Faut-il taxer l’héritage ?
Leemage via AFPL’héritage, dans son principe même, heurte fondamentalement les idéaux de justice et d’égalisation des conditions portés par nos sociétés démocratiques. Dans l’imaginaire, il semble comme une trace d’Ancien Régime. C’est pourquoi derrière la question du renforcement de l’impôt sur les successions, en discussion actuellement, se joue un débat plus fondamental sur la légitimité de l’héritage lui-même. L’idée que l’héritage est injuste s’est installée dans les esprits et dans les institutions au XVIIIè siècle. La justice selon l’Ancien Régime consiste à faire dépendre de la naissance, donc de l’héritage, la répartition des places et des avantages, tandis que la justice pour les sociétés modernes doit s’appuyer sur un critère de mérite. De ce point de vue, le revenu du travail est plus légitime, parce que mérité, que celui dû à l’héritage. Par conséquent, il serait juste d’imposer plus lourdement l’héritage que le travail. Personne ne s’en trouverait lésé : le donateur, s’il a mérité le patrimoine qu’il a constitué par ses efforts, ne supporte pas la taxe, puisqu’il est mort ; l’héritier, n’ayant pas « mérité » ce qu’il reçoit de ses parents ou d’un proche, n’est pas non plus lésé s’il reçoit un peu moins de ce sur quoi il n’a pas acquis de droit de toutes façons. Et pourtant, nous sommes très loin de cette situation puisqu’actuellement, l’héritage est infiniment moins imposé que le travail (5,5% pour un héritage en ligne directe de 150 000 € tandis qu’une petite retraite de 1500€ l’est à 9,1%).
A mon avis, il faut prendre le problème de la justice de l’héritage du point de vue des héritiers, pas uniquement du point de vue des donateurs. Aujourd’hui, la part du patrimoine global des Français provient à plus de 50% de l’héritage, et on a mesuré que l’acquisition de capital est facilitée par la part héritée. On peut s’inquiéter de la société de rentiers que cela nous promet, avec une accentuation des inégalités entre ceux dont le revenu ne provient que du travail et les autres. Cette situation plaide pour que l’héritage soit considéré a minima comme un revenu au même titre que le travail… et donc, que leur traitement fiscal tende à se rapprocher. Ce que justifierait d’ailleurs une approche un peu nuancée de cette question, qui commencerait par reconnaître que, s’il peut y avoir du mérite dans la succession (celui éventuel du donateur), il y a aussi de l’héritage dans le mérite: nos compétences et nos savoirs proviennent aussi de transmissions, et peut-être également certaines dispositions – John Rawls lui-même pensait que la propension à faire des efforts devait beaucoup au type d’éducation que l’on avait reçue.
Je ne nie pas la part morale de la transmission elle-même. Il est tout à fait légitime, et vertueux, de faire l’effort de constituer ou de préserver un patrimoine pour les générations suivantes. Le taxer lourdement peut avoir un effet confiscatoire qui brise le lien entre les générations – pensons par exemple à l’attachement des enfants pour la maison où ils ont grandi. Et l’on pourrait même estimer que la moralité de la transmission n’en serait qu’accrue si celle-ci se faisait plus nettement au bénéfice de la société tout entière, et pas seulement des proches, sous la forme par exemple d’un dividende redistribué à tout citoyen à sa majorité. Mais ici comme souvent, tout est question d’équilibre. Plutôt que de les opposer, nous devrions travailler à l’articulation de ces deux formes de solidarité, une solidarité élective qui nous porte à soutenir nos proches et une solidarité impersonnelle ou universaliste qui nous lie à la collectivité. Aujourd’hui, les engagements que l’on assume pour des raisons affectives ne sont pas en difficulté. Bien au contraire, ils se renforcent face à l’incertitude économique. Est problématique en revanche la pression qui s’exerce sur la solidarité publique. C’est pourtant ce que l’on a inventé de mieux pour soutenir, dans une exigence de justice, nos solidarités privées, familiales et autres. Il est illusoire de construire une société juste, des libertés partagées, sans solidarité publique.
Cet article a fait l’objet d’une première publication dans Philosophie magazine, en mars 2019, dans le cadre d’un dossier dirigé par Catherine Portevin.
Patrick Savidan est agrégé et docteur en philosophie, professeur en science politique au sein du département de droit public et de science politique de l'Université Paris Panthéon-Assas et directeur éditorial des Editions Raison publique. Ses travaux portent principalement sur la démocratie et la justice sociale et s'attachent à éclairer les questions morales et civiques que soulève notre époque en les reliant aux enjeux classiques et contemporains de la philosophie politique.
Parmi ses derniers ouvrages: Dictionnaire des inégalités et de la justice sociale (dir., Presses universitaires de France, 2018) ; Dire les inégalités. Représentations, figures, savoirs (dir. Avec R. Guidée, Presses universitaires de Rennes, 2017) ; Voulons-nous vraiment l’égalité ? (Editions Albin Michel, 2015); Repenser l'égalité des chances (Livre de poche [Grasset], 2010); Multiculturalisme (PUF, 2009).