Esthétiques de l’inacceptable dans le roman espagnol contemporain (Belén Gopegui, Isaac Rosa)

Cet article est paru initialement dans R. Guidée et P. Savidan (dir.), Dire les inégalités. Représentations, figures, savoirs (PUR, 2017).

Un imaginaire fatigué, accablé et proliférant de la défaite prospère là où la pensée du politique demeure captive de grands récits épuisés. La défaite devient un goût, une posture, une esthétique politique (Alain Brossat).

Dans le roman espagnol contemporain, après une période de reflux de la dimension éthique, la représentation de l’injustice semble connaître un regain d’intérêt. Certains romanciers s’emploient, au moyen d’innovations esthétiques diverses, à provoquer chez le lecteur le sentiment de l’inacceptable face à l’actuelle banalisation des inégalités et de leur violence intrinsèque. Ce courant critique, significatif bien que numériquement minoritaire, s’inscrit en faux par rapport à la vogue d’une littérature consolatrice et consensuelle : ses représentants s’emploient à en dénoncer, au sein même de la fiction, le caractère mensonger et la puissance mystificatrice. Pour ces auteurs en effet, le storytelling médiatique, mais aussi un grand nombre de récits littéraires, contribuent à naturaliser, par et dans une rhétorique volontiers romantique et acritique, les inégalités – qu’elles soient économiques, politiques, sociales, raciales, ou symboliques, mémorielles. Mobilisant diverses esthétiques comme le naturalisme ou le costumbrismo, ces récits fédérateurs et déculpabilisants contribueraient à normaliser l’intolérable en ne problématisant pas, voire en ne thématisant pas, les inégalités objectives. Le roman espagnol serait ainsi dominé par ce que l’éditeur et critique Constantino Bértolo appelle un « réalisme humaniste1 », un réalisme conservateur au sens strict, confiné dans une fonction spéculaire de reproduction de l’inégalité, qui, lorsqu’elle fait advenir de l’injustice, l’appréhende sur le seul mode du misérabilisme ou du dolorisme. Individualisation de l’histoire, folklorisation des exclus, fixisme et essentialisme caractérisent en effet ces fictions en vogue, où un sentimentalisme diffus est bien souvent le masque d’un relativisme axiologique dont on tentera d’analyser les enjeux politiques dans l’Espagne actuelle. Contre cette tendance majoritaire, on propose d’appréhender quelques modalités du renouvellement d’une littérature critique qui entend réinventer une poétique de l’injuste loin de tout folklore. On choisit d’évoquer le cas de Belén Gopegui et d’Isaac Rosa, deux représentants majeurs de l’actuel renouveau de la fiction politique dans l’Espagne actuelle, une fiction qui se veut profondément dissensuelle et cherche à provoquer la défamiliarisation plutôt que l’empathie, tout en se revendiquant d’une forme de réalisme critique – au sens étymologique, actif, du vocable, au sens de ce qui ébranle et met en crise.

La fiction malade du consensus ?

Dans les années 2000 survient en Espagne un véritable boom de ce que l’on peut qualifier avec Palmar Álvarez-Blanco de « fictions nostalgiques2 ». Ces œuvres portent sur le passé récent de l’Espagne (Guerre d’Espagne, franquisme), qui se trouve généralement mythifié, fétichisé, au sein d’un régime de représentation se revendiquant du réalisme. Ces récits de fiction font advenir le passé absent sous la forme d’un simulacre, dont le propre est d’effacer toute limite tangible entre réalité et fiction. Les vaincus – en l’occurrence les vaincus de la Guerre d’Espagne – y apparaissent souvent sous les traits du héros, du martyr ou de la victime romantiques, figures dont le succès dit sans doute en creux le désenchantement d’un présent en mal de grands récits. Volontiers complaisantes et réconciliatrices, ces fictions configurent ce que Germán Labrador Méndez appelle un « nouveau consensus narratif3 », caractérisé par une tonalité largement mélodramatique, ainsi que par un processus de sentimentalisation systématique de l’existence. Cette tonalité pathétique induit à terme une évacuation de la dimension conflictuelle et collective du récit historique, et engendre une « […] adaptation des valeurs et des codes du langage antifranquiste de la Transition aux valeurs de la classe moyenne espagnole actuelle4 ». Il est ainsi rarement question de mettre au jour une axiologie du passé sur laquelle le lecteur serait invité à réfléchir ; il s’agit plutôt de produire une personnalisation volontiers tragique de l’histoire récente du pays, dans le cadre d’un naturalisme mélodramatique jouant de la manipulation pathétique et de la dramatisation de la matière documentaire pour provoquer toutes sortes d’identifications projectives. Ces représentations lacrymogènes sont des formes fictionnelles qui « […] ouvrent et referment le passé, normalement dans le sens d’un dépassement qui en propose narrativement la clôture5 ». Le modèle de l’épopée individuelle et la personnalisation à outrance des processus historiques qu’elle induit font du passé conflictuel de l’Espagne un décor ou un capital pittoresque dans lequel la fiction puise à l’envi. Voilà comment la romancière Belén Gopegui, qui tente de réfléchir sur les modalités d’une poétique du juste et de l’injuste, décrit les travers de cette écriture de la réconciliation :

Je citerais l’exemple de Soldats de Salamine, roman qui a déclenché une « mode » narrative en Espagne, qui consiste à recréer des épisodes de la Guerre d’Espagne au travers de ce qui est à mon sens une forte préférence pour le romantisme au sens le plus complaisant du terme, et pour le relativisme dans son acception la plus mercantile, à savoir : on additionne des torts de tous côtés, on les mélange, on les divise et on prétend annuler les uns et les autres6.

Un des problèmes récurrents que signalent en effet des auteurs comme Belén Gopegui ou Isaac Rosa est la coupure axiologique que la caractérisation mélodramatique des dominés opère entre le passé et le présent, mais aussi entre l’individu et le collectif. Les figures du perdant romantique ou de la victime mythifiée permettent de récupérer et de domestiquer après coup l’altérité politique, de l’intégrer au travers de sa représentation empathique aux valeurs démocratiques, plutôt que de débattre par exemple des potentialités politiques ouvertes par l’expérience de la Seconde République, ou encore des inégalités objectives qui ont pu porter les Républicains au pouvoir. La lecture sentimentaliste se place ainsi au rebours d’une lecture sociale de l’histoire, puisqu’elle implique notamment d’en évacuer – d’en privatiser du moins – la dimension conflictuelle :

[…] les ressorts esthétiques de ces textes ne sont pas le fruit du legs idéologico-politique de la Seconde République, mais résultent de la domestication d’un passé historique dont le potentiel politique s’émousse au profit d’une utopie sentimentale, rurale ou culturaliste. De fait, cette récupération répond en premier lieu à la création d’un passé sentimentalement passionnant et idéologiquement harmonieux, et en second lieu, à la sublimation des problématiques contemporaines dans cette prose utopique et nostalgique sur le passé7.

Par cette opération, ces récits entérinent une nouvelle version du discours fondateur de la Transition démocratique, réactualisant dans l’ordre de la fiction la rhétorique de la réconciliation nationale ; ils construisent en ce sens une relecture consensuelle du passé au prisme de l’axiologie propre à la démocratie néolibérale. Exposant son refus d’héroïser les vaincus de l’histoire, Belén Gopegui écrit : « Il n’y a pas de légende, il n’y a pas de mythe, il n’y a pas de roulement de tambour chez le disparu chilien ou argentin, ni chez le milicien espagnol : la seule chose qu’il peut y avoir en eux, c’est du présent8 ». Pour Gopegui et Rosa, la nostalgie produit immanquablement du clivage et de l’impuissance. Les deux romanciers récusent ce qu’on pourrait appeler une écriture à bande son, dans laquelle les portraits pittoresques d’époque et les drames déchirants fonctionnent comme une sourdine empêchant précisément la mise en place d’un « nous » politique appropriable dans le présent. Car, écrit Belén Gopegui, l’idéologie de la fin de l’histoire a à ce point contaminé la fiction que les mécanismes capables de conférer puissance et actualité au personnage du vaincu sont inexistants :

En Espagne, l’idéologie dominante a pénétré par osmose la fiction pour entreprendre une des opérations idéologiques les plus tristes et les plus graves qui aient jamais eu lieu : désactiver la cause révolutionnaire en la dépouillant de toute entité collective. Raconter que ce ne furent pas les humilié-e-s, les opprimé-e-s, les exploité-e-s, qui luttèrent pour défendre un gouvernement légitime. Raconter que ce qui s’est passé en Espagne ne fut pas une guerre de classes, mais un conflit entre individualités. De cette façon, l’affirmation incontestable qui consiste à dire qu’il y a eu des victimes et des bourreaux dans les deux camps, se mue en l’affirmation incontestablement fausse selon laquelle combattaient deux idéologies erronées. C’est ainsi que l’on compose la geste d’individus héroïques, de victimes innocentes, de personnes qui ont perdu et dont il faut se souvenir avec nostalgie, avec la nostalgie terrifiante de ce qui fut un jour et ne sera plus, parce que depuis cette époque, nous dit-on, les choses ont bien changé9.

Si, dans ses romans, Belén Gopegui évite délibérément cette « mode mémorielle » et cherche d’autres voies pour faire advenir la justice poétique, Isaac Rosa fait de la dénonciation des représentations consensuelles du passé le cœur de ses deux premières œuvres, El vano ayer (La mémoire vaine, 2004) et ¡Otra maldita novela sobre la guerra civil! (Encore un fichu roman sur la Guerre d’Espagne !, 2007). Dans ces romans de la déconstruction et de la parodie du genre mémoriel, c’est un dialogue critique incessant avec les canons du genre – aussi bien avec les romans de la mémoire qu’avec l’historiographie proprement dite – qui se tient, ces œuvres proposant une véritable casuistique des représentations narratives du franquisme et de la Guerre Civile.

Ainsi, la récente hypertrophie de la fiction mémorielle ne va pas nécessairement de pair avec une volonté de figurer l’existence d’un tort, ni de produire un quelconque sentiment d’injustice. Lorsqu’un parti pris en faveur des vaincus existe, ce qui est souvent le cas, il est dans ces fictions de l’ordre d’un pathos humaniste enfermant les vaincus dans un temps passé dont il est certes désormais possible de se souvenir, mais qui est bien souvent formulé par et dans les catégories lénifiantes d’un récit démocratique prônant l’apaisement. Contre ce qu’Edurne Portela nomme des « récits ambidextres », qui « utilisent des arguments conciliateurs pour réduire à l’anecdotique ce qui fut en réalité répression systématique10 », Rosa et Gopegui tentent de bâtir une poétique de l’inacceptable, au travers de stratégies narratives bien distinctes des procédés convenus du roman social.

Produire l’expérience de l’injuste

El padre de Blancanieves11 (Le père de Blanche-Neige, 2007) de Belén Gopegui, et El país del miedo12 (Le pays de la peur, 2008) d’Isaac Rosa, sont emblématiques de ce que pourrait être une écriture conflictuelle et anti-nostalgique. Dans les deux cas, le texte vise à ébranler la « […] tolérance infinie à l’insupportable, dont l’autre nom est l’extinction de la politique13 ». L’hybridisme générique – en l’occurrence un mélange étroit entre fiction, essai, et procédés du théâtre brechtien – permet de défamiliariser les inégalités de fait ou les injustices subies ; il n’a pas pour fonction de dramatiser ou de rendre ludique le récit de fiction, mais précisément de le mettre à distance, et d’en faire ressentir toute la contingence. Ces œuvres explorent l’échec du storytelling de la classe moyenne dans ses prétentions à la neutralité et au désengagement. Cette classe – et les contradictions qui lui sont propres – est la véritable protagoniste des deux œuvres, ainsi qu’en témoigne le titre du roman de Gopegui, qui établit une équivalence métaphorique entre la passivité ou la collaboration coupables du père de Blanche-Neige et celle de la classe moyenne :

Le père de Blanche-Neige vit avec la belle-mère mais personne ne le nomme, personne ne parle de lui. La marâtre complote contre Blanche-Neige, mais pourquoi le père se tait-il ? Pourquoi n’agit-il pas ? Malgré tout, le père nous dénonce. [… ] Mais le père attend dans le château, muet. Il était là. Comme l’inadvertance. Les questions que ne se pose pas la classe moyenne sont là, même si on n’y pense pas14.

Pour questionner la responsabilité de la classe moyenne dans la consolidation d’un système inégalitaire et les raisons qui l’ont conduite à se replier sur une existence dépolitisée, ces textes font faire au lecteur, au moyen de subtils dispositifs d’identification, l’expérience de l’impossible retrait. Le motif de la bulle sature les deux textes, structurés en ce que Palmar Álvarez-Blanco nomme un « réseau de bulles non communicantes15 ». L’écriture explore la responsabilité des discours fictionnel et médiatique dans la construction d’un imaginaire défensif ayant pour corollaire le repli dans une existence immunitaire vécue comme apolitique, puisque « […] nos sociétés sont condamnées à l’apolitisme ou à la dépolitisation, dès lors qu’elles instituent des formes de citoyenneté destinées à établir des garanties immunitaires et non à fonder une vocation à être libre16 ».

Le roman de Rosa est ainsi conçu comme un « catalogue de topiques terrifiants17 » qui assaillent le citoyen de la démocratie immunitaire, obsession qui indique l’échec de cette société sans conflit qu’il tente à tout prix d’édifier. Carlos, le protagoniste, est emblématique de ce syndrome défensif. Aux prises avec des angoisses de toutes sortes, il se tient dans une posture de déploration à laquelle le récit, majoritairement en focalisation interne, nous donne un accès privilégié. Navré de tomber dans des clichés qu’il reconnaît comme tels, Carlos ne parvient pourtant jamais à s’en défaire :

Par exemple, les Maghrébins. Il n’a jamais eu de problème avec eux, c’est plutôt tout le contraire, ses expériences personnelles ont été très positives. C’est pour cela qu’il a honte de reconnaître qu’il participe de ce rejet si courant, de cette image négative de l’immigré nord-africain18.

Malgré cette distance à soi, qui permet à l’auteur d’instiller des commentaires critiques de la mainmise sur l’imaginaire opérée notamment par les médias, la peur l’emporte. Cette peur a bien sûr pour objet privilégié l’autre – notamment le pauvre, ou l’immigré des pays du Sud –, dont la présence est nécessairement vécue sur le mode de l’intrusion menaçante. Cette perception de l’autre comme venant troubler le confort paisible d’un quotidien ouaté n’est pas l’apanage d’un personnage isolé : de nombreux procédés permettent au lecteur de comprendre qu’il s’agit d’une vision de classe, comme l’indiquent la généralisation de l’article défini, ou encore l’utilisation du pronom « nous », ce nous des possédants dans lequel Carlos dissout ses propres responsabilités et auquel le lecteur effectif s’identifiera parfois malgré lui :

Et il se demande si cette fracture périodique, qui tous les x temps nous rappelle la fragilité de notre normalité, n’est pas un mécanisme supplémentaire de la peur : comme ces épisodes de violence policière qui assez souvent nous rappellent qu’il convient de craindre l’autorité, ou encore ces moments de décivilisation qui nous alertent contre toute tentation d’insurrection : ne cassez rien, cela finira par vous retomber dessus, ne questionnez pas la réalité présente car les alternatives seront forcément pires, les révolutions génèrent le chaos, la mort, la destruction, mon Dieu, faites que je reste comme je suis19.

Comme le suggère le dispositif polyphonique – italique, enchevêtrement des voix, discours indirect libre –, Carlos, ancien militant, a une certaine conscience du caractère culturellement construit de la peur. Mais l’inventaire conscient de ce qui se donne à lire comme des peurs de classe n’empêche pas une défense farouche de l’immobilisme. Ce récit de classe est au cœur du projet d’Isaac Rosa, comme l’illustre en épigraphe une citation de Mike Davis : « L’imagination du Blanc de classe moyenne, privé de toute connaissance de première main des quartiers pauvres, amplifie la menace qu’il perçoit au travers d’une loupe diabolisante20 ».Chez Carlos, l’imagination, toujours évoquée pourtant en tant que construction sociale, supplée presque systématiquement à la connaissance directe ; quand la possibilité de celle-ci se présente, Carlos n’a de cesse de la fuir : « À l’ignorance, il substitue toujours l’imagination21 ». Au lieu d’enquêter et de chercher à obtenir des informations concrètes sur l’identité du garçon qui rackette son fils, Carlos préfère se complaire dans un imaginaire des pauvres à la Dickens et va

jusqu’à élaborer un mélodrame sur l’enfance du garçon […] : un logement insalubre exposé au froid hivernal et à la chaleur estivale […], un corps qui a grandi dans la malnutrition et les maladies mal soignées, qui s’ajoutent aux pathologies transmises par un héritage génétique défectueux ; une enfance misérable dans laquelle n’avaient pas dû manquer les raclées paternelles, l’exploitation au travail ou la mendicité, les abus sexuels de la part d’un cousin de la famille, et les inévitables tragédies domestiques qui toujours s’acharnent sur les nécessiteux […] D’autres fois, en revanche, il écarte la tentation dickensienne et essaie de construire à l’enfant une vie moins dramatique22.

L’écriture explore l’écart entre inégalité ressentie et inégalité réelle : il s’agit de tourner en dérision la perception spectaculaire qu’ont les dominants des exclus, perception dont le caractère distordu apparaît d’autant plus clairement qu’elle est rapportée au triste quotidien de ceux-ci, évoqué sans folklore et sans clichés. Le personnage de l’adolescent qui extorque le fils de Carlos est désigné par celui-ci comme « l’enfant » ou « le garçon », alors que la femme de ménage que Carlos licencie à tort, pensant qu’elle subtilise des objets ou de l’argent, est évoquée très succinctement : « Elle est très jeune, Marocaine, elle s’appelle Naima. On ne sait rien de plus à son sujet23 ». De même, dans Le père de Blanche-Neige, le personnage du livreur qui se fait injustement licencier à la suite d’une réclamation de la mère de famille, Manuela, est longtemps désigné par son origine : il est « l’Équatorien ». Puis, lorsque Manuela apprend son nom et prend la mesure de sa propre responsabilité dans le licenciement dudit livreur, s’opère une prise de conscience24 qui la conduira à remettre en question toute son existence. Ces portraits succincts et obliques des dominés ne sont pas là pour provoquer l’apitoiement du lecteur, ils viennent davantage remettre en question les agissements et les préjugés des personnages de classe moyenne dont ils sont directement ou indirectement les victimes. Isaac Rosa emploie également une stratégie déceptive pour que le lecteur fasse l’expérience de la part de fiction inhérente au récit sécuritaire. Contrairement à ce qui se passe dans le mélodrame, les moments d’attente anxieuse sont souvent suivis d’une chute des plus banales, comme lorsque Carlos suit l’adolescent qui extorque son fils dans le quartier populaire où il réside :

Quant aux gens, […] ils sont quelque peu différents de ses voisins, mais pas trop non plus […] Il y a, en revanche, plus d’étrangers, plus de Noirs, plus d’Arabes, plus de Sud-américains […] mais tous se montrent tranquilles et travailleurs, ils déchargent des camions de livraison et nettoient des vitrines, et ils ont l’air bien élevés, ils font un pas de côté pour le laisser passer quand ils le voient marcher avec hâte, et ils se montrent indifférents à sa présence25.

Cette description banale du quotidien d’un quartier populaire tranche avec les récits alarmistes que Carlos consulte sur Internet, qui lui tiennent lieu de source d’information et modèlent a priori ses perceptions. Des pages entières du roman proviennent directement du site du Ministère de l’Intérieur espagnol26, dont le lien apparaît clairement dans le texte. Ce procédé de renvoi à des sites internet est également présent dans le roman de Belén Gopegui.

La revendication de justice menée par les deux personnages d’immigrés clamant leur innocence connaîtra des issues diverses dans les deux romans : l’injustice subie par Naima, licenciée à tort, n’éveille aucune sorte de remords chez Carlos, tout absorbé qu’il est dans l’édification de défenses qui le conduiront à être le complice, voire le commanditaire indirect, d’un meurtre sur mineur. En revanche, la prise de conscience de Manuela l’amène à s’identifier aux dominés, dont elle va quelque temps vivre la vie en connaissant l’expérience du déclassement volontaire. Toutefois, ce que les deux romans rendent manifeste, c’est le racisme culturel et la tolérance – au sens étymologique du vocable – qui sous-tendent les perceptions d’une classe moyenne pourtant relativement consciente de ses contradictions. Comme l’écrit Palmar Álvarez-Blanco en s’appuyant sur les théories de Slavoj ŽiŽek, « […] l’exercice de la tolérance conduit à la naturalisation d’une distance qui se manifeste en tant que droit naturel fondamental de la société capitaliste avancée : le droit à ne pas être harcelé27 ». Dans ces romans, les personnages de dominés se tiennent dans une sorte d’« invisibilité visible », ils sont les figures d’une « […] différence qui est perçue avec crainte en tant qu’elle est potentiellement problématique, mais qu’on tolère au nom de la rationalité instrumentale28 ». Ils font ainsi ressortir en creux le caractère proprement intenable du positionnement de la classe moyenne dans la démocratie immunitaire.

Contre des écritures sentimentales et consensuelles qui naturalisent le tort et en appellent principalement à l’émotion se dresse ainsi une esthétique romanesque qui fait de la déconstruction des habitudes de perception un de ses pivots, et de la possibilité d’une autre réalité – juste, égalitaire – son principe esthétique fondamental. Les deux romans prétendent faire advenir une manière de justice poétique, en tentant d’agir sur la perception de l’évidence pour « rendre visible le visible » et faire que le lecteur retrouve le sentiment d’injustice qu’il a, postule-t-on, perdu face à une configuration inégalitaire ressentie comme allant de soi. Il ne s’agit pas de faire triompher la justice dans l’ordre du récit par la mise en place de mécanismes compensatoires réconfortants. Ce qui est en jeu, c’est la matérialisation des situations productrices d’inégalité, responsabilité dont le lecteur, identifié aux personnages ambigus de la classe moyenne, fera l’expérience. Cette production d’une expérience de l’intenable indique que les auteurs ne tentent pas seulement d’agir sur la connaissance des inégalités, mais de retrouver par le chemin de la fiction le sentiment d’étrangéité – sentiment politique par excellence, dans la mesure où il est le négatif de la résignation à l’évidence et de l’impuissance qui en découle. Belén Gopegui et Isaac Rosa placent la revendication de l’égalité économique et politique au principe de leur projet littéraire : leur écriture s’attache à montrer que le système inégalitaire dans lequel nous sommes pris est un construit, contingent et situé, et en aucun cas la destination finale et intangible de l’Histoire. Le réel n’est pas envisagé comme un immuable préexistant au texte et que ce dernier redoublerait immanquablement, mais comme un champ des possibles qu’un réalisme nouveau peut contribuer à élargir.

 

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NOTES

  1. Voir Constantino BÉRTOLO, « Realidad, comunicación y ficción: a propósito de El padre de Blancanieves de Belén Gopegui », dans : Matías ESCALERA CORDERO (Éd.), La (re)conquista de la realidad: la novela, la poesía y el teatro del siglo presente, Madrid, Tierradenadie, 2007, p. 129-146.[]
  2. Voir Palmar ÁLVAREZ-BLANCO, « Escribir en el siglo XXI, a pesar o a favor de las circunstancias », dans : Palmar ÁLVAREZ-BLANCO et Toni DORCA (Éds.), Contornos de la narrativa española actual (2000-2010). Un diálogo entre creadores y críticos, Madrid, Iberoamericana-Vervuert, 2011, p. 19-31.[]
  3. Germán LABRADOR-MÉNDEZ, « Historia y decoro. Éticas de la forma en las narrativas de memoria histórica », dans : Contornos de la narrativa española actual (2000-2010), op. cit., p. 122-129.[]
  4. Ibid., p. 128.[]
  5. Ibid., p. 125.[]
  6. Belén GOPEGUI,  « La responsabilidad del escritor en los relatos de victoria y derrota », La Jiribilla de papel, juin 2006, n°61, p. 3-5.[]
  7. Antonio GÓMEZ LÓPEZ-QUIÑONES, La guerra persistente. Memoria, violencia y utopía: representaciones contemporáneas de la Guerra Civil española, Madrid/Frankfort, Iberoamericana/Vervuert, 2006, p. 31.[]
  8. Belén GOPEGUI, « La responsabilidad del escritor… », art. cit., p. 4.[]
  9. Ibid., p. 5.[]
  10. Edurne PORTELA, « La escritura de la memoria en la nueva narrativa española: una perspectiva transatlántica », dans : Contornos de la narrativa española actual (2000-2010), op. cit., p. 193.[]
  11. Belén GOPEGUI, El padre de Blancanieves, Barcelone, Anagrama, 2007.  Pour la traduction française : Le père de Blanche-Neige, Paris, Seuil, 2010.[]
  12. Isaac ROSA, El país del miedo, Barcelone, Seix Barral, 2008.[]
  13. Alain BROSSAT, La résistance infinie, Paris, Lignes, 2006, p. 25. []
  14. Le père de Blanche-Neige, op. cit., p. 52.[]
  15. Palmar ÁLVAREZ-BLANCO, « De etnomanías y otros terrores. Literatura e inmigración en la España del siglo XXI », dans : Contornos de la narrativa española actual (2000-2010), op. cit., p. 55-66.[]
  16. La résistance infinie, op. cit., p. 11. []
  17. El país del miedo, op. cit., p. 37.[]
  18. Ibid., p. 35-36.[]
  19. Ibid., p. 293-295.[]
  20. Mike DAVIS, Ciudad de cuarzo. Arqueología del futuro en Los Ángeles, Madrid, Lengua de Trapo, 2003, p. 196, cité par Isaac ROSA, Ibid., p. 315.[]
  21. Ibid., p. 227.[]
  22. Ibid., p. 228.[]
  23. Ibid., p. 10.[]
  24. « Enrique parlait de lui en disant l’Équatorien, elle aussi essayait de l’appeler ainsi dans son for intérieur. Mais depuis que le responsable du supermarché le lui avait dit, son prénom était resté gravé. Elle le voyait devant elle, son dos légèrement courbé, sa casquette à visière bleue, et aussitôt, comme si c’était inscrit sur son tee-shirt, Manuela disait : Carlos Javier », Le père de Blanche-Neige, op. cit., p. 46.[]
  25. El país del miedo, op. cit., p. 273.[]
  26. Ibid., p. 176-181. []
  27. Slavoj ŽIŽEK, « Against Human Rights », New Left Revue 34, 2005, p. 115-131, cité par Palmar ÁLVAREZ-BLANCO, « De etnomanías y otros terrores… »,  art. cit., p. 61.[]
  28. Ibid., p. 62.[]

Anne-Laure Bonvalot (1983-2022) était maîtresse de Conférences en littératures et cultures hispaniques à l’Université de Nîmes et chercheuse à l’unité ReSO – Université Montpellier 3. Autrice de Fictions politiques. Esthétiques de l’engagement littéraire dans l’Espagne contemporaine (Paris, Classiques Garnier, 2019), ses travaux portent sur les formes actuelles de la littérature politique, les écritures mémorielles et les littératures de la crise, mais aussi sur la littérature environnementale, la fiction écologique, l’écocritique et l’écopoétique, en particulier dans les territoires du Sud global de langue espagnole, portugaise et française – Europe des Suds, Afrique, Amérique latine. Elle est aussi traductrice et autrice de fiction (Zèbres, Caen, Passage(s), 2020). Elle a exploré dans ses travaux les liens entre écologie, écriture de fiction et (dé)colonialité.