Susan Wolf – Un livre témoin

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A propos de : Susan Wolf, Meaning In Life and Why It Matters, Princeton, Princeton University Press, 2010.

Petit livre, grandes idées

Il ne faut pas toujours se fier aux apparences. Meaning In Life and Why It Matters se présente assurément comme un petit livre, a priori très loin de l’ambition de révolutionner l’approche de l’éthique. C’est pourtant un ouvrage qui permet de faire le point sur les dernières recherches de l’auteur. Constitué de deux essais d’une trentaine de pages chacun, issus d’une série de conférences données à Princeton en 2007, précédés par une introduction et suivis de remarques discutant la thèse de l’auteur, l’ouvrage s’achève par une réponse assez détaillée de l’auteur à ses commentateurs.

La thèse tient en deux phrases. Le sens d’une vie n’est réductible ni à la recherche du bonheur, ni à l’exercice de la moralité. Il s’agit de penser une troisième voie, irréductible, qui doit sans cesse être maintenue face à la dichotomie bonheur/morale. Le but de ces lectures est de mettre en évidence ces motifs d’actions particuliers , qui représentent une dimension de la valeur que nous avons de sérieuses raisons de désirer pour nous-mêmes et pour ceux dont on se soucie, et qui n’est réductible ni à la recherche du bonheur, ni à un devoir moral. Cela signifie qu’il ne serait pas irrationnel de passer du temps pour des choses qui ne maximisent pas notre propre bien-être et qui ne sont pas non plus moralement parfaites. Ce livre est une tentative d’éclaircir ce qui fait qu’une vie est pleine de sens.

Bref, à première vue, à l’ouest de l’Atlantique rien de nouveau1A cet égard, on peut rappeler, que la philosophie américaine depuis au moins vingt ans n’hésite pas à poser la question socratique du « comment vivre ? ». On peut songer notamment aux travaux de Nussbaum, Diamond, Cavell mais aussi Nagel ou Nozick, etc..Ce serait pourtant manquer ce qui s’y joue sous nos yeux dans le domaine de l’éthique. Nous souhaiterions ainsi poursuivre cette double lecture de l’ouvrage : d’une part rendre justice à l’intérêt intrinsèque du dernier ouvrage de la philosophe de Chapel Hill, et d’autre part situer son essai dans une dimension bien plus vaste qui l’inscrit pleinement dans le tournant actuellement engagé en éthique. Si l’on peut parler d’un livre témoin, c’est notamment parce que l’on retrouve en quelques pages un panorama quasiment complet des grands domaines de l’éthique. Caractéristique d’une nouvelle approche qui se dessine dans ce champ, les travaux de recherches ne portent plus tant sur l’approfondissement des domaines spécifiques (méta-éthique, éthique appliquée…) que sur les relations entre ces domaines et leur incidences respectives.

La question traitée par Susan Wolf ici n’est pas celle de la signification ultime de la vie humaine. C’est pourquoi, avant d’exposer la thèse plus en détail, il est important de présenter trois écueils qui peuvent conduire à des contre-sens concernant l’ouvrage. Il faut tout d’abord se garder d’inscrire l’argumentation dans un horizon téléologique, en lien notamment avec les grandes traditions religieuses. Deuxièmement, se préserver de la perspective existentialiste qui pose la vie comme ultimement sans signification. Enfin, le lecteur qui chercherait dans ses lignes un manuel de développement personnel ne manquera pas d’être déçu.

Du sens d’une vie

Le point de départ de l’ouvrage est le suivant : nous cherchons tous du sens dans notre vie et son absence rend la vie ennuyeuse. C’est ce constat quasiment empirique qui assoit l’importance de la signification d’une vie : son absence rend l’existence humaine terne. La signification d’une vie n’a de valeur qu’à la lumière du désir que l’on éprouve de l’obtenir. Elle n’a pas de valeur intrinsèque. De fait le point de départ qui ouvre à une axiologie réaliste, donc quasiment hétéronome, est immanent.

 Fidèle à son approche philosophique, Susan Wolf applique ici une méthode “endoxale” (endoxic method): écouter la réponse ordinaire des gens, puis développer philosophiquement les concepts engagés dans le quotidien. L’une des qualités de cette approche consiste à ne jamais rester au niveau de l’abstraction, mais à illustrer son propos avec des exemples (concrets ou hypothétiques).

Wolf propose une première définition de ce qui fait le sens d’une vie : “meaning arises when subjective attraction meets objective attractiveness”2 S. Wolf, Meaning In Life and Why It Matters, Princeton University Press, 2010, Princeton and Oxford, p. 9 – Le sens survient quand l’attraction subjective rencontre un fait objectivement attirant. . De cette définition, on peut dégager trois éléments : l’attraction subjective, la valeur objective et un engagement actif, qui relie l’un à l’autre. Cette mise en forme théorique du problème est particulièrement féconde, car elle articule en une position des concepts et leur relation. Cela permet avant tout de ne pas mettre exagérément l’accent sur la théorie ou la pratique et donc de présenter une vue plus large de cette vision éthique, allant de la méta-éthique à l’éthique appliquée.

De cette constitution du problème surgissent alors bon nombre d’objections, dont nous ne relèverons que les principales : a-t-elle raison d’insister comme elle le fait sur la valeur objective, d’exiger que nous nous engagions pour quelque chose d’extérieur à nous ? Et cette approche ne se révèle-t-elle pas trop normative ?

Pour traduire cet écueil qu’est le danger de l’élitisme, on peut le résumer d’une formule qui rejoint le quid juris kantien : who’s to say ? En effet, qui peut (légitimement) prononcer un jugement valable sur la hiérarchie des valeurs ? Par exemple, si les choses estimables sont celles établies par la communauté elle-même, elles sont susceptibles d’être biaisées, ou de révéler une étroitesse d’esprit.

Toutefois, on peut minimiser ces dangers en gardant à l’esprit qu’il ne s’agit pas pour Susan Wolf d’imposer un système de mesure totale pour évaluer la valeur de n’importe quelle existence. Chaque jugement personnel ne serait qu’une tentative qui mérite d’être comparée à ce que font les autres. Il est particulièrement intéressant de noter que pour elle l’absence d’un juge ultime tranchant la question ne permet pas de remettre en cause la cohérence ou la légitimité de cette recherche de valeurs objectives. En cela, l’approche de Susan Wolf est remarquable car elle parvient à plaider pour une position réaliste tout en restant dans le cadre théorique de la modernité. Exercice qui n’est pas impossible mais qui est toujours incroyablement difficile comme en témoigne les débats autour de l’œuvre, par exemple, de Charles Larmore.

Cherchant à distinguer les actes moraux des actes qui font qu’une vie a du sens, Susan Wolf interroge la spécificité de ces derniers par rapport aux vues morales. L’acte qui fait sens dans une vie n’est pas requis dans une perspective impersonnelle. Il existe une catégorie légitime d’actions qui ne promeuvent pas le bien de l’agent et qui ne répondent pas non plus à un appel impartial.

Cependant, il existe des activités qui peuvent procurer une intense satisfaction à certaines personnes, absorber toute leur énergie et leur temps, sans posséder pour autant beaucoup de valeur. Elle brosse ainsi le portrait, semblant tout droit sortie d’une nouvelle de Borges, d’un homme ne vivant que pour recopier Guerre et Paix à la main. Aucune activité n’est jamais véritablement sans aucune valeur, mais il convient de lui accorder la part de temps et d’énergie qui convient.

La vie d’une personne ne peut être pleine de sens que s’il aime quelque chose, qu’il s’y engage, qu’il s’y intéresse. Cela étant, même un personne qui s’engage intensément dans une activité sans valeur n’aura pas pour autant une vie riche. La conception de la signification développée ici est donc composée d’une relation active entre des critères objectifs et des critères subjectifs. Du point de vue théorique, elle admet l’existence d’attirances subjectives et objective (désir et valeurs réalistes) qu’elle articule au plan pratique, en l’occurrence éthique, en interrogeant leur relation.

Il s’agit de faire reconnaître qu’il existe une catégorie de valeurs qui ne sont pas réductibles au bonheur ni à la moralité et que l’on réalise en aimant des objets dignes d’être aimés. Toutefois, elle ne compte pas présenter une théorie complète de la valeur objective, mais bien plutôt une méthode pour les mettre en évidence.

La méthode adoptée, relayée par un travail philosophique méticuleux des concepts engagés dans le quotidien, permet à Susan Wolf de ne pas s’engager dans la voie souvent insatisfaisante de la démonstration a priori de l’existence des concepts qu’elle avance et fait jouer. Le fait que l’on comprenne les discours qui font référence à une vie plus ou moins signifiante laisse entendre que nous avons en nous une conception a priori de ce qu’est une vie bonne. Certes, le démon de la tautologie ne semble pas loin, (cela existe parce que cela existe déjà) mais ce n’est pas nécessairement un mauvais point de départ, dans le cadre d’un retour sur l’expérience existentielle de l’homme. 

L’engagement axiologique. Le débat sur le réalisme

La question du sens chez Susan Wolf est intimement liée à la question de la nature des valeurs, notamment leur versant objectif. Il faut donc trouver un moyen de le mettre en évidence. Ce point méthodologique est un passage obligé de tout propos éthique : l’importance, notamment en axiologie, de trouver un bon révélateur, tel que l’imagination ou l’émotion (on peut penser aux travaux de T. Nagel ou C. Tappolet sur ces points),  pour mettre en évidence les valeurs. Ce détour dans la démonstration manifeste que les valeurs ne se donnent pas simplement telles qu’elles sont dans l’expérience. Il est important de poser un révélateur avant d’attaquer les questions éthiques et d’autre part, on remarque qu’il existe une tension entre la constitution et la donation de la valeur.

La question se pose alors de savoir quels objets sont dignes d’être aimés ? Comment détermine-t-on qu’une activité est adéquate, pleine de valeur (worthy)? Quels critères méthodologiques peuvent-être utilisés ? Un second faisceau d’interrogations concerne plus particulièrement le moment de l’adhésion aux valeurs. Pourquoi accepter la légitimité de ces jugements ? De fait il est difficile de savoir ce qui a plus de valeur que quelque chose d’autre. Est-ce que le basket, la poésie correspondent à ces critères ? Comment les hiérarchiser ? cette échelle des activités valorisées est-elle immuable, variante réactualisée de la hiérarchie axiologique théorisée par Scheler ?

La position de Susan Wolf à cet égard consiste à atténuer l’exigence de la requête en se contentant de chercher une activité dont la valeur ne repose pas seulement sur l’intérêt contingent qu’on lui porte. Une vison bipartite peut résoudre cette tension, et enrichit la définition par la même occasion. Pour qu’une vie soit riche, elle doit posséder les deux versants : le sujet doit la trouver satisfaisante, et être en relation avec quelque chose dont la valeur a sa source hors du sujet. Sa conception de meaningfulness permet de réunir et d’assembler harmonieusement les dimensions objectives et subjectives qu’une vie peut ou non posséder.

Une conception de la signification dans la vie qui fonde la position réaliste

Le second essai est consacré à balayer les résistances sur la référence à des valeurs objectives et la conception qui lui est attachée, afin de pouvoir ménager la possibilité d’évaluer et hiérarchiser les projets en termes d’adéquation.

Cette conception du sens dans la vie repose de façon essentielle sur l’idée d’une dimension non subjective de la valeur : certains activités, relations et projets seraient meilleurs que d’autres. De fait cela signifie que certaines personnes peuvent se tromper sur la valeur de leur activité. On retrouve ici la question des limites épistémiques de l’agent moral, élément crucial qui permet dans le cadre d’une théorie partisane d’un réalisme, d’éviter le dogmatisme.  On peut poser la question de ce qui a vraiment de la valeur, tout en restant humble sur sa capacité à trouver la réponse. Wolf tente de montrer que la croyance en une forme de réalisme des valeurs n’est pas nécessairement une preuve d’étroitesse d’esprit ou de dogmatisme. On touche là à une tension admise par l’auteur : une conception purement subjective de la valeur n’est guère satisfaisante, pourtant, elle ne prétend pas pouvoir l’épauler d’un versant objectif des valeurs qui ne soit pas mystérieux ou incompréhensible.

La mise à plat des concepts, reposant sur la dualité subjectif/objectif reste globalement insatisfaisante si on attend du définitif. Toutefois cette imprécision dans la nature des valeurs est largement complétée par un autre critère qui est celui de l’engagement dans quelque chose de plus large que nous. Ce critère est mieux appréhendé dès lors que l’on n’en fait plus un critère objectif isolé, mais qu’on le fait fonctionner en tandem avec les sentiments subjectifs et les attitudes qui les accompagnent. C’est l’engagement éthique qui permet véritablement de relier le versant objectif et subjectif.

Sa compréhension de la signification d’une vie comporte l’idée que les gens, quand ils en parlent, ont à l’esprit la chose suivante : la chose qu’ils ont identifiée comme désirable est pensée, ou mieux, sentie, comme répondant à un certain type de besoin humain. Ce moment de la démonstration voit l’anthropologie philosophique (qui joue le rôle de point de départ de la recherche) revenir dans l’argumentation, éclairée par la formalisation imposée par le langage. Cet apport de la philosophie de la communication permet d’établir le passage entre l’individu et la société, et évite ainsi le solipsisme auquel se heurtent certains travaux éthiques excessivement centrés sur l’individu.

Les sentiments subjectifs nous conduisent vers l’idée d’une anthropologie philosophique. Il importe en effet que la voie choisie corresponde à un besoin humain, qu’elle puisse être comprise par autrui. Faire quelque chose qui puisse être compris et partagé d’un point de vue autre que le sien, y compris un point de vue imaginaire, comme de celui d’un spectateur impartial. Pour identifier ces “besoins humains” partageables entre individus, elle en appelle à Thomas Nagel, notamment en faisant référence au point de vue de nulle part, réinterprété ici comme une tendance à se mettre à la place d’autrui. Par ailleurs elle pense que ce regard de distanciation sur nos activités vient aussi en grande partie de notre nature sociale, notre envie de ne pas être seul. Choisir une activité dont la valorisation ne repose pas uniquement sur nous permet d’espérer partager cet intérêt, ce point de vue. Toutefois, elle souligne qu’à ses yeux une vie ne doit pas sembler pleine de sens, elle doit être pleine de sens. C’est pourquoi la dimension objective est aussi importante dans son essai.

Choix éthique et aveuglement

Avant de prêter attention aux critiques qui prolongent et délimitent la thèse de Wolf, nous aimerions nous attarder sur un point relativement mineur dans l’économie de l’ouvrage, mais qui témoigne d’une nouvelle perspective dans la réflexion éthique. Il s’agit de la prise en compte de l’aveuglement dans l’action. En effet, souligne Wolf, si une personne est réellement engagée dans un projet qui comble sa vie, il est fort probable que le besoin d’y penser, de le théoriser ne se fasse pas sentir. Il peut parfaitement en être inconscient.

Il est fort probable que de nombreuses personnes vivent, et s’engagent dans des activités, sans jamais s’être demandées si cela contribuait à donner un sens à leur vie. Il existe un paradoxe, similaire à celui rencontré par l’hédonisme : si vous souhaitez vivre une vie riche, il ne faut pas se focaliser dessus, admettre une forme d’indétermination du concept.

Est-ce une lacune dans la réflexion, une tache aveugle qui demanderait à être explicité par d’autres ouvrages ? Rien n’est moins sûr. Après tout, même si nous ne sommes pas capable de développer une théorie philosophique complète sur la nature exacte de valeurs non-subjectives, nous ne sommes pas totalement démunis en ce qui concerne la pratique elle-même.

Les commentaires

Il faut saluer la qualité des commentaires qui réussissent à épauler et prolonger les thèses de Susan Wolf. Les deux essais de Susan Wolf dont nous venons d’exposer les principales positions sont prolongés par quatre critiques qui permettent au lecteur d’explorer différemment les pistes ouvertes. Ainsi, les interventions d’Arpaly et d’Haidt expriment des réserves quant à la possibilité de trouver des critères objectifs de valeur tandis que les textes de Adams et Koethe, plus sympathiques aux thèses défendues, interrogent l’importance respective des aspects subjectifs et objectifs, amputant l’un ou l’autre versant de la thèse d’une manière qui n’a rien à envier au rasoir d’Ockham.  

Koethe souligne assez justement que Susan Wolf ne précise pas suffisamment si elle entend par valeur objective une réussite effective ou si cette activité a une valeur que l’on pose comme objective. La question est en fait cruciale dans le cas des activités artistiques. Une activité mérite-t-elle d’être poursuivie si elle ne rencontre aucune reconnaissance de notre vivant ? En somme, les thèses défendues dans l’ouvrage permettent-elles de ménager une place pour un artiste comme Gauguin, dont le génie ne fut reconnu qu’après sa mort ?

À cet accent mis sur la dimension objective, répondent les remarques de Adams qui portent, elles, sur la dimension subjective. Plus précisément, il se demande si l’impression d’achèvement, de complétude (fullfilment)  est aussi primordiale que peut le laisser entendre les essais de Wolf. Il pointe en particulier comme tache aveugle la possibilité d’un projet extrêmement noble, qui justifie et donne sens à une vie, quand bien même le résultat n’aurait pas été atteint. Travaillant à la limite des thèses de Susan Wolf, il évoque l’idée que, in fine, la dimension objective d’un projet estimable pourrait être réductible à l’impartialité requise par la moralité. Bien qu’effectivement, certains exemples puissent donner cette impression, il nous semble que c’est là perdre une grande partie de la pensée de l’auteur qui depuis son article consacré au “Saint moral”3 On pourra lire une traduction de cet article sur le site de la revue Implications philosophiques. http://www.implications-philosophiques.org/actualite/le-saint-moral/, s’efforce de penser une troisième voie non-réductible au bonheur et à la moralité.

Les deux autres commentaires sont nettement plus critiques vis-à-vis des thèses de l’auteur. Arpaly propose d’alléger la question de ce qui donne un sens à une vie de sa dimension objective. Si un individu trouve une pleine satisfaction dans son engagement, est-il bien nécessaire de chercher à toute force une adéquation avec quelque chose d’objectif. Une vie épanouie selon lui ne dépend pas de l’adéquation avec une valeur hétéronome, mais de la conformité aux désirs d’une nature humaine. Toutefois les conséquences de cette position sont relativement détestables. Notamment dans le cas des contre-exemples : qu’est-ce qu’une vie non-satisfaisante ? La ligne adoptée par Arpaly conduit à poser qu’une personne qui donne un sens à sa vie en se consacrant jour et nuit au bien être de son poisson rouge manque d’un élément d’humanité, ce qui conduit à repenser les apports de l’anthropologie philosophique en termes de “normalité”. Le sens d’une vie peut-il devenir normatif, ou du moins un étalon pour hiérarchiser les existences ?

Haidt, le dernier des commentateurs, propose de changer de perspective et d’expliquer les phénomènes d’épanouissement en termes de psychologie de groupe. S’attaquant au versant objectif de la position de Wolf, Haidt affirme qu’il existe une dimension élitaire dans ce choix, qui conduirait à produire une aristocratie édictant ce qui est valorisé ou non. Certes, c’est une dérive possible, toutefois, l’alternative proposée est bien loin d’être satisfaisante. Haidt tire à l’extrême une hypothèse de Wolf qui suggère que nous souhaitons nous engager dans des activités qui peuvent être également appréciées par autrui car nous sommes des êtres sociaux. Pour Haidt il serait plus juste de dire que l’être humain est “hyper-social” et doit être compris sur le modèle de la ruche ou de la fourmilière. Il suggère ainsi que le sens d’une vie est quelque chose qui ne se comprend qu’à partir du groupe et non de l’individu. C’est à notre sens, manquer radicalement la finesse de la pensée de Wolf que d’abandonner l’individu pour le groupe.

Pour nous résumer, au terme de cette lecture, un individu ne peut donc s’engager dans un projet qui fasse sens à ses yeux et qui soit dénué de toute valeur. Il est intéressant de souligner comment Susan Wolf parvient à présenter une conception de la valeur détachée de sa dimension morale, pour rejoindre l’art de bien vivre, et donner sa substance au sens.

  Fidèle aux positions philosophiques qu’elle avait déjà défendu dans le “Saint moral”, Susan Wolf s’attache encore une fois à maintenir ouverte la possibilité que ce qui donne un sens à la vie d’une personne ne vienne pas seulement de la morale. La signification serait bien plutôt à comprendre comme un engagement actif dans un projet estimable, qui nous relie au monde d’une manière positive. C’est cet engagement qui nous permettrait de considérer notre vie comme ayant de la valeur, même lorsque l’on adopte un point de vue extérieur. Toutefois, à la différence de Haidt, bien qu’il existe une dimension inter-subjective à ces engagements, ils ne sont pas réductibles à des projets collectifs ne prenant sens qu’au niveau de la fourmilière (ou de la ruche).

  Saluons enfin l’ampleur du traitement par Susan Wolf de ces questions. Articulant les questions de l’anthropologie philosophique (le besoin/désir qui pousse l’homme à s’investir dans des activités qui donnent un sens à sa vie) avec des considérations sémiotiques (primat notamment du sens en éthique) et l’accent qu’elle place sur le lien entre le sens et les valeurs, qui lui permet de réinvestir le débat réalisme/subjectivisme qui enflamme la méta-éthique. Débat qui lui-même est replacé dans un contexte plus large, avec la dimension collective de l’élaboration inter-subjective des normes et des désirs. 

La recension d’un livre demande à son auteur une certaine réserve. Nous nous contenterons donc de conclure en citant l’introduction de Stephen Macedo : “This is philosophy at its best4Op. cit., P. xii”.

Docteur en philosophie, chercheur associé au Curapp (UPJV - CNRS), Thibaud Zuppinger est directeur de la publication de la revue Implications Philosophiques.

Notes

Notes
1 A cet égard, on peut rappeler, que la philosophie américaine depuis au moins vingt ans n’hésite pas à poser la question socratique du « comment vivre ? ». On peut songer notamment aux travaux de Nussbaum, Diamond, Cavell mais aussi Nagel ou Nozick, etc.
2 S. Wolf, Meaning In Life and Why It Matters, Princeton University Press, 2010, Princeton and Oxford, p. 9 – Le sens survient quand l’attraction subjective rencontre un fait objectivement attirant.
3 On pourra lire une traduction de cet article sur le site de la revue Implications philosophiques. http://www.implications-philosophiques.org/actualite/le-saint-moral/
4 Op. cit., P. xii