Démocratie, nation et ethnie. Le problème des frontières

SFC Gordon Hyde
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La théorie démocratique et le nationalisme culturel cherchent tous deux à légitimer le pouvoir politique en démontrant leur compatibilité avec la liberté. Les deux théories s’accordent sur un point : on peut être soumis à un régime politique et rester néanmoins libre, pour autant que l’on se gouverne soi-même. Dans la théorie démocratique, cette notion s’exprime à travers l’idée d’autonomie collective du peuple ou du demos ; avec le nationalisme culturel, elle s’exprime dans l’idée de l’autodétermination nationale, c’est-à-dire l’autonomie collective de la nation.

Ce sont là deux théories autoréférentielles en matière de légitimité politique : en effet leurs principes de légitimité renvoient directement à ceux qui sont soumis au pouvoir politique. D’autres doctrines, pensons par exemple au monarchisme où à la théocratie, ne sont pas autoréférentielles : leurs principes de légitimité se réfèrent à la lignée ou à Dieu, mais pas au « nous », à ceux soumis au pouvoir politique. Or, et c’est là un des éléments caractéristiques des théories autoréférentielles, elles ne peuvent aborder la question de la légitimité politique que conjointement avec une deuxième question : celle des limites ou frontières. On ne peut déterminer un principe de légitimité politique référant à une collectivité, sans la spécifier, c’est-à-dire, sans déterminer qui en sont les membres et qui, dès lors, ne le sont pas.

La thèse ici défendue est la suivante : si l’on assume que l’autonomie politique repose sur un sujet collectif dont la composition est constitutivement limitée et dont les limites sont établies de manière pré-politique, il devient alors impossible de résoudre à la fois le problème de la légitimité et celui des limites. Tant la théorie démocratique traditionnelle que le nationalisme culturel butent sur un même problème qui, s’il peut sembler purement conceptuel à première vue, entraîne des conséquences politiques empiriques et normatives importantes, nommément la réduction du demos à la nation et, ensuite, de la nation à l’ethnie ou (pour prendre le mot grec) l’ethnos.

La nation derrière le demos

 Selon la théorie démocratique, la source de l’autorité politique légitime est le demos. L’autonomie démocratique exige que le pouvoir politique soit exercé conformément à la volonté exprimée du peuple. Préciser le fondement de la légitimité exige donc à la fois (a) de déterminer les procédures qui peuvent représenter la volonté collective du peuple, puis (b) de préciser la composition de ce dernier. La théorie démocratique – comme toute théorie autoréférentielle – doit répondre conjointement aux questions de la légitimité et des frontières.

C’est ici que surgit un premier problème de taille : l’exercice du pouvoir politique trouve sa légitimité dans sa conformité à la volonté exprimée du peuple, mais on ne peut interroger le peuple lui-même sur sa composition. Il faudrait d’abord déterminer qui devrait être consulté pour régler la question, ce qui pose évidemment à son tour une nouvelle question de composition, et ce à l’infini. C’est ce que les philosophes appellent le problème des limites du demos1F. G. Whelan, « Prologue: Democratic Theory and the Boundary Problem », dans Nomos 25: Liberal Democracy (dir. J. R. Pennock et J. W. Chapman), New York, NYU Press, 1983, p. 13-47..

Ce problème est d’autant plus épineux que le principe démocratique de la légitimité est avant toute chose procédural : il suppose que la volonté populaire, pour s’exprimer, doit pouvoir compter sur la participation effective de tous les membres du demos par l’expression de leurs opinions et volontés propres. Toute procédure ne convient pas à cette tâche : la procédure démocratique exige non seulement que tous les membres de la collectivité soient en mesure de participer, mais en outre que cette participation puisse être, non pas superficielle, mais significative. Apparaît donc un second problème, celui de la légitimité des procédures. Si la loi doit être le produit de certaines procédures particulières, alors la légitimité démocratique de la loi qui préside à ces procédures semble elle aussi en proie à la même régression infinie qui caractérise les limites du demos : par quelles procédures en effet déterminer la légitimité des procédures démocratiques ? Et qu’en est-il de la légitimité de ces procédures elles-mêmes ? Etc.2 F. I. Michelman, « How Can the People Ever Make the Laws? A Critique of Deliberative Democracy », dans Deliberative Democracy: Essays on Reason and Politics (dir. J. Bohman et W. Rehg), Cambridge, MA, MIT Press, 1997, p. 145-171 ;  F. I. Michelman, « Constitutional Authorship », dans Constitutionalism: Philosophical Foundations (dir. L. Alexander ), Cambridge, CUP, 1998, p. 64-98.

À première vue, la solution que propose la théorie démocratique traditionnelle à ces deux problèmes peut paraître ingénieuse. Elle consiste à souligner que la légitimité démocratique repose sur un fondement pré-politique : un fondement qui légitime les procédures permettant au peuple d’exprimer sa volonté et qui détermine en même temps les limites du demos. Suivant la tradition du contrat social, la base pré-politique de la légitimité et de la composition du peuple se trouve dans la volonté de l’individu, volonté qui s’exprime par l’intermédiaire d’un contrat social unanime entre les individus et instituant des procédures politiques et un peuple distinct.

Premières difficultés : dans la réalité, peu de citoyens ont consenti à leurs institutions politiques, et aucun État actuel ne trouve ses origines dans l’unanimité d’un tel contrat social. Difficulté plus fondamentale : le consentement unanime de ceux qui souhaitent se joindre à une société politique ne suffit pas à lui seul pour en légitimer les limites. Car les frontières posent un problème d’extériorité : d’une part, accorder ou refuser à un individu le statut de membre d’une société politique correspond à une des manifestations les plus fortes du pouvoir politique ; d’autre part, ce pouvoir de fixer les frontières est exercé tant sur ceux qui sont inclus que sur ceux qui sont exclus. Cela implique que la sujétion politique est constitutivement sans limites : l’acte de constitution des limites d’un peuple est exercé aussi bien sur ceux qu’il inclut que sur ceux qu’il exclut de la société politique. Ainsi, pour être légitime au regard du principe du contrat social, les frontières politiques exigeraient le consentement unanime de tous, c’est-à-dire de chaque être humain. Impossibilité évidente.

Il faudra donc chercher un autre fondement au caractère pré-politique du peuple. Voilà précisément ce que le nationalisme culturel prétend offrir à la démocratie. Si certains nationalistes culturels affirment que la démocratie a besoin de la nation, c’est qu’ils y trouvent la base pré-politique nécessaire à la détermination des limites du demos3M. Canovan, « Patriotism is Not Enough », dans British Journal of Political Science, vol. 30, no3, 2000, p. 413-32.. La théorie démocratique traditionnelle, ne nous dit-elle pas que le « peuple » est souverain par rapport à l’État ? Le peuple existerait donc causalement et constitutivement avant l’État, en tant que fondement pré-politique de sa légitimité. On ne s’étonnera donc pas que la démocratie ait si souvent pris la forme d’un nationalisme4B. Yack, « Popular Sovereignty and Nationalism », dans Political Theory, vo. 29, no4, 2001, p. 517-36. : incapable elle-même de légitimer les limites d’exclusion, la démocratie s’est appuyée sur le principe de légitimité nationaliste-culturel pour déterminer la composition du peuple. Ce faisant, elle réduit le concept de peuple à celui de nation culturelle. La Révolution française en est sans contredit l’exemple le plus important5B. C. J. Singer, « Cultural versus Contractual Nations: Rethinking their Opposition », dans History and Theory, vo. 35, no3, 1996, p. 309-37..

Le résultat est clair : derrière toute acception traditionnelle du demos – c’est-à-dire, derrière tout demos qui cherche à légitimer ses limites en se référant à une condition pré-politique – se cache en fait une nation culturelle.

L’ethnos derrière la nation

Tout comme la théorie démocratique, le nationalisme culturel entend réconcilier l’obéissance au pouvoir politique et la liberté. Pour les nationalistes, c’est là le rôle de l’autodétermination nationale, de l’idée d’une nation qui se dirige elle-même. C’est sur la base de son adéquation à la culture pré-politique de la nation que l’exercice du pouvoir politique trouve alors sa légitimité. Si la culture est ici qualifiée de pré-politique, c’est qu’elle est antérieure, tant sur le plan causal que constitutif, à l’exercice du pouvoir politique. Sur le plan causal, la nation doit être pré-politique, puisqu’elle n’est pas le simple résultat de l’activité du politique, mais bien plutôt de celle spontanée et authentique des interactions entre les membres de la nation. Sur le plan constitutif, la nation doit également être pré-politique dans la mesure où les co-nationaux partagent des particularités culturelles ; ce qui ne se réduit pas au fait que ces co-nationaux sont soumis aux mêmes institutions politiques, ou que ces institutions déclarent que tels individus partagent une culture nationale.

Cette demande de fondement pré-politique de la légitimité – ce qu’on pourrait appeler « la thèse du fondement pré-politique » – peut sembler tout à fait raisonnable : elle s’inspire naturellement de l’idée selon laquelle la force ne crée pas le droit. Le nationalisme culturel postule que la nation et sa culture sont antérieures aux institutions de l’État et que ses lois et ses politiques ne sont légitimes que dans la mesure où elles se conforment à ce domaine pré-politique. Conséquemment, toute institution politique qui incarne une culture étrangère contribue à l’assujettissement de la nation. En effet, la nation est censée non seulement fournir le fondement de la légitimité de l’État, mais aussi constituer le « soi collectif » sur lequel le pouvoir politique va venir s’exercer. La nation culturelle entend donc répondre à la fois à la question de la légitimité du politique et à celle des limites.

Mais si l’on affirme que le fondement de la légitimité réside dans une culture commune, il faudra donc répondre à la question suivante : que signifie pour les individus le fait de partager une telle culture ? Problème capital : les limites des cultures sont manifestement floues. Toute tentative de définition des limites d’une « culture commune » fait face à un problème insurmontable : au sein même de toute collectivité dont les individus sont censés partager une culture, il y aura toujours de la diversité entre ces individus – c’est le problème des « variations internes », et à l’inverse, il y aura toujours aussi des « chevauchements externes » avec ceux qui ne sont pas censés la partager. Les différences et similitudes interculturelles sont transversales, de sorte que toute soi-disant « entité » culturelle délimitée apparaît invariablement comme une hybridation. En dernière analyse, il est impossible de fixer de manière objective les limites d’une « culture commune ». Les cultures se pénètrent les unes les autres. Il en va de même pour tous les critères traditionnels auxquels on fait appel pour différencier les cultures, que ce soit l’histoire, la religion ou la langue.

Certes, le nationalisme culturel constitue une réponse au problème des limites de la communauté culturelle : il tente de régler la question une fois pour toutes par le recours aux institutions de l’État et au droit positif6S. Fleischacker, Integrity and Moral Relativism, Leiden, E.J. Brill, 1992, p. 167. – en d’autres termes, par des décisions politiques. Quelles sont les caractéristiques fondamentales de notre culture ? Et, qui partage cette culture avec nous ? Le nationalisme s’en remet aux institutions politico-juridiques de l’État pour répondre à de telles questions. Soyons clairs : on peut dans cette perspective considérer que la circoncision féminine est inadmissible, parce qu’il est établie que c’est une pratique illégale. On peut également voir, second exemple, qu’un individu appartient à une culture, parce que son passeport en témoigne : il partage avec d’autres une nationalité.

Cependant, en définissant une « culture commune » de la sorte, cette dernière ne devient qu’un projet politique, un projet qui se réalise par l’exercice du pouvoir politique, et ce, sans en être ni le fondement ni la justification pré-politique. Réduire la nationalité à la citoyenneté dévoile un problème normatif évident : pour résoudre le problème des limites de la communauté culturelle, le nationalisme culturel doit abandonner sa prétention à fournir un fondement pré-politique à la légitimité du pouvoir politique. Si le droit positif détermine ce qu’est une culture ainsi que ceux qui y participent, alors la culture ne peut être le fondement pré-politique qui légitime le droit positif. En somme, si une culture commune est un projet à réaliser plutôt qu’un état de fait antérieur à l’État, alors la légitimation nationaliste de la politique exige une nouvelle base pré-politique.

Le besoin d’un nouveau fondement pré-politique est d’autant plus aigu que le problème des limites d’une culture se pose non seulement au niveau synchronique, mais aussi de manière diachronique. Après tout, la nation est censée persister dans le temps. Même s’il est difficile pour les nationalistes d’admettre que les cultures s’interpénètrent, ils ne peuvent nier qu’elles se transforment. Le changement culturel est présupposé par toute politique nationaliste culturelle – soit à titre de menace dont il faut se protéger, pour les projets de préservation réactionnaires, soit comme une possibilité à réaliser, pour les projets utopiques et révolutionnaires. Or, si les cultures changent, comment s’assurer qu’elles survivent au passage du temps et que la culture d’aujourd’hui soit la même que celle qui l’a précédée, dont elle est pourtant différente ?

Le nationaliste culturel doit alors se rabattre sur une « essence » culturelle dont la persistance expliquerait incidemment la persistance de la nation, et ce, malgré les changements culturels qui la frappent. D’où les défenses réactionnaires de la pureté culturelle. Or, le problème n’est pas seulement qu’une telle pureté est illusoire, mais aussi que le contenu culturel dit essentiel à la nation change d’une génération à l’autre. Donc, à un moment donné, c’est la religion catholique, à un autre moment, c’est la langue française. Ces deux problèmes débouchent sur un troisième : si les gens perçoivent subjectivement leur culture comme quelque chose de « naturel » ou de pré-politique, cette expérience semble mise en question justement lorsqu’il s’agit de reproduire une culture d’une génération à l’autre. Transmettre la tradition à la prochaine génération exige en effet un effort significatif. La construction sociale de la nation est un fait reconnu indirectement par tous les projets nationalistes qui visent à se saisir de l’appareil éducatif de l’État afin de façonner les générations à venir. Mais la persistance d’une collectivité soi-disant pré-politique postule l’existence d’un fondement pré-politique apparemment imperméable au temps. Et c’est exactement ce que la nation culturelle est incapable de fournir.

La nation culturelle doit alors s’en remettre à un supplément extra-culturel pour fixer ses limites dans l’espace et dans le temps. L’ethnicité, constitué par un mythe d’origine commune7A. D. Smith, The Ethnic Revival, Cambridge, Cambridge University Press, 1981; P. J. Geary, The Myth of Nations: The Medieval Origins of Europe, Princeton, NJ, Princeton University Press, 2002., propose précisément une telle base extra-culturelle à la continuité de la nation à travers le temps : une continuité généalogique. C’est donc sans surprise que l’histoire nous présente de si nombreux exemples de nationalisme culturel sous-tendus par ce supplément généalogique. La réduction du nationalisme culturel à un nationalisme ethnique n’est ni une nécessité logique, ni un simple hasard : il résulte plutôt de caractéristiques structurelles et discursives de l’idéologie nationaliste. Voilà pourquoi les nationalistes culturels progressistes font face à une tâche impossible. D’un côté, ils sont partisans du nationalisme. Ils croient que la nation est indispensable à une politique démocratique vigoureuse de libération. De l’autre, ils rejettent aussi la xénophobie. Ils rejettent la politique ethno-nationaliste en s’appuyant sur un nationalisme culturel, ouvert à une certaine diversité interne. Mais c’est en raison de la nature de son idéologie elle-même que les politiques du nationalisme culturel dérivent de manière systématique vers un discours ethnique et xénophobe.

Voici le résultat: derrière chaque nation culturelle se cache un ethnos.

Le demos sans limites

Jusqu’ici, deux thèses ont été avancées. Première thèse : toute tentative de spécification des limites pré-politiques du demos conduise à l’identifier à une nation culturelle. Seconde thèse : toute tentative de spécification des limites d’une telle nation culturelle dans l’espace et dans le temps tend à l’identifier à une ethnie. C’est la thèse du fondement pré-politique, couplé avec le problème des limites, qui explique la réduction du peuple à la nation, et cette dernière à l’ethnos.

Cependant, le demos en tant que tel n’est pas nécessairement voué à prendre la forme d’une nation culturelle. L’origine d’un tel rapprochement tient à la présupposition que le demos est en principe limité, et que ses limites reposent sur un fondement pré-politique. C’est cette présupposition qui ouvre la porte à la thèse nationaliste selon laquelle la nation serait une exigence de la démocratie. Toutefois, penser que la nation culturelle constitue le fondement pré-politique déterminant les limites du demos revient à commettre deux erreurs. Premier point, déjà démontré : la nation culturelle n’est pas une entité pré-politique. Second point : la démocratie n’exige pas une légitimation culturelle, mais plutôt démocratique des frontières. Rappelons-nous que le principe démocratique de la légitimité politique implique que l’exercice du pouvoir politique n’est légitime que dans la mesure où il est entériné par ceux qui y sont soumis. Or les frontières posent, par leur nature même, un problème d’extériorité : l’obéissance politique qui leur est due est, constitutivement, sans limites. La détermination et le maintien des frontières politiques sont parmi les pouvoirs les plus importants dont dispose le gouvernement politique sur les êtres humains, y compris les exclus.

En conséquence, le demos lui-même est en principe sans limites. L’idéal démocratique de l’autorégulation du peuple exige que tous ceux soumis au pouvoir politique soient inclus dans le demos, c’est-à-dire, qu’ils aient tous une voix délibérative dans les décisions. Étant donné que la sujétion politique aux frontières est en principe sans limites, le caractère autoréférentiel de la légitimité démocratique impliquerait donc que le demos soit lui aussi sans limites.

Reste à savoir pourquoi l’idée du demos comme intrinsèquement limité a séduit tant de théoriciens démocratiques. C’est une image trompeuse de la source ainsi que de la nature du pouvoir politique, profondément ancrée dans l’histoire de l’idéologie démocratique, qui a joué à cet égard un rôle capital. Dans la représentation traditionnelle du contrat social – pensons à John Locke – les individus possèdent un pouvoir souverain, pré-politique et naturel dont ils délèguent une part au gouvernement. Une fois captivé par cette fantaisie, d’un « pouvoir souverain » pré-politique, on conclut rapidement que, selon la théorie démocratique, le pouvoir politique n’est légitime que s’il émane d’une volonté collective, elle-même antérieure au politique. Voilà qui est pourtant impossible. L’exercice du pouvoir politique ainsi que toute articulation démocratique d’une volonté collective présupposent tous deux des procédures politiques, des institutions et des structures de commandement. Il n’y a pas de sujet collectif démocratique qui puisse précéder l’instauration du politique.

Dès que l’on reconnaît que le pouvoir politique ne se constitue ni ne se légitime en s’appuyant sur un fondement pré-politique, une autre image du pouvoir et de la légitimé se présente alors à nous. Plutôt que de commencer par invoquer la fiction du contrat social, pour ensuite se demander sur quel fondement pré-politique peut être constitué l’État, on doit procéder de manière inverse : commençons par prendre acte du pouvoir politique dans sa configuration actuelle, puis demandons-nous comment ce dernier peut devenir légitime. Réponse démocratique : par le recours à des procédures et à des institutions participatives de contestation,  de justification et de prise de décision. In fine, il ne s’agit pas de repérer un demos antérieur au politique, mais bien plutôt de savoir, étant donné les structures de pouvoir existantes, quels individus devraient prendre en charge les institutions démocratiques. La réponse démocratique : tous ceux qui sont soumis au pouvoir politique. Le demos est, par conséquent ,à la fois partout et nulle part. Partout : en principe sans limites. Nulle part : un idéal régulateur qu’aucune collectivité articulée et réelle ne pourra jamais complètement incarner.

Conclusion

  Affirmer que le demos est en principe sans limites implique certaines conséquences. Premièrement : la démocratie ne nécessite pas le nationalisme. Une politique démocratique et post-nationaliste, qui évite les pathologies xénophobes inhérentes à tout nationalisme, est de l’ordre du possible. Deuxième conséquence : tout démocrate, s’il veut être cohérent, doit être favorable à l’instauration d’instances démocratiques de gouvernance à l’échelle mondiale. Troisième conséquence : les frontières politiques, pour être démocratiquement légitimes, doivent être justifiées démocratiquement auprès de ceux qu’elles excluent. Une démocratie authentique ne peut pas trancher unilatéralement quant à la composition de ses membres. Ce n’est pas là le sens exact de l’autodétermination, parce qu’en définitive, poser la question des limites du demos revient justement à poser celle de la composition de ce soi collectif appelé à s’autodéterminer.

Arash Abizadeh est professeur de théorie politique au département de science politique, ainsi qu'au département de philosophie de McGill University. Ses recherches portent sur la théorie démocratique, la relation entre la démocratie et les questions d'identité, le nationalisme et le cosmopolitisme, l'immigration et le contrôle des frontières, la relation entre les passions, la rhétorique, le discours et la politique, et la philosophie des XVIIe et XVIIIe siècles, en particulier sur Hobbes et Rousseau.

Notes

Notes
1 F. G. Whelan, « Prologue: Democratic Theory and the Boundary Problem », dans Nomos 25: Liberal Democracy (dir. J. R. Pennock et J. W. Chapman), New York, NYU Press, 1983, p. 13-47.
2 F. I. Michelman, « How Can the People Ever Make the Laws? A Critique of Deliberative Democracy », dans Deliberative Democracy: Essays on Reason and Politics (dir. J. Bohman et W. Rehg), Cambridge, MA, MIT Press, 1997, p. 145-171 ;  F. I. Michelman, « Constitutional Authorship », dans Constitutionalism: Philosophical Foundations (dir. L. Alexander ), Cambridge, CUP, 1998, p. 64-98.
3 M. Canovan, « Patriotism is Not Enough », dans British Journal of Political Science, vol. 30, no3, 2000, p. 413-32.
4 B. Yack, « Popular Sovereignty and Nationalism », dans Political Theory, vo. 29, no4, 2001, p. 517-36.
5 B. C. J. Singer, « Cultural versus Contractual Nations: Rethinking their Opposition », dans History and Theory, vo. 35, no3, 1996, p. 309-37.
6 S. Fleischacker, Integrity and Moral Relativism, Leiden, E.J. Brill, 1992, p. 167.
7 A. D. Smith, The Ethnic Revival, Cambridge, Cambridge University Press, 1981; P. J. Geary, The Myth of Nations: The Medieval Origins of Europe, Princeton, NJ, Princeton University Press, 2002.