Les Années d’Annie Ernaux : se raconter (d’) après Proust, Beauvoir, Perec
Texte second, palimpseste, le récit de soi dans l’œuvre d’Annie Ernaux est moins le compte rendu d’une expérience singulière qu’une recherche qui s’appuie sur des textes antérieurs pour trouver la voie/voix juste, comme l’a montré avec force le volume Annie Ernaux : l’intertextualité1. Traversée de discours multiples, l’écriture de soi met non seulement en jeu de nombreuses circulations intratextuelles2, mais elle entretient de surcroît un dialogue avec un grand nombre d’écrivains. L’autobiographie impersonnelle Les Années le montre exemplairement : on y trouve les marques de l’intertextualité définie par Genette, à la suite de Kristeva, comme « relation de co-présence entre deux ou plusieurs textes, c’est-à-dire, éidétiquement et le plus souvent, par la présence effective d’un texte dans un autre3 ». Toutefois plus qu’à une analyse rigoureuse des effets d’intertextualité4, je voudrais reconstruire plusieurs parcours possibles au sein des Années en m’appuyant sur des phénomènes de consonances – thématiques, génériques ou poétiques – entre Ernaux et trois auteurs, Marcel Proust, Simone de Beauvoir, George Perec, que l’écrivaine place volontiers dans son panthéon personnel, même s’ils n’y occupent pas la même place. Jusqu’à quel point peut-on lire Les Années comme une Recherche du temps perdu ? S’agit-il plutôt de Mémoires à la manière de Beauvoir ou d’une autobiographie du genre féminin qui poursuivrait l’entreprise menée dans Le Deuxième Sexe ? Ou faut-il lire Les Années comme une suite des Choses et de Je me souviens de Perec ?
Ce dialogue avec Proust, Beauvoir et Perec appelle deux remarques préliminaires. On se gardera de donner un sens trop restreint à la préposition « après » comme à la locution prépositionnelle « d’après » qui figurent dans mon titre. Si Ernaux se raconte bien chronologiquement « après » ces trois écrivains-là, la relation nouée avec leurs textes n’est pas celle d’une filiation linéaire, plaçant l’écrivaine dans la lignée d’illustres prédécesseurs qu’il s’agirait d’imiter ou de suivre comme des modèles. Au contraire, cette relation est faite d’oppositions, de réticences, de déplacements.
Par ailleurs, ces références à des auteurs classiques, explicites dans l’avant-texte, ne sauraient occulter les emprunts tout aussi importants à « la littérature populaire méprisée par les instances d’évaluation académique5 ». On peut même soutenir que l’une des parentés avec l’écriture perecquienne tient précisément à l’articulation entre culture savante et culture populaire.
Les Années à l’« ombre de Proust6 »
« Plus proustienne que moi tu meurs ! » écrit Annie Ernaux dans son journal intime7. Le journal d’écriture, L’Atelier noir et le Cahier de l’Herne témoignent encore de cette importance séminale de Proust. Lue intégralement en 1965, à l’âge de 25 ans, la Recherche du temps perdu accompagne les recherches d’Ernaux qui revient régulièrement à Proust, dit l’avoir relu une deuxième fois en 1983, puis en 1987, pour l’enseigner, d’une part, mais surtout pour y retrouver des sensations intimes, Proust se transformant en éclaireur, apportant à la vie un supplément de sens par le biais d’une écriture de la réminiscence. Ernaux reprend à son compte la célèbre phrase du Temps retrouvé : « la vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent pleinement vécue, c’est la littérature », mais elle la reformule plus approximativement en mettant l’accent sur une dimension plus actionnelle : « Je traduis, j’extrapole : la littérature seule peut conduire à la vérité8 ». Autrement dit, si Proust « aide à vivre9 », comme le dit Ernaux, il intéresse aussi l’écrivaine dans sa propre recherche littéraire : « La grande question que me pose la lecture de Proust, est-ce la structure qui est majeure, elle qui donne le sens10 ? » Or la composition de l’œuvre et la quête d’une vérité de ce « temps où l’on ne sera plus jamais » (A, p. 254), la transformation du vécu en mémoire échappant à l’oubli au sein de l’œuvre, est une question fondamentale dans Les Années dont l’écriture est envisagée dès 1983, soit précisément au moment où Ernaux relit Proust. « Journal de fouilles » (At. N, p. 14) et document de travail, L’Atelier noir montre que l’« ombre de Proust » règne sur ce chantier d’écriture. Il est donné comme le modèle de celui qui a accompli ce qu’Ernaux essaye de faire : « concilier “l’autobiographie objective” et l’Histoire, la totalité » (At. N., p. 49), et comme celui qui a intégré dans le récit le motif même de la quête de la mémoire, l’interrogation sur la vocation.
De La Recherche, Les Années garde la dynamique narrative de l’écrivain en quête de la forme qu’il donnera à son livre. L’effacement de tout ce qui se rapporte à la carrière de l’écrivaine, à l’exception d’une seule scène décrivant l’apparition d’Ernaux sur une vidéo enregistrée en 1985 dans un lycée où elle fait une intervention en tant qu’autrice11, renforce cette proximité avec Proust, comme si Ernaux s’était lancée dans un seul livre unique, livre-somme couvrant toute une vie.
En narrant la genèse du livre, Les Années montre l’écrivaine à différentes étapes de sa quête d’écriture, rencontrant, comme le narrateur proustien, des obstacles qui l’empêchent d’écrire :
[…] l’idée lui est venue d’écrire « une sorte de destin de femme », entre 1940 et 1985, quelque chose comme Une vie de Maupassant, qui ferait ressentir le passage du temps en elle et hors d’elle, dans l’Histoire, un « roman total » qui s’achèverait dans la dépossession des êtres et des choses, parents, mari, enfants qui partent de la maison, meubles vendus. Elle a peur de se perdre dans la multiplicité des objets de la réalité à saisir. Et comment pourrait-elle organiser cette mémoire accumulée d’événements, de faits divers, de milliers de journées qui la conduisent jusqu’à aujourd’hui. (A, p. 166).
L’Atelier noir fait plus franchement état des phases de renoncement, de tâtonnement, de découragement, ainsi en 1988 : « je bloque toujours. Sentiment que je ne “suis pas” dans le bon ton, la bonne méthode, cette indéfinissable sensation que “ce n’est pas ça.” » (At. N, p. 11212). Or comme dans Le Temps retrouvé, une partie de la solution réside dans le fait de se déprendre des modèles encombrants13, à commencer par Proust.
Autrement dit, le modèle proustien est d’emblée présent à l’état de « tentation », il aimante et oriente une partie du travail en exposant les problèmes de la mémoire. Mais cette tentation est présentée comme pour être mieux combattue ou rejetée pour plusieurs raisons.
Une raison sociologique, d’abord.
Maya Lavault l’a rappelé : dans son « corps-à-corps14 » avec Proust, Ernaux passe tour à tour de l’admiration à la résistance pour finir par trouver une « bonne distance15 » avec cet auteur. Comme Camus avant elle16, Ernaux rappelle les privilèges de classe du narrateur de la Recherche, qui se mesurent moins à la qualité du temps retrouvé (Camus) qu’au regard condescendant porté sur Françoise, la domestique de Marcel. Alors que Nathalie Quintane propose une interprétation ranciérienne de ce personnage, qui parviendrait dans la Recherche à « se faire un corps voué à autre chose qu’à la domination17 », Ernaux reproche au contraire au narrateur de comparer la façon dont Françoise « regard[e] le monde à celle d’un chien18 ». Estimant que Françoise représente « tous [ses] ascendants » et rappelant qu’une de ses tantes était elle-même au service d’une grande famille bourgeoise, Ernaux justifie son malaise et même sa douleur de lectrice face à ce qu’elle considère comme une forme de mépris de classe. Les Armoires vides et La Place mentionnent cette réserve critique vis-à-vis de Proust et a contrario le défi posé par Proust : comment ne pas réitérer la domination symbolique dans l’ordre du langage lorsqu’on entreprend de parler des vies dominées, dont la narratrice s’est séparée en intégrant le monde bourgeois mais dont la mémoire demande à être réhabilitée ? La lecture de Proust va dicter la recherche d’une écriture de la distance, « écriture plate », congédiant l’ironie ou le pittoresque, marques de connivence avec le lecteur bourgeois.
Outre les registres, Ernaux discute l’intérêt de la « mémoire involontaire » déclenchée par la sensation dans La Place, récit de filiation consacré au père de l’écrivaine :
Je ne pouvais pas compter sur la réminiscence, dans le grincement de la sonnette d’un vieux magasin, l’odeur de melon trop mûr, je ne retrouve que moi-même, et mes étés de vacances à Y. La couleur du ciel, les reflets des peupliers dans l’Oise toute proche, n’avaient rien à m’apprendre. C’est dans la manière dont les gens s’assoient et s’ennuient dans les salles d’attente, interpellent leurs enfants, font au revoir sur les quais de gare que j’ai cherché la figure de mon père. J’ai retrouvé dans des êtres anonymes rencontrés n’importe où, porteurs à leur insu des signes de force ou d’humiliation, la réalité oubliée de sa condition19.
Comme l’affirme Maya Lavault, « l’idée que “notre mémoire est dans les autres” semble née de l’opposition à Proust20 ». Cette attention aux façons d’être des autres, qui révèlent leur habitus, n’est pas seulement liée à l’innutrition sociologique de l’écriture d’Ernaux depuis La Place. Elle découle aussi sans doute d’une frustration de lecture.
Parmi les textes rassemblés dans le Cahier de l’Herne, l’un d’entre eux porte significativement « Sur un geste mystérieux de Gilberte21 ». Ernaux suit le mouvement qui mène du secret des « aubépines » surchargé de métaphores à la première apparition de Gilberte qui adresse un geste provocateur à Marcel, geste qui demeure énigmatique, ne faisant l’objet d’aucune description précise ni dans « Combray » (Du côté de chez Swann) ni dans Le Temps retrouvé alors que le narrateur prend conscience de son interprétation erronée de ce geste. Le commentaire d’Ernaux en dit long sur sa propre recherche d’écriture : il s’agit de se débarrasser des métaphores esthétisantes et du « non-dit entourant » les gestes populaires dans la Recherche pour décrire l’obscène, ne plus s’en tenir à cette « dénégation du réel22 » identifiée chez Proust. Si Ernaux se montre intéressée par ce geste provocateur, qu’elle suppose être une façon aguicheuse de se taper les fesses, c’est précisément parce qu’il est révélateur d’une culture populaire passée sous silence. Dans ces conditions, on ne s’étonnera pas de trouver dans l’ouverture des Années une abondance d’images et de mots convoquant le bas corporel, la sexualité, tout ce qui relève de l’impensé du discours social23.
Ernaux s’écarte du modèle proustien pour une seconde raison : la transformation contemporaine de notre rapport au temps.
Rappelons avec Dominique Rabaté qu’Ernaux écrit dans un siècle hanté par la disparition, par l’angoisse majeure qui naît d’« un constat terrible : il a été possible (il est toujours possible) d’annihiler des millions de gens, d’effacer leurs vies et leurs traces24 ». Aussi la somme proustienne relève-t-elle de la tentation désirable mais aussi d’un impossible qui n’a plus cours25. Si l’art s’élève contre l’oubli et prend le parti du souvenir, il ne peut le faire qu’avec une certaine inquiétude, avec la conscience d’une accélération du temps et d’une fragilisation de la mémoire26.
Aussi le livre se distingue-t-il de la somme proustienne. De La Place aux Années, le souvenir-sensation qui permet de « revivre instantanément plusieurs époques passées sur un même plan de simultanéité » est une tentation écartée dans la mesure où il « supprime [l’]histoire »27 et menace directement la visée heuristique de l’écriture et même l’usage des mots : « Jusqu’ici cette sensation ne l’a menée nulle part dans l’écriture, ni dans la connaissance de quoi que ce soit » (A, p. 249). Au solipsisme de la mémoire involontaire, Ernaux oppose ainsi une autre sensation, celle de la fusion dans « une totalité indistincte » (A, p. 250), procurée par les photographies, les images qui replacent le moi au sein d’une collectivité. Cet élargissement fait toutefois la part belle à l’oubli qui met en crise la mémoire collective, ce qui confère au livre le sentiment mélancolique d’une urgence et d’une forme d’impuissance :
La recherche du temps perdu passait par le web. Les archives et toutes les choses anciennes qu’on n’imaginait pas pouvoir retrouver un jour nous arrivaient sans délai. La mémoire était devenue inépuisable mais la profondeur du temps – dont l’odeur et le jaunissement du papier, le cornement des pages, le soulignement d’un paragraphe par une main inconnue donnaient la sensation – avait disparu. On était dans un présent infini.
On n’arrêtait pas de vouloir le sauvegarder en une frénésie de photos et de films visibles sur-le-champ. […]
La multiplication de nos traces abolissait la sensation du temps qui passe. […] Nous étions à l’avance ressuscités. (A, p. 234-235)
Le livre progresse vers une menace de dépossession de la mémoire liée aux techniques d’enregistrement du cours du temps et aux politiques commémoratives qui découpent le temps historique. Hypermnésie des techniques d’archives et sélection médiatique des événements marquants évacuent le « nous » de l’expérience du temps (« Nos années à nous n’étaient pas là », A, p. 236) lestant l’épigraphe empruntée à José Ortega y Gasset (« Nous n’avons que notre histoire et elle n’est pas à nous », A, p. 9) d’une forme de tragique de l’existence humaine à l’aube du troisième millénaire.
L’écriture des Années s’écrit « envers et contre Proust28 » tant du point de vue sociologique que du point de vue mémoriel. Du temps long des années cinquante caractérisé par la transmission du « grand récit, celui des origines » (A, p. 28)29 à l’incertitude pesant sur la transmission à la fin du XXe siècle30, Les Années rend compte du passage à ce régime d’historicité que l’historien François Hartog nomme le « présentisme31 », qui introduit une rupture dans notre rapport au passé, au présent comme au futur depuis les années soixante-dix. Caractérisé par la valorisation de l’immédiat, le présentisme transforme le temps en objet de consommation, de commémoration et de patrimonialisation, favorisant l’effacement de la mémoire individuelle et collective qui ne relèveraient pas de cette mémoire officielle.
Mémoires de filles : de Beauvoir à Ernaux
Contrairement à Proust, Beauvoir permet à Ernaux de renouer avec l’écriture de l’histoire, ce que la sensation palimpseste semblait compromettre. Nathalie Froloff l’a montré, les « Mémoires de Beauvoir » forment « une sorte d’avant-texte possible des Années, un texte “palimpseste” […] à l’égard duquel [Ernaux] reconnait une dette politique, voire générique, tout en souhaitant s’en démarquer par le style32 ». L’autrice des Années a eu l’occasion de le dire à plusieurs reprises33 : Beauvoir a joué un rôle émancipateur à la fin de son adolescence, orientant le projet d’une œuvre alliant la littérature et l’action, la vie et l’écriture. Ernaux trace régulièrement des parallélismes entre Beauvoir et sa mère, deux modèles de féminisme. Les Années rappelle à quel point Beauvoir a constitué un modèle existentiel pour la fille de 58 qui la lit pour la première fois à cette période34. Mais si Beauvoir constitue « un patronage tutélaire » suivant les mots de Bérengère Moricheau-Airaud, cette filiation n’est pas pour autant « en ligne directe »35. Il convient dès lors de mettre l’accent sur ce qui relie Ernaux et Beauvoir comme sur ce qui les distingue du point de vue de la pratique mémorialiste d’une part, et du point de vue de l’écriture de la condition féminine d’autre part.
L’écriture des Mémoires
Dans La Force de l’âge (1960) et dans La Force des choses (1963), Beauvoir ancre pleinement l’écriture mémorialiste dans l’expérience du monde : « Soudain, l’Histoire fondit sur moi, j’éclatai : je me retrouvai éparpillée aux quatre coins de la terre, liée par toutes mes fibres à chacun et à tous36 ». Soulignée comme un moment majeur, cette irruption de l’histoire en 1939 prend valeur de tournant dans l’écriture de soi. Beauvoir cesse de « concevoir [s]a vie comme une entreprise autonome et fermée sur soi37 » afin de mieux « replacer [s]a vie dans son cadre historique38 ». On peut penser qu’Ernaux emprunte à Beauvoir cette articulation entre histoire individuelle et histoire collective depuis un point de vue féminin mais aussi pluriel – les Mémoires de Beauvoir poursuivent également l’autobiographie de Sartre. Pourtant, on n’assiste pas dans Les Années à une prise de conscience déflagrante d’une coïncidence entre le moi et le monde telle que l’enregistre Beauvoir dans ses Mémoires de manière à conférer une légitimité à sa démarche de mémorialiste39. Contrairement à Beauvoir, Ernaux met souvent l’accent sur la distance entre « elle » et « ce qui arrive dans le monde40 », précisément parce que l’écrivaine ne prétend pas occuper un rôle d’intellectuelle de premier plan, témoignant « à chaud » de l’actualité41 ou détenant le sens de l’histoire en marche. Elle met au contraire l’accent sur l’écart entre l’expérience individuelle et l’histoire collective42. Le récit de mai 68 offre un bon exemple d’un tel décalage :
Et la télévision, en diffusant une image immuable avec un corpus réduit d’acteurs, instituerait une version ne varietur des événements, imposant l’impression que, cette année-là, on avait tous entre dix-huit et vingt-cinq ans et on lançait des pavés aux CRS un mouchoir sur la bouche. Sous la répétition des images prises par les caméras, on refoulerait celles de sa propre histoire de mai, ni notoires – la place de la Gare déserte un dimanche, sans voyageurs et sans journaux au kiosque – ni glorieuses – quand on a eu peur de manquer d’argent (qu’on s’est dépêché de retirer à la banque), d’essence et surtout de nourriture, remplissant à ras bord un chariot à Carrefour, par mémoire transmise de la faim. (A, p.102)
À la « fresque historique et surplombante », aux images d’Épinal massivement diffusées par les grands médias, Ernaux oppose une saisie de l’événement depuis « une expérience commune », quotidienne, qui « peut se tenir communément hors de l’histoire »43, suivant la formule de Florence Bouchy.
Si l’inscription du sujet dans l’histoire diffère de Beauvoir à Ernaux, on trouve en revanche le désir, explicité dans L’Atelier noir, d’écrire un « roman total », désir qui rappelle l’exigence de totalisation et la dialectique entre l’universel et le singulier à l’œuvre dans les Mémoires de Beauvoir44. Mais précisément, ce désir de totalisation ne prend pas les mêmes formes du point de vue du style et de l’ethos. Comme l’a rappelé Nathalie Froloff, Ernaux tient à distance le fantasme formulé par Beauvoir de voir toute sa vie enregistrée sur un magnétophone géant45. Ernaux juge ce « désir très plat, très nul » dans la mesure où manqueraient les influences, les lectures extérieures mais aussi « quelque chose » qui « se dérobe, qui n’est pas exposable »46. À l’uniformité du récit beauvoirien Ernaux oppose une écriture du social, qui pluralise l’identité dans de multiples dispositions culturelles47, mais aussi une écriture romanesque48 aimantée par le secret et la transgression des interdits. Faut-il voir dans cette dispersion des images de soi le signe de la mélancolie d’un moi sans substance, à l’image de l’Emma Bovary de Flaubert, ou le signe d’un moi superficiel, réduit à quelques clichés, comme le souligne Antoine Compagnon qui en conclut qu’Ernaux désécrit la vie dans Les Années49 ? Ou faut-il voir dans cette dissolution du moi une façon de refuser l’excès de personnalisation du moi, une manière de congédier la monumentalisation de soi à laquelle conduit l’écriture mémorialiste depuis Chateaubriand jusqu’à Beauvoir ?
Alors que les Mémoires de Beauvoir instituent l’écrivaine comme figure intellectuelle détentrice du sens de l’histoire mais aussi comme représentante de son sexe, on observe le mouvement inverse dans l’œuvre d’Ernaux, comme le note Nathalie Froloff, puisque Les Années contribue à dissoudre l’écrivaine dans l’anonymat de la foule50. Refuser de poser au « grand écrivain » – et il faudrait examiner toutes les pages qui mettent à distance les figures d’intellectuels dès lors qu’ils apparaissent dans les médias, Beauvoir y compris51 – ne conduit cependant pas à couper le « fil » qui relie les deux écrivaines.
Une suite au Deuxième Sexe
Je postulerais au contraire qu’Ernaux continue son dialogue avec Beauvoir, autrice du Deuxième Sexe, ouvrage mentionné dans Les Années (A, p. 99) et qui constitue aussi un intertexte important de Mémoire de fille (2016). Dans La Force des choses, Beauvoir revient sur la genèse de cet essai qui a constitué une véritable révélation pour Ernaux. Je cite ces phrases célèbres :
En fait, j’avais envie de parler de moi. J’aimais l’Âge d’homme de Leiris, j’avais du goût pour les essais martyres où on s’explique sans prétexte. Je commençais à y rêver, à prendre quelques notes, et j’en parlai à Sartre. Je m’avisai qu’une première question se posait qu’est-ce que ça avait signifié pour moi d’être femme ? […] « Pour moi, dis-je à Sartre, ça n’a pour ainsi dire pas compté. – Tout de même, vous n’avez pas été élevée de la même manière qu’un garçon, il faudrait y regarder de plus près. » Je regardai et j’eus une révélation52.
Le Deuxième Sexe dérive ainsi d’un projet autobiographique qui expose dangereusement l’auteur au jugement du lecteur. Intitulé « L’expérience vécue », le deuxième tome vise à « étudier avec soin le destin traditionnel de la femme53 », ce qui n’est pas sans rappeler le projet ernalien, formulé dans l’avant-texte des Années, d’écrire un « destin de femme54 ». Au seuil de son ouvrage, Beauvoir pose en outre des questions qui vont guider sa réflexion et qui orientent en partie l’écriture d’Ernaux : « Comment la femme fait-elle l’apprentissage de sa condition, comment l’éprouve-t-elle, dans quel univers se trouve-t-elle enfermée, quelles évasions lui sont permises, voilà ce que je chercherai à décrire55. » Beauvoir précise qu’elle n’essentialise nullement la femme mais entend « décrire le fond commun sur lequel s’enlève toute existence féminine singulière56 ». On est ici très proche du point de départ d’Ernaux qui élargit l’expérience individuelle à l’expérience collective des femmes dans de nombreux passages des Années. Ici, le « fil » qui relie Ernaux à Beauvoir joue sur le plan chronologique : tout se passe comme si le livre d’Ernaux poursuivait, sur le mode du tuilage, l’ouvrage de Beauvoir paru en 1949, soit 9 ans après la naissance d’Ernaux qui constitue le point de départ des Années. Comme Beauvoir, Ernaux montre combien l’identité des femmes est façonnée en matière d’éducation, mais aussi en matière de sexualité. Le livre retrace la libéralisation sexuelle progressive : Mai 68 introduit ainsi une scission entre un temps marqué par la « honte » et un autre marqué par l’injonction à jouir sans entraves.
La honte ne cessait pas de menacer les filles. Leur façon de s’habiller et de se maquiller, toujours guettée par le trop : court, long, décolleté, étroit, voyant, etc. (A, p. 76)
Le discours du plaisir gagnait tout. Il fallait jouir en lisant, écrivant, prenant son bain, déféquant. C’était la finalité des activités humaines. (A, p. 115).
Les portraits photographiques permettent en outre de réfléchir à la place occupée au regard des autres femmes à partir du motif du cycle menstruel, largement abordé par Beauvoir dans Le Deuxième Sexe. Le « sang » qui coule ou ne coule plus rythme ce « destin de femme », mettant l’accent sur un sentiment de puissance (« Elle ne se sent pas d’âge. Certainement une arrogance de jeune femme vis-à-vis des plus âgées, une condescendance pour les ménopausées », A, p. 128) ou au contraire de vulnérabilité (« Elle a peur de vieillir, de l’odeur du sang qui viendra à lui manquer », A, p. 164). Ce travail sur l’imaginaire de la condition féminine entre en outre en résonance avec les réflexions de Beauvoir sur l’émancipation des femmes. Alors que le dernier chapitre du Deuxième Sexe évoque cette libération sous l’angle de la promesse et de l’inaccompli, le livre d’Ernaux progresse vers une maturité qui dresse le portrait d’une « femme indépendante » prête à se transcender dans le projet de l’œuvre à accomplir57.
Bien entendu, les deux livres présentent des visées différentes. Beauvoir entend constituer un savoir, à partir d’une recherche documentaire érudite, sur la condition des femmes, savoir qui renverse les mythes et les croyances masculines. Ernaux, pour sa part, fait de sa vie même le témoin et le relais d’un savoir général, convaincue qu’il existe une « preuve par le corps58 », porteur de sa mémoire et de son expérience sociale. Ces différences de méthode, pourrait-on dire, engage des formes d’impersonnalité distinctes : d’un côté, l’impersonnalité de l’essayiste, de l’autre, l’impersonnalité apparente de celle qui se fond avec la communauté des femmes tout en jouant des effets de consonance ou de dissonance générationnelle, individuelle, avec ses contemporaines.
Le féminisme était une vieille idéologie vengeresse et sans humour, dont les jeunes femmes n’avaient plus besoin, qu’elles regardaient avec condescendance, ne doutant pas de leur force et de leur égalité. […] Avec la pilule, elles étaient devenues les maîtresses de la vie, ça ne s’ébruitait pas. Nous qui avions avorté dans des cuisines, divorcé, qui avions cru que nos efforts pour nous libérer serviraient aux autres, nous étions prises d’une grande fatigue. Nous ne savions plus si la révolution des femmes avait eu lieu. (A, p. 180-181).
Comme l’a souligné Marie-Laure Rossi, le décalage entre Ernaux et Beauvoir n’est pas seulement historique et énonciatif, il est aussi sociologique : « tout un pan de la vision du monde d’Annie Ernaux manque chez Beauvoir : l’intime conviction que, même liées par une condition semblable, toutes les femmes ne sont pas à égalité dans le système socio-politique qui les définit59 ». Si Les Années estompe la particularité sociologique de la transfuge de classe60, le livre rend compte d’une « mémoire illégitime » (A, p. 59) qui n’intéresse pas Beauvoir au premier chef. Témoin de l’écart social entre l’adolescente et ses camarades de l’école privée, cette « mémoire illégitime, celle des choses qu’il est impensable, honteux ou fou de formuler » (A, p. 59) valorise une « mémoire de fille », une mémoire de la vie ordinaire et une mémoire du corps (dans ses aspects scatologiques et sexuels), qui se situe en contrepoint de ce qui fait événement du point de vue de l’Histoire. Ainsi, « elle » associe à jamais « la date de l’insurrection algérienne », lors de la Toussaint 1954, à « une image nette, une sorte de fait pur, une jeune femme s’accouvant dans l’herbe et se relevant en rabattant sa jupe » (A, p. 59). L’élan de ce geste de femme est-il sans lien avec le soulèvement d’un peuple colonisé ? L’attention portée au montage et aux associations inattendues61 qu’il peut susciter dans l’œuvre d’Ernaux depuis La Place62 suggère des liens possibles entre scène intime et scène politique. Témoigner de l’histoire, c’est donc moins intervenir dans le débat sur l’actualité que proposer un déplacement du regard, une voie que l’œuvre séminale de Perec avait déjà explorée.
Consonances perecquiennes
Véronique Montémont l’a rappelé63 : George Perec, né en 1936, et Annie Ernaux, née en 1940, sont contemporains. Par leur choix thématique et formel, leurs œuvres présentent de nombreux points communs. Comme Perec, Ernaux renouvelle l’écriture autobiographique en reliant l’individu et le social, même si cette tension ne joue pas à l’identique chez l’un et l’autre. Alors que Perec puise dans la matière des faits sociaux pour se dire de manière oblique, Ernaux part de son expérience pour atteindre le social sur un mode « transpersonnel64 ». On a pu en outre qualifier ces deux auteurs d’écrivains-sociologues, mais là encore le rapport à la sociologie diffère. Perec a suivi une formation universitaire en sociologie et a pris part au comité de rédaction de la revue Cause commune animée par Jean Duvignaud et Paul Virilio, dont les objets de recherche – l’exploration du quotidien – entrent en résonance avec toute une partie de son œuvre centrée sur « l’infra-ordinaire65 ». Pour Ernaux, la sociologie touche directement à l’expérience intime de l’humiliation : la lecture des livres de Bourdieu a été à l’origine d’une « conversion intellectuelle66 » qui l’a autorisée à mettre des mots sur la mémoire de la honte et la trajectoire de la transfuge de classe. Enfin, on a pu comparer ces deux auteurs du point de vue du style : écriture blanche, « écriture plate », mais aussi écriture factographique67 qui interroge les modes d’enregistrement du réel.
Deux perspectives communes retiendront notre attention plus spécifiquement : le regard ambivalent porté sur la société de consommation dans Les Choses comme dans Les Années ; l’écriture de la mémoire dans Les Années qui joue de la référence à Je me souviens.
Comme l’a rappelé Fabrice Thumerel, « Les Années constituent de subversifs mémoires du dehors » dans la mesure où « le point de vue narratif est informé par les pensées critiques de la seconde moitié du XXe siècle (Beauvoir, Perec, Barthes, Debord, Baudrillard, Bourdieu…)68 ». Comme Les Choses (1965), Les Années retrace l’histoire de la société de consommation en portant un regard critique sur les mythologies marchandes censées naturaliser l’idéologie néolibérale par le truchement du discours publicitaire, économique et politique.
Ernaux mentionne le roman de Perec dans l’avant-texte dès 1983 (At. N., p. 36). Sous-titré « Une histoire des années soixante », Les Choses réduit les éléments autobiographiques à « la couche sociologique que [Perec] forme avec sa femme69 » pour privilégier la montée en généralité. Ce livre générationnel raconte le quotidien de Jérôme et Sylvie, un couple de « psychosociologues », qui gagnent leur vie en menant des enquêtes de motivation et vivent à Paris dans le sentiment d’une vie étriquée. Constamment en proie à l’insatisfaction liée à l’abondance des marchandises qu’ils ne peuvent s’offrir, le couple tente de fuir cette frustration permanente en séjournant à Sfax, en Tunisie, où ils s’installent pendant un an. Mais cette expérience du vide les pousse à revenir en France où ils rentrent finalement s’établir rejoignant un avenir synonyme de confort matériel et d’insipidité.
L’histoire de Jérôme et Sylvie n’est pas sans faire écho à l’histoire collective des années soixante telle qu’elle est racontée dans Les Années comme en témoigne l’allusion au roman de Perec70. Comme Les Choses, Les Années retrace l’ascension sociale réelle ou fantasmée des classes moyennes par le biais de l’acquisition des biens de consommation décrits sous l’angle de la séduction amoureuse71. Alors que le couple perecquien se bat pour posséder un « divan Chesterfield », le « on » des Années s’abandonne aux illusions promises par les objets :
Pour les adolescents – surtout ceux qui ne pouvaient compter sur aucun autre moyen de distinction sociale – la valeur personnelle était conférée par les marques vestimentaires, L’Oréal parce que je le vaux bien. Et nous, contempteurs sourcilleux de la société de consommation, on cédait au désir d’une paire de bottes qui, comme jadis la première paire de lunettes solaires, plus tard une minijupe, des pattes d’ef, donnait l’illusion brève d’un être neuf. Plus que la possession, c’était cela, cette sensation que les gens poursuivaient dans les gondoles de Zara et de H&M et que leur procurait immédiatement, sans effort, l’acquisition des choses : un supplément d’être. (A, p. 207)
Si la marchandise exerce un charme irrésistible sur les personnages de Perec, force est de constater qu’elle continue à captiver les foules dans Les Années, Ernaux prenant l’expérience collective à témoin. S’il y a bien ironie et critique vis-à-vis des leurres existentiels promis par les biens de consommation, cela ne passe jamais par l’adoption d’un « point de vue surplombant : ni Perec ni Ernaux ne cherchent à s’exempter de cette relation “avide”, parfois “hargneuse” à la possession matérielle72. » Citant volontiers les noms de marques, les slogans publicitaires, Ernaux enregistre tout un interdiscours social qu’elle mentionne sans aucun mépris73 alors même qu’il renvoie à une culture populaire souvent moquée par les intellectuels. Au contraire, Ernaux cherche à préciser au plus juste les noms qui signent l’époque et forment le dictionnaire à l’usage du plus grand nombre, usage qu’il faut documenter dans la certitude que l’oubli finira par l’emporter, comme l’a montré Laurent Demanze74.
Si Les Années est sans doute plus mélancolique que Les Choses, le livre témoigne bien d’un partage de vues sur la société de consommation qui impose des choix formels similaires. L’étude menée par Véronique Montémont révèle qu’il y a bien chez Perec et Ernaux la recherche commune d’« une écriture maintenue à la lisière de l’intériorité, qui concentre son attention sur le geste descriptif75 » et reporte l’expression des affects sur des choix stylistiques. L’énumération mime ainsi l’étourdissement et l’étouffement face à l’abondance des marchandises. Si l’usage de l’imparfait à valeur durative n’est pas identique d’un livre à l’autre, on peut toutefois noter qu’il marque la dépossession des sujets qui ne semblent pas maîtres de leur propre histoire. Cet usage de l’imparfait souligne ainsi l’absence d’événement saillant dans le cours d’une vie, ce qui est très net chez Perec qui emprunte ce choix stylistique à L’Éducation sentimentale de Flaubert76, et ce qui correspond au mouvement de dépossession progressive qu’Ernaux entend imprimer à son livre77.
Outre Les Choses, c’est aussi à Je me souviens (1978) qu’on a souvent comparé Les Années78. Je me souviens est cité dans l’avant-texte des Années (At. N, p. 132), au même titre que l’autobiographie de Joe Brainard, I remember79, dont Perec s’est inspiré pour mieux la déplacer. En effet, contrairement à Joe Brainard, Perec sélectionne le souvenir insignifiant et commun, ce que l’on retrouve dans le livre d’Ernaux qui porte une grande attention à l’infra-ordinaire, détails du quotidien, faits, paroles, objets passant inaperçus et rejetés dans les marges de l’attention ordinaire et de l’écriture de l’histoire. Au tournant du XXIe siècle, Perec est devenu une référence incontournable de cette anthropologie du quotidien qui est aussi une manière de se raconter par l’oblique. Ce n’est donc pas un hasard si « Je me souviens » est cité au début des années 2000 :
Et l’on avait en soi une grande mémoire vague du monde. De presque tout on ne gardait que des paroles, des détails, des noms, tout ce qui faisait dire à la suite de George Perec « je me souviens » : du baron Empain, des Picorettes, des chaussettes de Bérégovoy, de Devaquet […]. Mais ce n’était pas de vrais souvenirs, on continuait d’appeler ainsi quelque chose d’autre : des marqueurs d’époque. (A, p. 235)
Le commentaire de la narratrice dit l’assimilation de la phrase perecquienne devenue principe d’écriture de la liste à vocation mémorielle et mémoriale. Même si Ernaux affirme qu’elle ne doit rien au texte de Perec dans la composition des listes d’ouverture et de clôture de son récit80, on constate, à d’autres endroits du livre, une parenté entre les pratiques de la liste chez ces deux auteurs. Ces listes déhiérarchisent les signes de la distinction culturelle, disent aussi la difficulté de classer et le désir d’intégrer ce qui résiste à la mise en ordre du discours, ce qui met en jeu l’impensé culturel81. Néanmoins, ces listes ne permettent ni d’historiciser – Perec brouille les époques dans ses listes – ni de rendre compte de l’expérience de la durée. C’est pourquoi Ernaux a besoin de les réintégrer dans la « coulée » du récit : « Justement, quand je lisais Perec, l’inventaire me laissait insatisfaite car il manquait le déroulement du temps, le passage des années, l’importance de l’histoire82 ». Datée, la phrase de Perec devient en elle-même un « marqueur d’époque » (A, p. 235) qui ne rend pas compte des « vrais souvenirs ». Qu’est-ce qu’Ernaux qualifie comme tels ? Le terme est mentionné à diverses reprises dans les passages métanarratifs. Ce n’est qu’à la fin du livre qu’Ernaux retient une manière privilégiée de rendre compte du souvenir qu’il s’agit de développer à partir d’une « image fixe ». Telle semble être la condition pour que le sujet se retrouve de manière paradoxale – puisqu’il s’agit plutôt d’une forme de sortie de soi – dans une « totalité indistincte » qui le « submerge » (A, p. 250). Souvent comparée à la photographie83, l’écriture d’Ernaux ressaisit, à partir du fragment de temps contenu dans une seule image, une durée élargie « d’une ou de plusieurs années » (A, p. 250). Entre le dictionnaire et l’album84, Les Années propose une traversée du temps qui tient à distance l’ordre logico-temporel du récit orienté vers l’« explication de soi », sans jamais renoncer à l’expression de la durée promise par l’usage du participe présent et de « l’imparfait continu ».
Dans le dialogue qu’elle noue avec trois auteurs majeurs de l’histoire littéraire française du XXe siècle, Ernaux réfléchit aux enjeux mémoriels et mémoriaux de sa propre recherche. Du corps-à-corps avec Proust, Ernaux emporte un défi d’écriture : il s’agit de chercher la forme juste pour se raconter en tenant compte d’une mémoire refoulée et d’une mémoire en proie à l’effacement. Du « fil » qui la relie à Beauvoir, Ernaux retire sans doute la conviction que son destin de femme du XXe siècle est indissociable de l’histoire des femmes, façonnée par les représentations culturelles que se donne une société dans un contexte précis. C’est précisément ce contexte qu’éclaire le parallélisme avec Perec : comme l’auteur des Choses, Ernaux a été le témoin fasciné mais aussi l’observatrice critique du triomphe de la société de consommation, comme en témoigne encore Regarde les lumières, mon amour (2014). Entre communauté de regards et démarcations sociologiques, historiques et poétiques, ce triple dialogue montre à quel point le sujet Ernaux s’affirme dans la genèse, le péritexte et l’œuvre elle-même, assumant une place singulière dans les filiations littéraires qui contraste avec l’impersonnalité dans laquelle Ernaux dissout son être social.
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NOTES
- Robert Kahn, Laurence Macé, Françoise Simonet-Tenant (dir.), Annie Ernaux : l’intertextualité, Presses universitaires de Rouen et du Havre, 2015.[↩]
- Voir par exemple Pierre-Louis Fort, « Le journal intime à/et l’œuvre : allers-retours textuels », ibid., p. 165-176.[↩]
- Cette définition est rappelée dans l’introduction du volume Annie Ernaux : l’intertextualité, ibid., p. 10.[↩]
- La notion d’intertextualité a été jugée elle-même fragile sur le plan théorique par un critique tel que Franc Schuerewegen qui lui préfère la notion d’« opérateur de lecture ». Cette notion, qu’il forge à partir des réflexions de Stanley Fish sur les « communautés interprétatives », permet d’éviter le flou entre « résonance » et « explicites influences », entre mémoire du lecteur et intention d’auteur (qui réduirait l’analyse des intertextes à une critique des sources). Voir l’entretien de Franc Schuerewegen avec Frank Wagner à propos de F. Schuerewegen, Le Vestiaire de Chateaubriand (2018), sur Vox poetica [en ligne] : https://vox-poetica.com/entretiens/intSchuerewegen2019.html, 01/06/2019, consulté le 13 janvier 2023. [↩]
- Robert Kahn, Laurence Macé, Françoise Simonet-Tenant, « Introduction », dans Annie Ernaux : l’intertextualité, op. cit., p. 13.[↩]
- Annie Ernaux, L’Atelier noir (2011), Paris, Gallimard, coll. « L’Imaginaire », 2022, p. 43. Toutes les citations de ce volume renverront désormais à cette édition dont le titre sera abrégé comme suit : At. N.[↩]
- Comme elle le rappelle dans le séminaire qu’Antoine Compagnon consacre à Proust en 2013 au Collège de France : Annie Ernaux, « Proust, Françoise et moi », 19 février 2013, en ligne (page consultée le 23 novembre 2022) : https://www.college-de-france.fr/agenda/seminaire/lire-et-relire-proust/proust-francoise-et-moi. [↩]
- Annie Ernaux, « Retour sur ma préhistoire de La Recherche », Cahier Annie Ernaux, Paris, L’Herne, coll. « Cahiers de l’Herne », 2022, p. 64.[↩]
- Annie Ernaux, « Proust, Françoise et moi », conférence citée.[↩]
- Annie Ernaux, « Retour sur ma préhistoire de La Recherche », art. cit., p. 64.[↩]
- Annie Ernaux, Les Années, Paris, Gallimard, coll. « Folio », p. 162-163. Toutes les références à cet ouvrage renverront désormais à cette édition dont le titre sera abrégé comme suit : A.[↩]
- On pourrait citer aussi l’entrée du 20 novembre 1989 (« Quand j’essaie de poursuivre l’histoire de S., je suis très vite bloquée, par le sentiment d’un récit pauvre et convenu », At. N, p. 59), l’entrée du 2 janvier 1990 (« Tout est à nouveau repensé, et incertain », At. N, p. 62) ou encore le 17 décembre 2001 (« Hier et aujourd’hui, j’ai repris “les images qui disparaissent” avec la sensation dégoûtante que ce n’était pas ça, pas ma voix, c’est “littéraire” encore et toujours. Tous les autres débuts meilleurs que celui-ci. Blocage. / Même en plus direct, “simple” je ne peux pas placer cela au début, voilà au moins une certitude », At. N, p. 136).[↩]
- « Mais comme Elstir Chardin, on ne peut refaire ce qu’on aime qu’en le renonçant », Marcel Proust, Le Temps retrouvé (1927), dans À la recherche du temps perdu, t. IV, édition J.-Y. Tadié, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1987, p. 620.[↩]
- Maya Lavault, « Envers et contre Proust », dans Cahier Annie Ernaux, op. cit., p. 58.[↩]
- Maya Lavault, « Annie Ernaux, l’usage de Proust », Annie Ernaux : l’intertextualité, op. cit., p. 34.[↩]
- « Le temps perdu ne se retrouve que chez les riches. Pour les pauvres, il marque seulement les traces vagues du chemin de la mort », Albert Camus, Le Premier Homme, Paris, Gallimard, 1994, p. 79.[↩]
- Nathalie Quintane cite Rancière pour expliquer des extraits de la Recherche consacrés à Françoise et aux domestiques : Ultra-Proust. Une lecture de Proust, Baudelaire, Nerval, Paris, La Fabrique éditions, 2017, p. 97.[↩]
- Annie Ernaux, « Proust, Françoise et moi », conférence citée. [↩]
- Annie Ernaux, La Place (1983), dans Écrire la vie, Paris, Gallimard, coll. « Quarto », 2011, p. 474.[↩]
- Maya Lavault, « Annie Ernaux, l’usage de Proust », art. cit., p. 39.[↩]
- Annie Ernaux, « Sur un geste mystérieux de Gilberte », dans Cahier Annie Ernaux, op. cit., p. 65.[↩]
- Ibid.[↩]
- Nous renvoyons à l’étude d’Anne Coudreuse dans ce dossier.[↩]
- Dominique Rabaté, « Figures de la disparition dans le roman contemporain », dans Wolfgang Asholt & Marc Dambre (dir.), Le Retour des normes romanesques dans la littérature française contemporaine, Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2010, p. 70.[↩]
- Dominique Rabaté inscrit la littérature française contemporaine dans le sillage de Proust mais aussi de Perec qui « troue » la mémoire « illimitée » de La Recherche. « Ne triomphe ici aucune mémoire proustienne qui pourrait faire revenir les morts (la grand-mère, tout Combray dans une gorgée de thé) ; ce qui s’impose, c’est la lutte contre l’amnésie, la reconnaissance de ce qui manque et manquera toujours », ibid.[↩]
- C’est aussi le point de départ de la réflexion menée par Laurent Demanze dans « Le dictionnaire palimpseste d’Annie Ernaux. Remarques en marge des Années » dans Dominique Viart & Gianfranco Rubino, Écrire le présent, Paris, Armand Colin, coll. « Recherches », p. 51-62.[↩]
- Frédéric Martin-Achard, Voix intimes, voix sociales, Paris, Classiques Garnier, 2017, p. 313.[↩]
- Pour reprendre la formule de Maya Lavault, « Annie Ernaux, l’usage de Proust », art. cit., p. 34. C’est aussi le titre de son texte pour le Cahier de l’Herne, art. cit.[↩]
- « Les voix transmettaient un héritage de pauvreté et de privation antérieur à la guerre et aux restrictions, plongeant dans une nuit immémoriale, “dans le temps”, dont elles égrenaient les plaisirs et les peines, les usages et les savoirs » (A, p. 29).[↩]
- Ernaux note qu’au milieu des années quatre-vingt-dix, dans les repas de famille, « le passé indifférait » (A, p. 198) tout en affirmant plus loin que ce sont les jeunes qui « nous transmettaient l’usage à bon escient » de mots nouveaux qui permettaient « d’être dans la même énonciation des choses qu’eux » (A, p. 199).[↩]
- Le présentisme dénoue notre rapport au passé comme au futur depuis les années soixante-dix, selon François Hartog qui rappelle que « ce présent présentiste se vit très différemment selon la place que l’on occupe dans la société avec, d’un côté, un temps des flux, de l’accélération et une mobilité valorisée et valorisante et, de l’autre, du côté de ce que Robert Castel a nommé “le précariat”, un présent en pleine décélération sans passé, sinon sur un mode compliqué (plus encore pour les émigrés, les exilés, les déplacés), et sans vraiment de futur non plus (puisque le temps du projet leur est inaccessible). Le présentisme peut ainsi être un horizon ouvert ou fermé : ouvert sur toujours plus d’accélération et de mobilité, ou refermé sur une survie au jour le jour et un présent stagnant. ». « Présentisme et vivre ensemble », dans Conseil économique, social et environnemental (éd.), Entre temps court et temps long, Paris, Presses universitaires de France, 2013, p. 49. Dans Les Années, au seuil du XXIe siècle, le temps futur se présente encore comme un horizon ouvert, ce qui est aussi significatif de la position sociale qu’occupe l’autrice, représentative des classes moyennes les plus favorisées.[↩]
- Nathalie Froloff, « Les mémoires au féminin, de Simone de Beauvoir à Annie Ernaux », dans Jean-Louis Jeannelle, Marc Hersant & Damien Zanone (dir.), Le Sens du passé, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2013, p. 192.[↩]
- Voir notamment Annie Ernaux, « Le fil conducteur qui me relie à Beauvoir » paru dans le volume 17 des Simone de Beauvoir Studies, 2000-2001, et repris dans Éliane Lecarme-Tabone & Jean-Louis Jeannelle (dir.), Cahier Simone de Beauvoir, Paris, L’Herne, coll. « Cahiers de l’Herne »,(2012), 2016, p. 392-395.[↩]
- « Pour l’avenir coexistent en elle deux visées : 1) devenir mince et blonde, 2) être libre, autonome et utile au monde. Se rêvant en Mylène Demangeot et Simone de Beauvoir » (A, p. 80). La référence à Beauvoir n’occulte nullement la référence à l’actrice populaire Mylène Demangeot : les deux femmes sont au contraire mises en équivalence de manière à souligner que le sujet ne choisit pas entre culture savante et populaire mais se nourrit constamment des deux.[↩]
- Bérangère Moricheau-Airaud, « La manière dont Annie Ernaux parle de Simone de Beauvoir dans ses récits », Cahiers sens public, 2019/3-4 (N° 25-26), p. 191 et 192 pour les citations.[↩]
- Simone de Beauvoir, La Force de l’âge, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1960, p. 480.[↩]
- Ibid.[↩]
- Simone de Beauvoir, La Force des choses, t. 1, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1976, p. 372.[↩]
- Jean-Louis Jeannelle a rappelé le caractère audacieux de ces Mémoires pour une femme de sa génération qui n’avait exercé aucune fonction politique et devait son seul crédit à son œuvre romanesque et au couple formé avec Sartre :« Être “au plus près des choses” : le mémorable dans La Forces des choses », Littérature, 2018 (N° 191), p. 41-52.[↩]
- « Entre ce qui arrive dans le monde et ce qui lui arrive à elle, aucun point d’intersection, deux séries parallèles, l’une abstraite, toute en informations aussitôt oubliées que perçues, l’autre en plans fixes. » (A, p. 105).[↩]
- Voir Tiphaine Martin, « S’écrire en écrivant l’Histoire : les mémoires de Simone de Beauvoir », Ad hoc, 06/06/2013 (N° 2), « L’Urgence », [en ligne] :https://adhoc.hypotheses.org/files/2017/12/S%E2%80%99%C3%A9crire-en-%C3%A9crivant-l%E2%80%99Histoire-Les-m%C3%A9moires-de-Simone-de-Beauvoir-1.pdf, consulté le 13 janvier 2023.[↩]
- « Aucun rapport entre sa vie et l’Histoire dont les traces demeurent déjà pourtant fixées par la sensation de froid et le temps gris d’un mois de mars » (A, p. 92). [↩]
- Florence Bouchy, « Expérience et mémoire du quotidien », dans Francine Best, Bruno Blanckeman & Francine Dugast-Portes, Annie Ernaux : le temps et la mémoire, Paris, Stock, 2014, p. 100.[↩]
- Voir Jean-Louis Jeannelle, art. cit., et la phrase de Tout compte fait (de Simone de Beauvoir) : « Accomplissement d’un projet originel, ma vie a été en même temps le produit et l’expression du monde dans lequel elle se déroulait et c’est pourquoi j’ai pu, en la racontant parler de tout autre chose que de moi », cité dans Pierre-Louis Fort, Simone de Beauvoir, Presses Universitaires de Vincennes, 2016, p. 111.[↩]
- Revenant sur la genèse de son récit d’enfance, Beauvoir écrit : « Dans des notes que je n’ai pas publiées, je m’expliquais : “J’ai toujours sournoisement imaginé que ma vie se déposait dans son moindre détail sur le ruban de quelque magnétophone géant et qu’un jour je déviderais tout mon passé.” », La Force des choses, t. 2, op. cit., p. 128.[↩]
- Annie Ernaux, Se perdre, dans Écrire la vie, op. cit., p. 354.[↩]
- Selon le sociologue Bernard Lahire, l’individu est un « acteur pluriel » dont le parcours biographique est exposé à des contextes socialisateurs hétérogènes, ce qui l’amène à développer un patrimoine de dispositions culturelles, d’habitudes sociales ou de capacités d’action très diversifiées. Voir L’Homme pluriel. Les ressorts de l’action, Paris, Fayard, 2011.[↩]
- Sur le romanesque dans l’œuvre d’Annie Ernaux, nous renvoyons au dossier coordonné par Florence de Chalonge et François Dussart, Annie Ernaux, une écriture romanesque pour la revue Littérature, 2022/2 (N° 206).[↩]
- Antoine Compagnon, « Désécrire la vie », Critique, 2009/1-2 (N° 740-741), p. 49-60.[↩]
- Nathalie Froloff, art. cit., p. 198.[↩]
- « [nous] avions failli pleurer de rage en voyant Simone Veil se défendre seule à l’Assemblée contre les hommes déchaînés de son propre camp et l’avions mise dans notre panthéon à côté de l’autre Simone, de Beauvoir – dont l’apparition pour la première fois à la télévision dans une interview, en turban et ongles rouges, genre diseuse de bonne aventure, avait désolé, c’était trop tard, elle n’aurait pas dû –, et nous ne nous agacions plus quand les élèves la confondaient avec la philosophe qu’il nous arrivait de citer en cours » (A, p. 130). Si les intellectuelles semblent moins exposées à l’ironie que les intellectuels (particulièrement les intellectuels médiatiques des années 1980 à 2000), le regard porté sur Beauvoir semble ici peu amène, même si Ernaux rapporte une rumeur collective sans marquer tout à fait son adhésion à ce discours. [↩]
- Simone de Beauvoir, La Force des choses, t. 1, op. cit., p. 135.[↩]
- Simone de Beauvoir, Le Deuxième Sexe, t. 2 (1949), Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 1976, p. 9.[↩]
- Dès 1983, Ernaux projette d’écrire « un grand roman » qui serait « une sorte de destin de femme » (At. N, p. 31).[↩]
- Simone de Beauvoir, Le Deuxième Sexe, t. 2, op. cit., p. 9.[↩]
- Ibid.[↩]
- Il faudrait également examiner la façon dont les Mémoires de Beauvoir comme le livre d’Ernaux construisent le portrait d’un moi vieillissant qui s’accepte en tant que tel.[↩]
- Annie Ernaux, « La preuve par le corps » dans Jean-Pierre Martin (dir.), Pierre Bourdieu et la littérature, Editions Cécile Defaut, 2010, p. 24-27.[↩]
- Marie-Laure Rossi, « Une intellectuelle au féminin ? De Beauvoir à Ernaux », dans Pierre-Louis Fort & Violaine Houdart-Mérot (dir.), Annie Ernaux. Un engagement d’écriture, Paris, Presses Sorbonne nouvelle, coll. « Fiction/non fiction 21 », 2015, p. 77.[↩]
- Ernaux écrit dans L’Atelier noir : « Je pense que je ne peux rien faire de tout ce qui concerne “la vision dominée du monde” explicitement. C’est désormais inclus dans mon écriture. Je me trompe peut-être. » (At. N, p. 140). Livre-somme, Les Années fait appel au savoir du lecteur fidèle d’Annie Ernaux. Concernant l’effacement de la particularité sociologique, nous renvoyons également aux analyses de Jordi Brahamcha-Marin, « Silences des Années », dans ce dossier. [↩]
- Notons toutefois que le parallélisme entre la condition de la femme et la condition des peuples colonisés est un topos du discours féministe.[↩]
- Francine Dugast-Portes, « Écriture et lecture du fragment dans l’œuvre d’Annie Ernaux » dans Pierre-Louis Fort & Violaine Houdart-Mérot (dir.), Annie Ernaux. Un engagement d’écriture, op. cit., p. 169-177.[↩]
- Véronique Montémont, « Perec / Ernaux : biographes de la société de consommation », Cahiers Perec, 2011 (N° 11), Perec après Perec, p. 77. À noter que Véronique Montémont se trompe toutefois d’année de naissance pour Ernaux puisqu’elle indique 1938 au lieu de 1940.[↩]
- Annie Ernaux, « Vers un je transpersonnel », R.I.T.M., 1994 (N° 6).[↩]
- S’il ne donne pas de définition très précise de cette notion d’infra-ordinaire, Perec explique toutefois qu’il s’écarte de toute représentation sensationnaliste des événements au profit d’une recherche centrée sur ce qui échappe précisément à l’attention médiatique : « Ce qui se passe vraiment, ce que nous vivons, le reste, tout le reste, où est-il ? Ce qui se passe chaque jour et qui revient chaque jour, le banal, le quotidien, l’évident, le commun, l’ordinaire, l’infra-ordinaire, le bruit de fond, l’habituel, comment en rendre compte, comment l’interroger, comment le décrire ? ». Georges Perec « Approches de quoi ? » dans L’Infra-ordinaire, Paris, Seuil, coll. « La librairie du XXIe siècle », 1989, p. 11.[↩]
- Jérôme Meizoz, « Annie Ernaux : posture de l’auteure en sociologue », dans Thomas Hunkeler & Marc-Henry Soulet (dir.), Annie Ernaux – Se mettre en gage pour dire le monde, Genève, Métis Presses, coll. « Voltiges », 2012, p. 29. Sur les ambivalences de la posture d’écrivaine-sociologue, voir l’article d’Isabelle Charpentier, « “Quelque part entre la littérature, la sociologie et l’histoire”. L’œuvre auto-sociobiographique d’Annie Ernaux ou les incertitudes d’une posture improbable », COnTEXTES [en ligne], 1 | 2006, mis en ligne le 15 septembre 2006, https://journals.openedition.org/contextes/74, consulté le 03 janvier 2023.[↩]
- Marie-Jeanne Zenetti, Factographies : l’enregistrement littéraire à l’époque contemporaine, Paris, Classiques Garnier, 2014.[↩]
- Fabrice Thumerel, « Les Années ou les mémoires du dehors », dans Annie Ernaux, le temps et la mémoire, op. cit., p. 241.[↩]
- Sylvie Thorel, « Les Choses, ou le comble du réalisme », Roman 20-50, 2011 (N° 51), p. 63.[↩]
- « On finissait les études en travaillant comme pions, enquêteurs occasionnels, donneurs de cours particuliers. Partir en Algérie ou en Afrique noire en tant que “coopérants” tentait comme une aventure, une façon de s’accorder un ultime délai avant l’établissement » (A, p. 97).[↩]
- Véronique Montémont, art. cit., p. 80.[↩]
- Ibid., p. 81-82.[↩]
- Ibid., p. 81. [↩]
- Comme Véronique Montémont, Laurent Demanze remarque qu’Ernaux se distingue de Perec en dressant « l’inventaire de ces logos, slogans, objets qui entrent de force dans les usages sociaux et les dictionnaires intimes ». Il voit dans cette nomenclature détaillée une manière de « caractériser une époque en convoquant le souvenir d’un usage, d’une matière, et c’est aussi pour mettre à distance leur pouvoir d’uniformisation. », art. cit., p. 58.[↩]
- Id., p. 77.[↩]
- Concernant l’absence d’événement dans Les Choses de Perec, nous renvoyons à Julien Roumette, « L’événement invivable » dans Sabrina Parent, Michèle Touret, Didier Alexandre & Madeleine Frédéric (dir.), Que se passe-t-il ? Événements, sciences humaines et littérature, Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. « Interférences », 2004, p. 235-253.[↩]
- Sur l’absence d’événement dans le « récit » d’Ernaux, on pourra se reporter aux analyses de Jordi Brahamcha-Marin dans ce dossier. Il me semble que le seul événement célébré, non sans lyrisme, dans Les Années est 1968 (« 1968 était la première année du monde », A, p. 113). Cette période, qui occupe une dizaine de pages dans le récit, suscite des commentaires enthousiastes – sur la libération de la parole des groupes marginalisés, notamment – et semble avoir contribué après-coup à l’émancipation de la « femme gelée », même si Ernaux reste prudente dans ses formulations en laissant la question en suspens : « Dans quelle mesure Mai 68 – qu’elle a l’impression d’avoir raté, trop installée déjà – est-il à l’origine de la question qui l’obsède : “Serais-je plus heureuse dans une autre vie ?” » (A, p. 126).[↩]
- Voir l’article de Florence Bouchy dans Annie Ernaux, le temps et la mémoire, art. cit., p. 96-97.[↩]
- Dans la première édition de L’Atelier noir, à la date du 17 août 2002, Ernaux mentionne Joe Brainard orthographié « Braynard » dans une liste d’auteurs dont les entreprises seraient proches du projet qui l’occupe : « Si, spontanément, je pense à des entreprises, d’autres auteurs, me vient : – Proust / – I remember de Joe Braynard / – Crépuscule de S. Minot (un peu, femme, mort) / – Hogarth », Paris, L’Atelier noir, Éditions des Busclats, 2011, p. 192. Cette mention disparaît de la réédition dans la collection de l’Imaginaire, Ernaux précisant dans son avant-propos de la réédition de 2022 qu’elle a éliminé des pages pour éviter des effets de répétition : « Sûre que le ressassement des mêmes questions finirait par assommer le lecteur, j’ai retranché de la période de 1993-2001 – la plus répétitive – une dizaine de pages » (At. N., p. 17-18). Si Brainard est mentionné en 2002, hors de cette période dite « répétitive », il apparaît toutefois dans une liste qui mentionne Proust qui a déjà cité plusieurs fois : cette disparition est-elle une manière de supprimer le nom d’un modèle encombrant alors même que la rédaction des Années est déjà bien avancée ?[↩]
- Dans un mail adressé à Nathalie Froloff cité dans la note n° 12 de l’article de Nathalie Froloff, « L’art de la liste chez Annie Ernaux : “entre l’illusion de l’achevé et le vertige de l’insaisissable” » dans Aurélie Adler & Julien Piat (dir.), Annie Ernaux, les écritures à l’œuvre, Fabula, 2020 [en ligne], page consultée le 04 janvier 2023 : https://www.fabula.org/colloques/document6650.php.[↩]
- Voir sur ce point les analyses de Nathalie Froloff, ibid.[↩]
- Entretien dans Lire, cité par Véronique Montémont, art. cit., p. 75.[↩]
- Fabien Arribert-Narce, Photobiographies pour une écriture de la notation de la vie (Roland Barthes, Denis Roche, Annie Ernaux), Paris, Honoré Champion, coll. « Poétiques et esthétiques », 2014. Nathalie Froloff analyse la métaphore de l’écriture photographique proposée par Ernaux elle-même dans Journal du dehors dans « Redonner un sens plus pur aux mots et aux choses : “l’écriture photographique du réel” d’Annie Ernaux », Revue internationale de Photolittérature , 11 octobre 2017 (N° 1) [en ligne], http://phlit.org/press/?articlerevue=redonner-un-sens-plus-pur-aux-mots-et-aux-choses-lecriture-photographique-du-reel-dannie-ernaux, consulté le 10 janvier 2023.[↩]
- Sur ce point, nous renvoyons aux analyses de Laurent Demanze, Les fictions encyclopédiques de Gustave Flaubert à Pierre Senges, Paris, Corti, 2015, p. 126.[↩]
Aurélie Adler est maîtresse de conférences à l’Université de Picardie Jules Verne, membre du CERCLL et co-directrice de l’équipe « Roman & Romanesque ». Elle est l’auteure d’Eclats des vies muettes. Figures du minuscule et du marginal dans les récits de vie de Pierre Michon, Annie Ernaux, Pierre Bergounioux et François Bon (PSN, 2012). Elle a consacré plusieurs articles à l’oeuvre d'Annie Ernaux et co-dirigé avec Julien Piat et Véronique Montémont le colloque « Annie Ernaux, les écritures à l’oeuvre » dont on peut lire les actes en ligne sur Fabula. Ses travaux portent sur les pratiques éditoriales contemporaines (elle a codirigé avec Stéphane Bikialo, Karine Germoni et Cécile Narjoux un volume consacré aux Editions Verticales paru en 2022) et sur le renouvellement des formes du récit de soi étudiées sous l’angle de l’engagement et du dialogue avec les sciences sociales.