Un impérialisme américain?

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La guerre en Irak a redonné toute son importance au débat sur « l’impérialisme américain ». En réalité, il n’y a pas encore eu de véritable débat ; l’expression est employée machinalement par les détracteurs de la guerre ; elle est tout aussi machinalement rejetée par ses défenseurs, même si certains d’entre eux semblent bien croire, sinon à l’impérialisme proprement dit, au moins à l’empire. Washington est-elle donc la nouvelle Rome? Existe-t-il un empire américain? La guerre en Irak était-elle une guerre impérialiste? À mon sens, nous avons besoin de mieux comprendre le rôle des États-Unis dans le monde, sans nous satisfaire de cette terminologie dépassée. Discuter la manière dont la puissance américaine est employée constitue désormais une tâche politique essentielle; nous avons donc tout intérêt à savoir reconnaître ce qui se déroule sous nos yeux.

À toutes ces questions, la réponse la plus évidente sera affirmative. Les États-Unis ne jouent-ils pas un rôle prééminent dans la construction d’un marché mondial ? Les Américains n’ont-ils pas le contrôle de ces instances de régulation que sont la Banque Mondiale, le FMI, l’OMC ? La plupart des pays du monde ne sont-ils pas exposés à cette quête du profit à laquelle s’attachent les sociétés et des entrepreneurs américains? Un empire représente pourtant une forme de domination politique; et il n’est absolument pas sûr que la prééminence économique et la quête de profits requièrent une domination politique. Ce fut peut-être le cas par le passé, comme le suggère l’histoire des empires d’Europe et des États-Unis en Amérique centrale. Les tenants du libre-échange soutiennent toutefois aujourd’hui que la domination politique n’est pas une nécessité. Sur la gauche de l’échiquier politique, Michael Hardt et Antonio Negri ont repris à leur compte cette même thèse dans leur livre, obscur et néanmoins célèbre, Empire: « La garantie que l’Empire offre au capital mondialisé ne comporte pas, écrivent-ils, de gestion micropolitique et/ou microadministrative des populations. Le dispositif d’autorité n’a pas accès aux espaces locaux ni aux séquences temporelles déterminées où l’administration opère; il ne met pas la main sur les individualités et leurs activités ». Plus simplement dit : « Empire » ne désigne désormais plus rien de ce que nous avons toujours compris sous ce terme. Cet « Empire » n’occupe pas de pays ; il n’a pas de centre (pas même Washington) ; il ne dépend pas de gouvernements satellites étroitement contrôlés ; c’est une entité postmoderne.

On peut voir en l’argument de Hardt et Negri une réponse anticipée à ceux qui prétendent que la guerre en Irak était une guerre de l’or noir. En fait, comme la gauche le proclame depuis un certain temps déjà, le contrôle des ressources naturelles n’exige ni « accès aux espaces locaux » ni « microadministration » des territoires et des populations ; elle n’exige ni colonies, ni satellites. Le marché permet aux États riches d’acquérir et d’exploiter les ressources des États pauvres, non pas indépendamment de la politique, mais sans s’appuyer sur une domination politique. Sous-entendu : si tel n’était pas le cas, nous serions beaucoup moins critiques envers le marché.

Certains marxistes contemporains soutiennent que nous nous trouvons actuellement en présence d’un « impérialisme officieux du libre-échange (ou d’un impérialisme sans colonies). Un article de John Bellamy Foster, paru dans le Monthly Review de mai 2003, a cependant montré que cette thèse suppose une identification de fait entre impérialisme et capitalisme : le pouvoir impérialiste n’est plus alors, « dans toute sa complexité, qu’une manifestation du développement capitaliste ». Les formes politiques qu’il revêt sont d’importance « secondaire ».

Une telle position ne saurait être juste. Si l’impérialisme n’est rien d’autre que le capitalisme manifesté et déployé, s’il n’a pas de signification politique indépendante et spécifique, alors c’est un terme inutile à l’analyse politique. Il peut servir à dénoncer, mais non à éclairer. En ce qui le concerne, je soutiendrais que l’impérialisme est une forme d’autorité politique, qui, sans être nécessairement directe, est pourtant une autorité au sens plein : un pouvoir impérialiste obtient ce qu’il veut des différents gouvernements qu’il crée, soutient, ou protège.

Peut-on dire, en ce sens, que les États-Unis exercent une domination politique ? Nous disposons, c’est un fait, d’une puissance militaire écrasante. La marine britannique, à l’apogée de l’empire anglais, n’a jamais approché la force de frappe de l’aviation américaine actuelle ; elle n’était pas non plus capable d’exercer sa force de frappe aussi rapidement et efficacement à travers le monde. Il n’est toutefois pas certain que la force de frappe suffise à définir un gouvernement impérialiste ; même sa traduction la plus directe sous la forme d’alliances régionales ou de collaborations locales pose actuellement problème. Un vieux dicton prétend que l’on peut sans doute faire beaucoup de choses avec une épée, mais que l’on ne peut toutefois pas s’asseoir dessus. La technologie militaire moderne est à peine plus confortable qu’une épée. Malgré les investissements consentis en armement de pointe, les États-Unis semblent parfois particulièrement faibles sur la scène internationale, incapables de rallier les soutiens qui leur permettraient d’appliquer simplement ses choix politiques ; à moins d’entrer en guerre, ce que nous ne pouvons pas faire à chaque fois que nous rencontrons une opposition. Juste avant l’entrée en guerre avec l’Irak, deux événements ont dévoilé cette faiblesse de façon spectaculaire : d’abord, le gouvernement de Corée du Sud a refusé de soutenir l’action politique des États-Unis à l’encontre de la Corée du Nord ; ensuite, le gouvernement turc a refusé d’ouvrir son territoire au passage des troupes pour l’invasion de l’Irak. Il s’agissait dans les deux cas de gouvernements nouvellement élus, choisis au terme de procédures démocratiques que les États-Unis cautionnent officiellement, et que nous n’avions aucun moyen de plier à notre volonté.

On peut aussi souligner l’opposition internationale à la guerre en Irak. Comment peut-il y avoir un empire américain s’il est vrai, comme la presse de gauche l’a répété à juste titre, que le monde entier était contre les États-Unis ? Et l’opposition ne venait pas seulement des gens dans les rues, mais aussi de la majorité des gouvernements du monde, y compris parmi nos clients et nos alliés, ces provinces de notre empire supposé. Si deux années seulement après le 11 septembre, à la veille d’une guerre majeure, Les États-Unis ne peuvent pas compter sur des États comme le Mexique et le Chili, de quel genre d’empire s’agit-il donc ? Notons en outre qu’à l’heure où j’écris ces lignes, les États-Unis semblent avoir le plus grand mal à imposer un régime de leur choix en Irak, et ceci après ce qui a semblé être une victoire militaire décisive !

Le terme d’« empire » a besoin d’être considérablement infléchi pour pouvoir décrire la situation réelle, ou possible, dans le monde actuel. (D’où l’attrait de termes comme celui que propose Michael Ignatieff : « empire light ».) Pour mieux comprendre la politique mondiale contemporaine, il est peut-être préférable d’y renoncer pour recourir à l’idée voisine d’hégémonie). Dans son emploi courant, « hégémonique » correspond simplement à une façon moins vigoureuse de dire « impérialiste » ; il s’agit pourtant d’une réalité différente : une forme plus souple de gouvernement, moins autoritaire que ne l’est ou ne le fut un empire, plus étroitement dépendante de l’accord des autres parties. Relisons Antonio Gramsci. Celui qui fut le premier théoricien de l’hégémonie écrivait, dans le contexte de luttes politiques internes, que « l’hégémonie suppose de prendre en compte les intérêts et les tendances des groupes sur lesquels l’hégémonie s’exerce; elle suppose aussi un certain équilibre, c’est-à-dire que les groupes dominants consentent certains sacrifices de nature sociale » 1Cité in Chantal Mouffe (éd), Gramsci and A Marxist Theory, Routledge and Kegan Paul, 1979, pp. 86-87. L’hégémonie repose pour partie sur la force, mais également, et ce point est crucial, sur les idées et les idéologies. Si une classe dominante repose sur la force seule, c’est qu’elle a atteint un moment de crise dans sa domination. Si elle prétend éviter cette crise, il lui faut se préparer aux compromis.

Comment ce mécanisme fonctionne-t-il exactement sur la scène internationale ? Dans quelle mesure un état hégémonique est-il comparable à une classe dominante ? Tout cela doit être précisé. Je n’ai pas de théorie à proposer, seulement le début d’un argument. Et je ne prétends pas non plus que les dirigeants actuels des États-Unis acceptent cette idée de « sacrifices de nature sociale », même lorsqu’ils les consentent en pratique (comme ils l’ont fait avec les Turcs). L’unilatéralisme de Bush vise à établir une hégémonie sans compromis ; peut-être considère-t-il que les États-Unis jouent un rôle impérial, voire messianique, dans le monde. Mais l’unilatéralisme n’est pas, si j’ose dire, le régime « naturel » de la puissance américaine; depuis la seconde guerre mondiale, nous avons joué un rôle majeur dans le façonnement des organisations internationales; nous avons négocié des al1iances, et avons généralement tenu à consulter nos al1iés pour faire face aux événements critiques, comme l’invasion du Koweït par l’Irak, et pour maîtriser les évolutions politiques et environnementales dangereuses, comme la prolifération nucléaire et le réchauffement planétaire. Ce qui est nouveau, c’est la volonté d’agir seuls. Elle est peut-être liée aux attentats du 11 septembre et à la peur de futures attaques terroristes. La peur explique cependant davantage le succès politique de Bush au sein de la population américaine que ses choix politiques proprement dits. L’unilatéralisme est antérieur au 11 septembre; c’est le fruit de l’arrogance et de la ferveur idéologique, peut-être aussi d’une certaine témérité ; il reflète une conception de la puissance américaine aussi peu pertinente que celle que développent beaucoup d’opposants à Bush. Dans le monde contemporain, le gouvernement impérialiste est une pratique qui est à la fois dangereuse et vouée à l’échec.

Trois raisons expliquent cet échec prévisible: premièrement, les Américains n’ont pas la puissance, ou plutôt l’énergie que requiert l’impérialisme. Un empire coûte cher, et nous ne sommes absolument pas prêts à supporter un tel coût économique. S’il se révèle source de profits pour des entreprises comme Bechtel and Halliburton, c’est aussi un fardeau pour des contribuables américains qui n’accepteront pas de le supporter longtemps. Les parents américains ne voudront pas davantage payer le prix du sang. Nous n’avons pas d’armée impériale, composée d’autochtones ou de mercenaires. Nous n’avons jamais créé de conscription impériale ; nous n’apprenons pas même la langue et les mœurs des pays que nous prétendons gouverner. Les États-Unis n’ont pas réussi à imposer la loi et l’ordre en Afghanistan, le Pentagone a dû négocier avec les seigneurs de la guerre locaux et notre gouvernement a refusé de s’engager dans le renforcement de l’État hors de Kaboul : tout cela révèle non la stabilité d’un gouvernement impérialiste, mais la souplesse caractéristique de l’hégémonie. En ce qui concerne l’Afghanistan, cette souplesse se présente à nous sous un jour peu honorable : celui d’une hégémonie sans responsabilité.

Deuxièmement, notre engagement public en faveur de la démocratie rend l’impérialisme très difficile à justifier et non moins délicat à exercer. Même quand cet engagement est manifestement hypocrite (nous avons apporté notre soutien, de longues années durant, à des gouvernements non démocratiques dans des pays comme la Corée du Sud ou la Turquie), nous tendons, au fil du temps, à encourager, permettre ou du moins tolérer les transformations démocratiques. Certes, en pleine Guerre froide, nous n’avons pas accepté les gouvernements élus (plus ou moins) démocratiquement en Iran, au Guatemala et au Chili. Il est possible aussi que nous nous y opposions à l’avenir dans des pays comme l’Égypte, par exemple, où ce sont des Musulmans extrémistes, et non de « communistes », qui menacent de remporter les élections. Mais une telle manœuvre est malaisée; elle suscite une forme de crise de légitimité de la puissance américaine; ce qui prouve bien que nous avons affaire à un gouvernement hégémonique et non pas impérialiste.

Troisièmement, dans le contexte d’une hégémonie effective, des gouvernements émergent qui se révèlent capables de s’opposer aux décisions politiques de la puissance hégémonique. Pour cette dernière, agir avec sagesse suppose dès lors qu’elle accepte négociations et compromis. Dans le monde actuel, tout projet impérialiste susciterait une opposition telle de la part d’États grands ou petits et un sentiment si vif de la légitimité de cette opposition au sein des populations, qu’il serait certain d’échouer.

Rudyard Kipling a parlé de l’empire comme du « fardeau de l’homme blanc » ; c’était dresser, dans le vocabulaire de l’époque, ce constat simple; la puissance entraine des responsabilités. Mais le fardeau de l’hégémonie ne peut être supporté seul ; il doit être partagé. Une puissance hégémonique gouvernée rationnellement n’agit pas unilatéralement pour repousser les agressions, faire cesser les massacres ou entreprendre ce travail, ô combien difficile, d’instauration de nations ; elle met sur pied des coalitions. La participation à ces coalitions ne se fera, bien entendu, que sur une base volontaire, et elle ne pourra être acquise que par la consultation, la persuasion et le compromis. Ces dernières années, notre gouvernement a cherché à écarter toutes les options sérieuses correspondant à ces trois procédures si nécessaires, donnant le sentiment que ses dirigeants entendaient gouverner seuls le monde. Cette ambition explique sans doute mieux la guerre en Irak que toutes les théories de l’impérialisme. Reste que les dirigeants américains ne peuvent pas gouverner le monde. Au lendemain de ce qui s’est révélé être une victoire extrêmement partielle dans la guerre contre Saddam, ils ne peuvent manifestement pas gouverner seuls un unique pays. Pendant que j’écris, ils sont à la recherche de soutiens, tout en continuant de refuser d’en passer par les voies de la consultation, de la persuasion et du compromis. Il est difficile de mesurer la capacité d’apprentissage de l’administration Bush. Mais elle apprendra tôt ou tard que l’hégémonie, à la différence de l’empire, repose sur le consentement.

Quelle politique de gauche découle de cette manière de concevoir la puissance américaine ? Il faudrait répondre plus longuement que je ne puis encore le faire. En Grande-Bretagne, au tournant des XIXe et XXe siècles, les hommes de gauche étaient partisans de la « petite Angleterre », c’est-à-dire qu’ils prônaient l’indépendance des colonies. Les États-Unis soutiennent déjà le principe de l’indépendance – même Bush & Co. s’opposent à la « micro-administration » ! – et celui de la démocratie, du moins officiellement. Dans un tel contexte, la gauche peut exiger que ce soutien soit effectif non seulement en paroles mais aussi en actes, même lorsque cela a pour effet de compromettre la puissance hégémonique. Les États-Unis sont-ils prêts, par exemple, à créer un gouvernement irakien susceptible de dire non à son protecteur américain, à la manière des Turcs ? Jusqu’à quel point notre gouvernement est-il prêt à reconnaître et soutenir – au nom de la stabilité dans le monde – des « tendances » et des intérêts contraires aux siens ! Quelle sorte d’équilibre, et avec quels autres groupes, est-il prêt à accepter ! Lénine a écrit que « le devoir de l’intelligentsia est de rendre inutiles les leaders issus de l’intelligentsia ». Il n’y croyait pas réellement, mais l’idée est féconde. Le devoir d’une puissance hégémonique démocratique est de rendre son propre rôle moins central, l’exercice du pouvoir toujours plus consensuel.

Ceux qui sont actuellement en poste à Washington n’adopteront jamais ce rôle. On ne pourra donc atteindre l’objectif minimal consistant à établir un meilleur équilibre, une hégémonie plus nuancée, une défense plus efficace du gouvernement démocratique, que par une politique d’opposition. Une telle opposition doit d’abord venir du sein des États-Unis : la gauche et les libéraux américains doivent se faire les avocats de l’autolimitation ; c’est elle qui donnerait son sens réel au fait d’approuver (et de faire respecter) le traité ABM (Anti Balistic Missiles) ou le traité de Kyoto, ou encore la Cour internationale de justice ; de prôner une plus grande réciprocité du commerce mondial et l’ouverture de nos frontières aux importations du tiers monde. Tous ces choix impliquent de réviser la portée de l’hégémonie, d’accepter des règles universelles que l’on appliquerait avec équité : ils constituent autant de « sacrifices de nature sociale ». Notons cependant, comme le suggère Gramsci, que ces sacrifices n’éliminent pas le pouvoir hégémonique : ils le modifient en un sens profitable à l’humanité ; ajoutons que c’est aussi un moyen de l’entretenir de manière intelligente. L’« internationalisme libéral » que défend actuellement le parti démocrate devrait assurément signifier au moins cela. Ceux d’entre nous qui veulent toutefois davantage, qui s’inquiètent et s’opposent à l’hégémonie d’une seule puissance, ont besoin d’alliés extérieurs : d’abord, dans la société des États, ensuite, dans la société civile internationale.

Considérons encore une fois l’idée d’« équilibre » que propose Gramsci : dans sa version internationale, il pourrait s’agir d’une répartition du pouvoir à l’ancienne mode, entre l’État hégémonique et un ensemble d’États rivaux. Dans le monde actuel, étant donné la manière dont le pouvoir est réparti, il est préférable d’imaginer cet équilibre sous la forme d’un partenariat entre les États-Unis et l’Europe. Les États-Unis ont besoin d’un partenaire ou de plusieurs partenaires, qui puissent soutenir ou non une action, qui puissent agir tantôt de concert avec nous, tantôt indépendamment. Mais pour pouvoir établir et maintenir un tel partenariat, les États européens doivent être prêts à prendre leur part de responsabilité dans le cours des affaires mondiales. Ils doivent assumer une part du fardeau qui revient à la puissance hégémonique (puisque ce travail, je l’ai déjà dit, est pour une part indispensable). Plus ils assument de responsabilités, plus la puissance hégémonique est amenée à négocier et accepter des compromis, et plus l’équilibre se déplace en direction de l’égalité. Si l’Europe – cet exemple me semble limpide – s’était vigoureusement et efficacement attaquée à la crise en ex-Yougoslavie, sans y impliquer les États-Unis, la domination américaine serait nettement plus réduite qu’elle ne l’est aujourd’hui.

Une autre forme de politique d’opposition peut émaner de la société civile internationale. Les États ne sont plus les seuls acteurs dans le monde actuel. Les multinationales, qui jouent un rôle central dans l’économie mondiale, sont les postes de commande de l’« Empire » décentralisé. Il est peu vraisemblable qu’elles soient une source d’opposition à la puissance hégémonique, mais elles sont tout à fait susceptibles de s’opposer à l’impérialisme lorsqu’il se fait aventureux. Plus pertinentes pour mon propos : les récentes et nombreuses organisations non-gouvernementales (ONG), qui défendent des valeurs universelles ou des intérêts collectifs et jouent dans la politique internationale un rôle qui reste à définir. Hardt et Negri contestent la capacité d’opposition de ces organisations, en s’appuyant sur le rôle que les ONG de défense des droits de l’homme ont joué en Bosnie et au Kosovo, où leur « intervention morale [est devenue] une ligne de front de l’intervention impérialiste » (p. 36). Cela me semble tout à fait faux : cette intervention dite « impérialiste » était tout à fait nécessaire moralement et il est très difficile de la faire correspondre à une théorie cohérente de l’impérialisme. Des organisations comme Human Rights Watch ou Amnesty Intenational peuvent intervenir non seulement aux marches de l’empire, mais en son cœur même, comme elles l’ont fait dans le cas de l’URSS et de ses satellites. Aujourd’hui, elles peuvent dénoncer des violations des droits de l’homme non seulement dans les pays « sur lesquels l’hégémonie s’exerce », mais aussi aux États-Unis.

Dans la mesure où le marché mondial est le principal fondement de l’hégémonie américaine, nous avons à imaginer des ONG qui, soit travaillent dans le cadre des instances de régulations comme l’OMC, soit contre elles, et qui cherchent à contenir le pouvoir du capital, exactement comme l’ont fait les démocraties sociales des XIXe et XXe siècles. La conférence de Seattle en 1999 a fourni le plus pur exemple de ce genre d’action politique. La société civile internationale pourra-t-elle fournir l’espace et les conditions nécessaires, non seulement aux groupes de défense des droits de l’homme et de l’environnement, et aux autres organisations thématiques, mais aussi à des mouvements internationaux au service de la justice sociale? Nous ne le savons pas encore. Sur ce point, Hardt et Negri sont plus optimistes que je ne le suis, mais cette question – une démocratie sociale internationale est-elle possible ? – est assurément une question cruciale pour l’avenir de la puissance hégémonique.

Pour l’heure, alors que nous recherchons un nouvel équilibre dans la société des États ou avec les nouveaux mouvements sociaux de la société civile internationale, nous devons comprendre qu’il ne s’agit pas de fomenter une rébellion des provinces impériales. Nous avons à construire une nouvelle forme de politique, qui soit à la fois adaptée au pouvoir réel, et à cette souplesse qui caractérise un gouvernement hégémonique. Dans le World Politics Journal (été 2002), Martin Walker a, dans cette perspective, parlé d’« empire virtuel ». L’expression ne me plait pas beaucoup, mais la description que Walker propose est éclairante. Elle ne permet certes pas de prévoir l’autoritarisme de l’administration Bush de ces dernières années, mais elle saisit ce que j’ai appelé le régime « naturel » de l’hégémonie américaine. Un « empire virtuel », selon lui, maintient sa prééminence « en manifestant davantage que de la courtoisie à l’égard du reste de l’ordre international ». Les alliés sont traités avec le respect dû à des États souverains. Les anciens ennemis (comme la Russie après 1989) sont invités à devenir de nouveaux alliés et soutenus dans cette voie. Les dirigeants de l’empire virtuel peuvent se montrer âpres dans la défense de leurs intérêts mais leur ligne politique demeure « ouverte au débat et à la persuasion » venus des États étrangers, des entreprises et groupes d’intérêts de différentes sortes. L’empire virtuel, conclut Walker, est « une bête inconnue que le monde n’a jamais encore eu l’occasion de voir ». Quel que soit le nom que nous lui donnerons, nous avons tout intérêt à prendre acte de sa nouveauté. Affirmer avec assurance que nous comprenons parfaitement la situation, que nous avons simplement à appliquer la théorie léniniste de l’impérialisme (que nous connaissons tous par cœur), c’est courir à l’échec politique.

Cet article est la traduction par Solange Chavel d’un texte de Michael Walzer publié dans la revue Dissent en février 2003. Cette traduction a fait l’objet d’une première publication dans Raison publique 2004, n°3.

Professeur émérite à l'Institut d'études avancées de Princeton University, Michael Walzer est un des plus grands penseurs politiques américains. Ses ouvrages portent sur une grande variété de sujets de théorie politique et de philosophie morale, notamment l'obligation politique, la guerre juste et injuste, le nationalisme et l'ethnicité, la justice économique et l'État-providence.

Notes

Notes
1 Cité in Chantal Mouffe (éd), Gramsci and A Marxist Theory, Routledge and Kegan Paul, 1979, pp. 86-87