des individus, à juger leurs modes de vie, à s’enquérir de leurs comportements, et qui les assiste au lieu de créer les conditions de leur autonomie. Cette dignité est-elle compromise quand les individus sont privés d’emploi, lorsqu’ils sont logés dans des conditions précaires, qu’ils ne parviennent pas se soigner ou à éduquer leurs enfants, qu’on leur propose des salaires de misère en échange d’un travail dégradant ? Non, ces effets sont malheureux bien sûr, mais ce sont les conséquences de l’ordre de marché, dont on doit comprendre – du moins si l’atavisme de l’esprit de la tribu ne nous hante pas trop – qu’il est celui qui, entre tous, produit les deux conséquences les plus favorables que nous puissions espérer : il multiplie la masse globale de richesses que la société est en mesure de produire, et il laisse à tous les membres de celles-ci toute liberté d’utiliser sans interférence extérieure ce qu’ils possèdent pour la poursuite de leurs propres projets de vie. Richesse – pas pour tous certes mais en tout cas pour la plupart et dans des proportions dont aucun autre mode de régulation sociale ne permettrait de rêver – et liberté. Ce qui menace la dignité humaine – et ce qui crée à chacun des obligations morales d’humanitarisme – c’est seulement la violence étatique, la contrainte physique, l’assistanat, mais pas l’exploitation. La dignité humaine, c’est avant tout de se suffire à soi-même et de ne pas chercher à créer de remparts légaux pour profiter de privilèges ou de protections indus parce qu’ils sont toujours aux dépens de ceux qui en sont exclus. Pour faire l’éloge de la concurrence Frédéric Bastiat exigeait que l’on ne regarde pas seulement ses effets visibles – la misère de certains – mais aussi ses effets invisibles – la prospérité de tous à long terme. On pourrait lui retourner l’argument car ses épigones contemporains voient la contrainte de l’Etat, la violence du politique, l’assistanat généré par l’Etat providence, mais pas la domination omniprésente qui existe dans la société civile, à l’abri du droit le plus souvent, et qui ne peut perdurer qu’avec l’appui et la protection de l’Etat. Hayek affirme ainsi que les contraintes exercées par les forces impersonnelles du marché ne sont pas incompatibles avec la liberté dans la mesure où elles sont les effets – non délibérés et imprévisibles – d’un ordre porteur de civilisation et de progrès. Autrement dit il voit bien les contraintes que l’Etat peut exercer contre la liberté mais pas celles qui peuvent résulter du jeu de la concurrence et qui sont susceptibles d’empêcher que les relations sociales ne soient des relations entre personnes libres et égales.
Quelle dérive autoritaire ?
Dans ce contexte, l’invocation des valeurs de la république devient, selon l’expression, de Jean Baubérot « le paravent de la domination des valeurs marchandes » . Elle apparaît surtout comme une mystification qui « sous couvert de réserver l’espace public à l’universalisme civique », à l’égalité sans conflits ni domination de tous les citoyens, « le livre en fait à l’universalisme marchand »10. Il s’agit de représenter fictivement la société civile comme exempte de toutes les différences et discriminations qui se traduisent en rapports de pouvoir, comme une sphère d’égalité où les échanges ont toujours lieu entre des personnes faussement interchangeables, qui toutes acceptent et veulent les relations dans lesquelles elles sont insérées, et où les conséquences structurelles de ces échanges en réalité inégaux sont moralement innocentes parce qu’elles n’ont été délibérément voulues par personne. Il s’agit aussi, bien entendu, de la représenter comme exempte de la nécessaire diversité des expressions qui pourraient se manifester sur la finalité de la vie en commun, et en particulier de toutes celles qui pourraient remettre en cause l’exclusivité des valeurs marchandes et la dilution du sens de l’existence collective qui en est à la fois la conséquence et la condition.
On comprend, dans ces conditions, pourquoi le régime de gouvernement promu par M. Macron peut envisager de limiter les libertés publiques pour protéger cette acception spécifiquement néolibérale des valeurs de la république. Le droit de manifester, la négociation collective des conditions de travail11, la protection contre le chômage et la précarité, le droit à l’éducation et à la santé, les libertés publiques de presse et d’association, ne sont acceptables que dans la mesure où ils ne mettent pas en cause ces valeurs fondamentales. Il n’est en effet pas possible de considérer comme des libertés des formes d’expression, d’action et d’organisation sociale qui tendent à mobiliser les citoyens en vue de limiter ce qui fait – dans cette conception des valeurs de la civilisation – le socle de la liberté individuelle : la propriété, l’absence de redistribution, la sainteté des contrat, la concurrence libre et non faussée, la privatisation des services publics, gage de baisse des prix, de prospérité, de liberté et rempart contre la mauvaise économie de la rente.
La restriction des libertés publiques, dans cet esprit, n’est pas une atteinte aux valeurs essentielles d’une société libre ; au contraire, elle défend cette dernière contre ceux qui aspirent à en miner les bases en faussant les mécanismes du marché, en organisant l’assistanat par l’Etat-providence, en profitant de rentes de situations grâce à des statuts protecteurs. Comment interpréter autrement le texte sur le prétendu renforcement de la laïcité qui subordonne l’exercice du droit d’association à l’adhésion aux valeurs de la république, à la signature d’un soi disant contrat républicain ?12 Sera-t-il bientôt illégal d’exprimer des opinions favorables à la suppression de la propriété privée, à la défense des services publics ? L’opposition à la loi de la concurrence va-t-elle devenir un délit ? Depuis que le traité sur la constitution européenne a tenté d’ériger le dogme de la concurrence libre et non faussée en principe constitutionnel, on peut s’attendre à tout. Comment interpréter autrement la restriction dramatique du droit de manifester, conséquence de la répression policière et judiciaire de ces dernières années, de l’arbitraire des arrestations et des gardes à vue ?13. Comment interpréter autrement l’extension récente des possibilités de collecter sur les réseaux sociaux des renseignements concernant les opinions politiques et les appartenances syndicales des internautes ?14. Comment interpréter autrement l’article qui interdit de diffuser des images des violences commises par les soi- disant forces de l’ordre ? Comment interpréter autrement les parodies de justice et les condamnations auxquelles ont conduit les procès des attentats de 2015 ?
On pourrait aboutir ainsi – on aboutit déjà – à la délégitimation de l’opposition politique, de l’expression et de l’action en faveur d’une conception alternative des valeurs républicaines et de la république elle-même La prétendue neutralité de l’Etat – qui en fait en réalité le protecteur de la marchandisation du monde – pourrait s’étendre à l’interdiction d’exprimer des opinions hostiles au marché et à la concurrence de même qu’on a interdit ou que l’on veut interdire la manifestation des opinions religieuses dans l’espace public. « A suivre cette pente, écrit S. Hennette-Vauchez, la multiplication des configurations et des espaces dans lesquels la liberté pourrait être restreinte est telle qu’elle peut apparaître comme mettant en cause la fonction première, principielle, de la liberté dans l’édifice de l’Etat de droit : préserver l’autonomie de la personne et donc la maîtrise de ses propres fins et la coexistence des valeurs et des croyances individuelles »15. L’offensive menée contre la manifestation de la religion musulmane dans l’espace public menace en effet de s’étendre à la manifestation de la diversité politique et philosophique – nécessairement conflictuelle – comme elle le fait déjà au sein de l’entreprise et même de certaines administrations publiques telle que l’éducation nationale, où le ministère réprime de plus en plus l’expression de l’appartenance politique, et syndicale.
Ce projet d’une neutralité générale est parfaitement en phase avec le projet néolibéral d’une société civile entièrement séparée de la sphère politique, entièrement délivrée de ses conflits et de la diversité qui la définit, et transformée en un ensemble de transactions impersonnelles où les différences entre les acteurs quant aux finalités de la vie collective sont réduites au silence au profit d’un unanimisme tacite célébrant les valeurs de la paix et de l’échange volontaire qui définissent le marché. L’universalisme abstrait qui fait disparaître les différences et les conflits pour ne laisser subsister que le gris uniforme et homogène des échangistes, des « hommes sans qualités »entre lesquels les différences de pouvoir sont devenues invisibles et dont les enfants ont bien entendu des chances égales de réussir dans la vie. A lire Hayek, on peut se convaincre que cette société homogénéisée – où l’accord sur lesrègles d’action a remplacé la diversité et le débat sur les finalités de l’existence collective – doit être considérée comme la voie royale du progrès et de la civilisation, une voie qu’il ne s’agit pas de choisir, car l’histoire de notre espèce nous apprend qu’elle est le chemin du développement, et que les groupes humains qui ne l’ont pas suivie ont échoué, ont été subjugués par ceux qui ont su s’y laisser porter, ou ont disparu.
Voilà ce qu’est la société macronienne : un vivre-ensemble soi disant républicain qui implique la privatisation radicale des différences et un accord imposé sur un mode d’existence auquel, de toute manière, il n’y a pas d’alternative. Aujourd’hui, on a le droit d’être musulman à condition que cela ne se voie ni ne s’entende. Demain, on aura le droit d’être l’adversaire de l’hypercapitalisme marchand, mais à la condition de réserver l’expression de cette opinion pour la table du dîner familial. Tel est bien le sens des projets de loi sur le prétendu « renforcement des valeurs de la république » ; on tente d’instaurer une police de la pensée et de l’expression, une théorie sociale exclusive de toute autre qui implique bel et bien la négation des droits de l’homme issus de la révolution, instruments de démocratie, de civisme et d’indépendance individuelle, au profit de ceux qui se réorganisent autour de la dignité humaine et qui laissent si facilement proliférer l’exploitation et la marchandisation du monde16. Stéphanie Hennette Vauchez parle, à propos de la nouvelle laïcité qui prétend confiner l’expression et les pratiques religieuses dans l’espace privée, d’un « ordre public immatériel » et l’expression est très juste. Là où la théorie libérale classique concevait la liberté comme la règle et la restriction comme l’exception, motivée seulement par le souci de protéger les biens et les personnes contre toute atteinte physique, le néolibéralisme s’ouvre à des contraintes motivées par la nécessité de promouvoir un ensemble de convictions indispensables au fonctionnement de la société de marché17. Il en découle, dit-elle, « une axiologisation de l’Etat de droit et de l’action publique , c’est à dire leur pénétration par des valeurs collectives pensées pour contrôler les choix privés, que l’on peut bien analyser comme une régression foncièrement anti-libérale ». Le secret consiste à présenter tout plaidoyer en faveur d’une conception alternative de la république et des principes sur lesquels elle repose comme une atteinte à cette même république et à la liberté18.
L’universalisme moral d’un Macron est dès lors en parfaite cohérence avec son néo-libéralisme. C’est un universalisme restrictif qui exclut de l’orbite de la civilisation et donc du droit à l’expression tous ceux qui n’adhèrent pas aux valeurs essentielles de cette dernière telle qu’il la conçoit : la sainteté de la propriété et des contrats, l’interchangeabilité de tous les individus, l’égalité abstraite qui ne connaît ni discriminations ni pouvoir, ni domination ni, bien entendu, « violences policières ». Il pratique au demeurant une forme de xénophobie d’Etat, tant l’adhésion contrainte aux soi-disant valeurs de la république confine à la discrimination et au réemploi à peine dissimulé d’anciens réflexes coloniaux, par exemple celui qui conduisait – en Algérie – à qualifier de musulman tout individu n’appartenant pas à la « race » blanche. Certes, il n’est pas possible de dire ouvertement, en rupture avec les principes de la déclaration universelle des droits de l’homme – qui reconnaissait au moins en partie le pluralisme des conceptions de la vie collective – que les immigrés ne sont pas civilisés, mais comment faut-il comprendre le terme d’ensauvagement ? Etre civilisé, dans cette approche, cela signifie accepter l’idée que tous les êtres humains sont interchangeables, que les hommes et les femmes sont identiques, que la société civile est un lieu de paix sans aucune contrainte, que la discrimination est une illusion à partir du moment où les droits sont les mêmes pour tous, que la libre concurrence signifie que les rapports de pouvoir ont disparu. De façon inquiétante, quasiment plus personne ne conteste cet ethnocentrisme, du moins en France : on se moque ouvertement des demandes de reconnaissance issues des membres des cultures non-européennes ; on pense que le Blackface n’a rien qui doive heurter qui que ce soit et que ceux qui se sentent humiliés n’ont qu’à réviser leurs sensibilités, qu’on ne peut de toute manière pas gérer une société de manière à n’offenser personne. Dans l’arrêt de la cour suprême des Etats Unis qui reconnaissait, en 1893, le caractère constitutionnel de la ségrégation raciale, le juge affirmait de même que si les noirs ressentaient la séparation des races comme une humiliation, c’était leur affaire. « Nous considérons, écrit le juge Henry Brown, que l’erreur sous jacente dans l’argument de Homer Plessy – le plaignant noir qui intentait une action en justice contre les pratiques ségrégationnistes – réside dans le postulat que contraindre les deux races à se séparer imprime sur la race de couleur une marque d’infériorité. S’il en est ainsi, ce n’est pas en raison du contenu de la loi, mais seulement parce que la race de couleur choisit de l’interpréter de cette façon ». Nos soi disant-républicains français raisonnent de la même manière : nos valeurs vous offensent ? C’est vous qui choisissez d’interpréter de cette manière des pratiques qui ont une validité universelle. Rappelons que les auteurs de la loi de 1905 sur la séparation de l’Etat et des religions souhaitaient que celle-ci soit appliquée sans offenser personne. Et n’oublions pas de mentionner que certains membres du gouvernement estiment « choquant » le fait que les mères qui accompagnent des sorties scolaires puissent porter un foulard sur la tête. A quand l’interdiction du port de la Kippa dans la rue ?
Il existe bien entendu une cohérence entre ce faux universalisme moral (soi disant républicain) et le refoulement de l’Etat social car, dans ce contexte, toute demande de solidarité est interprétée comme une forme de primitivité non civilisée, un refus de vivre avec les conséquences de l’égalité abstraite, une volonté d’utiliser la contrainte étatique pour corriger les effets des rapports pacifiques et volontaires qui caractérisent la société civile. Cet universalisme est pseudo- républicain parce que la république suppose des institutions et une société qui fonctionnent également à l’avantage de tous ses membres, qui ont pour objet d’instaurer les conditions juridiques et sociales de cette égalité, de cette absence de domination. Mais aujourd’hui, dans la France de 2020, l’égalité abstraite est le gage de la discrimination, la liberté du marché est le gage de l’exploitation.
Une conception alternative de la république
Il existe cependant une conception alternative des principes d’une société de liberté et c’est elle qui forme l’ossature centrale de notre tradition républicaine avec laquelle le présent gouvernement est en rupture complète.
On doit tout d’abord remarquer que cette tradition alternative affirme des principes et non pas des valeurs. La différence est essentielle : les principes, ce sont des règles auxquelles les citoyens sont appelés à conformer leurs conduites extérieures ; ils sont donc l’objet d’un respect, d’une observation. Les valeurs, en revanche, ce sont des propositions morales auxquelles on peut adhérer ou ne pas adhérer. La république ne demande à personne de croire ceci ou cela, elle exige seulement que les citoyens s’abstiennent de certaines actions et conforment leurs conduites à des principes dans leurs relations mutuelles. Soulignons en outre que l’on sait, depuis Bayle et Locke, qu’il est impossible de contraindre qui que ce soit à croire ce qu’il ne croit pas et qu’il est contraire à une politique de liberté de le tenter, comme il est contraire à cette même politique de liberté d’exiger de quiconque qu’il taise ses convictions – « je ne suis pas Charlie » – ou de ne pas en faire état lorsqu’une telle expression ne constitue pas une menace pour les personnes. Seule la politique qui aspire à transformer la société en marché exige que les individus intériorisent des croyances et des attitudes qui vont à l’encontre de leurs convictions morales les plus profondes. Elle leur demande de croire que le pouvoir est absent des relations mutuelles, que tous les échanges sont volontaires, que la propriété est sacrée, que chacun est exclusivement responsable de la situation dans laquelle il se trouve, ou encore que l’action collective en faveur de l’égalité des chances conduit à la tyrannie.
Pour saisir la conception alternative de la liberté qui caractériserait aujourd’hui un Etat républicain, c’est à dire un Etat qui est la chose de tous et non pas un instrument de pouvoir, il suffit de remonter à l’intuition première des fondateurs du libéralisme. Quelle était en effet l’intuition d’Adam Smith ? Il comprenait que, dans un régime juridique qui inclut des privilèges légaux, des monopoles, des barrières à l’entrée des professions, des taxations dissuasives, ces outils juridiques sont des instruments qui permettent à ceux qui en jouissent de dominer ceux qui en sont exclus et d’exploiter leur travail. Avant d’être un facteur de prospérité accrue, le marché était donc pour Smith un instrument de libération des individus, un mode d’organisation sociale qui leur permettait de s’affranchir des dépendances personnelles en les délivrant de toute relation obligatoire avec un fournisseur, un prestataire, un employeur, le détenteur d’un monopole. C’est parce que la société marchande promeut cette absence de dépendance personnelle, parce qu’elle offre à chaque acteur social la possibilité de s’adresser à une pluralité de partenaires possibles pour satisfaire ses besoins, que la société marchande est une société capable de promouvoir la liberté, c’est à dire l’indépendance des individus. Pour comprendre le sens contemporain de la liberté, il nous suffit de percevoir que les conditions sociales dans lesquelles Smith a avancé l’idée que le marché est un facteur de libération n’existent plus en raison de la concentration extrême de la propriété, de l’industrialisation massive et de la financiarisation de l’économie, et de tirer les conséquences de cette perception. Aujourd’hui, la promotion de la liberté passe par la production juridique et politique des moyens de l’indépendance individuelle pour ceux qui, sur le marché, doivent faire face à la puissance de négociation exorbitante de la propriété et de la finance concentrée. Ces moyens ce sont ceux de la propriété sociale, qui permettent aux exclus de la propriété d’avoir accès – sans dépendance, sans domination, sans assistance charitable, mais par un droit lié au statut de citoyen – aux biens essentiels qui garantissent l’indépendance : l’éducation, la santé, le logement, l’emploi, la retraite. Les libertés civiles et politiques – le démocratie – ont été les outils qui ont fait progresser cette liberté jusqu’aux deux tiers du XXème siècle avant que la vague du néolibéralisme ne vienne la faire régresser en attaquant la propriété sociale, en précarisant le salariat, en raréfiant l’emploi salarié. Le marché que Smith appelait de ses vœux était un marché qui mettait en présence des acteurs sociaux dont les puissances de négociation étaient suffisamment équivalentes pour permettre la généralisation de l’indépendance, et cela faisait de lui un instrument de liberté. Plus de deux siècles après, le marché met en présence des acteurs tellement inégaux que leurs relations aboutissent non pas à l’indépendance mais, au contraire, à des formes de domination. C’est donc aujourd’hui l’affranchissement par rapport aux pressions que le marché engendre – et non la soumission à ces pressions – qui permet la liberté des individus.
Quant à la conception de l’égalité qui devrait occuper le centre d’une société républicaine, elle n’a rien à voir avec le fantasme de nivellement et l’organisation centralisée qu’attaquent les néo libéraux d’aujourd’hui lorsqu’ils entreprennent de montrer que le projet même d’une justice sociale est incohérent et porteur d’oppression. Mais elle n’a rien à voir non plus avec l’universalisme moral prétendu qu’ils appellent de leur vœux et dont la seule fonction est de dissimuler la toute puissance des valeurs marchandes.
Dans Théorie de la Justice, John Rawls donne en effet trois raisons différentes pour lesquelles une théorie de la légitimité politique, c’est à dire une théorie de la légitimité de l’emploi de la contrainte pour imposer aux citoyens le respect de règles de coexistence sociale – donc une théorie de la liberté moderne – doit se pencher en priorité sur la structure institutionnelle de base de la société et non pas sur les actions et interactions individuelles, sur le contexte dans lequel les individus sont situés et non pas sur les droits qu’ils possèdent les uns par rapport aux autres. Ces raisons convergent en une intuition unique : dans les conditions contemporaines, le système des interactions entre les individus régi par des règles impersonnelles d’échange aboutit à une inégalité injuste. Ces trois raisons nous donnent donc la clef de ce que doit être une conception républicaine de l’égalité.
La première raison est que la structure sociale conditionne profondément les perspectives des individus, les possibilités qu’ils auront d’accéder à telle ou telle forme de vie. Ainsi une société qui n’accorde pas des droits identiques aux femmes et aux hommes offre des perspectives différenciées aux individus des deux sexes ; une société dans laquelle il n’existe pas de système public d’éducation offre aux moins favorisés des perspectives beaucoup moins étendues et beaucoup moins riches qu’aux membres des classes plus favorisées qui peuvent financer les études de leurs enfants. Il y a de bonnes raisons de se demander si un système institutionnel qui offre ainsi des perspectives inégales aux individus à qui il demande de respecter des règles d’organisation collective est légitime, de lui demander s’il honore le principe normatif essentiel qui devrait être au fondement de notre société, à savoir que les individus possèdent une même valeur morale. Il y a aussi de bonnes raisons de ce se demander si un tel système institutionnel honore réellement le principe de liberté, et si les obligations qu’il impose aux citoyens sont autre chose que des formes de pouvoir et de contrainte. Et si nous définissons le libéralisme moderne par le fait qu’il a substitué des obligations rationnellement acceptables aux rapports de pouvoir et de domination, il y a enfin de bonnes raisons de se demander si un tel système institutionnel est authentiquement libéral ?
La seconde raison est que cette structure sociale exerce une influence décisive sur la manière dont les individus développent leurs préférences. La structure sociale construit des positions différentes, et les individus forment des préférences en fonction de la position initiale qu’ils occupent dans la structure, et de ce qu’ils savent – ou croient savoir – des formes de satisfaction auxquelles ils pourront accéder. On comprend aisément que, même si un système institutionnel maximise la satisfaction des préférences de ses membres, il ne peut prétendre que cela suffit à établir sa légitimité si les préférences dont il maximise la satisfaction sont celles qu’il a lui-même engendrées. On comprend donc tout aussi aisément que la légitimité d’un tel système institutionnel devrait reposer soit sur sa capacité à permettre aux individus de former des préférences indépendantes de la position qu’ils occupent dans la structure soit sur sa capacité à rendre ces positions équitables de manière à égaliser les préférences qu’elles permettent de former19.
Mais la troisième raison est la plus importante20. Nous tendons spontanément à penser que le processus social ne pose pas de problèmes d’équité s’il se déroule au cours du temps comme une suite d’interactions entre les individus qui sont elles-mêmes libres, équitables, exemptes de contrainte, de fraude et d’asymétries informationnelles, et en conformité avec des règles de juste conduite constamment respectées. Le néolibéralisme contemporain s’appuie sur cette intuition. Mais un instant de réflexion nous suffit pour comprendre que cette intuition est problématique parce que nous ne disposons d’aucune définition claire et précise de ce qu’est une transaction « libre et équitable ». Comment pouvons-nous nous assurer que ces transactions ou ces contrats ne contiennent aucun élément de contrainte inacceptable, aucun élément de fraude, ou qu’ils sont authentiquement libres et volontaires ? Quel est le critère qui nous permettrait de faire la distinction entre des éléments de contrainte acceptables et d’autres qui seraient inacceptables et, précisément, remettraient en cause l’authenticité du consentement ? Pour répondre à de telles questions, il convient d’examiner non pas le contenu des accords eux-mêmes mais le contexte dans lequel ils sont conclus : les partenaires de la transaction disposaient-ils de pouvoirs égaux de négociation ? Avaient-ils une capacité égale de ne pas conclure la transaction ? Etaient-ils situés de manière symétrique ? Quelles étaient les options que le contexte social et institutionnel offrait aux uns et aux autres ?
Les mêmes questions se posent à propos des actes individuels d’appropriation des choses extérieures ? Dans quelle mesure n’imposent-ils pas de contraintes indues aux tiers ? Dans quelle mesure sont ils compatibles avec l’indépendance de ces derniers ? On ne peut pas répondre à ces questions en scrutant les acquisitions elles-mêmes, mais seulement en analysant la situation respective des acteurs et en déterminant quelles sont les possibilités qu’ils ont d’accéder ou non aux ressources externes nécessaires à leur indépendance. La réflexion politique contemporaine nous apprend que l’égalité qui est au fondement de la légitimité implique non pas que les ressources possédées par les uns et les autres soient équivalentes mais que les rapports qu’entretiennent les individus les uns avec les autres soient exempts de dépendance21.
La thèse de Rawls est que des transactions et des actes individuels d’acquisition ne peuvent être considérées comme libres et équitables que si le contexte dans lequel ils sont conclus est lui-même juste, s’il offre aux différents individus des perspectives équitables d’épanouissement et une assurance égale de ne pas voir leur existence assujettie à la volonté arbitraire d’un tiers22. C’est pour cette raison que la question de la justice de la structure institutionnelle dans laquelle les transactions individuelles prennent place est prioritaire : c’est elle qui peut seule garantir l’indépendance réciproque qui définit l’égalité républicaine. Les théories qui prétendent que la légitimité des institutions pourrait être fondée sur une définition indépendante de la liberté et de l’équité des transactions individuelles ressemblent à l’entreprise consistant à commencer la construction d’un immeuble par le premier étage en négligeant les fondations sur lesquelles il doit reposer.
Quant à la fraternité, il n’est pas nécessaire d’aller vers de profondes convictions morales pour en trouver la définition. Les sociétés sont des coopérations dans lesquelles il n’est pas possible de considérer que l’apport de chacun puisse être isolé et défini indépendamment de celui de tous. C’est la base de la solidarité qui exige – car c’est le sens même du mot « république » – que cette coopération soit pour l’avantage mutuel, contrairement à ce qui passe aujourd’hui où, dans les pays développés, les résultats de la croissance sont confisqués par la minorité tandis que le niveau de vie et les revenus du plus grand nombre stagnent ou régressent.
Une telle conception de la triade républicaine est loin de l’espèce de catéchisme moral que l’on veut nous imposer sous le nom de « valeurs de la république » et dont l’objet semble être seulement de répandre un écran de fumée devant la réalité sociale des inégalités et des rapports de dépendance, dont la limitation devrait au contraire être au cœur d’un projet républicain.
On mesure donc les évolutions par rapport à une politique républicaine digne de ce nom lorsqu’on voit un gouvernement exiger la signature d’un contrat républicain, empêcher les jeunes filles de porter le vêtement de leur choix dans l’espace scolaire, interdire à des médecins de délivrer des certificats de virginité. La laïcité, c’est la neutralité religieuse de l’Etat qui, d’une part, ne reconnaît ni ne salarie aucun culte et, d’autre part, garantit et protège la liberté de conscience ; mais ce n’est pas la neutralité des personnes privées23. Tout au contraire, le principe de laïcité devrait protéger l’identité confessionnelle des individus dans toute la mesure où elle est compatible avec le respect des lois communes24.
Mais surtout, les principes républicains visent non pas à adapter les individus aux exigences du marché mais à garantir que les relations entre eux soient des relations entre personnes libres et égales exemptes de domination. Ils n’ont rien à voir avec cette entreprise de police intellectuelle que l’on cherche aujourd’hui à nous imposer sous le nom de « valeurs de la république » et qui consiste en réalité à tenter d’imposer dans les têtes les attitudes et les pensées indispensables à la pérennité de l’ordre marchand, en particulier celle de l’homogénéité absolue des personnes face à des règles elles-mêmes abstraites et impersonnelles. L’universalisme a ainsi ses dangers cachés.
Revendiquer la liberté par rapport au marché, l’accès à des services publics de qualité, la démocratisation du lieu de travail, le renforcement des mécanismes de négociation collective, c’est à l’encontre des soi disant valeurs républicaines du macronisme, mettre en cause la société civile comme lieu de paix et d’échanges volontaires pour faire apparaître les conflits et les rapports de pouvoir qui la structurent de part en part, c’est résister à la dépolitisation de la société dont on veut nous faire croire qu’elle est le chemin exclusif de la civilisation et du progrès, alors même qu’on cherche à nous faire entrer dans une forme d’unanimisme qui est précisément la négation de la république. Dans un article consacré aux dimensions morales du néolibéralisme contemporain, Bruno Amable dit ceci en des termes parfaitement clairs : «Dans le néolibéralisme, on assiste à des pressions idéologiques destinées à délégitimer l’action collective susceptible de conduire à la redistribution ou à la protection contre la concurrence. Ces pressions prennent la forme d’une obligation morale de transformer la main d’œuvre en marchandise et de respecter les résultats du marché comme justes. Ceci conduit non seulement à une mise en cause de la protection sociale, accusée d’être à la fois économiquement inefficace et moralement répréhensible, mais aussi à une critique de la démocratie et de la souveraineté du peuple25 ».
Cette réinterprétation néolibérale des valeurs de la république est, en réalité, profondément antirépublicaine. Là où la république, qui est en cela l’héritière du libéralisme de Locke et de Smith, entend garantir la coexistence des libertés individuelles dans le contexte d’une économie complexe marquée par le développement d’une asymétrie de puissance entre les acteurs sociaux, la réécriture macronienne invite au contraire à la soumission à des dogmes posés comme supérieurs et indiscutables qui ont pour objet de fonder la légitimité de l’association politique non pas sur sa capacité à instaurer la justice sociale et la non domination mais sur une unité imaginaire de convictions morales26. Il ne s’agit plus de préserver l’autonomie de tous les membres de la société – ce qui est au contraire le cœur du projet républicain – mais bien de contrôler et de proscrire les comportements dérivant de choix moraux et politiques incompatibles avec la marchandisation du monde et de l’homme. Il ne s’agit pas d’équilibrer les rapports de force pour préserver les conditions de la liberté de tous , mais de tenter de faire disparaître les comportements et les choix réputés anti républicains, c’est à dire, en fait, tous ceux qui risqueraient de porter atteinte à la société soi disant pacifiée et homogénéisée dont le marché a besoin pour déployer les inégalités dont il est porteur à l’époque de la richesse concentrée.
Prenons garde à cette manière de vivre dans une société fantasmée exempte de conflits, d’inégalités, de pouvoir et de discrimination, et où la puissance politique est dépouillée de sa vocation républicaine à combattre ces réalités pour instaurer les conditions d’une égalité authentique, car il est toujours dangereux de vouloir instaurer la paix sur le mensonge, l’illusion, et la dissimulation des rapports de force. La république ne doit ni les nier ni les dissimuler mais au contraire les reconnaître et tenter de les contenir.
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NOTES
- Cf. T. Biebricher, Neoliberalism and authoritarianism, Global Perspectives, 2020 (1) ; cf. F.A Hayek, The Road to Serfdom, Texts and Documents The definititive edition ( Chicago University press, 2007), p. 110-111 ; id. The Constitution of Liberty ( Chicago, 1963), p. 103[↩]
- Cf. B. Amable, Moral and politics in the ideology of neo liberalism, Socio-Economic Review (2011), n°9, p. 4-5 : « In order to perform in an efficient and orderly way, the constraints of capitalism have to be internalized by individuals, who must then adhere to values that reinforce the social structures upon which capitalism is built. Such values and norms can be found in the various strands of economic liberalism. Neo-liberalism as an ideology possesses some original characteristics. It is based on the idea that the ideal world order should be a “free” and “fair” competition between individuals. This competition is always under threat by groups who try to protect themselves from its rigour and consequences and seek to obtain more than their due share. Public intervention is thus legitimated when it tries to restore the conditions of fair competition and level the playing field ».[↩]
- Cf. G. Pinson, La ville néolibérale, ( PUF, Paris 2020) pp.114-117.[↩]
- Cf. T. Biebricher, Neoliberalism and democracy, Constellations vol. 22 n°2 (2015) pp. 255-266.[↩]
- W. Streeck, Critical Encounters. Democracy, Capitalism, Ideas ( Verso London 2020) , p. 115[↩]
- Streeck, ibid.[↩]
- F. A. Hayek , Essais de philosophie, de science politique et d’économie, ( trad. fr. Les belles lettres, Paris , 2007) p. 131[↩]
- W. Streeck, Critical encounters, op. cit., p. 122.[↩]
- On voit souvent surgir, dans ce contexte, l’idée que les dispositions de l’Etat social sont attentatoires à la dignité humaine à la fois parce qu’elles relèveraient de l’assistance et parce qu’elles supposent une intrusion dans la vie privée des individus. Cf. W. Streeck, Critical encounters, op. cit. p.113-114.[↩]
- J. Baubérot La laïcité fasifiée (La découverte, Paris 2014) p. 129 et 217. Cf. aussi p. 127 : « Laïcité et république se trouvent parfois exaltées d’une manière trop polie pour être honnête. On s’en sert comme de mots masques pour cacher des renoncements ; on attaque d’autant plus durement la périphérie que l’on fait silence sur le noyau central » à savoir la question de la justice sociale et de la validité humaine de l’hypercapitalisme ».[↩]
- Cf B. Amable et S. Palombarini , L’illusion du bloc bourgeois. Alliances sociales et avenir du modèle français (Raisons d’agir, Paris 2018) p. 79-81. Les auteurs montrent comment, sous le quinquennat de F. Hollande, les socialistes ont récusé toute idée selon l’entreprise ou le lieu de travail pourraient être des espaces de liberté et de démocratie. Cf au contraire E. Anderson, Private Government. How Employers Rule our Lives and Why We don’t Talk About It ( Princeton University Press, 2019[↩]
- J. Baubérot, La laïcité falsifiée, op. cit., p. 59. L’auteur mentionne que, lors de la discussion de la loi sur la liberté de la presse, Clemenceau s’était opposé à toute idée d’établir un délit d’atteinte aux valeurs de la république.[↩]
- 3000 condamnations lors du mouvement des gilets jaunes, 1000 peines de prison ferme. Cf. F. Jobard et O. Filleule, Politiques du désordre. La police des manifestations en France ( Seuil 2020), p. 225[↩]
- Fichiers GIPASP et PASP cf. https://www.bastamag.net/fichage-opinion-politique-conviction-philosophique- appartenance-syndicale-decrets ; cf aussi https://www-mediapart-fr.janus.bis-sorbonne.fr/journal/france/ 221220/fichiers-de-police-mais-que-fait-la-cnil[↩]
- S. Hennette Vauchez & V. Valentin, L’affaire Baby Loup ou la nouvelle laïcité ( LGDJ Paris 2014) p. 58[↩]
- Cf J. Whyte, The Morals of the Market. Human Rights and the Rise of Neoliberalism (Verso, London, 2019) ; comme le montre ce livre très important, les droits de l’homme ont fait l’objet, au cours des trente dernières années d’une réinterprétation autour de la dignité, des valeurs de la paix et de la civilité contre la violence et le conflit, aux dépens non seulement des droits sociaux, mais aussi des droits politique en tant qu’outils de la démocratie. S. Hennette Vauchez affirme elle aussi ( op. cit., p. 58-68) que la thèse de la neutralité religieuse des personnes privées mise en avant parce qu’elle appelle la « nouvelle laïcité » va à l’encontre des droits de l’homme dans l’acception qui était celle non seulement de la révolution française mais aussi de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme.[↩]
- Hennette Vauchez & Valentin ( op. cit. p. 60-61) parlent d’un ordre public immatériel, une imposition de certaines valeurs ( comme le respect de la dignité ) : « De sorte que la notion d’ordre public est ouverte à la limitation de la liberté portée par la nouvelle laïcité, celle-ci enrichissant en retour la dimension moralisatrice de l’ordre public. Cf aussi p. 88 : « depuis quelques années se multiplient les configurations dans lesquelles les autorités publiques imposent que soient respectées un certain nombre de valeurs indépendamment d’une part de toute atteinte directe matérielle à la personne ou à ses biens et d’autre part des contrats et conventions librement conclus » Ceci contrevient radicalement au principe qui veut que la liberté soit la règle et la restriction de police l’exception ».[↩]
- Cf. J. Waldron, The Rule of Law and the Measure of Property ( Cambridge University Press, 2012). J. Waldron montre la manière dont les formes existantes de la proprité privée sont sanctuarisées contre toute contestation et mise en cause grâce à leur inscription au rang des principes de l’état de droit. Cette sanctuarisation de la propriété privée est aujourd’hui la forme majeure de cet ordre public immatériel bet « axiologisé » qui veut faire croire que la redistribution est une atteinte aux fondements de la civilisation et de la liberté individuelle alors qu’elle en est la condition.[↩]
- J. Rawls Collected Papers, edited by Samuel Freeman ( Harvard University Pree, 1999) p. 157.[↩]
- Ibid. 257.[↩]
- E. Anderson, What is the point of equality ? Ethics, vol. 109 n°2 (1999) p. 287-337 ; S. Scheffler, What is egalitarianism, in Equality and Tradition. Questions of Value in Moral and Political Theory (Oxford University Press, 2010), p. 175-207 ; id. choice, circumstance and equality, ibid. p. 208-235[↩]
- Cf. sur ce point G. Mathelier, L’égalité des dotations initiales. Vers une nouvelle justice sociale, Georg éditeur, Chêne-Bourg 2020.[↩]
- S. Hennette-Vauchez & V. Valentin, op. cit. p. 26 : « La nouvelle laïcité ne saurait valablement se présenter comme continuatrice ou héritière d’une quelconque tradition républicaine » ; cf aussi p. 55 et suivantes.[↩]
- Ibid. p. 28-29.[↩]
- B. Amable, Moral and politics in the ideology of neo liberalism, Socio-Economic Review (2011), n°9, p. 4[↩]
- Hennette Vauchez & Valentin, op. cit., p. 88[↩]
Jean-Fabien Spitz est professeur émérite de philosophie politique à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.