Le printemps arabe : religion, révolution et place publique
« Freedom is a great, great adventure,
but it is not without risks…
There are many unknowns. »
Fathi Ben Haj Yahia
(Écrivain tunisien et ancien prisonnier politique),
New York Times, 21 février 2011
Les foules courageuses du monde arabe, de Tunis à la place Tahrir, du Yémen au Bahreïn, et à présent à Benghazi et Tripoli, ont séduit nos cœurs et nos esprits. L’hiver de mécontentement aux États-Unis et en Europe n’est pas encore fini : le printemps arabe n’a pas chassé le vent froid des attaques cruelles menées aux États-Unis par les politiciens conservateurs contre ceux qui sont matériellement les plus démunis, et la montée d’un néo-nationalisme faussement policé se poursuit en Allemagne et en France, alors que ces pays tentent d’imposer des mesures d’austérité à tous les salariés de l’Union Européenne. De nouveaux germes de résistance poussent toutefois de ce sol gelé, même dans certains états américains. À Madison, dans le Wisconsin, où les fonctionnaires luttent pour ne pas perdre leur droits collectifs de négociation, la résistance est entrée dans sa seconde semaine et des actions similaires sont en cours dans l’Indiana et l’Ohio, entre autres. La photographie d’un manifestant égyptien tenant une pancarte fait en ce moment le tour d’internet. La pancarte annonce : « L’Egypte soutient les travailleurs du Wisconsin : Un monde, Une souffrance ». Un habitant du Wisconsin répond : « Nous vous aimons. Merci de votre soutien et félicitations pour votre victoire ! ».
Les manifestants du Wisconsin et les révolutionnaires tunisiens et égyptiens se battent évidemment pour des buts différents : les premiers s’opposent à l’humiliation et la lénification accrue de citoyens quasiment transformés en individus privés et casaniers, dociles et désespérés par les ravages du capitalisme financier américain et mondial qu’ils ont subi au cours des vingt dernières années. Les révolutionnaires arabes luttent pour des libertés démocratiques, une place publique libre, et pour rejoindre le monde contemporain après des décennies de mensonges, d’isolement et de tromperie. Dans les deux cas pourtant, des espoirs porteurs de transformation sont nés : les ordres politiques et économiques sont fragiles, et susceptibles de changer !
Nous savons toutefois que le printemps des révolutions est suivi des passions de l’été et de la discorde glaciale de l’automne. Au moins depuis l’analyse hégélienne des folies de la Révolution française, dans sa Phénoménologie de l’esprit de 1807, il est devenu commun de penser que la Révolution dévorera ses propres enfants. De tels avertissements ont été formulés non seulement par Hillary Clinton dans les premiers jours de la révolte égyptienne, mais également par de nombreux commentateurs qui, ayant d’abord dissimulé leur absence de confiance dans la capacité des peuples arabes à exercer la démocratie, se réjouissent à présent de voir éclater les premiers signes de dispute entre groupes religieux et séculiers en Egypte et en Tunisie. Les journalistes et les intellectuels de la droite européenne, qui ont consacré beaucoup d’encre à la question de savoir si « l’islamophobie » est ou non raciste, s’efforcent désormais de brouiller leurs propres pistes, tandis que les « pseudo-amis » d’Israël parmi les conservateurs européens évoquent des scénarios apocalyptiques dans lesquels Israël est attaqué de manière imminente par le Hezbollah, au nord, et par l’Egypte et le Hamas, au sud.
Rien de tout cela n’est inévitable. Il n’est pas inévitable, ni même probable, que les partis musulmans fondamentalistes transforment la Tunisie ou l’Egypte en théocraties ; pas plus qu’il n’est inévitable que l’Iran gagne en influence et que les états arabes conduisent une nouvelle guerre contre Israël. Ce à quoi nous avons assisté est véritablement révolutionnaire, au sens où un nouvel ordre de liberté – a novo ordo saeclorum- est en train d’émerger transnationalement dans le monde arabe.
Jusqu’à très récemment, on entendait souvent dire que les options politiques, non seulement dans le monde arabe, mais dans le monde musulman, étaient limitées à trois : 1. les autocraties corrompues dont l’autorité remontait soit à des coups militaires, comme en Egypte ou en Libye, ou à des dynasties royales achetant l’allégeance grâce à leur richesse, comme en Arabie Saoudite ou en Jordanie ; 2. les « fondamentalismes islamiques » – une catégorie-valise qui obscurcit délibérément les différences historiques et politiques séparant les différents groupes, à la fois au sein des régimes et entre eux ; 3. le « terrorisme » d’Al-Qaida, qui était parfois mis dans le même panier que le fondamentalisme islamique. Historiquement, bien sûr, les racines d’Al-Qaida sont situées dans le royaume d’Arabie-Saoudite, où Oussama Ben Laden est né, et de nombreux penseurs des Frères musulmans égyptiens, tel Sayyid Qubt, ont influencé Al-Qaida. Il est également bien connu que le numéro deux d’Al-Qaida, Al-Zawahiri, est un médecin égyptien.
Ce qu’aucun commentateur n’avait prévu est l’émergence d’un mouvement de résistance démocratique de masse, qui est profondément moderne dans sa compréhension de la politique, et parfois « pieux » mais non fanatique – une distinction importante qui est constamment ignorée. De même que les disciples de Martin Luther King étaient éduqués dans les églises noires du Sud américain et tiraient leur force spirituelle de ces communautés, les foules de Tunisie, d’Egypte et d’ailleurs, puisent dans les traditions islamiques de la chahada – être en même temps un martyr et un témoin de Dieu ! Il n’y a pas d’incompatibilité nécessaire entre la foi religieuse de nombreux participants à ces mouvements et leurs aspirations modernes !
En quel sens ces mouvements sont-ils « modernes » ? Ils le sont tout d’abord parce qu’ils visent une réforme constitutionnelle, garantissant les droits humains, accroissant la transparence et la responsabilité des responsables politiques, mettant fin au « capitalisme de connivence » d’élites corrompues – telle la famille meurtrière des Kadhafi en Lybie – qui pillent leurs propres pays avec l’aide de compagnies pétrolières étrangères et privatisent, comme en Egypte, leurs ressources précieuses. Les jeunes de ces pays, qui ont eux-mêmes étudié ou travaillé en Europe, en Australie, au Canada et aux Etats-Unis ; dont les parents et cousins ont été travailleurs immigrés dans ces pays, de même que dans les riches états de la région du Golfe, savent très bien ce qui se trouve au-delà de leur frontière, et ils se sont révoltés pour rejoindre le monde contemporain, non pour lui tourner le dos. Les médias transnationaux ont révélé les mensonges que les télévisions d’État et certains journaux débitaient depuis des années. On a beaucoup parlé du rôle influent joué par les nouveaux médias comme Facebook et Twitter dans ces révolutions. Cela est certainement vrai. Wael Ghonim, dirigeant de Google en Egypte, offrit un exemple particulièrement poignant de ce nouveau transnationalisme quand il affirma : « Je serrerai la main de Mark Zuckerberg quand je le rencontrerai ! » Il savait sans aucun doute, quoique personne n’ait commenté ce point, que Mark Zuckerberg est juif ! Et alors ?
De manière plus décisive encore, le modernisme de ces mouvements a fait voler en éclats le secret sectaire cultivé par Al-Qaida et lui a ôté toute pertinence politique. Cette organisation est le principal perdant de ces révolutions : elle a peu de légitimité et de partisans dans la rue arabe, ce qui ne signifie pas qu’elle ne puisse pas devenir plus dangereuse dans le futur proche. Il est à vrai dire probable qu’Al-Qaida tentera de retrouver une partie de son prestige perdu en entreprenant quelques actions spectaculaires ; mais pour le moment la solidarité des musulmans et des Coptes en Egypte, et potentiellement celle des chiites et des sunnites au Barheïn, de même que la résistance contre le sectarisme tribal en Libye, malgré toutes les machinations du régime, ont donné tort à la violence sectaire d’Al-Qaida.
Pourquoi ne célébrons nous pas cela ? Pourquoi somme nous si incapables de voir qu’Al-Qaida finira dans la poubelle de l’histoire ? Quoique cette organisation provoquera certainement encore de la souffrance et de la violence, elle disparaîtra – non du fait des bombes et des troupes américaines, mais parce que les peuples arabes ont rejeté sa politique réactionnaire et nihiliste.
Qu’en est-il des mouvements et des partis islamiques dans ces pays ? Il est remarquable que tant de commentateurs prétendent déjà connaître l’issue des ces processus politiques : ils donnent tout le crédit, derrière la scène, aux groupes islamiques, et aucun aux manifestants. Ils sont convaincus que ces révolutions seront récupérées et donneront lieu à des théocraties. Ce sont là des spéculations non seulement partisanes, mais motivées par des préjugés profonds à l’encontre des musulmans et de leur capacité à se gouverner eux-mêmes. Ce sont également les spéculations profondément anti-politiques d’élites fatiguées, qui ont oublié la conflictualité civique et républicaine de laquelle leurs propres démocraties ont autrefois émergé. En Egypte aussi bien qu’en Tunisie, de difficiles négociations et confrontations vont maintenant commencer entre les nombreux groupes qui ont participé à la révolution. Et le nombre de jeunes hommes et femmes qui continuent à veiller sur les sphères publiques de ces pays, en se montrant en masse dans les rues, indique qu’ils savent bien que le respect pour la résistance et la souffrance passées des membres de la vieille génération des Frères musulmans pourrait « détourner » leur révolution.
Quelles sont alors les possibilités institutionnelles : la Malaisie, la Turquie, ou l’Iran ?
Personne ne semble désireux d’émuler le modèle iranien, et étant donné les différences entre le rôle théologico-politique des religieux chiites et celui des religieux sunnites, il n’est guère probable que des pays comme la Tunisie ou l’Egypte suivent le modèle iranien. Mais d’un côté la Malaisie, qui est une société islamique plus autoritaire et fermée, où les femmes et la sphère publique sont contrôlées, et d’un autre côté la Turquie, qui est une société pluraliste et une démocratie vivante dotée de plusieurs partis politiques, avec sa majorité musulmane et sa propre histoire d’autoritarisme étatique, sont de véritables exemples pour ces sociétés. Les liens historiques entre la Turquie et des pays comme la Tunisie et l’Egypte (mais aussi la Libye), qui appartenaient à l’Empire Ottoman, et dont certaines élites et cités portent encore des noms turcs, sont profonds et étendus. L’exemple de la Turquie a été mentionné maintes fois par la jeunesse égyptienne. Ces dernières années, afin de conserver son influence croissante sur ces pays, la Turquie est elle-même restée silencieuse à propos des violations des droits de l’homme qui s’y produisaient, mais à présent l’infatigable ministre des affaires étrangères, Ahmet Davutoglu, est dans la région, promettant une aide institutionnelle autant qu’intellectuelle pour mener la transition vers la démocratie.
Une incertitude supplémentaire dans ce processus concerne le rôle de l’armée, tout particulièrement en Egypte. Fera-t-elle preuve de retenue dans le processus constitutionnel en cours, en évitant de le détourner ? Remettra-t-elle pacifiquement les rênes du pays aux partis politiques civils quand le temps viendra ? La réponse dépend en bonne part de la vigilance et de l’habileté politique que mettront ceux qui ont initié la révolution à veiller sur elle.
Il existe ainsi de multiples modèles historiques et institutionnels parmi lesquels choisir pour réconcilier l’islam et la démocratie. Nous devrions célébrer le débat conflictuel qui éclate à présent dans ces pays – à l’exception possible de la Libye, qui risque d’être embourbée dans la violence pour quelques temps – comme l’un des aspects d’une démocratisation pluraliste, plutôt que d’être ainsi effarouchés. Il n’y a pas de modèle unique pour concilier religion et démocratie, pas plus qu’il n’y a de modèle unique pour définir le rôle que doit jouer la foi sur la place publique. Comparez seulement les restes de théologie politique présents dans la culture publique des États-Unis et le soutien institutionnalisé de la religion à travers la Kirchensteuer (impôt d’église) en Allemagne, sans même parler de la lutte continue en Israël pour développer un droit séculier, par opposition au droit rabbinique actuellement en vigueur, qui définit les droits civils relatifs au mariage, au divorce et aux pensions alimentaires !
Il est tout à fait possible que ces jeunes révolutionnaires qui ont stupéfait le monde par leur ingéniosité, leur discipline, leur ténacité et leur courage nous offrent aussi dans le futur de nouvelles leçons sur la religion et la place publique, la démocratie et la foi, ainsi que le rôle de l’armée.
Malgré son pessimisme quant à l’évolution de la Révolution Française, Hegel n’a jamais cessé de lever son verre pour célébrer les révolutionnaires chaque 14 juillet, jour de la prise de la Bastille. Je compte suivre son exemple et lever mon verre en l’honneur des jeunes révolutionnaires chaque 11 février – Mabruk !!! (Félicitations)
Traduit de l’anglais par Charles Girard
La version originale de ce texte a été publiée en anglais le 24 février 2011 sur le site “” et peut être consultée ici.
Seyla Benhabib est née à Istanbul, en Turquie. Elle est titulaire de la chaire Eugene Meyer de sciences politiques et de philosophie à l'université de Yale et a été directrice de son programme d'éthique, de politique et d'économie de 2002 à 2008. Ses livres ont été traduits en allemand, espagnol, français, italien, turc, suédois, russe, serbo-croate, hébreu, japonais et chinois. Le professeur Benhabib est également Senior Fellow au Center for Contemporary Critical Theory de l'Université de Columbia.