Le gentil récit littéraire et le grand méchant storytelling : anatomie d’un conte contemporain
Cet article a été initialement publié au sein du dossier “Littérature contre storytelling avant l’ère néolibérale” dirigé par Danielle Perrot-Corpet et Judith Sarfati-Lanter.
À propos d’une Équation commune : littérature = contre-récit
Si l’on veut comprendre les débats récents sur le rôle de la littérature face au storytelling néolibéral, on peut difficilement se dispenser d’un retour sur la construction du champ littéraire au XIXe siècle. Les travaux de Pierre Bourdieu ont montré comment l’autonomisation du champ littéraire avait redéfini et paradoxalement accentué la vocation politique de la littérature : l’autonomie de l’écrivain se voit immédiatement requalifiée en puissance de retrait critique, nourrissant l’illusion d’un statut d’exception de l’auteur, indépendant des normes de la politique comme des contraintes de la vie économique[1]. Cette position d’extranéité supposée alimente la croyance suivant laquelle la littérature est le seul lieu authentique où ces normes politiques et économiques peuvent être mises à distance. L’idée de contre-récit ou d’anti-récit offrant un remède, un complément ou une alternative aux récits dominants participe ainsi à la refondation d’un magistère qui sépare le récit littéraire des autres récits (médiatiques, idéologiques ou même savants) pour mieux affirmer son pouvoir et sa nécessité.
Lorsqu’on examine d’un peu plus près ce qui se dissimule derrière cette idée de la littérature comme contre-récit, on voit néanmoins qu’elle recouvre depuis son apparition des problématiques assez hétérogènes. Le contre-récit littéraire peut être d’abord conçu comme un moyen de combler les lacunes de l’imaginaire social (le manque de récits concernant les pauvres, les exclus, la vie ordinaire, etc.). Parce qu’elle fait un pas de côté pour envisager tout ce qui est sans archive, la littérature est régulièrement présentée comme seule à même de répondre à l’exigence de donner voix et visage au peuple souverain de l’âge démocratique, ou de rendre justice aux vaincus de l’histoire. De Victor Hugo appelant les écrivains à « peindre ce que la grande histoire dédaigne[2] » à Georges Perec opposant son attention à « l’infra-ordinaire[3] » aux récits médiatiques qui ne retiennent du réel que « le grandiose, […] l’impressionnant[4] », on voit revenir l’idée suivant laquelle la littérature donne accès à un autre mode de connaissance du monde, qui non seulement complète le savoir construit par les sciences humaines et les représentations médiatiques, mais expose ses zones d’ombres et ses impensés.
C’est précisément cette capacité d’exposition critique qui me conduit à la deuxième fonction prêtée au contre-récit, celle de remédier aux défauts des représentations majoritaires, dont le récit littéraire montrerait, par sa réflexivité, les biais et les impasses. Par son attention à la forme, au langage, au point de vue, par sa familiarité avec l’idée d’indicible, l’écrivain serait au fond plus qualifié pour mettre au jour ce que cachent ou taisent les grands récits, et pour proposer d’autres mises en forme de l’expérience, discordantes par rapport aux usages normés de la narration. Linda Hutcheon a par exemple montré la façon dont un certain nombre de romans historiques contemporains – qu’elle regroupe sous le terme générique de « métafictions historiographiques[5] » – contestent la transparence du récit historique traditionnel en exposant les médiations documentaires qui donnent accès au passé. En racontant la quête et l’interprétation des archives, ces fictions mettent l’accent sur les incertitudes et les lacunes habituellement oblitérées par la construction synthétique des récits savants.
Enfin, une réflexion sur les contre-récits littéraires ne peut manquer d’évoquer la façon dont la littérature propose parfois une alternative radicale à l’ordre du monde et à ses formes de narration les plus communes. Qu’on songe ici par exemple à la manière dont l’utopie littéraire s’extirpe de la gangue du réel pour mieux questionner l’ordre établi. En rouvrant la possibilité d’une alternative face aux discours et récits qui justifient la domination par la confusion entre ce qui est et ce qui doit être (c’est le fameux TINA[6]), l’expérience de pensée utopique nous aide moins à construire un monde idéal qu’à nous déprendre de notre monde et de l’illusion de nécessité qui le soutient. Ici, c’est peut-être moins la forme du récit qui fonde l’opération critique que la capacité de la littérature à proposer des fictions qui défamiliarisent les normes du réel et, du même coup, les déstabilisent.
La littérature résiste à tout, même à la littérature
Néanmoins, quel que soit le sens qu’on lui donne, cette valeur contre-narrative joue non seulement comme un critère de différenciation entre le récit littéraire et les autres récits qui occupent l’espace public, mais aussi comme une ligne de partage au sein même de la littérature. D’un point de vue historique, le contre-récit appartient en effet à ce que Jacques Rancière appelle « le régime esthétique des arts » : en rupture avec le système des belles lettres, qui « définissait, avec les genres, les situations qui convenaient à la bassesse ou à l’élévation du sujet[7] », la littérature et la peinture du XIXe siècle trouvent « les symptômes d’un temps, d’une société ou d’une civilisation dans des détails infimes de la vie ordinaire[8] ». Cette « assomption du quelconque[9] » s’oppose « aux cris et aux fictions de la scène publique[10] » autant qu’aux « échelles de grandeur de la tradition représentative[11] ». Autrement dit, le récit littéraire de l’âge esthétique s’édifie contre le storytelling dominant de son époque, si l’on peut employer ce terme de façon anachronique, mais aussi contre une certaine distribution traditionnelle des récits littéraires et de leurs sujets.
L’attention au quelconque, pourtant, ne suffit pas à différencier ce qui relève du (mauvais) storytelling et du (bon) récit littéraire. Car certains récits de l’âge esthétique, bien qu’ils fassent une grande place à la vie ordinaire, sont rejetés en dehors du champ littéraire au nom de leur capacité supposée à formater les esprits. Ainsi, Jacques Migozzi a bien montré comment, dès les années 1830, la disqualification systématique des récits de grande consommation (comme le roman-feuilleton) assimile littérature populaire, médiocrité esthétique et manipulation des lecteurs, en valorisant au passage tous les récits du champ littéraire restreint qui s’en différencient[12]. Au fond, la querelle du roman populaire est déjà une querelle indissolublement éthique et esthétique entre bon et mauvais storytelling, l’un exerçant sa fonction critique par des moyens presque aussi divers que les œuvres (car les bonnes œuvres sont toujours singulières) quand l’autre, appréhendé comme un ensemble uniforme (les mauvais récits se ressemblent), relèverait d’une « littérature industrielle » (suivant l’expression de Sainte-Beuve) obéissant aux injonctions communes de la politique culturelle et du marché du livre, à savoir « un désir d’unité, d’identité, de sécurité, de popularité[13] ».
On le comprend, et ce n’est pas l’une des moindres difficultés de notre sujet, la fonction contre-narrative joue donc comme un critère éminemment mobile, à l’intérieur et à l’extérieur du champ littéraire. On peut réunir par exemple sous la bannière de la contre-histoire le roman historique et la métafiction historiographique, parce que l’un et l’autre se sont forgés à leur époque en résistance aux normes, elles-mêmes changeantes, du récit historiographique. Mais on sait aussi que la métafiction historiographique s’est constituée contre la forme dominante du roman historique, qui partageait avec l’historiographie traditionnelle une prétention à restituer le passé tel qu’en lui-même. En un sens, et c’est aussi ce dont témoigne l’extrême variété des exemples convoqués dans ce programme de recherche collectif sur le storytelling, tous les récits de l’âge esthétique se construisent contre d’autres récits dominants, ou présentés comme tels, ce qui fait qu’on n’a sans doute pas dit grand chose d’un roman et de sa position dans le champ littéraire quand on a dit qu’il était contre-narratif.
En revanche, il me semble qu’on a dit quelque chose de la persistance du magistère de la littérature dans un champ culturel pourtant profondément modifié au cours des deux siècles passés. Car ce qui se définit, en plein ou en creux, dans une telle idée de la littérature, reprise aujourd’hui au-delà du cercle restreint des écrivains et de leurs commentateurs[14], c’est une puissance et une autorité éthique et politique du récit littéraire qui dépasse le clivage « épuisant entre le réalisme politique et l’art-pour-l’art, entre une morale de l’engagement et un purisme esthétique[15] » autrefois déploré par Roland Barthes. Qu’ils s’attaquent frontalement aux récits dominants de leur époque (par la parodie, le montage, la déconstruction des points de vue), ou qu’ils usent de leur position de retrait pour introduire une distance avec les évidences qui soutiennent l’ordre établi (par le détour fictionnel, la défocalisation, l’attention à ce qui n’est pas pris en charge), tout se passe comme si les récits littéraires opposaient aujourd’hui comme hier à « l’imaginaire assourdissant de la médiocratie » les « bruits vrais » (Y. Citton[16]) d’un monde auquel nul autre récit ne semble véritablement prêter attention. Ce qui se joue, dès lors, c’est la définition d’un territoire critique de la littérature, ou plutôt d’un territoire de la littérature comme critique, qui structure une certaine approche de l’histoire littéraire et de ce qui constitue son champ.
Où l’on apprend comment le gentil récit littéraire remporte la victoire sur le grand méchant storytelling (non sans provoquer quelques dégâts)
Une telle approche de la littérature ne va évidemment pas sans risques. Le premier consiste à restreindre dramatiquement le champ de la littérature et de ses usages. En devenant un critère de définition de la littérature, l’idée de contre-récit produit, comme toute définition, un certain nombre d’exclusions : exclusion de la capacité des autres discours à critiquer les récits dominants – sur le terrain historique, par exemple, la littérature est loin d’avoir le monopole de la contre-narration de l’histoire des vaincus –, mais aussi exclusion des œuvres littéraires qui n’apparaitraient pas clairement comme contre-narratives. Au-delà du cas de la littérature de grande consommation, déjà évoqué, je voudrais m’arrêter un instant sur un genre qui occupait autrefois une place importante dans l’histoire de la littérature, celui des mémoires. Jean-Louis Jeannelle a montré que ce genre central de l’écriture de l’histoire était resté très prolifique au XXe siècle, alors même qu’il avait complètement disparu des histoires littéraires et du débat critique, pourtant nourri, sur la diction de l’histoire et de la mémoire collective[17]. Cette disparition serait notamment l’effet d’une concurrence avec le témoignage, lequel présuppose, en vertu de la logique contre-narrative de l’histoire des vaincus, que la valeur du témoignage soit inversement proportionnelle à la représentativité sociale du témoin. Autrement dit, parce que les mémoires, même quand elles émanent de vaincus, ou de figures hautement politiques comme celles des résistants, restent des récits de l’histoire vue d’en haut, épousant les formes traditionnelles de la narration des vainqueurs, elles n’entrent pas dans le cadre des formes reconnaissables de la contre-narration de l’histoire. C’est pourquoi elles disparaissent de la grande histoire de la littérature, entendue implicitement comme histoire des contre-récits.
Mieux encore, il me semble qu’il y a dans la compréhension contemporaine de la notion de contre-récit une torsion éthique et politique qui tend à rendre invisibles certains contre-récits authentiques. Je pense par exemple à un récit publié par cinq historiens, Le Dossier Bertrand[18]. Philippe Artières propose à quatre de ses collègues spécialistes d’histoire contemporaine de se pencher séparément sur un dossier d’archives acheté chez un bouquiniste, puis de composer un récit en forme de cadavre exquis sur le protagoniste principal de ce dossier, Joseph Bertrand, banquier lillois de l’entre-deux-guerres. L’exercice d’inspiration oulipienne est ludique, mais il s’écarte profondément des modalités traditionnelles de l’écriture de l’histoire et met en évidence, à travers ces portraits discontinus d’un même homme, les différences d’interprétation, ou même de compréhension, des documents par lesquels nous prétendons retrouver le passé. Ce contre-récit pose deux problèmes : il n’est pas le fait d’un écrivain, ce qui semble contrevenir à l’idée suivant laquelle le contre-récit est l’apanage exclusif de la littérature ; et surtout son caractère contre-narratif, à valeur davantage épistémologique et formelle que politique, ne s’inscrit pas dans la grille de lecture doloriste de l’histoire des vaincus. En d’autres termes, seuls les contre-récits compatibles avec une certaine idée de l’engagement éthique et politique appartiendraient au territoire de la littérature entendu de façon pragmatique – les œuvres visibles, lisibles, discutées – et de façon normative – un territoire conforme à l’idée que l’on se fait de la littérature et de ses fonctions.
En ce sens, le contre-récit engagé définit peut-être aujourd’hui un certain horizon d’attente de l’idée de littérature davantage qu’il ne le subvertit. C’est pourquoi le contre-récit peut presque apparaître comme obéissant à une visée stratégique : l’écrivain qui écrit aujourd’hui un contre-récit des sans-voix, qui s’attache aux victimes de l’histoire ou qui démonte les discours néolibéraux fait exactement ce qu’on attend de lui. Dans un texte paru sur son site Internet, sous-titré « la phrase la plus politique », Leslie Kaplan cite ainsi un extrait du journal de Kafka qui définit selon elle la portée politique de la littérature et son opposition au storytelling médiatique : la littérature est « bond en dehors du rang des meurtriers[19] ». Elle précise immédiatement : « Les assassins, contrairement à ce qu’on pourrait croire, sont ceux qui restent dans le rang, qui suivent le cours habituel du monde, qui répètent et recommencent la mauvaise vie telle qu’elle est. Ils assassinent quoi ? Le possible, tout ce qui pourrait commencer, rompre, changer ». Qui ne voudrait ouvrir un (bon) livre, s’il suffit réellement d’écrire de la littérature (ou d’en lire) pour échapper à la meute servile qui accepte et renforce l’ordre établi ? Quel être humain est assez insensible pour préférer à la littérature les récits « réactionnaires » de ceux qui assassinent l’espoir d’un monde plus juste ? La contre-fiction littéraire se voit ainsi investie d’une puissance morale qui valorise autant les écrivains que leurs lecteurs, et qui, par ricochet, dans une certaine mesure, peut servir d’instrument de légitimation d’études littéraires qui en ont actuellement, sur le grand marché de l’éducation, un cruel besoin.
Car si la littérature, paradoxalement, n’apparaît pas dans la liste des outils de propagande du « nouvel ordre narratif » décrit par Christian Salmon (à la différence du cinéma, des jeux vidéo, des séries télévisées et des médias[20]), ce n’est pas seulement parce qu’elle est apte à démonter par nature les rouages du storytelling, mais aussi parce que son pouvoir de mobilisation est désormais bien faible. Dans son Discours de la servitude volontaire, La Boétie écrit, l’argument est fameux, que le tyran le plus despotique n’a d’autre pouvoir que celui qu’il tire des croyances et des actes de ses sujets[21]. Il ne peut être exclu que la littérature, entendue comme le territoire des contre-récits, soit aujourd’hui comme le tyran : elle tire ce qui lui reste de son pouvoir, bien faible au demeurant, d’une croyance partagée en sa vocation à être l’irremplaçable et unique outil de la critique des récits qui nous gouvernent.
Mais pas de panique, « tout reste à sa place »
J’ai bien conscience que mon point de vue est polémique, mais je voudrais le préciser en m’appuyant sur deux brèves citations. La première est de Pierre Michon dans un entretien récent au titre d’autant plus révélateur que ce n’est pas lui qui l’a choisi : « La littérature a aidé l’homme à devenir plus humain ». L’auteur des Vies minuscules y explique que « Toute vie minuscule dont s’empare la littérature devient majuscule. Ces vies bousillées, massacrées, deviennent des vies sacrifiées, avec l’apparat du sacrifice. Elles ont enfin été sacrifiées selon le rite. Au lieu d’être estropiées, les voilà bellement mortes[22]. » Accomplissant un rite d’enterrement, la littérature fait entrer dans la grande histoire des vies oubliées auxquelles elle est seule à rendre justice. Les infâmes, dont la souffrance passée est répétée par son oubli présent, accèdent au panthéon littéraire par la grâce de l’intervention d’un écrivain tout puissant. À cette conception d’une littérature qui élève presque magiquement ceux qu’elle évoque, et qui les enterre « selon le rite » de façon à ce qu’elles soient « bellement mortes », on a envie d’opposer une phrase de Géraldine Roux, ouvrière citée par François Bon dans Daewoo, récit qui porte sur la fermeture de trois usines implantées en Lorraine : « Les gens qui liront votre livre, c’est pareil, je suis sûr qu’ils vous aiment bien : quelqu’un qui écrit sur les ouvriers, c’est la preuve que, dans ce bas monde, on a encore un peu de bon cœur. Et accessoirement que tout reste à sa place, on a fait ce qu’il fallait, posé le bouquet de fleurs à l’enterrement[23]. »
Comme le suggère Géraldine Roux, aussi bien intentionnée soit-elle, la contre-histoire n’est pas nécessairement subversive, elle peut même contribuer à priver de sa vocation émancipatrice l’histoire des opprimés. Enzo Traverso a brillamment analysé, dans L’Histoire comme champ de bataille, la façon dont l’insistance contemporaine sur la mémoire des victimes avait conduit, ironiquement, à dépolitiser le récit historique : « La mémoire du Goulag a effacé celle des révolutions, la mémoire de la Shoah a remplacé celle de l’antifascisme, la mémoire de l’esclavage a éclipsé celle de l’anticolonialisme ; tout se passe comme si le souvenir des victimes ne pouvait coexister avec celui de leurs combats, de leurs conquêtes et de leurs défaites[24]. » Mieux encore, l’idée même de l’injustice qui sous-tend toute l’entreprise de contre-narration repose peut-être elle-même sur une erreur de raisonnement. C’est ce que montre la philosophe Solange Chavel dans un article sur la visibilité des injustices[25]. Elle y explique que l’imaginaire commun de l’injustice sociale est qu’elle « peut se reproduire notamment en vertu d’un mécanisme de construction du discours et de l’attention qui pousse l’injustice dans l’ombre. L’injustice est cachée, invisibilisée, parce que ceux à qui elle profite ont évidemment davantage intérêt à la masquer qu’à la mettre au centre du tableau ». Dans cette logique, on suppose donc d’une part que l’injustice « se voit », d’autre part qu’elle « peut être cachée » et que « c’est tout le travail de certaines structures et idéologies sociales que de s’efforcer de la cacher ». Corolairement, on attribue à un certain nombre d’activités spécifiques – la philosophie, la sociologie, la littérature, etc. – la mission d’attirer l’attention sur ce qui est rendu invisible par les discours et récits dominants. Or, argumente Solange Chavel, « l’injustice n’est pas toujours, pas dans tous les cas, quelque chose qui se voit ou se cache », et l’on peut même défendre l’idée inverse que « les injustices les plus graves ne sont pas du domaine du visible, parce qu’elles sont des caractéristiques de systèmes complexes » dont le fonctionnement est moins à dévoiler qu’à penser. Avant même de partir en guerre contre les mensonges du storytelling, « nous avons besoin d’une discussion collective sérieuse pour simplement savoir ce qu’est la justice ou l’injustice. » La figure séduisante de l’écrivain « combattant pour la justice » qui ose lever le voile et susciter l’indignation de ses lecteurs ne doit pas faire oublier l’impuissance réelle d’un artiste qui n’échappe pas aux points aveugles de la perception des injustices, et dont la vocation critique repose sur une conception peut-être erronée du rôle moteur des émotions dans l’action politique.
Moralité ?
Au moment de conclure cet article, il est facile d’imaginer mon embarras : mon métier est de lire des livres et d’enseigner la littérature, ma spécialité de recherche est le lien entre littérature et politique, j’ai passé cinq années à écrire une thèse sur les contre-histoires des vaincus, j’ai lu avec enthousiasme les travaux de certaines de mes collègues sur la contre-épopée (Inès Cazalas) ou les contre-récits de l’engagement littéraire (Sylvie Servoise) et pourtant j’aboutis ici à ce qui ressemble à une dévaluation radicale de toute forme de contre-récit, ou de toute lecture contre-narrative.
Comment sortir de cette opposition binaire et évidemment insatisfaisante entre l’art du récit littéraire comme « bond hors du rang des meurtriers » (Kafka) et le storytelling savant ou médiatique comme instrument des oppresseurs ? Comment échapper à la symétrie dévastatrice entre le pouvoir manipulateur du storytelling et la construction consolatrice et stratégique du contre-pouvoir littéraire ? Comment défendre l’idée que la littérature a effectivement, y compris dans mon expérience personnelle et quotidienne de lectrice, une fonction politique essentielle de résistance aux discours dominants, sans tomber dans une lecture morale, édifiante, réconfortante d’une littérature qui nous rendrait tous « plus humains », plus moraux, plus conscients, etc. ?
La question agite nombre de débats actuels sur les pouvoirs de la littérature, et elle trouve des réponses évidemment hétérogènes suivant le cadre dans lequel elle est posée. L’une d’entre elles consiste à rappeler que la critique adressée aux pouvoirs du contre-récit trouve une de ses formulations les plus frappantes dans un livre qui est non seulement un livre de littérature, mais bien un contre-récit critique : Daewoo de François Bon. Car la phrase de Géraldine Roux associant l’agrandissement littéraire des vies minuscules à la perpétuation de l’ordre établi est bien sûr une critique du projet du livre, mais une critique menée dans le cadre du livre, intégrée à son récit, et peut-être forgée par un écrivain qui avoue volontiers que l’authenticité des citations de son livre n’est pas toujours garantie[26]. C’est la littérature même qui formule la critique de la littérature, en un geste réflexif qui inscrit dans le récit les limites du geste narratif[27] tout en affirmant l’importance malgré tout du récit littéraire, au milieu d’autres formes d’action, de connaissance et de reconnaissance possibles.
Cette réflexivité appelle une lecture des œuvres plus nuancée, attentive aux signes d’une modestie lisible dans la forme même des textes, ouverte aux récits qui questionnent le statut d’exception de la littérature, en remettant en cause les modes de circulation traditionnels des œuvres (je pense ici notamment aux diffusions numériques) ou encore en dialoguant avec les sciences sociales (comme le font aujourd’hui tant de récits documentaires). Reconnaître ou même revendiquer une certaine impuissance de la littérature, c’est refuser d’opposer à la puissance du storytelling la puissance symétrique d’un contre-récit littéraire, au storytelling manipulateur de droite un contre-storytelling de gauche aux formes supposées bien plus expérimentales et dissensuelles, à la domination des dispositifs qui régissent le champ social la pureté d’une certaine idée de la littérature. Mais c’est aussi préserver la vocation critique de pratiques littéraires plus modestes. En marge de la grande littérature et du grand art, parce que ce « grand art » serait un art qui obéit aux lois du marché, quelle que soit sa prétention à en subvertir les normes, certains contre-récits se démarquent par leur choix du petit, du mineur, du particulier, d’un modèle dominant du roman engagé qui entend mobiliser les lecteurs et les impliquer dans les grands combats du temps. À l’impuissance réelle des récits qui se donnent comme des récits mobilisateurs du dévoilement des injustices, ils opposent une impuissance assumée, intégrée à la forme du texte.
On objectera sans doute, non sans raison, que ce parti-pris du mineur ne fait que reconduire et déplacer l’opposition entre bons et mauvais récits, en incluant cette fois dans ces derniers les contre-récits littéraires qui composent le territoire de la « grande littérature ». Sans prétendre trouver de solution aux impasses d’une politique de la littérature, il s’agit au fond d’opposer à une certaine idée de la littérature comme anti-storytelling d’autres pratiques contre-narratives qui, loin de montrer la puissance d’une écriture capable de mobiliser les foules, de susciter un acte d’adhésion ou de refus (toutes choses qui, au fond, s’apparenteraient aux usages stratégiques du storytelling), ou simplement de fonder une autorité (fût-elle d’ailleurs celle de l’artiste retiré du monde s’adressant aux happy few) s’entendent au contraire à produire des œuvres sans valeur, irrécupérables sur le marché des œuvres comme sur le marché des idées. Une littérature qui serait moins, pour reprendre la citation de Kafka « bon en dehors du rang des meurtriers » que, dans la perspective d’un célèbre commentateur de Kafka, Elias Canetti, parti-pris de l’insignifiance, pour se soustraire à la menace du pouvoir autant qu’éviter d’en reproduire les mécanismes[28]. À la force des grands récits, dont l’autorité peut soutenir le mal tout autant que le bien, cette idée alternative de la littérature oppose une valeur modeste des textes patiemment construite par le savoir-faire du narrateur et l’attention délibérée du lecteur. Au livre comme « accomplissement supérieur » dévoilant « des choses mystérieuses » dans un « langage inconnu », elle substitue la préférence politique autant que littéraire pour une écriture « à l’intérieur de sa langue, celle de tous[29] » (Annie Ernaux), qui ferait de la littérature « un instrument de lutte », mais aussi, plus communément, un outil parmi bien d’autres pour « sauver quelque chose du temps[30] ».
[1] Pierre Bourdieu, Les Règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Paris, éditions du Seuil, coll. « Points Essais », 1998 [1992], p. 216-17 : « L’intellectuel se constitue comme tel en intervenant dans le champ politique au nom de l’autonomie et des valeurs spécifiques d’un champ de production culturelle parvenu à un haut degré d’indépendance à l’égard des pouvoirs […] ».
[2] Victor Hugo, « Préface de Cromwell », 1827.
[3] Georges Perec, « Approches de quoi » (1973), dans L’Infra-ordinaire, Paris, éditions du Seuil, coll. « La librairie du XXe siècle », 1989, p. 10-11.
[4] Georges Perec, Espèces d’espace, Paris, Galilée, coll. « L’espace critique », 1974, p. 104.
[5] Linda Hutcheon, « Historiographic metafiction : the “pastime of past time” », p. 105-123, dans A Poetics of Postmodernism. History, Theory, Fiction, Londres, New York, Routledge, 1988.
[6] Cet acronyme politique est tiré d’une phrase utilisée par Margaret Thatcher pour justifier sa politique économique libérale au Royaume-Uni dans les années 1980. L’une des ses variantes consiste à présenter la possibilité d’une alternative uniquement pour l’associer à la certitude de l’apocalypse (cela peut être autrement, c’est à dire encore pire).
[7] Jacques Rancière, Le Partage du sensible. Esthétique et politique, Paris, La fabrique éditions, 2000, p. 48.
[8] Ibid., p. 50-51.
[9] Ibid., p. 50.
[10] Ibid., p. 51.
[11] Ibid., p. 52.
[12] Jacques Migozzi « “Fiction littéraire contre storytelling” ? Les pièges d’un vieux duel et d’un faux débat », dans Danielle Perrot-Corpet (dir.), Fiction littéraire contre storytelling ? Formes, valeurs, pouvoirs du récit aujourd’hui, Comparatismes en Sorbonne n°7, juillet 2016, URL : http://www.crlc.paris-sorbonne.fr/pdf_revue/revue7/6_Migozzi.pdf, consulté le 15 septembre 2016. Voir aussi son article « Storytelling : opium du peuple et/ou plaisirs du texte », French Cultural Studies, vol. 21 (4), 2010, p. 247-255.
[13] Jean-François Lyotard, Le Postmoderne expliqué aux enfants, Paris, Le livre de poche, 1993, p. 13.
[14] On en trouve un bon exemple dans Le Parlement des invisibles, texte d’introduction à la collection « Raconter la vie » lancée par Pierre Rosanvallon en 2014. Le récit de vie y est décrit comme un remède à la non-représentation et à la « mal-représentation » des invisibles, source d’une crise aiguë de la démocratie. La littérature, par l’intermédiaire des écrivains appelés à enquêter sur les invisibles, participerait d’une « démocratie narrative » opposée aux représentations caricaturales proposées notamment par les partis politiques (P. Rosanvallon, Le Parlement des invisibles, Paris, éditions du Seuil, coll. « Raconter la vie », 2014, p. 23). Marie-Jeanne Zenetti dresse une critique très intéressante des impensés de ce projet dans un article intitulé « Les “invisibles” peuvent-ils se raconter ? L’entreprise “Raconter la vie” entre ambition littéraire et soupçon de storytelling » (dans Danielle Perrot-Corpet (dir.), Fiction littéraire contre storytelling ? Formes, valeurs, pouvoirs du récit aujourd’hui, Comparatismes en Sorbonne n°7, juillet 2016, URL : http://www.crlc.paris-sorbonne.fr/pdf_revue/revue7/12_M_Zenetti.pdf, consulté le 15 septembre 2016).
[15] R. Barthes, « La réponse de Kafka », Essais critiques, Paris, éditions du Seuil, coll. « Points essais », p. 138.
[16] Y. Citton, « Contre-fictions en médiocratie », Revue Critique de Fixxion Française Contemporaine, dossier « Fictions et démocratie », n° 6, 2013, p. 132-33.
[17] J.-L. Jeannelle, Écrire ses Mémoires au XXe siècle : déclin et renouveau, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des idées », 2008.
[18] Ph. Artières, A.-E. Demartini, D. Kalifa, S. Michonneau, S. Venayre, Le Dossier Bertrand, jeux d’histoire, Paris, Manuella éditions, 2008.
[19] L. Kaplan, « Le détail, le saut et le lien », texte mis en ligne le 18 mai 2012 : http://lesliekaplan.net/le-detail-le-saut-et-le-lien/article/la-phrase-la-plus-politique, consulté le 15 septembre 2016.
[20] C. Salmon, Storytelling. La machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits, Paris, La Découverte poche, 2008, p. 167.
[21] É. de La Boétie, Discours de la servitude volontaire (1576), traduction en français moderne par Séverine Auffret, Paris, éditions Mille et une nuits, 1997 : « Pour le moment, je voudrais seulement comprendre comment il se peut que tant d’hommes, tant de bourgs, tant de villes, tant de nations supportent quelquefois un tyran seul qui n’a de puissance que celle qu’ils lui donnent, qui n’a pouvoir de leur nuire qu’autant qu’ils veulent bien l’endurer, et qui ne pourrait leur faire aucun mal s’ils n’aimaient mieux tout souffrir de lui que de le contredire. ».
[22]P. Michon, « La littérature a aidé l’homme à devenir plus humain », entretien avec Maïa Beyler, publié le 22 juin 2012 à l’adresse http://www.bscnews.fr/201206222312/Les-Grandes-Interviews/pierre-michon-la-litterature-a-aide-l-homme-a-devenir-plus-humain.html : « De plus, je crois que si l’homme était bien différent à une certaine époque, c’est la littérature qui l’a changé, ou qui plutôt l’a aidé à devenir plus humain. L’invention biblique et l’invention homérique, ont certainement fait advenir une image de l’homme qui ne pouvait pas ne pas être. Ce sont des textes qui arrivent au moment des grands despotismes, assyriens, égyptiens, et qui redressent la barre du côté de l’humain et non du côté de l’expansion indéfinie de l’État. » (consulté le 31 mai 2016).
[23] F. Bon, Daewoo, Paris, éditions Fayard, 2004, p. 104-05.
[24] E. Traverso, L’Histoire comme champ de bataille. Interpréter les violences au XXe siècle, Paris, La Découverte, 2011, p. 264-65. J’ai essayé de tirer les conséquences de ce constat dans un article sur l’œuvre de Sebald : « Politique de la catastrophe. Mélancolie et dépolitisation de l’histoire dans l’œuvre de W. G. Sebald » (Europe n°1009, mai 2013, p. 53-67).
[25] S. Chavel, « “Voir” l’injustice ? », dans Dire les inégalités. Représentations, figures, savoirs (dir. Raphaëlle Guidée et Patrick Savidan), Rennes, PUR, coll. « Essais », à paraître en 2016.
[26] Dans le cas de cette citation, néanmoins, François Bon indique qu’il s’agit d’une « transcription brute » d’un entretien (op. cit., p. 104).
[27] Cette réflexivité est assez fréquente dans les récits documentaires sur la pauvreté. Lorsque James Agee et Walker Evans publient Louons maintenant les grands hommes, immense chronique de la vie des familles de métayers frappées par la pauvreté au sud des Etats-Unis, ils nouent la critique violente des récits médiatiques qui font commerce de la pauvreté avec une auto-critique également violente de leur prétention à donner une restitution plus juste de la vie des familles qui les accueillent (Louons maintenant les grands hommes (Let Us Now Praise The Famous Men), Traduit de l’anglais par Jean Queval, Paris, éditions Pocket, coll. « Terre humaine poche », 2002 [1939], p. 30-31).
[28] C’est Miguel Abensour dans sa postface de Minima Moralia qui rappelle cette interprétation de l’œuvre et de la vie de Kafka par Canetti (« Le choix du petit », postface Th. W. Adorno, Minima Moralia, trad. E. Kaufholz et J-R. Ladmiral, Payot et Rivages, coll. « Petite bibliothèque Payot », 2003, p. 341-42) : « Chez Kafka, l’investissement du petit s’inscrit dans une lutte opiniâtre contre la domination. Selon Canetti, dans L’autre Procès, le véritable but de la vie de Kafka était de se soustraire au pouvoir sous toutes ses formes, et particulièrement remarquable lui paraît cette stratégie d’évitement qui consistait à se métamorphoser en ce qui est petit pour mieux tenir à distance la violence. Par ce choix du petit, l’individu Kafka échappait à la menace de par son insignifiance même, et, du même coup, tenait la violence à l’extérieur de lui, en évitant d’avoir recours lui-même à tous les moyens répréhensibles du pouvoir ».
[29] Annie Ernaux, Les Années (2008), Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2009, p. 252.
[30] Ibid., p. 254.