Le Roman contre-révolutionnaire de Balzac à Anatole France: Quelques remarques sur la mise en fiction de la terreur
A partir des représentations romanesques de la Terreur de 1793, Gérard Gengembre analyse les imaginaires contre-révolutionnaires. Derrière une fascination commune pour la tragédie, ils incarnent déjà les différentes familles politiques dans leur diversité, notamment par leur traitement du religieux. Cet article est initialement paru dans Raison publique, n°16, printemps 2012.
Posons d’entrée le problème : au XIXe siècle, le roman contre-révolutionnaire privilégie les guerres civiles, notamment celles de l’Ouest, point commun – paradoxal en apparence seulement – avec le roman de la Révolution écrit par les écrivains plutôt favorables à la Révolution. La Terreur en elle-même ne constitue pas un thème central, même si elle inscrit ou détermine le cadre, la référence chronologique, le climat et les enjeux. Bien entendu, à titre de contre-exemple, on ne saurait passer sous silence le Quatrevingt-Treize de Hugo. On sait que pour Hugo, qui ne fait guère preuve d’originalité, car cette idée parcourt nombre de doctrines au XIXe siècle, le progrès arrive toujours à son but, fût-ce par des voies étranges, selon la loi des ruses de la raison. Mais, par ailleurs, les événements surgissent, ou plutôt fleurissent, mystérieusement. Il est donc vain d’agir. Adviendra ce qui doit être. Le monde réalise l’unité du visible et de l’invisible : voilà le principe d’immanence. Cette immanence que Quatrevingt-Treize exprime, pour la dernière fois, de façon sublime :
La révolution est une action de l’Inconnu […]. Elle semble l’œuvre en commun des grands événements et des grands individus mêlés, mais elle est en réalité la résultante des événements […]. La révolution est une forme du phénomène immanent qui nous presse de toutes parts et que nous appelons la Nécessité.
Chaque personnage du roman s’inspire d’acteurs réels, mais devient un type, voire un symbole. Une savante combinatoire de dialectiques et de contradictions dynamise la fiction, qui échappe de partout à la logique du roman historique, ou plutôt le métamorphose en roman symbolique. Quatrevingt-Treize s’oppose aussi au roman historique en ce que l’avenir, et non le passé, détermine l’histoire. La Révolution est bonne selon le progrès. De là l’inscription du présent. Cruelle aporie, ironique contradiction que reflète la Terreur : outil nécessaire, elle prive les idées dont elle se réclame de toute efficience, et, « calomnie de la Révolution », elle la nie. De là la double mort à valeur symbolique des héros Gauvain et Cimourdain : une exécution et un suicide. La fiction a besoin d’une révélation pour (re)trouver un sens et sortir de l’impasse. C’est l’envol des deux âmes réconciliées. Le roman se clôt sur un acte de foi et un message d’espoir. Quatrevingt-Treize nous offre une action aussi tendue qu’une tragédie cornélienne. La Vendée s’avère l’une des hypostases du combat du bien et du mal, du vrai et du faux, de la lumière et des ténèbres. Son destin est bien au fond « d’arranger les choses » à sa « sombre façon ». « Cependant le soleil se lève », comme l’indique le titre du dernier chapitre. Le temps de l’Histoire trouve sa finalité, sa fin peut-être, alors que s’achève le temps de la narration. Mais tout cela nous entraînerait trop loin…
Citons quelques exemples bien connus : Balzac, Les Chouans, 1829 ; Dumas, LE grand romancier de la Révolution faut-il le rappeler, Les Compagnons de Jéhu, 1856, Les Louves de Machecoul, 1858, Les Blancs et les Bleus, 18671, Le Chevalier de Sainte-Hermine, 1870… En une sorte de méli-mélo du roman des guerres de l’Ouest, il conviendrait d’ajouter Janin, Nerval, Nodier, Sandeau, Verne2 et surtout Sand avec Cadio (1867), sans parler de Hugo et de son Quatrevingt-Treize (1873). Et bien entendu Barbey d’Aurevilly, le meilleur représentant du roman contre-révolutionnaire. Il se trouve qu’il situe ses intrigues après la Terreur.
En réalité, le roman de la Terreur stricto sensu se réduit à peu de choses. Certes, pour ne pas déformer ou appauvrir le tableau, il convient d’évoquer des romans historiques bien oubliés aujourd’hui qui se réfèrent explicitement à la Terreur. Soit par exemple de L. de Carné, Gulscriff, scènes de la terreur dans une paroisse bretonne (1835). Ce roman est précédé d’une notice sur la chouannerie et met en scène un curé constitutionnel qui, après avoir prêté le serment exigé, se trouve, de concession en concession, et par la pente irrésistible d’une fausse position, poussé jusqu’à l’oubli de ses devoirs de prêtre, jusqu’au crime et à la trahison envers son prédécesseur, vieux et vertueux prêtre qui a préféré la déportation à l’apostasie.
Autre exemple, Maurice Pierret de Furcy Guesdon (1830) : sous le règne de la Terreur, une jeune fille noble, dont les parents sont morts sur l’échafaud, habite seule le manoir paternel, vieux château dans lequel les jacobins de la ville voisine placent une garnison de l’armée révolutionnaire. À peine sortie de l’enfance, elle est contrainte par la violence d’épouser un homme du peuple, Maurice Pierret, petit rustre de dix-sept ans, hideux, grossier, qui la déteste et qui lui fait horreur. Toutefois elle entend, avant d’aller à la municipalité, être mariée par un prêtre, vieillard que l’on cache dans une retraite inaccessible du château. À peine mariés, les jeunes époux réclament tous deux le divorce, et se fuient à leur grande joie réciproque. Des années s’écoulent ; Maurice devient un avocat célèbre, un homme aimable et fort beau. La jeune fille est devenue une femme charmante et parfaite. Ils se revoient au moment où les parents de Pauline veulent la marier à un gentilhomme ; mais quoique divorcée, pieuse, elle ne peut oublier qu’un prêtre a béni sa première union. Maurice s’est épris d’une vive passion pour sa femme ; elle l’aime aussi ; mais une foule d’obstacles s’opposent à leur réunion : une circonstance tout à fait imprévue l’opère sans effort au moment où, prêts à se séparer une seconde fois, ils se faisaient d’éternels adieux et permet leur union.
Convenons-en : on ne saurait tirer grand-chose de ces pauvres fictions, résumées en leur temps dans La Revue des Deux Mondes ou dans La Revue des Romans. L’une se veut apologie de la religion, l’autre demeure avant tout une intrigue romanesque. Tournons-nous vers Balzac, ce sera plus profitable…
Avec Un épisode sous la Terreur, ne nous est offerte en apparence qu’une intrigue assez mince : chassées du couvent par la Révolution, sœur Agathe, née de Langeais, et sœur Marthe, née de Beauséant, sont réfugiées avec l’abbé de Marolles, prêtre rescapé des Carmes, chez un citoyen, jacobin militant sous le nom de Mucius Scaevola, mais secrètement partisan des Bourbons. Dans une sombre ruelle, un homme suit une vieille femme qui se révèle être une religieuse allant chercher des hosties dans une pâtisserie, hosties qu’elle doit apporter à l’abbé Marolles pour célébrer la messe. L’homme, comme on ne l’apprend qu’à la fin, à l’instar des reclus libérés après Thermidor, est en réalité le bourreau Charles-Henri Sanson qui a coupé la tête de Louis XVI. Homme pieux malgré sa « fonction », Sanson ne demande rien d’autre qu’une messe pour l’âme du défunt roi. Longtemps restée anonyme, cette nouvelle parut au début de 1830 dans Le Cabinet de lecture et comme introduction aux apocryphes Mémoires pour servir à l’histoire de la Révolution française, signés du bourreau Sanson. Histoire de bourreau comme El Verdugo, récit de terreur comme Le Réquisitionnaire ou l’Auberge rouge, cet Épisode recourt au mélodrame en ménageant le secret et entend susciter l’angoisse en suggérant l’atmosphère de la Terreur.
Le nom de Balzac apparaît en 1842 pour son inclusion sous le titre Une Messe en 1793 dans le recueil collectif le Royal-Keepsake et le tire actuel figure dans le tome XII de la Comédie humaine (1846). Rappelons que, autour de 1830, la mode est à la remémoration des événements de la Révolution et de l’Empire, de la petite ou de la grande Histoire et aux mémoires plus ou moins authentiques relatifs à ces périodes. Le titre des Mémoires de Sanson rappelle d’ailleurs celui de la Collection des Mémoires relatifs à la Révolution française (60 vol., Baudouin frères, 1820-1828), dont Balzac avait contribué à imprimer plusieurs volumes.
Un autre texte de Balzac peut être convoqué, Sur Catherine de Médicis. Ce gros roman fut publié par parties, Les Deux rêves, La Mode, 1830, Le Secret de Ruggieri, Revue de Paris, 1837, Les Lecamus, Le Siècle, 1841, puis en volume avec changement de titre des parties aux tomes XV et XVI et La Comédie humaine (Furne, 1846). Si des considérations métaphysiques justifient son inclusion dans les Études philosophiques, notamment autour des frères Ruggieri, l’astrologue Cosme et l’alchimiste Laurent, Balzac, dans une perspective historico-politique, dégage la pensée de Catherine en accord avec ses propres conceptions : « Un seul Dieu, une seule foi, un seul maître. » Deux parties plus franchement historiques à la manière de Dumas (« Le martyr calviniste » et « La confidence des Ruggieri »), contrastent avec la troisième, « Les deux rêves », ceux de Robespierre et Marat qui ont vu en songe, l’un Catherine de Médicis qui lui justifie sa politique, l’autre un malade symbolisant la France malade, rêves prémonitoires qu’ils relatent en 1786, dans l’ivresse d’un « petit souper » offert par un riche financier. Comme le montre Claudie Bernard3, Balzac entend défendre la figure de Catherine de Médicis contre les libéraux, qui vers 1830 la présentaient comme un despote arbitraire et sanguinaire, et contre le dénigrement de légitimistes comme Chateaubriand, qui refusait à une Médicis toute capacité politique. Le roman se donne comme une illustration fictionnelle d’une philosophie de l’Histoire. Balzac cherche surtout à repérer les forces vives qui déterminent l’Histoire, d’autrefois comme d’aujourd’hui, et à « formuler la loi inhérente à ces forces – loi hégémonique qui fait que tout pouvoir, royal ou républicain, séculier ou religieux, doit écraser les forces antagonistes, exercer la terreur : cela est vrai de Catherine comme de Calvin, comme ce le sera de Robespierre ».
Autre texte intéressant dans notre perspective : Une histoire de la Terreur dans le Stello de Vigny, relatant la mort d’André Chénier (1832). Une longue citation de ce texte mérite d’être faite, car en un vigoureux incipit, Vigny exprime une conception passionnante de la Terreur :
Quatre-vingt-quatorze sonnait à l’horloge du dix-huitième siècle, Quatre-vingt-quatorze, dont chaque minute fut sanglante et enflammée. L’an de Terreur frappait horriblement et lentement au gré de la terre et du ciel, qui l’écoutaient en silence. On aurait dit qu’une puissance, insaisissable comme un fantôme, passait et repassait parmi les hommes, tant leurs visages étaient pâles, leurs yeux égarés, leurs têtes ramassées entre leurs épaules reployées, comme pour les cacher et les défendre. – Cependant un caractère de grandeur et de gravité sombre était empreint sur tous ces fronts menacés et jusque sur la face des enfants ; c’était comme ce masque sublime que nous met la mort. Alors les hommes s’écartaient les uns des autres ou s’abordaient brusquement comme des combattants. Leur salut ressemblait à une attaque, leur bonjour à une injure, leur sourire à une convulsion, leur habillement aux haillons d’un mendiant, leur coiffure à une guenille trempée dans le sang, leurs réunions à des émeutes, leurs familles à des repaires d’animaux mauvais et défiants, leur éloquence aux cris des halles, leurs amours aux orgies bohémiennes, leurs cérémonies publiques à de vieilles tragédies romaines manquées sur des tréteaux de province ; leurs guerres à des migrations de peuples sauvages et misérables, les noms du temps à des parodies poissardes.
Mais tout cela était grand, parce que, dans la cohue républicaine, si tout homme jouait au pouvoir, tout homme du moins jetait sa tête au jeu.
Pour cela seul, je vous parlerai des hommes de ce temps-là plus gravement que je n’ai fait des autres. Si mon premier langage était scintillant et musqué comme l’épée de bal et la poudre, si le second était pédantesque et prolongé comme la perruque et la queue d’un alderman, je sens que ma parole doit être ici forte et brève comme le coup d’une hache qui sort fumante d’une tête tranchée.
Au temps dont je veux parler, la Démocratie régnait. Les Décemvirs, dont le premier fut Robespierre, allaient achever leur règne de trois mois. Ils avaient fauché autour d’eux toutes les idées contraires à celle de la Terreur. Sur l’échafaud des Girondins ils avaient abattu les idées d’amour pur de la liberté ; sur celui des Hébertistes, les idées du culte de la raison unies à l’obscénité montagnarde et républicaniste ; sur l’échafaud de Danton ils avaient tranché la dernière pensée de modération ; restait donc LA TERREUR. Elle donna son nom à l’époque.
Le Comité de salut public marchait librement sur sa grande route, l’élargissant avec la guillotine. Robespierre et Saint-Just menaient la machine roulante : l’un la traînait en jouant le grand prêtre, l’autre la poussait en jouant le prophète apocalyptique.
Comme la Mort, fille de Satan, l’épouvante lui-même, la Terreur, leur fille, s’était retournée contre eux et les pressait de son aiguillon. Oui, c’étaient leurs effrois de chaque nuit qui faisaient leurs horreurs de chaque jour.
Grandeur tragique de l’époque, énergie farouche, guillotine-machine, déshumanisation… : la Terreur se fait ici spectacle dantesque. Un autre passage décrit l’atmosphère de la Terreur, à propos d’une errance nocturne du narrateur :
La foule était si grande encore et si attentive sur la place, que je sortis, sans être vu, par ma grande porte, ouverte et vide. Là je me mis à marcher, les yeux baissés, sans sentir la pluie. La nuit ne tarda pas à venir. Je marchais toujours en pensant. Partout j’entendais à mes oreilles les cris populaires, le roulement lointain de l’orage, le bruissement régulier de la pluie. Partout je croyais voir la Statue et l’Échafaud se regardant tristement par-dessus les têtes vivantes et les têtes coupées. J’avais la fièvre. Continuellement j’étais arrêté dans les rues par des troupes qui passaient, par des hommes qui couraient en foule. Je m’arrêtais, je laissais passer, et mes yeux baissés ne pouvaient regarder que le pavé luisant, glissant et lavé par la pluie. Je voyais mes pieds marcher, et je ne savais pas où ils allaient. Je réfléchissais sagement, je raisonnais logiquement, je voyais nettement, et j’agissais en insensé. L’air avait été rafraîchi, la pluie avait séché dans les rues et sur moi sans que je m’en fusse aperçu. Je suivais les quais, je passais les ponts, je les repassais, cherchant à marcher seul sans être coudoyé, et je ne pouvais y réussir. J’avais du peuple à côté de moi, du peuple devant, du peuple derrière, du peuple dans la tête, du peuple partout : c’était insupportable. On me croisait, on me poussait, on me serrait. Je m’arrêtais alors et m’asseyais sur une borne ou une barrière : je continuais à réfléchir. Tous les traits du tableau me revenaient plus colorés devant les yeux ; je revoyais les Tuileries rouges, la place houleuse et noire, le gros nuage et la grande Statue et la grande Guillotine se regardant. Alors je partais de nouveau ; le peuple me reprenait, me heurtait et me roulait encore. Je le fuyais machinalement, mais sans en être importuné ; au contraire, la foule berce et endort. J’aurais voulu qu’elle s’occupât de moi, pour être délivré par l’extérieur de l’intérieur de moi-même. La moitié de la nuit se passa ainsi dans un vagabondage de fou. (chap. 36, « Un tour de roue »)
Un roman mériterait d’être étudié en détail, le Sous la hache d’Élémir Bourges (18834). Contentons-nous d’en prélever une description de la guillotine, cette « géante toute rouge », « l’effrayant autel d’une divinité de sang »5, surnommée la Vorace. Elle est le « principe [de la Révolution] devenu glaive », la « déesse de la Terreur », dont les « deux bras triomphants, baignés de sang » se dressent pour l’image finale du roman.
Mais en réalité, le roman le plus intéressant, dont cependant la caractérisation comme roman contre-révolutionnaire serait abusive est Les Dieux ont soif d’Anatole France, 19126, lequel avait été précédé par Les Autels de la peur, 1884, paru en feuilleton dans le Journal des Débats. Ceci nous autorise à annexer ce texte au XIXe siècle, sans trop avoir le sentiment de pratiquer un coup de force. Une note de Marie-Claire Bancquart7 replace cette œuvre dans la pensée de l’auteur : « On connaît l’athéisme personnel d’Anatole France et son opposition à toute religion menant au fanatisme » ; on ne sera donc pas étonné de la condamnation qu’il prononce à ce sujet sur Robespierre : « Le nouveau culte, fondé sur une boue de sang, devait bientôt s’abîmer avec son pontife sanglant »8.
Sans doute le personnage de Brotteaux exprime-t-il la philosophie politique de l’auteur, si l’expression peut convenir : il faut « gouverner les hommes tels qu’ils sont et non tels qu’on les voudrait être »9. Il peut alors prédire : « J’ai l’amour de la raison, je n’en ai pas le fanatisme, répondit Brotteaux. La raison nous guide et nous éclaire ; quand vous en aurez fait une divinité, elle vous aveuglera et vous persuadera des crimes »10. Et d’ajouter :
On doit aimer la vertu, mais il est bon de savoir que c’est un simple expédient imaginé par les hommes pour vivre commodément ensemble. Ce que nous appelons morale, n’est qu’une entreprise désespérée de nos semblables contre l’ordre universel, qui est la lutte, le carnage et l’aveugle jeu de forces contraires. Elle se détruit elle-même, et, plus j’y pense, plus je me persuade que l’univers est enragé. Les théologiens et les philosophes, qui font de Dieu l’auteur de la nature et l’architecte de l’univers, nous le font paraître absurde et méchant. Ils le disent bon, parce qu’ils le craignent, mais ils sont forcés de convenir qu’il agit d’une façon atroce. Ils lui prêtent une malignité rare même chez l’homme. Et c’est par là qu’ils le rendent adorable sur la terre. Car notre misérable race ne vouerait pas un culte à des dieux justes et bienveillants, dont elle n’aurait rien à craindre ; elle ne garderait point de leur bienfait une reconnaissance inutile. Sans le purgatoire et l’enfer, le Bon Dieu ne serait qu’un pauvre sire11.
Mesuré à l’aune de cette raison pratique, tout le roman, en une manière de thèse, vise à montrer la mécanique implacable du fanatisme et la logique de la Terreur, incarnées par le héros, le peintre Évariste Gamelin, type du révolutionnaire pénétré d’absolu, ou plutôt aliéné par lui. À cet égard, on a affaire à un véritable roman politique autant qu’à une fiction historique. On parlerait même volontiers d’essai sur la Terreur12. Il s’agit de montrer comment de simples individus sont entraînés par la force des choses et s’identifient à une politique qu’ils sont incapables de remettre en cause : « Sûrs de périr si la patrie périssait, ils faisaient du salut public leur affaire propre. Et l’intérêt de la nation confondu avec le leur, dictait leurs sentiments, leurs passions, leur conduite »13.
Gamelin devient un zélote : « Gamelin commençait à se faire du châtiment une idée religieuse et mystique, à lui prêter une vertu, des mérites propres. Il pensait qu’on doit la peine aux criminels et que c’est leur faire tort que de les en frustrer »14. Écoutant Robespierre, il comprend :
Maintenant, à la voix du sage, il découvrait des vérités plus hautes et plus pures, il concevait une métaphysique révolutionnaire, qui élevait son esprit au-dessus des grossières contingences, à l’abri des erreurs des sens, dans la région des certitudes absolues. Les choses sont par elles-mêmes mélangées et pleines de confusion ; la complexité des faits est telle qu’on s’y perd. Robespierre les lui simplifiait, lui présentait le bien et le mal en des formules simples et claires… Gamelin goûtait la joie profonde d’un croyant qui sait le mot qui sauve et le mot qui perd. Désormais le Tribunal révolutionnaire, comme autrefois les tribunaux ecclésiastiques, connaîtrait du crime absolu, du crime verbal. Et, parce qu’il avait l’esprit religieux, Évariste recevait ces révélations avec un sombre enthousiasme ; son cœur s’exhalait et se réjouissait à l’idée que désormais, pour discerner le crime et l’innocence, il possédait un symbole. Vous tenez lieu de tout, ô trésors de la foi15 !
Alors, le Tribunal révolutionnaire devient un véritable lieu de culte dédié aux divinités révolutionnaires. Les jurés sont ainsi présentés :
divers d’origine et de caractères, les uns instruits, les autres ignares, lâches ou généreux, doux ou violents, hypocrites ou sincères, mais qui tous, dans le danger de la patrie et de la République, sentaient ou feignaient de sentir les mêmes angoisses, de brûler des mêmes flammes, tous atroces de vertu ou de peur, ne formaient qu’un seul être, qu’une seule tête sourde, irritée, une seule âme, une bête mystique, qui, par l’exercice naturel de ses fonctions, produisait abondamment la mort. Bienveillants ou cruels par sensibilité, secoués soudain par un brusque mouvement de pitié, ils acquittaient avec des larmes un accusé qu’ils eussent, une heure auparavant condamné avec des sarcasmes. À mesure qu’ils avançaient dans leur tâche, ils suivaient plus impétueusement les impulsions de leur cœur16.
Et leur action est ainsi décrite :
Ils jugeaient dans la fièvre et dans la somnolence que leur donnait l’excès de travail, sous les excitations du dehors et les ordres du souverain, sous les menaces des sans culottes et des tricoteuses pressées dans les tribunes et dans l’enceinte publique, d’après des témoignages forcenés, sur des réquisitoires frénétiques, dans un air empesté, qui appesantissait les cerveaux, faisait bourdonner les oreilles et battre les tempes et mettait un voile de sang sur les yeux. Des bruits vagues couraient dans le public sur des jurés corrompus par l’or des accusés. Mais à ces rumeurs le jury tout entier répondait par des protestations indignées et des condamnations impitoyables. Enfin, c’étaient des hommes, ni pires ni meilleurs que les autres. L’innocence, le plus souvent, est un bonheur et non pas une vertu : quiconque eût accepté de se mettre à leur place eût agi comme eux et accompli d’une âme médiocre ces tâches épouvantables. […]. La Justice abrégée les contentait. Rien dans sa marche accélérée, ne les troublait plus. Ils s’enquéraient seulement des opinions des accusés, ne concevant pas qu’on pût sans méchanceté penser autrement qu’eux. Comme ils croyaient posséder la vérité, la sagesse, le souverain bien, ils attribuaient à leurs adversaires l’erreur et le mal. Ils se sentaient forts : ils voyaient Dieu17.
L’on ne saurait trop insister sur cette assimilation de la foi révolutionnaire à la foi religieuse dans la démonstration d’Anatole France. Elle donne la clé du roman. Quand Gamelin marchera à son tour à l’échafaud, il regrettera seulement de n’avoir pas été assez terroriste. Il meurt en fanatique, en dévot de la sanglante religion. Pour Anatole France, la Terreur se définit comme l’envers des idéaux révolutionnaires, revers d’un avers sublime mais perverti par l’exaltation de l’enthousiasme fanatique. Avec pour titre du roman une formule de Camille Desmoulins à la veille de son exécution, il met aussi en scène une célèbre formule utilisée sous la IIIe République : la Révolution est un bloc. Il donne une version pessimiste, pour ne pas dire noire, renforcée s’il en était besoin par le choix d’un artiste comme figure centrale. L’art lui-même se voit absorbé par la Révolution et broyé par la machine terroriste.
En ce trop rapide parcours, il nous apparaît que, dans leur mise en scène de la Terreur, les fictions les plus pénétrantes développent une analyse politique ou peignent un tableau… terrifiant, autre manière de faire sens politiquement. De manière plus générale, quand il ne se cantonne pas à une démonstration fondée sur la raison politique, comme chez Balzac, le roman historique contre-révolutionnaire, ou critique à l’égard de la Révolution, se met à l’unisson de la période et de la conjoncture, et recourt au sublime ou à l’analyse de la puissance de la foi et du mysticisme révolutionnaires. La Terreur vaut alors comme phénomène religieux autant que politique, comme sinistre enthousiasme, au sens étymologique du terme, et donc comme matériau idéal pour l’entreprise romanesque.
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NOTES
- Il est vrai cependant que dans ce récit historique, appellation qui lui convient mieux que celle de roman, le côté romanesque est rejeté au second plan. On assiste avant tout aux atrocités et excès de la Terreur, puis aux premières heures de la Convention et du Directoire, et surtout à l’ascension de Napoléon.[↩]
- Janin, Le Mariage vendéen (1839) ; Nerval, Le Marquis de Fayolle (1849) ; Nodier, Thérèse Aubert (1820) ; Sandeau, Valcreuse (1847) ; Verne, Le Comte de Chanteleine (1864).[↩]
- v1.paris.fr/commun/v2asp/musees/balzac/furne/notices/catherine_de_medicis.htm[↩]
- Et, bien sûr, si nous allions au-delà de nos frontières, s’imposerait le roman de Dickens, A Tale of Two Cities (1881). Notre propos ne vise nullement à l’exhaustivité ![↩]
- Édition Klincksieck/Cadratin, p. 84.[↩]
- Parmi les romans contemporains traitant de la Révolution – phénomène éditorial et idéologique qui mériterait une étude –, Les Onze de Pierre Michon reprend une composante majeure des Dieux ont soif, puisque le héros François-Élie Corentin est également peintre.[↩]
- Citons également son article : « L’Espace dans les œuvres d’Anatole France sur la Révolution », Revue d’Histoire Littéraire de la France, juil-oct. 1990, n° 90 (4-5), p. 810-8.[↩]
- Œuvres, La Pléiade, IV, p. 1350.[↩]
- Les Dieux ont soif, La Pléiade, op. cit., p. 512[↩]
- Ibid., p.479[↩]
- Ibid., p. 479-480[↩]
- On aimerait renvoyer à Sophie Wahnich, La Liberté ou la Mort. Essai sur la Terreur et le terrorisme, Éditions de la Fabrique, 2003.[↩]
- Ibid., p. 536.[↩]
- Ibid.[↩]
- Ibid., p. 538.[↩]
- Ibid., p. 553.[↩]
- Ibid., p. 554 et 593.[↩]
Gérard Gengembre est spécialiste de la littérature du XIXe siècle, de l’histoire des idées et des rapports entre littérature, politique et idéologie. Professeur émérite à l’université de Caen après avoir enseigné à l’École normale supérieure de Fontenay-Saint-Cloud, il est l’auteur de plusieurs ouvrages dont À vos plumes, citoyens (Découvertes Gallimard, 1988), La Contre-Révolution ou l’Histoire désespérante (Imago, 1989), Napoléon (Larousse, collection Vie et Légende, 2001) et Balzac, Le Forçat des lettres (Perrin, 2013).