Le paradoxe des excuses

S’excuse-t-on jamais assez ? Les excuses ont-elles encore un sens ? En revenant sur les polémiques causées par les excuses institutionnelles et collectives, Jean-Cassien Billier s’interroge sur leur validité et leur valeur. Cet article est initialement paru dans le dossier “Excuses d’Etat” du n°10 de la revue Raison publique (mai 2009).

Une vague de regrets, mêlée d’excuses et de quelques éléments de repentance, a déferlé sur la planète à partir de la fin des années 1980. Bill Clinton a exprimé ses « regrets » pour l’esclavage qui fut pratiqué aux États-Unis. George W. Bush l’a qualifié de « l’un des plus grands crimes de l’histoire ». Le Congrès américain vient plus récemment, en juillet 2008, d’adopter un texte « présentant des excuses aux Noirs américains au nom du peuple des États-Unis pour le mal qui leur a été fait » sous les lois ségrégationnistes dites « lois Jim Crow » et « pour leurs ancêtres qui ont souffert de l’esclavage ». Tony Blair a, de son côté, exprimé en 2006 des « regrets » sur le rôle joué par le Royaume-Uni dans le commerce triangulaire, mais sans aller jusqu’à présenter des excuses pour la traite des Noirs. Pourtant, en 1997, le même Tony Blair demandait pardon pour la négligence des autorités britanniques face à la grande famine d’Irlande. La reine Elisabeth II avait présenté pour sa part, en 1995, des excuses officielles à la plus grande tribu Maori de Nouvelle-Zélande pour la dévastation de ses terres au XIXème siècle. Le 11 juin 2008, le Premier ministre canadien Stephen Harper présentait quant à lui les excuses officielles du gouvernement fédéral pour le traitement infligé aux indiens depuis la fin du XIXème siècle dans des pensionnats d’État destinés à briser les familles et à « tuer l’Indien au sein de l’enfant ». En 1998, le Canada avait déjà présenté des excuses publiques, cette fois pour avoir placé les Canadiens d’ascendance japonaise dans des camps d’internement pendant la Seconde Guerre mondiale. La Chambre des Communes d’Ottawa votait de son côté à l’unanimité, pendant l’été 2008, une résolution demandant au Japon de s’excuser à son tour pour avoir forcé des femmes étrangères à se prostituer pendant la Seconde Guerre mondiale. Taiwan, la Corée du Sud, les États-Unis, les Pays-Bas et l’Union européenne ont d’ailleurs uni leurs voix à celle du Canada pour demander au gouvernement japonais de rétablir la dignité de ces « femmes de réconfort », pour reprendre l’euphémisme japonais désignant l’esclavage sexuel pendant la Seconde Guerre mondiale. Le Japon s’est insurgé contre cette demande, qu’il juge inutilement humiliante, en considérant qu’il avait déjà fait le nécessaire moral en présentant en 1993 ses « excuses sincères et regrets » et en reconnaissant que l’armée japonaise avait été « directement ou indirectement » impliquée dans cette entreprise d’esclavage sexuel. En Afrique du Sud, quelques anciens membres des gouvernements de l’époque de l’apartheid exprimèrent leurs regrets. En Suisse, un débat porta sur la question de savoir si des excuses assorties de réparation financière devaient être accordées à des victimes de l’apartheid ayant déposé plainte contre des banques et entreprises étrangères ayant entretenu des liens avec l’Afrique du Sud avant 1991. En Australie, un vaste mouvement de mémoire collective et de contrition s’est développé à l’égard des agissements passés des colons blancs à l’encontre des Aborigènes. Le 12 février 2008, le Premier ministre Kevin Rudd a finalement présenté les excuses officielles de son pays aux Aborigènes pour les injustices qu’ils ont subies pendant deux siècles. Il est difficile de ne pas évoquer, pour en finir avec cette liste qui n’est qu’indicative, les débats toujours ouverts à ce jour autour des actes successifs de repentance de l’Église catholique. Le 31 octobre 1992, le pape Jean-Paul II prononça un discours devant l’Académie pontificale des sciences reconnaissant un certain nombre d’erreurs passées de l’Église dans l’affaire Galilée, sans toutefois satisfaire tous les spécialistes tant de l’histoire des sciences et que du catholicisme. À l’automne 1987, Jean-Paul II avait par ailleurs promis aux Juifs une prise de position officielle de l’Église catholique sur l’attitude de Pie XII durant la période du nazisme. Une décennie plus tard, le 16 mars 1998, une déclaration intitulée « Souvenons-nous : une réflexion sur la Shoah » exprime de profonds « regrets » à l’égard des « erreurs et des échecs » des catholiques pendant l’Holocauste, mais ne contient pas d’excuse explicite et, surtout, absout de tout péché le pape Pie XII. Ce dernier point est une source de polémique incessante. En avril 2008, par exemple, le nonce apostolique en Israël annonça qu’il refusait de participer aux commémorations de la Shoah au mémorial Yad Vashem à Jérusalem au motif d’une photographie du Pape Pie XII présentée parmi celles de « ceux dont on devrait avoir honte pour ce qu’ils ont fait contre les Juifs ». La reconnaissance par l’Église catholique de son antijudaïsme passé fut jugée frileuse par certains, et en tout cas en retrait par rapport à la déclaration de repentance des évêques de France en 1997. Le troisième acte de repentance eut lieu solennellement dans la basilique Saint-Pierre de Rome le 12 mars 2000, relatif aux erreurs passées des membres de l’Église. Certains estimèrent une fois de plus que la repentance n’était pas complète parce qu’elle aurait notamment minimisé le nombre des victimes de l’Inquisition.

Le moins qu’on puisse dire, c’est que ces actes de repentance ou d’excuse ne vont pas sans difficulté. Politiquement, de façon générale, ne pas présenter des excuses paraît désormais de plus en plus inexcusable. Mais s’excuse-t-on jamais assez ? Pire : dans les cas extrêmes, les excuses ont-elles encore un sens, ou bien sont-elles obscènes ? Face à la mémoire de la Shoah, l’Allemagne moderne peut-elle décemment « présenter ses excuses » ? N’est-il pas plus adéquat qu’elle s’incline en silence devant le monument à la mémoire du ghetto de Varsovie, comme le fit le chancelier ouest-allemand Willy Brandt en 1970, ou qu’elle exprime une simple et pure honte, comme la chancelière Angela Merkel dans son discours devant la Knesset en mars 2008 ?

Cette avalanche de cas pratiques sur fond de tragédies plus ou moins vives suscite assurément la question de savoir ce que peut bien être la validité morale des « excuses » institutionnelles ou collectives. Les quelques cas que nous venons d’évoquer font très vite apparaître les premières objections. Ces regrets sont-ils sincères, ces excuses sont-elles pleines et entières ? Que valent des regrets sans excuses ? L’ombre d’une intention politique de circonstance enlève-t-elle toute valeur à l’expression de regrets ou d’excuses ? Des excuses sans réparation matérielle ont-elles une valeur ? Etc. Dans le fond, la question est bien de savoir si la notion même de « réparation morale » a un sens. Si l’on considère avec Margaret Walker que la réparation morale devrait consister à « restaurer ou créer la confiance et l’espoir dans un sens partagé des valeurs et de la responsabilité »1, comment un tel programme est-il réalisable dans le cas particulier des institutions ou des entités collectives ?

Nous tenterons de reconstruire ici les raisons de fond qui justifient les objections les plus courantes aux actes de repentance institutionnelle ou collective afin de tenter de répondre à la question de savoir si elles mettent vraiment en péril la validité morale de tels actes.

L’attrition a-t-elle une valeur morale ?

La repentance est un acte riche d’un héritage théologique judéo-chrétien (mais aussi musulman) qui explique sans doute en partie les vertus que les sociétés et les États occidentaux lui accordent.

Le judaïsme accorde une place de choix aux dix jours de repentance, les « Asseret Yemei Teshouva », entre la fête de Roch Hachana (Le Nouvel An hébraïque) la célébration de Yom Kippour, le Jour de l’Expiation, connu le plus souvent sous le nom de Jour du Grand Pardon.

Le christianisme octroie également une grande place, tant dans la théologie morale que dans la pratique religieuse, aux actes de contrition qui réalisent le mouvement profond de la repentance, qui est celui d’une metanoia : un retournement et un ressourcement de l’âme qui se détourne du péché et répond à l’appel de Dieu. Il est utile de se souvenir des analyses théologiques en la matière. Dans le catholicisme, par exemple, la notion de contrition répond à des critères précis. Elle présente quatre caractéristiques et se distingue de la simple attrition. Elle doit en effet tout d’abord être 1° une douleur ou un regret de l’âme, 2° d’avoir offensé Dieu, 3° découler de l’amour de Dieu et non de la crainte d’un châtiment et 4° être accompagnée de la disposition sincère de ne plus pécher. La présence des caractéristiques 1 et 4, et l’absence des 2 et 3 permettent de définir l’attrition, qui est donc une contrition incomplète, c’est-à-dire imparfaite. L’attrition ne déteste le péché que comme un mal pour nous, et non comme une offense faite à Dieu, ou bien n’est qu’un regret d’avoir offensé Dieu dont le principe n’est pas l’amour de Dieu mais la seule crainte du châtiment du Purgatoire ou de l’Enfer.

 Si l’on transpose, autant qu’il est du moins possible de le faire, cette distinction théologique dans le vocabulaire de la philosophie morale, il apparaît donc que l’attrition est la forme imparfaite, et par-là la plus plausible, de la repentance. Elle procède en effet partiellement d’un calcul d’intérêt (c’est un mal « pour nous », ce qui inclut l’agent moral lui-même). Mais elle relève dans le même temps d’une sorte de calcul d’intérêt général (le mal « pour nous » inclut le mal causé à autrui, et par extension le mal infligé à la communauté de l’acte, voire à la communauté humaine tout entière). Enfin, elle relève dans le même temps intégralement d’une émotion considérée comme morale : la douleur du regret moral, bref le remords. Un simple calcul ne serait pas accompagné de la douleur du remords. Et un pur remords n’admettrait pas la possibilité d’un calcul. Or, le « pur » remords est, comme tout ce qui est supposé être pur en morale, une idéalité. L’analyse morale la plus prudente, et par suite la plus plausible, doit tabler sur le mélange des sentiments. Bref, l’attrition est un vrai remords parce qu’un remords est une douleur psychologique et qu’une douleur est toujours une vraie douleur. Mais cela ne signifie évidemment en rien que cette douleur ne soit pas mêlée d’autres sentiments, et ne cohabite pas avec une forme de calcul d’intérêt. La forme parfaite de la repentance, dont la pureté absolue est désignée en théologie par les deux clauses qui stipulent qu’il faut posséder la conscience d’avoir offensé Dieu lui-même et éprouver un remords qui ne soit pas contaminé par la simple crainte d’un châtiment divin, est improbable. Surtout si l’agent moral est une institution ou une collectivité.

On voit mal, en effet, comment on pourrait s’assurer de la pureté de sentiment et d’intention de telles instances, alors que c’est une affaire déjà hautement problématique, comme chacun sait, lorsque l’agent moral est un individu. Si tout irénisme est mal à propos en la matière, sans doute ne faut-il pas tomber non plus dans l’excès inverse. Il n’existe pas, en effet, de raison de principe justifiant de refuser absolument à une collectivité ou à une institution la possibilité même de faire un acte d’attrition, et même de contrition. La différence entre ces deux actes est ici une question de degré, davantage que de nature. Une « authentique » contrition devrait être, en effet, une forme « purifiée » de l’attrition, autrement dit une forme de celle-ci débarrassée de tout calcul intéressé et dictée par la seule pureté du cœur (devant Dieu pour le théologien moral, devant la Loi morale pour un kantien un peu étourdi qui aurait oublié que Kant est le premier à déclarer que de tels actes purs n’ont point d’exemples dans le monde humain), alors que l’attrition ne serait qu’un remords humain et trop humain, dans lequel le grandiose moral se mêlerait à des bassesses et à une imperfection essentielle. Un tel purisme rendrait caduques toutes nos vies morales individuelles, dans lesquelles nous n’attendons fort heureusement jamais de nous-mêmes et d’autrui des sentiments à l’improbable état chimiquement pur pour attribuer à ces derniers une certaine valeur morale. L’attrition a donc, bien sûr, une valeur morale. Théologiquement, elle est une contrition dans laquelle l’amour de Dieu ne joue qu’un rôle désespérément flou. Moralement, elle est comme le premier degré, et par là le plus fréquent, de la valeur morale du repentir. C’est modeste. Mais il ne faut pas non plus imaginer que les collectivités ou les institutions puissent être des saintes. En réalité, les deux questions méta-éthiques qui importent le plus ici sont de savoir quel type d’agent moral particulier peuvent bien être une collectivité ou une institution, et à quel type d’acte peut bien correspondre l’attrition.

Un agent moral peut-il être collectif ou institutionnel ?

Personne ne songe sérieusement à remettre en cause la relation privilégiée que l’individu humain entretient avec la notion d’« agent moral ». Si l’idée d’agent moral a un sens, pensons-nous en général, elle signifie une sorte de propriété de l’individu humain, plus ou moins évidente selon qu’on l’identifie à une capacité présente au moins virtuellement dans l’humain ou à une série de qualités que devrait posséder un individu pour briguer le titre d’agent moral. Nous acceptons également assez facilement que l’on puisse définir une catégorie à part pour les « patients moraux », autrement dit pour ceux qui sont l’objet, d’un point de vue moral, de nos actes. De même acceptons-nous le plus souvent que nombre de ces patients moraux ne soient pas humains puisque nous incluons désormais de façon de moins en moins controversée dans cette catégorie la nature, autrement dit les végétaux, les minéraux, et surtout les animaux non humains.

Emportés par l’enthousiasme, la plupart d’entre nous ne s’arrêtent pas en si bon chemin et élargissent également la catégorie d’agent moral elle-même en y incluant la famille, la nation, l’État, l’entreprise, le parti, le club, etc. Ainsi n’est-il pas rare d’entendre parler très sérieusement et en un sens non juridique de la « responsabilité morale » d’une entreprise, d’un État ou d’une association de quartier. Or, si l’on peut accepter assez vite des analogies très générales entre un individu et une collectivité ou une institution identifiables (par exemple une certaine stabilité rendant crédible une identité ou plus précisément une « mêmeté » dans le temps), il n’est tout de même pas évident de passer d’une entité à une autre comme si aucune différence morale ne créait ici le moindre obstacle. Le Parti socialiste français, l’État fédéral canadien, le peuple allemand, Microsoft, les hétérosexuels, etc. constituent-ils vraiment des agents moraux ? Et, si c’est le cas, le font-ils à des titres divers ou tous au même titre ?

La question contient une partie de la réponse : non, assurément, en ce qui concerne l’hypothèse du caractère unique du titre d’identité morale collective ou institutionnelle. De toute évidence, le Parti socialiste français ne contient pas ses membres de la même façon que le peuple allemand les siens ou la catégorie des hétérosexuels, puisqu’on choisit d’entrer au Parti socialiste, qui est un groupe d’élection, alors qu’on ne choisit pas d’appartenir à la catégorie des hétérosexuels. Il est évidemment plus compliqué de savoir si l’on choisit ou non d’appartenir à un peuple, et, plus encore, à une nation. On comprend bien en tout cas qu’un groupe d’hétérosexuels qui se sentirait une quelconque responsabilité morale à assumer à l’égard de la domination masculine ou de l’homophobie ne pourrait être la catégorie tout entière des hétérosexuels, mais, précisément, qu’un groupe parmi les hétérosexuels, identifié par la conscience même de cette responsabilité. Une simple catégorie n’est évidemment pas une collectivité, et encore moins une institution. C’est donc apparemment l’auto-identification qui crée l’agentivité morale collective.

Mais l’hétéro-identification semble également efficace : nous pouvons désigner de l’extérieur l’« État nazi » ou le « peuple allemand » comme « responsables » des exactions commises pendant la Seconde Guerre mondiale. Mais, très rapidement, nous basculons dans un débat d’historien quant à l’identification des entités responsables : le peuple, la nation, l’État ? Et à quel degré exact ? Lorsqu’une déclaration unilatérale de responsabilité est faite, la procédure d’auto-identification de l’agent moral est apparemment bien plus aisée que celle de l’hétéro-identification.

En 2005, par exemple, le ministère allemand de la Coopération a accepté la responsabilité morale de l’Allemagne et a demandé pardon pour le massacre des Hereros de Namibie en 1904 qui s’étaient révoltés contre l’occupation coloniale allemande. La déclaration officielle faite par la ministre allemande de la Coopération, au cours d’une cérémonie commémorative organisée en Namibie commençait par ces mots : « Nous, Allemands, acceptons notre responsabilité morale et historique… ». Évidemment, à moins de refuser le système même de la représentation politique, il est difficile de faire un procès à ce genre de déclaration en soutenant qu’elle n’engage que le gouvernement, et non « les Allemands ». Le fameux « Nous, le peuple » qu’est autorisé à prononcer le représentant n’est pas une usurpation dans la démocratie représentative. L’emploi du « Nous » implique non seulement l’unité synchronique mais surtout une certaine forme de continuité dans le temps. L’agentivité morale n’aurait guère de sens si elle était compatible avec l’amnésie.

L’objection courante consiste souvent à dire que le « Nous » actuel n’a plus grand chose à voir avec les actes qui furent commis dans un passé plus ou moins lointain. Devrions-nous nous excuser, nous les Français, pour les éventuelles exactions commises par nos ancêtres les Gaulois, ou auprès des descendants des victimes des injustices de la monarchie ou des frénésies guillotinaires des Jacobins ? Devons-nous le faire, comme le fait la loi du 21 mai 2001 de notre République, devant la mémoire de la traite négrière ? Qu’avons-nous de commun avec les Français d’autrefois qui réalisèrent ces actes ? En quoi l’auteur de ces lignes a-t-il la moindre responsabilité pour tous ces actes qui furent commis bien avant sa naissance ?

L’une des réponses possibles, quoique partielle, à cette objection solidement logique qui repose sur le fait qu’on peut difficilement être responsable de ce qu’on n’a pas fait à une époque où l’on n’existait pas, consiste à se référer à la notion juridique de « responsabilité sans faute » afin d’en accepter une variante morale et politique. Le droit français a consacré, en effet, depuis l’arrêt Cames de 1895, la notion de responsabilité sans faute pour création d’un risque ou pour rupture d’égalité devant les charges publiques. Dans le cas, par exemple, de dommages causés par des attroupements ou des manifestations, l’administration peut être contrainte de réparer ce qu’elle n’a pas elle-même causé par faute. Cette catégorie juridique trouve également une application dans le domaine de la responsabilité médicale, comme le consacre la loi du 4 mars 2002 (applicable, par exemple, au bénéfice des victimes d’infections nosocomiales contractées dans des établissements de santé). Bien entendu, une différence de taille existe : dans l’immense majorité des cas, la responsabilité juridique sans faute ne s’applique que dans le cadre d’une synchronie, alors que les excuses collectives ou politiques renvoient à des actes passés plus ou moins lointains. L’État français peut être contraint par la notion juridique de responsabilité sans faute parce qu’il ne peut empêcher tout attroupement et parce qu’il ne doit pas empêcher tout attroupement et encore moins toute manifestation : il doit ménager autant que possible plusieurs finalités (la liberté d’expression, la sécurité publique, etc.). De même, sauf cas de lacune patente, on ne peut pas reprocher à un établissement de santé publique de concentrer géographiquement des agents pathogènes : c’est le risque calculé qui accompagne la louable finalité de soigner des malades.

Il semble plus difficile de penser la responsabilité sans faute de l’État français dans le passé pour justifier des demandes de réparations aujourd’hui, quoique des décisions de justice, depuis les années 2000, semblent aller en ce sens, par exemple pour des affaires relatives à des anciennes contaminations par l’amiante. Cette catégorie juridique de la responsabilité sans faute permet en tout cas d’entrouvrir la porte qui nous sépare d’une responsabilité morale ou politique sans faute. Elle permet de saisir que l’élément de continuité d’une identité dans le temps suffit à créer les conditions de l’agentivité morale. Ce sont des conditions nécessaires, mais non suffisantes. Sans doute faut-il encore un acte par lequel la collectivité ou l’institution reconnaît comme telle une forme d’obligation morale à l’égard de son propre passé, ce qui revient à dire aussi que cet acte affirme l’existence de ces entités comme stables dans le temps et assumant le fait même qu’elles ont un passé. Dans le fond, ce qui éclaire cet aspect de la question est l’examen, au sein des théories de la justice, du problème de la justice dite intergénérationnelle. Si l’on souhaite, en effet, penser ce que devraient être des principes d’une justice entre les génération, on peut par exemple songer, parmi les modèles que proposent les théories récentes de la justice, à celui qui fut développé par Brian Barry2 à partir de la notion de réciprocité indirecte.

Les deux maximes du modèle de Brian Barry sont les suivantes :

  1. La génération actuelle doit quelque chose à la suivante parce qu’elle a reçu quelque chose de la génération précédente.
  2. La génération actuelle doit transmettre à la suivante un capital au moins équivalent à celui dont elle hérita en son temps de la précédente.

Ce modèle nous semble cependant loin d’être idéal pour penser la justice intergénérationnelle. Comme Axel Gosseries3, nous pensons qu’il bute sur des obstacles insurmontables : la maxime 1 ne peut, par définition, s’appliquer à une hypothétique première génération, et l’idée même de réciprocité n’épuise ni ne fonde le sens de la justice (si nous estimons, par exemple, avoir des obligations envers un handicapé, ce n’est pas parce que nous attendons qu’il nous paie en quelque manière en retour). En revanche, à la différence, d’Axel Gosseries, nous ne voyons pas une difficulté réelle dans le fait que la maxime 1 présuppose l’idée selon laquelle nous avons des obligations envers les générations passées, autrement dit envers des morts. L’argument invoqué par Axel Gosseries est le suivant : ce sont les obligations envers les générations passées qui généreraient dans le modèle de Barry nos obligations envers les générations suivantes ; or un État qui justifierait ses politiques de développement durable en invoquant des obligations envers des morts ne pourrait le faire sans prendre parti dans la question controversée de savoir s’il peut exister des obligations envers des morts ; donc, en le faisant, un tel État violerait la règle de la neutralité axiologique libérale qui doit en principe le définir.

À ceci, nous pouvons proposer deux réponses. Premièrement, posons plutôt que la distinction entre ce qui est controversé et ce qui ne l’est pas n’est pas suffisante, et peut-être même finalement dénuée de pertinence, pour penser la neutralité axiologique de l’État démocratico-libéral4. En effet, une thèse philosophique ou religieuse peut parfaitement être non-controversée et demeurer incompatible avec l’État démocratico-libéral : le fait, par exemple, qu’une écrasante majorité, au sein de la population d’un État, veuille fonder les lois de celui-ci sur une religion particulière, n’implique en rien que cette thèse ou croyance non-controversée soit soluble dans le libéralisme politique qui exclut de se fonder sur une conception compréhensive du monde de nature religieuse. Symétriquement, le fait qu’une thèse ou une croyance soit controversée n’implique pas que celle-ci soit dénuée de validité morale ou politique dans le cadre du libéralisme. Après tout, la dépénalisation de l’homosexualité ou de l’avortement n’étaient en rien non-controversées en France au moment de leur décision publique, et elles demeurent controversées. Pourtant, le fait, par exemple, d’établir une discrimination sur la base de l’orientation sexuelle a toujours été et sera toujours incompatible avec le libéralisme politique, quel que soit l’état de la législation ou des opinions majoritaires de la population. Le fait qu’un État reconnaisse publiquement ses torts passés, même très lointains, n’est pas une violation de sa neutralité, même si l’objet de ses déclarations demeure controversé. Faire acte de repentance, de la part d’un État, est un acte politique, ce qui n’empêche pas ce dernier d’être moral, sauf à considérer qu’on ne peut jamais juger un acte politique immoral. Et tout acte politique est une apparente violation de la neutralité puisqu’il procède d’un choix et qu’il favorise une position en défavorisant une autre. Il n’y a pas de neutralité de conséquences en la matière. En revanche, il y a une neutralité possible de justifications : exprimer et assumer une continuité historique en assumant un passé qui rend possible ce que nous sommes aujourd’hui n’est pas absurde. Ni immoral. Il suffit que la décision de faire de telles déclarations soit prise non seulement selon les procédures de la représentation politique mais aussi dans le souci de proclamer, défendre et promouvoir au mieux un corpus minimal mais indispensable moins de valeurs que de raisons morales, incluant des conceptions de la société juste qu’on tente de réaliser et des citoyens en tant que personnes.

C’est ce qu’explique en substance John Rawls lorsqu’il distingue le consensus par recoupement qu’il défend d’un simple modus vivendi5. Le libéralisme politique a de bonnes raisons morales de croire que la reconnaissance du passé et la lecture critique de celui-ci sont au service d’un idéal de perfectionnement de ses idéaux présents. La seconde réponse que nous pouvons faire à l’argument qui rejette les obligations envers le passé comme étant une violation de la neutralité axiologique libérale, consiste à rappeler que l’ontologie du social qui sous-tend la théorie du libéralisme politique doit être crédible. Or, imaginer le social comme un vaste océan dans lequel se disputeraient à l’infini des conceptions du bien et à la surface duquel flotterait un État idéalement neutre tout juste capable d’organiser des petits effets de consensus par recoupement à titre de pur modus vivendi destiné tout à la fois à sa survie et à celle du social serait simpliste et manquerait totalement, par suite, de plausibilité.

Il n’est pas aberrant ni forcément anti-libéral de reconnaître qu’une collectivité et/ou une institution peuvent avoir un esprit propre qui fait d’elles des quasi-sujets. Sur ce point, il faut songer aux arguments développés naguère par Philip Pettit6, et que nous tenterons ici de résumer très brièvement. Toute collection d’individus qui coordonne ses actions autour de la poursuite d’un but commun, soutient Pettit, est amenée à délibérer pour ce faire ; cette délibération engendre une histoire de ses jugements ; la collection d’individus devenue groupe par ce travail de coordination et par la production d’une histoire normative devra certes éviter un recours automatique à la révision de ses engagements passés, puisqu’elle doit montrer que ces engagements sont suffisamment robustes pour pouvoir guider fréquemment le groupe dans ses engagements futurs ; mais il faut évidemment considérer que la possibilité pour le groupe de revenir de façon critique sur ses engagements passés est l’indice d’une forme d’autonomie politique au sens large excluant la dictature anti-libérale de la tradition. Ce sur quoi insiste Philip Pettit, c’est sur la nécessaire reconnaissance de la collectivité comme sujet intentionnel : un sujet qui passe par des états de croyance, de désir, d’intentions, qui sont en discontinuité avec ce qui arrive au niveau individuel des « atomes » qui la compose. Une collectivité intégrée par la coordination de ses actions, et donc de ses acteurs, autour de la poursuite d’un but commun fonctionne comme un sujet.

L’habile et sévère critique néo-républicain du libéralisme qu’est Pettit nous oriente ainsi insensiblement vers une sortie hors du cadre épistémologique strict des libéraux, qui n’entendent pas, eux, déroger à leur règle selon laquelle le seul sujet stricto sensu, alpha et omega du politique, est l’individu. Mais, précisément, sort-on du libéralisme si l’on ne fait qu’accepter cette discontinuité entre l’individu et la collectivité ou l’institution, qui fait qu’une intégration sociale, y compris autour de la valeur à la fois fondatrice et finale de l’individu, produit une unité sociale évidemment à jamais distincte de tout individu ? Il ne nous semble pas aberrant à ce titre de reconnaître à ces entités non-individuelles des capacités quasi-morales comme celles de proclamer des remords, de présenter des excuses, d’exprimer de la compassion, etc. comme si elles étaient des sujets individuels. Une fois encore, l’expérience de pensée par l’opposé est éclairante : que gagnerait-on si l’on soutenait qu’une collectivité ou une institution n’est jamais habilitée à être un quasi-sujet moral, et qu’il doit être formellement exclu qu’elle présente des excuses, exprime sa compassion, etc. ?  On perdrait en tout cas la possibilité de penser qu’une collectivité et une institution peuvent se lier à elles-mêmes autour de raisons morales, et non pas seulement autour d’intérêts purs et simples. Mais là où Philip Pettit voit des « sujets à part entière » nous soutiendrons que nous n’avons affaire ici qu’à des quasi-sujets, puisqu’il nous semble illogique de défendre de façon libérale l’individu ou la personne comme seul sujet fondateur et final d’une société juste, et de prétendre dans le même temps que ce dernier serait en quelque manière dépassé par un « sujet » collectif ou institutionnel.

Comment une collectivité ou une institution peut-elle faire acte d’attrition ?

Demeure l’épineuse question de savoir comment une collectivité ou une institution doit réaliser l’acte d’attrition, ou, si l’on veut le dire de façon plus optimiste et un peu plus valorisante, de contrition nécessairement imparfaite. Une fois encore, l’arrière-plan théologique de la repentance peut s’avérer utile. Saint Alphonse de Liguori, l’illustre théologien italien du XVIIIème siècle et fondateur de la congrégation des Rédemptoristes, soutenait avec beaucoup de bon sens dans sa Theologia moralis qu’il n’est point requis de faire un acte de contrition pour chaque péché, ni même d’avoir présent à l’esprit le souvenir de toutes ses fautes passées au moment où l’on se repent. Au regard du nombre, hélas, élevé de péchés que peut commettre ne serait-ce qu’un Juste, qui tombe au moins sept fois par jour, c’est-à-dire un nombre infini de fois, comme le dit la Bible, et au regard de l’amnésie qui nous fait perdre la conscience de la plupart de nos péchés passés, le repentir devrait être tout à la fois permanent et impossible, ce qui est contradictoire. Saint Alphonse en tirait la conclusion qu’il suffit d’un acte vrai de repentance pour tous nos péchés dans leur ensemble, y compris nos péchés oubliés. Pour que l’acte de repentance soit véritable et efficace, il faut qu’il découle bien sûr des quatre qualités de la contrition parfaite que nous avons déjà évoquées ; mais il faut encore qu’il prenne une forme précise que la théologie morale nomme le « bon propos », ce dernier devant lui-même posséder quatre nouvelles qualités, que nous allons examiner à présent.

Le « bon propos » est d’abord l’affirmation de la volonté absolue de ne plus pécher. Il se distingue de la déclaration purement velléitaire (« Je tâcherai de ne plus pécher »), de la déclaration conditionnelle (« Je ne pécherai pas si la tentation n’est pas trop forte ») et de la déclaration d’une volonté simplement ad tempus (« Je ne pécherai plus pendant une semaine »). Pour être authentique, le bon propos doit donc satisfaire les quatre qualités suivantes : il doit être absolu, ferme quant à sa volonté actuelle, universel (il fait repentance des péchés commis mais exclut aussi fermement pour l’avenir tous les péchés non encore commis, qui restent donc toujours possibles ) et, enfin, efficace (il doit inclure la prévision des moyens nécessaires pour éviter la réitération du péché, de même que ceux nécessaires pour l’éventuelle réparation des torts commis aux tiers par les péchés dont on se repent).

Deux utiles précisions sont par surcroît apportées par les théologiens catholiques : 1/ il n’est pas requis d’étendre le bon propos aux péchés véniels (car, en ce cas, on ne s’en sortirait plus, nombre d’entre eux étant imprévisibles et quasi inévitables, à la frontière mouvante entre l’indifférent moralement et le sub-obligatoire) ; 2/ la volonté ferme du bon propos est particulièrement cruciale, car elle signifie que le pécheur doit croire fermement qu’il pourra s’amender et se perfectionner (avec l’aide de Dieu), alors qu’un pénitent qui n’aurait aucun espoir sérieux en ce qui concerne son amélioration morale commettrait, lui, un péché de désespoir, largement aussi grave (voire davantage) que le péché dont il doit se repentir.

Tentons une nouvelle fois une transposition de ces arguments théologiques dans l’analyse morale du phénomène laïc de la repentance morale collective ou institutionnelle. Nous disposons donc de cinq critères, en incluant l’argument d’Alphonse en faveur de l’unicité de l’acte de repentance. On peut tenter de les appliquer.

Faut-il, pour commencer, qu’une collectivité ou une institution fasse une déclaration générique de repentance à l’égard de son passé (s’il contient des éléments regrettables), ou bien faut-il qu’elle enchaîne les déclarations au cas par cas, au rythme de ses prises de conscience et de ses intérêts politiques bien compris ? Songeons au cas central d’un État démocratico-libéral (pour ne pas évoquer les entreprises, des associations, etc.). Serait-il souhaitable, par exemple, que l’État français fasse une déclaration de repentance globale pour tous les torts qu’il a pu commettre dans le passé, y compris ceux qu’il a oubliés ou dont il n’a jamais eu conscience ?

Il ne semble pas que cette solution soit la bonne. L’accusation tomberait vite contre cet État de s’en tirer à bon compte en refusant par une telle déclaration de nommer précisément les exactions passées. Il n’est pas sans importance morale que l’État français reconnaisse par exemple précisément sa responsabilité dans la rafle du Vel’ d’Hiv’, et non sa responsabilité à l’égard de son passé en général. Cette importance de la nomination, parce que celle-ci est difficile et douloureuse, apparaît très bien dans la polémique autour de la reconnaissance par la Turquie de sa responsabilité du génocide des Arméniens en 1915. Au début de l’année 2009, un acte de repentance collective, mais ni étatique ni national, a été effectué par un groupe de 200 intellectuels, universitaires et artistes turcs, qui ont fait une déclaration en ligne sur internet (sur le site www.ozurdiliyoruz.com) faisant part de leur refus de l’indifférence à l’égard de la « grande catastrophe » qui s’est abattue sur les Arméniens ottomans en 1915, et demandant pardon à leurs « sœurs et frères arméniens ». Cette déclaration en ligne, soutenue par la signature d’environ 30 000 citoyens turcs, a déchaîné les passions, les nationalistes radicaux exigeant que les signataires soient mis en accusation au nom du très controversé article 301 de la Constitution turque (dont l’Union européenne demande jusqu’ici en vain l’abolition), qui punit toute atteinte à « l’identité turque ». On peut toutefois noter que, tout en constituant un incontestable pas en avant dans la longue et rude marche vers la reconnaissance par la Turquie de ce funeste chapitre de son passé, cette déclaration n’utilise pas une seule fois le vocable de « génocide », ce dernier étant euphémisé en « grande catastrophe ». Or, les Arméniens d’aujourd’hui pourraient-ils se satisfaire d’une déclaration de l’État turc (qui reste toutefois très improbable à ce jour) affirmant une simple responsabilité générale à l’égard de son passé de façon globale ?

Les critères théologiques d’absoluité, de fermeté et d’universalité ont de leur côté un impact politique assez clair. Ce qui rend authentique et crédible une déclaration politique de repentance est la cohérence de celle-ci avec une politique qui dans d’autres domaines présents condamne des méfaits analogues à ceux qu’elle condamne dans son passé, et, bien entendu, ne persiste pas à les commettre. La difficulté essentielle relève, à notre sens, du critère théologique d’efficacité de la repentance : quelle est la bonne forme, c’est-à-dire la plus efficace, du « bon propos » ?

Si l’on s’attache ici à l’attitude d’un État, et à l’exemple particulier de l’État français, il semble que les deux moyens principaux de la repentance qui se veuille « efficace » soient la déclaration ou la législation. Pour la déclaration, il suffit de songer au discours prononcé par le président Jacques Chirac lors des commémorations de la rafle du Vel’d’Hiv’ le 16 juillet 1995 : « Reconnaître les fautes du passé, et les fautes commises par l’État […] c’est tout simplement défendre une idée de l’Homme, de sa liberté et de sa dignité . » C’est donc au nom des raisons qui fondent l’alliance républicaine française présente que l’État fait acte de repentance par la voix du chef de l’exécutif.

Ce genre de déclaration est-il efficace ? Pour le savoir, il faut disposer des instruments habituels destinés à tenter de mesurer l’impact d’une politique ou d’un acte public. Il est clair en tout état de cause que c’est la cohérence de la déclaration au sein d’une politique générale de condamnation de l’antisémitisme et d’éducation civique qui donne une valeur à la déclaration elle-même, autant qu’une efficacité réelle. Beaucoup s’étonnent de la vague de déclarations de repentance qui saisit les démocraties occidentales. Certains la fustigent comme un sanglot inutile de l’homme blanc. Mais l’absence de toute parole officielle ne serait-elle pas infiniment plus obscène ?

Le cœur de la polémique, comme chacun sait, concerne la seconde forme d’acte étatique de repentance, à savoir la législation. En France, le débat porte sur les lois dites « mémorielles », c’est-à-dire les trois lois promulguées depuis 2001 : la loi du 29 janvier 2001 qui indique que « la France reconnaît publiquement le génocide arménien de 1915 », la loi du 21 mars 2001, par laquelle « la République française reconnaît que la traite négrière transatlantique ainsi que la traite dans l’océan indien d’une part, l’esclavage d’autre part […] constituent un crime contre l’humanité », et la loi du 23 février 2005 par laquelle « la nation exprime sa reconnaissance aux femmes et aux hommes qui ont participé à l’œuvre accomplie par la France dans les anciens départements français d’Algérie, au Maroc, en Tunisie et en Indochine ainsi que dans les territoires placés antérieurement sous la souveraineté française ». On peut ajouter à ces textes la proposition de loi votée par l’Assemblée nationale le 12 octobre 2006, mais qui n’a pas été examinée depuis par le Sénat, visant à sanctionner la négation du génocide arménien perpétré par les Turcs en 1915.

Chacun sait que tous ces textes ne font pas l’unanimité, dressant contre eux tant la plupart des historiens qui s’insurgent contre cette dérive vers une histoire officielle incompatible avec ce que doit être la démarche scientifique de l’histoire dans une démocratie (c’est le sens de l’« Appel de Blois » revendiquant la « Liberté pour l’histoire ») que nombre de juristes qui dénoncent ces « lois mémorielles » comme autant de dévoiements de la loi (Appel des juriste contre les lois mémorielles du 21 novembre 2006). On sait aussi qu’en France une mission d’information créée en mars 2008 à l’Assemblée nationale et présidée par Bernard Accoyer a rendu publiques ses conclusions en novembre de la même année, recommandant de ne plus adopter à l’avenir des lois mémorielles. On suppose enfin que toutes les lois mémorielles qui furent votées n’auraient sans doute pas résisté à leur examen par le Conseil constitutionnel si elles avaient été déférées devant lui. Bref, l’heure n’est plus guère aujourd’hui aux lois mémorielles. Il nous semble pour notre part que la loi n’est décidément pas la forme adéquate de la repentance étatique : elle n’est pas le « bon propos ».

Les déclarations de repentance ont-elles un fondement moral solide ?

Existe-t-il un paradoxe final et insurmontable des excuses collectives ou institutionnelles ? Une intéressante reconstruction logique en cinq étapes du mécanisme de telles excuses a été proposée à cet égard par la philosophe australienne Janna Thompson7. La voici :

  1. Nous devrions présenter nos excuses pour ce qu’ont fait nos ancêtres aux peuples indigènes, aux Noirs, aux Juifs, aux Irlandais, etc.
  2. Mais si nous éprouvons vraiment des remords pour les actes de nos ancêtres, nous devrions alors regretter qu’ils aient fait ce qu’ils ont fait.
  3. Or si nous regrettions vraiment les actes injustes de nos ancêtres, cela signifie que nous préférerions qu’ils ne les aient pas commis.
  4. Mais si nos ancêtres n’avaient pas commis ce qu’ils ont commis à l’encontre des peuples indigènes, des Noirs, des Juifs, des Irlandais, etc., l’histoire de nos pays et l’histoire du monde auraient été significativement différentes, et nous n’existerions probablement pas.
  5. Or la plupart d’entre nous sont heureux d’être en vie et pensent que c’était une bonne chose qu’ils aient bénéficié de l’existence. Ils préfèrent donc le monde tel qu’il est aujourd’hui à celui qu’il aurait pu être.
  6. Il s’ensuit que nous ne pouvons pas regretter les actes de nos ancêtres dont nos existences dépendent au moins probablement, car s’ils n’avaient pas fait ce qu’ils ont fait, nous n’existerions probablement pas.
  7. Nous ne pouvons donc pas présenter des excuses sincères pour les actes commis par nos ancêtres, et nous ne devrions pas tenter de le faire.

Cet enchaînement logique constitue donc le « paradoxe des excuses ». Il repose en grande partie sur l’argument désormais classique portant sur la contingence des personnes qui fut défendu par Derek Parfit8 : nos actions et les événements qui les influencent déterminent non seulement les conditions d’existence de nos enfants et de nos descendants en général, mais aussi leur identité. Ce « paradoxe des excuses » collectives ou institutionnelles ruine-t-il la valeur morale de celles-ci ? Nous ne le pensons pas. On peut en effet avancer au moins deux raisons qui doivent permettre de sauvegarder ici la valeur morale des excuses.

La première est celle qui est proposée par Janna Thompson. Elle consiste à dire que présenter des excuses pour ce qu’ont fait nos ancêtres n’implique pas que nous préférerions réellement qu’ils n’aient pas fait ce qu’ils ont fait. De telles excuses n’expriment pas le regret de posséder des choses qui nous viennent des actes de nos ancêtres, mais le simple regret à la pensée des actes de nos ancêtres. À strictement parler, nous ne présentons donc pas des excuses pour les actes de nos ancêtres, mais des regrets « à propos » des actes de nos ancêtres. La nuance semble mince. Mais elle est déjà suffisante : si nous ne pouvons regretter stricto sensu les actes de nos ancêtres sans entrer en contradiction avec notre préférence actuelle pour l’existence, nous pouvons sans contradiction éprouver des regrets à la pensée de tels actes tout en préférant exister.

La seconde raison destinée à sauvegarder la valeur morale des excuses que nous proposons pour notre part consiste à prendre le problème de façon légèrement différente. Si, effectivement, il y a bien un paradoxe des excuses et une contradiction apparemment lourde de signification entre nos regrets et notre préférence actuelle pour l’existence, il ne faut pas les voir comme des obstacles moraux mais comme une condition de possibilité morale. C’est, entre autres, parce que nous sommes capables d’éprouver des regrets à la pensée des actes de nos ancêtres que nous devons tenter de définir aujourd’hui des politiques justes. C’est parce que nous éprouvons de la compassion pour les victimes de nos ancêtres que nous pouvons donner un sens moral réel, même s’il est partiel (car ce sont des déclarations à la fois politiques et morales, et morales parce qu’elles sont politiques), à des déclarations politiques qui expriment une telle compassion et ne sont crédibles qu’au sein d’une politique générale mettant en œuvre des actes qui visent la promotion des raisons morales que nous entendons défendre aujourd’hui.

Robert Badinter, tout en déplorant les travers des lois dites mémorielles, suggérait de les considérer avant tout comme des lois « compassionnelles ». Si de telles lois ne nous semblent pas le « bon propos », comme nous l’avons avancé plus haut, il nous semble en revanche que les déclarations politiques compassionnelles ont un authentique sens moral si elles ont une signification politique, autrement dit si elles sont intégrées à des politiques cohérentes. Ces dernières supposent à leur tour des lois, qui sont, par définition normatives pour le présent et pour l’avenir : elles interdisent des propos, définissent des politiques éducatives, etc., bref réalisent politiquement des déclarations de repentance. Mais il ne saurait y avoir de loi énonçant des regrets ou présentant des excuses.

En somme, les excuses collectives ou institutionnelles sont à notre sens des actes de contrition imparfaite, ou d’attrition, correspondant à des quasi-sujets moraux, et qui acquièrent leur valeur morale par leur valeur politique, c’est-à-dire par leur insertion dans une politique.

 

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NOTES

  1. Margaret Urban Walker, Moral Repair. Reconstructing Moral Relation after Wrongdoing, Cambridge, Cambridge University Press, 2006, p. 28.[]
  2. Brian Barry, « Justice as Reciprocity », dans Liberty and Justice : Essays in Political Theory 2, Oxford, Clarendon Press, 1991, p. 211-241.[]
  3. Axel Gosseries : ces arguments sont consultables sur une publication en ligne d’un article de 2006 sur Researchgate ; voir également la présentation globale de la problématique dans Axel Gosseries, « Intergenerational Justice », dans Hugh Lafolette (dir.), The Oxford Handbook of Practical Ethics, Oxford, Oxford University Press, 2003, p. 459-484.[]
  4. Sur ce point, notre position personnelle a donc évolué depuis l’article que nous avions publié dans Raison publique n°6 en avril 2007, « Le politique peut-il se passer d’une conception du Bien ? » et dans lequel nous accordions encore une importance fondatrice à la distinction entre le controversé et le non-controversé.[]
  5. John Rawls, Libéralisme politique (1993), trad. C. Audard, Paris, PUF, 1995, p. 186-187.[]
  6. Philip Pettit, « Groups with minds of their own », dans Frederick Schmitt (dir.), Socializing Metaphysics, London, Rowman & Littlefield, 2003 (version française dans Philip Pettit, Penser en société, PUF, 2004, p. 129-172).[]
  7. Janna Thompson, « The Apology Paradox », The Philosophical Quarterly, 2000, vol. 50, no 201, p. 470-475.[]
  8. Derek Parfit, Reasons and Persons, Oxford, Clarendon Press, 1984, p. 352.[]

Jean-Cassien Billier est maître de conférences HDR en philosophie morale et politique à Sorbonne Université.