Une poétique du malaise : les anciens combattants face aux « mythes » de l’arrière (L.-F. Céline, L. Guilloux, E. M. Remarque, L. Werth)

Cet article a été initialement publié au sein du dossier “Littérature contre storytelling avant l’ère néolibérale” dirigé par Danielle Perrot-Corpet et Judith Sarfati-Lanter.

Pour qui étudie la manière dont la littérature s’oppose aux grandes narrations du pouvoir, les romans français et allemands des années 1910 à 1930 s’attachant à l’expérience des combattants de la Grande Guerre offrent un éclairage particulièrement révélateur. Nombre d’entre eux mettent en effet en scène le douloureux malentendu que vivent les combattants permissionnaires ou démobilisés, confrontés à des civils dont le rapport au conflit est filtré par ce qui relève d’une « fable patriotique ».

La rhétorique de ces civils est parfois nourrie par la propagande d’État, dont Georges Demartial en France, Harold D. Lasswell aux États-Unis et Lord Ponsonby en Grande-Bretagne ont tenté de fournir, dès les années 1920, une analyse critique qui n’épargnait pas les démocraties libérales[1]. Mais elle se nourrit aussi, et peut-être surtout, de préjugés culturels, de représentations mythiques qui par exemple idéalisent la mort sur le champ de bataille, mythes que les historiens, notamment sous l’impulsion de Gorge L. Mosse, décryptent depuis plus d’une vingtaine d’années[2]. La rhétorique des civils est enfin motivée par un besoin d’autojustification, qui les conduit à mettre en valeur leurs souffrances, leurs sacrifices, voire un « héroïsme » qui n’aurait rien à envier à celui des combattants. L’ennemi ici n’est peut-être pas tant un contrôle des esprits par une narration élaborée « d’en haut » que la fable patriotique diffuse qui s’impose à tous en faisant abstraction de l’expérience sensible, du savoir pratique et moral de la guerre que les combattants ont acquis à leur corps défendant.

Les romans qui figurent ces situations de tension, publiés entre 1916 (Le Feu) et 1935 (Le Sang noir), se présentent ouvertement comme relevant d’une pensée « critique ». Mais l’engagement de leurs auteurs n’est pas toujours aussi rectiligne que celui de Barbusse et de Guilloux auprès du Parti communiste. Léon Werth, l’auteur de Clavel soldat (écrit en 1916-1917, publié en 1919), passe de l’anarchisme à la SFIO ; Remarque, l’auteur de À l’ouest rien de nouveau (1928), et de Der Weg zurück (1931), se définit surtout par son antimilitarisme[3] ; quant à Céline, s’il est salué par une partie de l’extrême-gauche au moment de Voyage au bout de la nuit (1932), on sait à quel point il est inclassable.

Si tous ces romans s’opposent à la fable « effaçante » du discours patriotique, c’est moins par la dénonciation frontale qu’on serait tenté d’y chercher, que par une poétique du malaise : pour représenter le choc vécu par le combattant qui ne peut partager son expérience de l’horreur, les scènes les plus fortes travaillent de l’intérieur les discours de manipulation, d’étouffement, de mythification, et sont d’autant plus efficaces qu’elles n’offrent pas pleinement les armes intellectuelles et idéologiques, pour s’en défaire : les personnages qui les subissent sont souvent à la fois révoltés et passifs, encore sous emprise. Ainsi le récit invite-t-il le lecteur à interroger ces discours, en mettant en valeur la puissance d’étouffement dont ils disposent.

Le point de départ de notre étude est moins la fable déformante, la manipulation de la réalité par le discours que la situation de malentendu fondamental vécue par le combattant ou le vétéran quand il tente de parler de la guerre qu’il vit. Une scène exemplaire de cette tension figure dans À l’ouest rien de nouveau : la mère de Paul, le personnage principal, s’enquiert de ses conditions de vie sur le front : « […] dernièrement Henri Bredemeyer était ici et il a raconté que c’était terrible, maintenant, là-bas, avec les gaz et tout le reste[4]. » Le discours civil prend ici appui sur un témoignage pour tenter d’approcher d’une réalité qui ne peut être imaginée : mais cet appui est insuffisant pour rejoindre le combattant.

C’est ma mère qui parle ainsi. Elle dit : « Avec les gaz et tout le reste. » Elle ne sait pas ce qu’elle dit. Elle a simplement peur pour moi. Dois-je lui raconter qu’une fois nous avons trouvé les occupants de trois tranchées ennemies figés dans leur attitude comme s’ils avaient été frappés de la foudre ? Les gens étaient debout ou couchés sur les parapets, dans les abris, exactement à l’endroit où ils avaient été surpris, le visage bleuâtre, morts.

« Ah ! ma mère, on en dit des choses ! Bredemeyer raconte cela simplement pour parler. Tu le vois, je suis bien portant et j’ai grossi…[5] »

Même quand la mère nomme ce qu’il peut y avoir de pire dans l’expérience des combattants – la vulnérabilité des corps à une guerre chimique qui frappe de manière imprévisible et foudroyante –, son incapacité à imaginer ce que recouvrent les mots qu’on utilise pour parler de ces nouvelles formes de combat la sépare radicalement de son fils. Il lui est impossible d’imaginer le choc que représente pour les combattants « l’extrême rationalité de la première guerre technologique de masse […] fondée sur la mobilisation de masse, sur l’utilisation d’artilleries exceptionnellement puissantes, sur les longues périodes d’immobilité dans les tranchées et sur des moyens de coercition matérielle et morale exceptionnellement puissants [6] ». Finalement, vue de l’arrière, « la guerre n’est qu’un conte. Un conte sanglant, mais un conte », comme l’exprime de manière lapidaire Cripure dans Le Sang noir[7].

Ce conte n’est pas seulement nourri de malentendus, de tentatives impossibles de la part des civils pour comprendre l’incompréhensible, imaginer l’inimaginable. Il est enrichi, déformé par un ensemble d’images d’Épinal qui se substituent pour le civil à la réalité du combattant. À la diffusion de ces représentations concourent notamment les chansons populaires et la presse. Ainsi Bardamu est-il confronté, avec Lola, à un esprit complètement conditionné par les préjugés patriotiques et les idées toutes faites : « La petite Lola ne connaissait du français que quelques phrases mais elles étaient patriotiques : “On les aura !…”, “Madelon, viens !…” C’était à pleurer[8]. » « Elle traversait mon angoisse avec la mentalité du Petit Journal : Pompon, Fanfare, ma Lorraine et gants blancs[9]… » Le roman célinien épingle les représentations patriotiques avec d’autant plus d’efficacité qu’il n’attrape et ne restitue que des fragments de paroles et d’images, slogans, symboles dérisoires de l’imagerie nationale, qui conditionnent de manière non articulée la psyché individuelle : ainsi la célèbre chanson populaire « Quand Madelon vient nous servir à boire », créée par le chanteur Bach en mars 1914,n’est-elle convoquée que par des bribes. Ces fragments suffisent à évoquer pour le lecteur un climat collectif qui, pire que de contester, ignore l’angoisse du permissionnaire, et la traverse sans la comprendre ni même la voir.

Nombreux sont les romans de notre corpus qui soulignent la responsabilité toute particulière des professeurs dans la transmission de ces préjugés : ils forment de puissants relais de propagande auprès des civils. Dans Le Sang noir, ce sont au premier chef Nabucet et Babinot, qui reprennent telles quelles les expressions de la propagande d’État : ainsi Nabucet met-il par exemple à l’honneur sur une banderole le slogan de « la guerre du droit[10] », en se référant directement aux paroles de Poincaré le 4 août 1914 (« Dans la guerre qui s’engage, la France aura pour elle le droit[11]… »).

Mais le roman ne s’en tient pas à désigner la responsabilité des professeurs : à travers eux, c’est toute une tradition de maîtrise rhétorique du discours que le roman attaque. Dans Der Weg zurück, le jeune soldat de retour du front qui reprend les études pour devenir instituteur retrouve dans son ancienne salle de classe ses cahiers d’écolier :

Notre dernier sujet de composition était celui-ci : « Pourquoi l’Allemagne doit-elle gagner la guerre ? » C’était au commencement de 1916. Une introduction, six arguments et une conclusion résumée.

Le quatrième argument : « Pour des raisons religieuses » n’a pas été développé par moi avec grand succès. Dans la marge, une note à l’encre rouge : « Manque de suite et pas convaincant. » Mais quoi qu’il en soit, pour ce travail de sept pages, j’ai eu la note : « Bien ». C’est un beau résultat, si on le compare aux réalités d’aujourd’hui[12].

Le professeur est celui qui sait, qui guide, qui corrige l’expression du patriotisme, et surveille que celle-ci est en adéquation avec la doxa dont il est le garant. La faillite de « l’art » rhétorique au regard de l’expérience neuve de la guerre, bien soulignée par l’ironie du narrateur de Remarque, est superlativement incarnée par Kantorek, le professeur qui, dans À l’ouest rien de nouveau, pousse ses élèves non mobilisables, parce que trop jeunes, à s’engager, les envoyant en toute bonne conscience à la mort pour beaucoup d’entre eux. La rhétorique, en tant que discours fabriqué qui se plie à des valeurs préétablies, est l’ennemie par excellence d’une expérience de la guerre incompréhensible dans les cadres classiques.

Il n’est donc pas étonnant que le discours formaté des professeurs véhicule tous les topoi de l’époque, notamment celui, bien étudié par Paul Fussell et George L. Mosse, qui veut que la nature soit « un symbole d’authenticité, de tristesse et de résurrection mais aussi, de cette immortalité conférée au soldat qui légitim[e] son sacrifice[13] ». Nabucet compose ainsi un quatrain, où l’on retrouve des échos du célèbre poème « Ève » écrit en 1913 par Péguy : « Dormez grands morts dans vos tranchées / Fécondez les épis nouveaux / Moisson d’or plus jamais fauchée / La France veille à vos berceaux[14]. » L’image idéalisée de la nature et du retour à l’enfance grâce au cycle des saisons y sert à occulter la réalité de la mort violente. Le directeur d’école de Remarque dans Der Weg zurück convoque exactement les mêmes images lorsque, accueillant ses anciens élèves, il célèbre ceux qui sont tombés au front : « […] Vingt et un camarades manquent parmi nous, vingt et un guerriers ont succombé au sort glorieux des armes, vingt et un héros reposent en terre étrangère, hors de la clameur des batailles et dorment de leur éternel sommeil sous le gazon vert[15]… » L’anaphore et le vocabulaire épique concourent au même effet rhétorique que l’imaginaire de la nature, typique du mythe.

Ce que ces images culturelles contribuent en tout cas à mettre en valeur, c’est que les civils ne sont pas seulement nourris par un discours qui serait contrôlé « d’en haut » :

[…] le « bourrage de crâne » tant décrié pendant, et surtout après la guerre, fut dû, certes, à des réflexes de contrôle et de censure ; mais il se comprend aussi comme la rencontre d’une vision héroïque et simpliste de la guerre avec des réalités bien différentes. Autrement dit, il s’agit d’un conflit entre « vérités » de valeurs et « vérités » événementielles et vécues[16].

À l’idée d’une propagande qui viendrait du gouvernement, s’oppose le caractère diffus d’une forme d’« “auto-mobilisation” collective » de la société civile[17].

Ce processus est enveloppant : toute tentative d’y répondre pour nuancer l’image de la guerre qu’il propose est contrecarrée. On s’emploie donc à minimiser, à localiser, l’expérience inédite du combattant pour lui opposer le recul, l’intelligence, la « vision d’ensemble », qu’offre la distance sur les événements. Dans À l’ouest rien de nouveau, le narrateur est confronté à l’arrogance d’un civil qui refuse d’entendre que « la guerre est bien différente de ce que l’on croit » :

Il riposte d’un air supérieur et me prouve que je n’y entends rien. « À coup sûr, pour ce qui est des détails, vous avez raison, dit-il, mais, ce qui importe c’est l’ensemble et, cela, vous n’êtes pas en état de le juger. Vous ne voyez que votre petit secteur et c’est pourquoi vous ne pouvez pas avoir d’aperçu général[18] […]. »

C’est exactement dans les mêmes termes que Léon Werth, dès 1917, traduit le malaise de Clavel face au sourire des civils à qui il essaie de décrire sa guerre : « Ce sourire signifie : “Nous savons… Nous savons… Nous voulons bien croire que ce n’est pas toujours drôle… Mais vous êtes dans votre trou. Vous ne pouvez pas savoir… Il vous manque la vue de l’ensemble… la notion de l’ensemble[19].” » Pour ne pas avoir à entendre l’intolérable « savoir sensible » des soldats, les civils procèdent à une égalisation des points de vue et des expériences. C’est dès lors moins la propagande que la bêtise et l’aveuglement volontaire des civils qui sont ici soulignés.

Or cette bêtise n’est jamais plus drôle que lorsque les civils, non contents d’en savoir plus que les combattants, prétendent à un sacrifice supérieur au leur. Barbusse met ainsi en scène des petits bourgeois très soulagés d’entendre un permissionnaire leur dire, pour éviter d’avoir à s’expliquer sur la réalité de la guerre : « Non, après tout, on n’est pas malheureux… C’est pas si terrible que ça, allez ! »

La dame est de son avis.

– Je sais bien, dit-elle, qu’il y a des compensations ! Ça doit être superbe, une charge, hein ? […] Ah ! nous autres, nous ne sommes pas à l’honneur comme vous : mon mari est employé à la Préfecture et, en ce moment, il est en congé pour soigner ses rhumatismes.

– J’aurais bien voulu être soldat, moi, dit le monsieur, mais je n’ai pas de chance : mon chef de bureau ne peut pas se passer de moi[20].

Ici, les soldats sont avantagés par la gloire dont ils bénéficient, même s’ils meurent, alors que les civils doivent se contenter d’une vie monotone et sans attraits. Dans À l’ouest rien de nouveau, l’argument se déplace, mais l’effet est le même : c’est le sacrifice de l’arrière, rationné au profit des soldats, qui est souligné par le professeur du narrateur, faussement modeste. « Vous avez bonne mine, Paul, vous paraissez très vigoureux. Ici, naturellement, ça ne va pas aussi bien, c’est tout à fait naturel, cela même va de soi : le meilleur doit être toujours pour nos soldats[21]. »

Les civils opposent donc aux soldats permissionnaires et démobilisés une fable, qui résulte d’une forme de propagande diffuse, auto-justificatrice, idéalisante : cette fable – selon laquelle les combattants ne comprennent pas le déroulement des événements, dans la mesure où ils ne voient que le détail de leur « trou », et n’ont pas la « notion de l’ensemble », et qui suggère qu’il est parfois aussi héroïque, voire plus, de souffrir à l’arrière sans profiter de la gloire de combattre – assigne aux combattants une place prédéterminée, localisée, qui permet de faire abstraction de leur vérité intolérable.

Toute la question est de savoir quels sont les outils du roman pour se défendre de ce « conte ». La plupart des romans offrent le point de vue de soldats qui s’opposent au discours patriotique des civils. Dans Clavel soldat, le personnage principal affronte violemment un fonctionnaire du ministère de la Propagande : « […] je m’étonne que vous ne demandiez pas à être immédiatement versé dans un régiment. Il est infâme de consentir à la continuation des hostilités si l’on n’exige pas pour soi-même le maximum du risque. C’est vous mon ennemi et non pas tel Allemand mobilisé contre moi par la décision d’un bureau de recrutement[22]. » À la fin de Clavel soldat, le démobilisé a identifié sonennemi et est capable de l’affronter de face. Mais le roman qui va le plus loin dans l’affirmation d’un point de vue alternatif au discours de propagande est certainement Le Sang noir, qui offre à travers le personnage de Lucien Bourcier une figure lucide capable de regarder avec distance la naïveté de ceux qu’on envoie se faire tuer :

Comme ils paraissaient peu se douter de la mort ! Presque tous les visages de ces jeunes gens, même les plus virils, exprimaient une confiance, une crédulité d’enfant, une ignorance pathétique du mensonge. Il ne leur venait pas à l’esprit qu’on pût les trahir. Ils étaient tous prêts à mettre leur main dans la main de qui les emmenait, pourvu que le conte promis fût beau et noble[23].

Le personnage de Lucien peut s’assimiler à un relai de l’auteur, portant un regard cruel sur ces soldats, devenus, pour citer Stéphane Audoin-Rouzeau, « artisans de leur propre souffrance », « agents du consentement à la guerre et du déploiement de toutes ses violences[24] ». Lucien finira, lui, par tirer toutes les conséquences de sa lucidité en désertant pour rejoindre la Russie, bolchévique depuis peu : le roman lui donne le dernier mot, puisque la dernière phrase nous annonce qu’il a pris le bateau vers le Nord de l’Europe, sans assister au suicide de Cripure, qu’il avait anticipé[25]. Pourtant, il n’est pas certain que le monologue et le départ de Lucien Bourcier soient ce qu’il y a de plus convaincant dans le roman de Guilloux. La lucidité de Lucien le conduit à réactiver un partage entre ceux qui savent et ceux qui ne savent pas : il sort du conflit que met en scène le roman entre, d’un côté, la hiérarchie militaire et les notables patriotes et, de l’autre, les émeutiers et les mutinés, dont le combat est voué à l’échec. Il propose à ce conflit un au-delà ; mais du même coup, il sort de l’espace du roman, qui est aussi celui du malentendu.

Dans Der Weg zurück,le problème est presque symétrique : les soldats démobilisés forment un groupe de « camarades » solidaires, qui justifient leur opposition au discours du directeur d’école en s’exclamant : « Partis dans l’enthousiasme avec le mot de Patrie sur les lèvres, nous sommes rentrés silencieux mais avec la notion de Patrie dans le cœur[26]. » Le roman de Remarque semble vouloir nous offrir, à travers ces personnages, une alternative aux préjugés patriotiques ; en réalité, il montre que les démobilisés n’échappaient pas à la rhétorique patriotique et à l’idéologie virile de la « camaraderie ». À ce titre, il illustre le conflit de valeurs que vivaient les soldats selon les historiens actuels :

[Les soldats] étaient […] conscients du décalage entre les valeurs et les codes de représentation (linguistiques, visuels) préexistants et la nouveauté de la guerre. Le langage antérieur était inadéquat pour traduire cette nouveauté, mais les soldats eux-mêmes ne réussirent pas à s’en libérer complètement, comme en témoigne la presse des tranchées[27].

Dans Der Weg zurück, ce consentement partiel à une idéologie empreinte de mythes n’est pas vraiment pensé ni mis à distance. En somme, dès que le roman de la Grande Guerre ambitionne de proposer une réponse explicite au discours patriotique dénoncé, il réduit sa portée dialogique en se soumettant lui aussi aux mythes culturels qu’il dénonce ailleurs.

Pour trouver la voie d’une issue « critique », peut-être faut-il remonter aux fameuses réflexions de Deleuze sur Bartleby : « Si Bartleby refusait, il pourrait encore être reconnu comme rebelle ou révolté, et avoir encore à ce titre un rôle social. Mais la formule désamorce tout acte de parole, en même temps qu’elle fait de Bartleby un pur exclu auquel nulle situation sociale ne peut plus être attribuée[28]. » Le refus qu’incarne la formule « J’aimerais mieux pas », contrecarrant toute appropriation rhétorique ou politique, fait de Bartleby, aux yeux de Deleuze, un archétype de la modernité littéraire. Cette lecture peut être réinscrite dans les lectures politiques du littéraire aujourd’hui. Rancière oppose justement à la « mésentente politique » le « malentendu littéraire » :

[Il] est douteux que la littérature puisse fournir ce que certains lui demandent comme gage de sa bonne volonté : l’élaboration d’une expérience sensible du monde qui serve à configurer un monde commun polémique du jugement et de l’action politiques. Le malentendu littéraire tend […] à s’écarter du service de la mésentente politique[29].

Si le roman a la possibilité de se construire en « contre-narration[30] », ce n’est pas dans la proposition d’une voie alternative à celle de la propagande, de la bêtise, des mythes culturels, mais dans la confrontation libre de discours antagonistes entre lesquels l’œuvre ne choisit pas. Danielle Perrot-Corpet s’est ainsi intéressée à la « suspension des savoirs » dans le roman moderne, à partir d’une analyse de l’héritage de Don Quichotte : « Contre la violence historique qui réduit au silence, efface les traces, opère sous le masque, la littérature ouvre un espace antagonique de cette violence, fondé sur la libre interlocution, sur la résurgence des traces mémorielles, sur l’exhibition de l’illusion comme telle[31] […]. »

Dans les romans que nous évoquons, cette suspension du discours entre plusieurs voix qui s’affrontent n’implique évidemment pas que le roman mette sur le même plan le point de vue des combattants et celui des thuriféraires du patriotisme, mais simplement qu’il brouille la perspective d’une issue. Dans Le Sang noir, une scène particulièrement jubilatoire montre la « correction » de Babinot par deux soldats permissionnaires à qui le personnage a généreusement offert ses poèmes patriotiques : suscitant la stupeur de Babinot et de Cripure, qui assiste à la scène, les deux soldats commencent par déchirer les poèmes, puis, comme Babinot insiste et menace de les dénoncer, ils lui sanglent violemment le visage avec leur ceinture en s’exclamant : « Mets ça en vers ! », avant de s’enfuir[32]. Ce qu’il y a de jubilatoire dans cette scène, c’est que nous assistons à la « correction » de Babinot juste après nous être soumis, avec Cripure, à sa folie patriotique sans oser lui résister – puisque Cripure à la fois déteste le discours patriotique dominant et s’y soumet par lâcheté, mépris de soi-même et des autres. La force de cette scène tient sans aucun doute au fait que, tout en jubilant intérieurement avec Cripure de cette revanche, nous sommes tenus par la narration dans l’impuissance de nous livrer au même défoulement : avec Cripure, nous voyons les soldats s’enfuir, avec lui nous relevons Babinot et pansons sa plaie. Le roman n’existe comme forme problématique et dynamique qu’autant qu’il nous montre une violence à laquelle il s’oppose, sans tout à fait accréditer l’idée d’une issue victorieuse face à elle.

Cette passivité prend plus souvent la forme, dans les romans étudiés, d’un silence insurmontable face au discours du civil. Ainsi, dans Le Feu,au civil qui se satisfait de la répartition des rôles entre l’arrière et le front et qui déclare cavalièrement « Chacun son métier », Tirette, qui est pourtant « le loustic de l’escouade ! », se retrouve muet : il « fait des yeux ronds parmi les nuages de cigares, et je l’entends à peine dans le brouhaha, qui répond, d’une voix humble et assommée : / – Oui, c’est vrai… Chacun son métier[33]… » La bêtise du civil ne peut recevoir aucune réponse, même du plus fort en gueule de l’escouade : l’expérience sensible n’a pas de mot pour se dire face aux discours tout faits.

Enfin, la discordance vécue par le vétéran se signale parfois par une ironie d’autant plus douloureuse qu’elle ne s’exprime qu’en sourdine, révélant une forme de résignation de la part du soldat. Ainsi, dans une scène très forte de Clavel soldat, une dame de la bourgeoisie prétend « être allée dans les tranchées », sous prétexte qu’elle a visité un créneau factice aménagé, loin en arrière du front, pour les visites de notables. Voyant une photographie où elle pose avec « un monsieur en veston […] [dont le] corps dépass[e] le parapet de la tête à la ceinture », Clavel s’exclame seulement : « Quelle témérité !… […] Nous n’osions pas même montrer notre képi[34]… » Cette simple remarque signale au lecteur la distance radicale qui sépare la tranchée touristique des tranchées réelles, mais son ironie n’est pas relevée par l’interlocutrice de Clavel, qui ne voit même pas le problème qu’il pourrait y avoir à laisser son corps dépasser de la tranchée. Ce retrait du narrateur – adéquat au malentendu irréductible entre les deux points de vue – permet de transmettre la contestation tacite que porte la littérature sans aucune promesse de changement effectif. Ce type de malaise trouve sans doute son accomplissement dans l’énonciation célinienne, qui mâtine d’ironie et de cynisme la réserve de Bardamu : « C’est tout vibrant, tout rayonnant qu’elle m’aurait voulu et moi, de mon côté, je ne concevais pas du tout pourquoi j’aurais été dans cet état-là, sublime, je voyais au contraire mille raisons, toutes irréfutables, pour demeurer d’humeur exactement contraire[35]. » Même quand il aura le courage d’avouer à Lola l’étendue de sa peur et sa haine de la guerre, le personnage ne sera pas en mesure de traduire en actes sa révolte. Toute la violence et la force de l’énonciation célinienne dans Voyage tiennent à ce scandale de donner la parole à un personnage qui traverse l’horreur, en a conscience, et s’y soumet pourtant.

La poétique du malaise est donc une des formes que prend, dans l’entre-deux-guerres, la conscience d’une responsabilité de la littérature face aux fables idéologiques. À la même époque où la psychanalyse tente de penser l’écart entre ce que proclament les mots et ce que révèlent les corps, les romans « critiques » étudiés mettent en scène brutalement la violence des discours sur la guerre pour ceux qui font l’expérience de celle-ci. Dans certains cas, cette poétique va jusqu’à montrer la violence que représentent ces discours pour ceux-là mêmes qui les tiennent. Dans un passage particulièrement troublant, Le Sang noir donne ainsi à voir sous un angle parfaitement neuf Babinot, dont le fils mobilisé va être tué sous peu :

Le plus singulier, c’était que Babinot croyait être son masque, qu’il voulait ignorer ce personnage caché comme une devinette dans les bourrelets de sa nuque. Le faux Babinot seul voulait compter. Il y avait un Babinot qui tonnait contre les Boches, le Babinot héroïque et imbécile de tous les jours et un autre, le vrai, qui pleurait des larmes silencieuses sur la mort prochaine de son fils et sur son propre destin. Peut-être était-il nécessaire qu’il y eût un Babinot tonnant afin que l’autre pût pleurer toutes ses larmes[36].

Ce que suggère ce passage, c’est que la littérature est un révélateur : elle nous donne à deviner ce qui ne se laissera pas voir – la douleur indicible et inconsciente d’un personnage qui restera, du dehors, un pantin absurde et risible des discours patriotiques. Au mensonge à soi-même s’oppose une vérité du corps qui peut à peine se formuler : c’est peut-être là finalement toute la puissance paradoxale à laquelle peut prétendre la littérature.


[1] Voir la lecture de John Horne, « “Propagande” et “vérité” dans la Grande Guerre », dans Vrai et faux dans la Grande Guerre (dir. Christophe Prochasson, Anne Rasmussen), Paris, La Découverte, 2004, p. 78-80. Ces analyses remontant aux années 1920 nourrissent encore aujourd’hui la critique de la propagande de guerre, telle qu’Anne Morelli en fournit un exemple dans ses Principes élémentaires de propagande de guerre (Bruxelles, Labor, 2006), très largement inspirés par le livre de Lord Ponsonby. Parmi les principes transhistoriques de cette propagande de guerre relevés par Anne Morelli, on peut citer notamment « Nous ne voulons pas la guerre », « Le camp adverse est seul responsable de la guerre », « Notre cause a un caractère sacré ».

[2] Voir l’ouvrage de référence de George L. Mosse, De la Grande Guerre au totalitarisme. La brutalisation des sociétés européennes [1990], traduction Edith Magyar, Paris, Hachette Littératures, 1999.

[3] Journal, cité dans Erich Maria Remarque : Im Westen nichts Neues, Herausgegeben und mit Materialien versehen von Thomas F. Schneider, Köln. Verlag Kiepenheuer & Witsch 2014, p. 286.

[4] À l’ouest rien de nouveau [1928], traduction Alzir Hella, Olivier Bournac, Paris, Le Livre de poche, 1956, p. 124. « […] kürzlich war Heinrich Bredemeyer hier, der erzählte, es wäre jetzt furchtbar draußen, mit dem Gas und all dem andern. » Im Westen nichts Neues, Ebner, Ulm/Donau, Verlag Ullstein, 1972, p. 117.

[5] À l’ouest rien de nouveau, op. cit., p. 124-125. « Es ist meine Mutter, die das sagt. Sie sagt : mit dem Gas un all dem andern. Sie weiß nicht, was sie spricht, sie hat nur Angst um mich. Soll ich ihr erzählen, daß wir einmal drei gegnerische Gräben fanden, die erstarrt waren in ihrer Haltung, wie vom Schlag getroffen ? Auf den Brustwehren, in den Unterständen, wo sie gerade waren, standen und lagen die Leute mit blauen Gesichtern, tot. 

“Ach, Mutter, was so geredet wird”, antwortete ich, “der Bredemeyer erzählt nur so etwas dahin. Du siehst ja, ich bin heil und dick –” ». Im Westen nichts Neues, op. cit., p. 117.

[6] Antonio Gibelli, « L’Expérience des combattants », 14-18 Aujourd’hui (3), « Choc traumatique et histoire culturelle », Édition Noêsis, 1999, p. 88.

[7] Le Sang noir [1935], Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1980,p. 207.

[8] Voyage au bout de la nuit [1932] : Romans,t. I, Paris, Gallimard, col. « Bibliothèque de la Pléiade », 1981, p. 54.

[9] Ibid., p. 55.

[10] Le Sang noir, op. cit., p. 130.

[11] Journal officiel du 5 août 1914: transcription du message de Poincaré le 4 août à la Chambre des Représentants, p. 3110, [en ligne], http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k63848390/f2.image, page consultée le 3 juillet 2015. Ailleurs, Babinot s’indigne qu’on puisse « demander que les Alliés fassent connaître leurs buts de guerre. Les buts de guerre ! Que les Alliés fassent connaître leurs buts de guerre ! s’écria-t-il en levant les bras au ciel. Comme si le but de la guerre n’était pas la paix ! » (Le Sang noir, op. cit., p. 286), argument classique de la propagande de guerre.

[12] Après, traduction Raoul Maillard et Christian Sauerwein [1931], Paris, Gallimard, collection « Folio », 2014,p. 185-186. « Des letzte Thema, das wir als Aufsatz bearbeitet haben, hieß : Warum muß Deutschland den Krieg gewinnen ? Das war Anfang 1916. Einleitung, sechs Beweispunkte, zusammenfassender Schluß. Punkt vier : “Aus religiösen Gründen” habe ich nicht gut gelöst. Mit roter Tinte steht am Rande : sprunghaft und nicht überzeugend. Im ganzen aber ist die siebenseitige Arbeit mit zwei minus zensiert, ein gutes Resultat, wenn man die Tatsachen heute daneben hält. » Der Weg zurück, Köln, Kiepenheuer und Witsch, 1998, p. 143-144.

[13] De la grande guerre au totalitarisme, op. cit.,p. 127. Voir aussi Paul Fussell, The Great War and modern memory,New York and London, Oxford University Press, 1975, notamment p. 231-243.

[14] Le Sang noir, op. cit.,p. 109.

[15] Après, op. cit., p. 148. « Einundzwanzig Kameraden sind nicht mehr unter uns – einundzwanzig Kämpfer haben den ruhmreichen Tod der Waffen gefunden – einundzwanzig Helden ruhen in fremder Erde aus von Klirren der Schlacht und schlummern den ewigen Schlaf unterm grünen Rasen… » Der Weg zurück, op. cit., p. 114.

[16] John Horne, « “Propagande” et “vérité” dans la Grande Guerre », art. cit., p. 93-94.

[17] Ibid., p. 92.

[18] À l’ouest rien de nouveau, op. cit., p. 129. « Er wehrt überlegen ab und beweist mir, daß ich davon nichts verstehe. “Gewiß, der einzelne”, sagt er, “aber es kommt doch auf das Gesamte an. Und das können Sie nicht so burteilen. Sie sehen nur Ihren kleinen Abschnitt und haben deshalb keine Übersicht […].” » Im Westen nichts Neues, op. cit., p. 121.

[19] Clavel soldat [1919], Paris, Viviane Hamy, collection « bis », 2006, p. 373.

[20] Le Feu (Journal d’une escouade) [1916], Paris, Flammarion, coll. « G.-F. », p. 386.

[21] À l’ouest rien de nouveau, op. cit., p. 128, ponctuation modifiée. « Sie sehen gut aus, Paul, kräftig. Hier ist das natürlich schlechter, ganz natürlich, ist ja auch selbstverständlich, das Beste immer für unsere Soldaten ! » Im Westen nichts Neues, op. cit., p. 120. Dans Der Weg zurück, le directeur d’école qui accueille ses anciens élèves de retour du front souligne avec emphase le sacrifice auquel se sont exposés les civils : « Nous aussi, au pays, nous avons fait tout notre devoir, nous nous sommes rationnés, nous nous sommes affamés pour nos soldats, nous avons eu peur et nous avons tremblé, c’était dur, que dis-je, il est possible que la résistance ait été souvent presque plus pénible pour nous autres que pour nos courageux combattants là-bas. » Après, op. cit., p. 147-148, ponctuation modifiée. « Auch wir in der Heimat haben unsere volle Schuldigkeit getan, wir haben uns eingeschränkt und gehungert für unsere Soldaten, wir haben gebangt und gezittert, schwer war es, und oft mag das Durchhalten fast schwerer gewesen sein für uns, als für unsere braven Feldgrauen draußen. » Der Weg zurück, op. cit., p. 113.

[22] Clavel soldat, op. cit., p. 375.

[23] Le Sang noir, op. cit., p. 160.

[24] Stéphane Audoin-Rouzeau, préface à Clavel soldat, op. cit., p. VI.

[25] Voir à ce sujet Henri Godard, Louis Guilloux : romancier de la condition humaine, Paris, Gallimard, 1999, p. 132-136.

[26] Après, op. cit., p. 151. « Wir sind begeistert ausgezogen, das Wort Vaterland auf den Lippen – und wir sind still heimgekehrt, den Begriff Vaterland im Herzen. » Der Weg zurück, op. cit., p. 117.

[27] John Horne, « “Propagande” et “vérité” dans la Grande Guerre », art. cit., p. 91-92.

[28] « Bartleby ou la formule », Critique et clinique,Paris, Éditions de Minuit, coll. « Paradoxe », 1993, p. 95.

[29] Politique de la littérature,Paris, Galilée, coll. « La philosophie en effet », 2007, p. 54.

[30] On se rappelle que le terme est employé par Christian Salmon de manière projective à la toute fin de son livre Storytelling, Paris, La Découverte, 2008, p. 213.

[31] « Suspension des savoirs et connaissance morale dans le roman moderne. Actualité d’un héritage cervantin », Europe, n°979-980, nov-déc. 2010, p. 97.

[32] Le Sang noir, op. cit., p. 287-288.

[33] Le Feu, op. cit., p. 387.

[34] Clavel soldat, op cit.,p. 374.

[35] Voyage au bout de la nuit, op. cit., p. 52.

[36] Le Sang noir, op. cit., p. 318-319.