L’école de la Fiction : Formation, formatage et déformation dans la littérature de jeunesse contemporaine
Laurent Bazin examine ici l’interpénétration entre formation et fiction en analysant des récits de jeunesse contemporains qui inscrivent la fonction éducative en abyme de leur narration.
L’école peut te paraître… inhabituelle, au premier coup d’œil. Anormale, même. Mais crois bien que nos enseignements et ce que nous pouvons t’offrir dépassent tes rêves les plus fous1.
Éducation et évasion
La littérature d’enfance et de jeunesse se construit dans l’articulation dialectique de deux finalités distinctes, mais non incompatibles : l’évasion, autrement dit la capacité de faire rêver un public encore éminemment sensible à la fonction ludique des histoires, et l’éducation, soit la transmission de valeurs ou de codes censés contribuer à la formation de ce même public perçu cette fois dans le processus de sa maturation. Cette interaction entre distraction et didactisation, que la Grèce antique vivait sur le mode d’une harmonieuse complémentarité (la skholè est à la fois le temps du loisir et de l’étude), est aujourd’hui perçue de façon souvent antagoniste, au point que les temporalités « administratives » de l’enfant (scolaire, périscolaire et hors temps scolaire) renvoient à des modalités distinctes de la personne : l’élève, auquel correspond un ministère, et le jeune, qui dépend lui d’un autre. La littérature de jeunesse, elle, tente modestement de jouer sur les deux tableaux, comme le rappelle avec humour l’intitulé éditorial de L’École des loisirs. La combinatoire entre divertissement et édification constitue ainsi le principe structurant du genre, qu’on peut représenter sous la forme d’un spectre combinant les deux dimensions avec des pondérations différentes selon les types de publications, les intentions auctoriales ou les motivations éditoriales. C’est le cas en particulier de la Fantasy, qui mêle harmonieusement l’évasion dans l’imaginaire (dans la mesure où son univers diégétique se situe dans l’ailleurs des mondes possibles et des univers parallèles2) et le principe d’apprentissage (puisque son schème narratif constituant est celui de l’initiation et qu’en conséquence la trajectoire des personnages romanesques est organiquement liée à un parcours de formation). C’est tout aussi fréquent en science-fiction, notamment dans le domaine de l’utopie et/ou de la contre-utopie dont les soubassements axiologiques puissants se prêtent tout particulièrement à des effets de surdétermination idéologique.
On s’intéressera ici à une forme très particulière, et d’autant plus significative, de cette interpénétration entre formation et fiction en analysant le jeu spéculaire qui conduit de nombreux récits de jeunesse contemporains à inscrire la fonction éducative (dans son principe théorique comme dans ses modalités de fonctionnement) en abyme de leur narration. Que l’univers scolaire soit présent dans le paysage éditorial de jeunesse n’est pas surprenant en soi : il est même au contraire extrêmement fréquent de retrouver une école comme cadre privilégié du récit de jeunesse, au point de devenir parfois le pivot d’une série (on pense entre autres aux ensembles de Catherine Missonnier au fil des cycles du primaire ou à la « série des Jours » de Hubert Ben Kemoun). Ce choix, essentiellement inspiré par le souci des auteurs de coller au plus près des préoccupations de son lectorat en dédoublant le monde dans lequel se meuvent en priorité les enfants et les jeunes, n’a pas vraiment pour objet de produire une réflexion analytique sur la dimension institutionnelle de l’école même s’il peut aussi être l’occasion de glisser ici ou là un clin d’œil critique ou un éloge discret (ainsi chez Azouz Begag, Susie Morgenstern ou Gudule3). L’École est surtout en pareil cas un décor à finalité réaliste, chargé de mettre le lecteur en terrain de connaissance et, de la classe à la cour de récréation, constitue ainsi un point de chute pour la diégèse d’autant plus recevable que la fonction d’identification est ici privilégiée. Mais il est plus inattendu de trouver aussi des écoles, et non des moindres, dans des genres plus volontiers fréquentés pour leur propension à faire rêver. Car des mondes parallèles de High Fantasy (L’île des sorciers, Harry Potter, À la croisée des mondes, Le livre des étoiles, Ewilan, Haute-Ecole, Aerkaos…)4 aux univers spéculatifs de la littérature d’anticipation (Le destin de Linus Hope, Le combat d’hiver, Battle royale, Meto, Ceux qui sauront….)5, nombreux sont en effet les établissements de formation exemplifiés au cœur même de l’intrigue dont ils structurent le décor autant qu’ils en conditionnent le bon déroulement. Cette insistance à placer l’institution éducative au cœur de la fiction n’est pas sans étonner : mettre en évidence le monde scolaire dans un univers placés sous les auspices du voyage ou du rêve, inscrire le connu au sein de l’ailleurs et le familier au cœur de l’étranger auraient pu sembler des choix plutôt inappropriés, voire contre-productifs. On s’intéressera donc ici aux raisons de ce phénomène trop récurrent pour être anodin en s’interrogeant sur ce qui conduit autant d’auteurs jeunesse à tenter ce pari qui était loin d’aller de soi, avec l’hypothèse que cette tendance sinon cette tentation nous parle de nos sociétés d’aujourd’hui – de nos écoles aussi bien que de nos fictions.
Les écoles dans la fiction
On se proposera d’abord de dresser un rapide état des lieux de cette mise en fiction de l’école qui en recrée les murs, réels ou virtuels, au beau milieu de la narration. Le propos n’est pas ici de distinguer toutes les nuances ni de discriminer toutes les idiosyncrasies, même s’il est clair que chacun des univers représentés doit énormément à la culture dont il est issu : ainsi la classe de 3ème B du collège municipal de Shiroawa de Battle Royale emprunte-t-elle ses habitus éducatifs, ses comportements entre pairs et jusqu’à ses codes vestimentaires aux établissements japonais contemporains tandis que l’École de Poudlard de Harry Potter calque ses rites et ses usages sur les prestigieuses institutions qui ont fait la gloire de l’Angleterre (Les Royaumes du Nord de Pullman commençant même au cœur d’un Oxford à la fois réel et intemporel). On y retrouve donc les figures emblématiques des communautés d’appartenance : chez Takami l’enseignant dévoué (appelé d’ailleurs à disparaître dès le début du récit) et les collégiennes aux allures de nymphettes, chez Rowling les professeurs émérites et les collégiens triés sur le volet pour leurs dispositions dans l’art des sorciers. Dès lors et aussi loin qu’ils puissent par ailleurs être plongés dans les ressorts d’une aventure déroutante à maints égards (la sorcellerie ou la guerre à outrance), les héros ne s’en comportent pas moins comme des adolescents représentatifs de leur génération dont ils incarnent les caractéristiques identitaires avec une diversité suffisante de traits de caractères et de personnalité pour que chacun s’y retrouve sans peine. Emblématiques à cet égard les personnages de Aerkaos, du Livre des Etoiles ou de La Quête d’Ewilan qui réagissent comme n’importe quel collégien ou lycéen français, les trois récits ayant d’ailleurs pour trait commun de faire des va-et-vient entre la France contemporaine et ses établissements scolaires aux mondes de Fantasy et à leurs écoles de sorcellerie.
Mais ce sont moins ces effets de contextualisation mimétique qui nous intéresseront ici que la possibilité de dégager d’éventuels invariants par delà les variations plus spécifiquement géoculturelles. Or ce qui frappe d’emblée est précisément la rémanence de certains traits constitutifs dans des œuvres issues d’espaces éditoriaux a priori très dissemblables (pour le corpus retenu : français, anglo-saxons et japonais). On constate ainsi que l’école est un élément décisif du paysage romanesque dont elle constitue la raison d’être : l’institution éducative n’est pas seulement un décor ni un prétexte descriptif ; bien au contraire, elle représente l’argument narratif qui institue la diégèse en proposant à la fois le cadre et le sens de l’action (au double sens de signification et de direction). Ce phénomène est d’autant plus important que l’École constitue souvent un élément déclencheur d’un point de vue négatif : c’est précisément parce qu’elle est problématique, qu’elle soit pervertie de l’intérieur (comme dans Harry Potter où la belle organisation de Poudlard est remise en question par le déploiement en son sein de forces subversives) ou qu’elle soit malveillante dans ses prémisses même (comme dans la quasi-totalité des autres récits), que l’histoire peut se déployer – l’intrigue consistant alors à tenter de répondre au problème structurel posé par cette institution qui pose question.
Ainsi dans Le destin de Linus Hope : le lycée y est par excellence l’espace où se joue la mise en œuvre d’une société totalitaire profondément élitiste puisque tous les rôles sont conditionnés par les résultats d’un examen national dont le personnage principal s’avise un jour de contester la sacro-sainte objectivité, avec pour effet de perdre sa place sociale et d’entrer dans le monde de l’opposition souterraine. L’argument va donc bien au-delà du simple clin d’œil ironique au baccalauréat (bien réel pourtant dans les pages consacrées à l’angoisse des étudiants au moment de passer l’épreuve discriminante) ; le dispositif narratif est bien plus retors puisqu’il inverse les valeurs usuelles en transformant le lieu du savoir en outil de pouvoir au service d’une conception déterministe de l’humain. Le même phénomène est à l’œuvre dans À la croisée des mondes, où l’université incarne la tentation réactionnaire des tenants de la tradition puisant dans l’érudition et le dogme les principes d’une autorité instituée en théologie ; on le retrouve plus virulent encore dans Le combat d’hiver et Meto qui mettent en scène des internats violemment contre-utopiques chargés de perpétuer sans nuances l’ordre établi. L’apprentissage se fait à contre-sens (« L’étude est un grand moment de solitude à plusieurs »6) et les dépositaires de la fonction éducative occupent des rôles à contre-emploi, à l’instar de ces enseignants aux corps torturés qui infligent à leur tour à leurs élèves les principes et les contraintes d’un formatage authentiquement behavioriste :
Cours de mathématiques. Nous sommes en phase d’imprégnation. Le professeur nous fait répéter en chœur une équation en espérant qu’elle pénètre ainsi plus facilement dans notre mémoire7.
Indépendamment donc des présupposés propres à chaque ouvrage (Pullman a la religion en ligne de mire tandis que Mourlevat s’en prend aux politiques totalitaires), le message reste similaire : l’école est une prison dont le personnage devra apprendre à se déprendre pour pouvoir se construire en tant que personne – c’est-à-dire en héros, du point de vue narratologique, ou en tant qu’être humain dans l’ordre de la diégèse. Chaque œuvre propose alors sa propre version de ce même schéma structurant, quitte à forcer parfois les ingrédients initiaux pour avancer sa démonstration : ainsi dans Battle Royale où c’est la substitution d’une « équipe éducative » à une autre qui va enclencher la lutte à mort censée apprendre aux enfants les leçons du courage et de la détermination ; ainsi encore dans L’École des sorciers ou Haute-École dont l’originalité tient à renverser les recettes du genre en faisant, pour l’un, un collège dédié à l’apprentissage des forces du mal (mais sur le mode de l’humour qui permet au récit le tour de force de faire ultimement triompher les puissances maléfiques sur les hommes d’église) et, pour l’autre, un établissement destiné à endoctriner, pour mieux les réduire en esclavage, les magiciens d’une société où la sorcellerie est tenue pour une tare plutôt que comme un talent (« L’École avait pour mission de le transformer en esclave et, qu’il le veuille ou non, esclave il deviendrait »8).
Mise en fiction, mise en question ?
Reste à s’interroger sur le sens qu’il conviendrait de donner à une vision aussi pessimiste. On peut notamment se demander jusqu’à quel point cette mise en fiction récurrente de l’école ne doit pas être lue comme une mise en abyme qui serait simultanément une virulente mise en question. Difficile à cet égard de ne pas tirer les leçons d’un scénario qui, de façon systématique, condamne l’individu à conquérir son existence en luttant contre l’institution éducative censée l’y préparer. Le premier argument avancé pour justifier ce message contestataire est la problématique de l’égalité, la caractéristique la plus fréquente des écoles représentées étant de cautionner le maintien d’une hiérarchie sociale marquée par le déséquilibre des positions. Un tel postulat narratif légitime par opposition l’effort de ses membres pour tenter de s’en détacher et justifie ainsi la position actancielle occupée par les opposants immanquablement placés du bon côté axiologique. Telle est la leçon de Ceux qui sauront, uchronie bénévolente dont le scénario tragique est combattu par un idéalisme invétéré : évoquant les contours d’un monde où la monarchie aurait triomphé de la révolution et traquerait sans pitié les instituteurs clandestins tentant d’inculquer les rudiments du savoir au peuple laissé dans l’ignorance, l’ouvrage propose a contrario un plaidoyer hagiographique en l’honneur d’une école républicaine qui, seule, serait capable de produire de l’égalité sociale. Le même message est délivré, encore que de façon dramatiquement contrastée, par l’épisode crucial de Battle Royale où l’agent de l’État métamorphosé en directeur d’école explique à un lycéen fortuné qu’il a autant de droit à mourir que ses voisins moins heureux que lui :
Monsieur Motobuchi, si je ne m’abuse ? La notion d’égalité ne vous est pas étrangère, j’espère… Non ? Alors, écoutez, chers enfants, tous les hommes naissent égaux. Vous l’ignoriez donc ? Aucun haut fonctionnaire ne peut prétendre à des faveurs par rapport à un citoyen normal. Et ce qui vaut pour les parents vaut aussi pour les enfants. Évidemment, chacun de vous est né selon sa condition propre… Oui, il y a des riches et des pauvres, je suis bien d’accord avec vous… Mais cette situation établie a priori, contre laquelle l’individu ne peut rien, n’influence en rien la valeur de votre existence. C’est par vous-même que vous devez découvrir votre valeur. Voila pourquoi, Monsieur Motobuchi, je vous prierais de ne pas vous considérer comme dépositaire d’un quelconque privilège. Compris ? 9
La leçon est décisive dans sa dureté lapidaire prétendant justifier le déluge de violence qui s’ensuivra : si la classe de 3ème B est ainsi abandonnée au jeu cruel de la lutte pour la vie, c’est au fond pour battre en brèche l’emprisonnement de ses membres dans un conformisme socio-culturel d’autant plus redoutable qu’il cautionne sans s’en rendre compte le confort établi. La réponse avancée a beau être éminemment contestable, tout au moins dans la modalité narrative censée en exemplifier ici la portée, elle n’en rejoint pas moins une tendance généralisée dans tous les autres récits à prêcher en faveur d’une plus grande responsabilisation des individus. L’enjeu ultime de ce combat pour l’égalité des êtres est donc moins social, et encore moins économique, que idéologique et même métaphysique ; ce dont il est ici question, c’est de la propension de l’individu à prendre en mains son propre destin, à se faire plutôt qu’à être ou encore à se poser en s’opposant. Cette philosophie frottée d’existentialisme sartrien fonde alors ce qu’on pourrait appeler une école de la désobéissance, si par là on entend la capacité de l’humain à résister à tout pouvoir extérieur qui tirerait son autorité de sa seule position institutionnelle.
Telle est de fait la leçon ultime qu’on peut retirer des œuvres considérées, à savoir un refus de l’enfermement fataliste auquel est opposé à fins de substitution l’apprentissage de la liberté. C’est ainsi qu’un Linus Hope, qui découvre dans le dictionnaire autant que dans la vie les contradictions sémantiques du mot « destin »10, en vient à contester l’autorité de son utopie originelle en lui opposant un ethos anti-déterministe :
D’après le dictionnaire, l’accident est un fruit du hasard. En ce cas, peut-on appeler « accident » un événement qui serait prémédité ?
– Disons plutôt que j’ai décidé de modifier le cours de mon destin.11
Le constat est le même pour Harry Potter à qui le directeur de Poudlard (le professeur Dumbledore, dont on peut d’autant moins faire une icône de l’éducation institutionnelle qu’il en viendra même à être destitué de ses fonctions par le Ministère de la Magie) enseigne les vertus de la construction proactive de soi :
Ce sont nos choix, Harry, qui montrent ce que nous sommes vraiment, plutôt que nos aptitudes12.
On pourrait encore en dire autant de Haute-École, qu’on peut résumer à l’effort millénariste d’un peuple pour sortir de la mainmise d’un ordre ancestral de droit divin ; Arik, acteur christique de cette métamorphose, oppose à une hypothétique égalité à laquelle il ne croit plus (la parabole des dons magiques ayant précisément pour objet de montrer que les talents sont aléatoirement répartis)13 le droit des individus à disposer d’eux-mêmes et à « apprendre de leurs expériences » plutôt que dans les salles de classe14.
Un monde désenchanté ?
On voit en somme que l’insistance d’une certaine fiction qu’on aurait pu dire d’évasion à aborder de front la problématique de l’école ne peut guère être interprétée comme un effort propédeutique pour démultiplier la portée du message éducatif en l’incarnant dans les contours de la diégèse ; bien au contraire on sera tenté d’y voir un contrepoint critique à l’égard des prétentions didactiques voire moralisatrices que les adultes souhaiteraient assigner de façon exclusive à la littérature de jeunesse. Cette récurrence, qui tranche avec la valorisation littéraire de l’éducation au siècle dernier (notamment en France où l’École de la République entre dans l’imaginaire collectif à travers d’hagiographiques portraits d’instituteurs15), n’est pas sans poser question à l’échelle des sociétés contemporaines. Car force est de constater que le regard très critique porté sur l’école par les auteurs jeunesse témoigne, par delà les marqueurs culturels et les prises de position spécifiques, d’un diagnostic désenchanté sur la capacité de l’institution éducative à répondre aux attentes et aux besoins des jeunes générations. Il est à cet égard très significatif que cette recrudescence éditoriale apparaisse au terme du siècle dernier et monte en puissance avec l’entrée dans le nouveau millénaire ; tout se passe comme si la foi vingtiémiste dans la capacité de l’éducation à installer la solidarité et la justice sociale s’était peu à peu effritée au point d’avoir cédé le pas à un nouveau discours plus sensible à aux valeurs de l’individuation des parcours et de l’appropriation par les publics concernés de leur propre apprentissage.
Ce phénomène s’explique sans doute par les effets collatéraux de la généralisation de la scolarisation qui a touché les pays industrialisés. Car il est indéniable que dans tous ces pays se pose aujourd’hui la question de l’adéquation des dispositifs en place à gérer ce passage à une éducation de masse avec toutes les difficultés que cela implique en termes d’hétérogénéité des publics et de différenciation des besoins, surtout quand le cadre de référence qui préside au déroulement de la scolarité se caractérise majoritairement (c’est le cas en France, en Grande-Bretagne et au Japon) par « une conception de la connaissance identifiée aux savoirs scientifiques, une culture conditionnée par la forme scolaire et une socialisation basée sur l’intériorisation des normes sociales, la compétition et la sélection scolaire »16. Dans ces conditions il est révélateur que, dans les pays en question, la floraison éditoriale d’une littérature de jeunesse de plus en plus contestataire soit très exactement contemporaine des constats désabusés posés ici et là sur les politiques publiques en matière d’éducation : ainsi en Grande-Bretagne où L’École des sorciers, L’École de Poudlard ou encore Les Royaumes du Nord suivent de près le réquisitoire très critique (Learning to succeed) publié en 1993 par la Commission nationale sur l’éducation. La fiction emboîte en somme le pas au réel, si bien que la difficulté des réformes éducatives à porter la transition complexe entre héritage élitiste et éducation pour tous se retrouve dans des récits qui brocardent volontiers l’apparente impossibilité du monde ancien à renoncer aux habitus d’autrefois et à muer authentiquement vers une pédagogie des compétences et plus seulement des seuls savoirs.
À cela s’ajoute un autre phénomène au moins aussi prégnant, et constitutif de notre monde d’aujourd’hui, à savoir le changement d’épistémè qui a fait basculer de la galaxie Gutenberg à l’ère du numérique, soit d’une civilisation de l’imprimé à la prépondérance des écrans. Une telle révolution signifie en effet que le livre en particulier, et plus généralement la propension de l’univers scolaire à imprégner les formes culturelles collectives, cesse de constituer le centre névralgique de la conscience contemporaine ; elle affecte dès lors tout particulièrement les jeunes générations dont l’émancipation passe toujours davantage par l’immédiateté des médias, la séduction du numérique et la force prescriptive des communautés virtuelles. Il en résulte la mise en oeuvre de nouveaux cadres de référence dont la montée en force entraîne un regard de plus en plus décalé sur les dispositifs éducatifs institutionnalisés, à qui est fréquemment reproché leur cloisonnement interne (entre les disciplines) autant qu’externe (césure d’avec le réel). D’où d’insidieuses questions sur la pertinence de la transmission patrimoniale et la légitimité de l’école à préparer aux enjeux du monde contemporain ; ce qui explique sans doute que, dans « la vraie vie », l’« État régulateur »17 ait le plus grand mal à jouer son rôle dans la distance croissante qui s’installe entre les équipes éducatives d’avec leurs publics de toujours et que, dans l’ordre de la fiction, les « héros » soient ceux qui n’hésitent pas à interpeller les processus en place en utilisant les nouvelles technologies pour mieux déjouer les prescriptions du « Grand ordonnateur »18.
On lira donc la place de l’École dans une certaine fiction « d’évasion » comme un constat de crise qui porte en germe les ferments d’une mue de société : de même que l’aventure de Lyra (À la Croisée des mondes), de Linus Hope (Le Destin de Linus Hope), de Arik (Haute-École), de Ewilan (La Quête d’Ewilan), de Oona (Aerkaos) ou de Meto (Meto) consiste à remettre en cause un ordre ancestral qu’on aurait pu croire idéal puisque préétabli, de même le « sens de l’école » (que son historique de démocratisation au XXe siècle avait tendu à ancrer dans une sorte de légitimité indiscutable) ne va plus de soi. C’est particulièrement vrai dans les pays où la fonction éducative s’est substituée à un ordre antérieur millénaire au point d’en épouser la tendance à l’essentialisation : ainsi en France où la mystique républicaine a engendré « le grand récit laïque »19 qui structure encore aujourd’hui l’identité enseignante, dans ces certitudes comme dans ses malaises. Dès lors le retour de manivelle est d’autant plus violent que s’émiettent valeurs et idéaux au gré de la grande mutation mondiale. Comme le rappelle le sociologue François Dubet :
La question du sens relève bien plus d’une mutation que d’une crise de l’école, car elle ne concerne pas seulement l’école mais aussi d’autres institutions, comme l’Église ou la famille. Nous entrons dans une société où le sens de l’action et des identités est moins donné aux acteurs comme allant de soi, qu’il n’est construit par eux20
Faut-il pour autant en conclure à la liquidation sans bénéfice d’inventaire de l’institution éducative et des valeurs dont elle est porteuse ? Probablement pas. En témoigne à cet égard le refus chez tous les auteurs considérés d’un manichéisme outrancier qui opposerait sans nuances les dangers de l’éducation institutionnelle et les mérites de l’auto-formation. Même chez Rowling, Grevet ou encore Pullman, les livres continuent d’avoir un sens (ainsi dans Harry Potter où le savoir livresque d’Hermione est souvent un gage de réussite, ou encore dans Aerkaos qui propose une apologie spéculaire de la capacité du littéraire à construire des mondes meilleurs) et, avec eux, les guides chargés d’amener les jeunes esprits à cette prise en charge raisonnée d’eux-mêmes dans un cadre qui respecte les prérequis du vivre ensemble. C’est la raison pour laquelle, dans chacun des ouvrages, des figures tutélaires continuent d’occuper un rôle décisif : Dumbledore (Harry Potter), Zorr (Haute-École) ou encore Maître Duom (La Quête d’Ewilan) plaident chacun à leur façon pour une relation différente au processus éducatif dont ils incarnent la légitimité historique et scientifique tout en appelant de leurs vœux une ouverture nouvelle qui prenne en compte les besoins de chacun. On peut dès lors considérer que la relation ambiguë qui se met en place à l’égard de l’institution éducative doit moins être interprétée comme un rejet de l’École en tant que telle, que comme l’expression d’attentes fortes à son égard – attentes sans doute aujourd’hui déçues, d’où la virulence parfois du désenchantement, mais attentes tout de même avec ce que cela implique en termes de plaidoyer en vue de jours meilleurs.
À cette aune le récit serait donc moins une instance de provocation vaguement anarchisante qui prétendrait saper les fondations même de la société, qu’une façon de stimuler les esprits pour dépasser un dilemme stérile entre tradition et modernité et s’engager dans un dialogue constructif sur les enjeux d’aujourd’hui et les perspectives de demain. Pour le dire autrement, il s’agira moins de jeter l’École aux oubliettes que de lancer quelques pavés – dans la mare, l’objectif ultime étant de faire réfléchir le lectorat (adulte autant que de jeunesse) à la nécessité d’une prise de conscience collective. Exemplaire à cet égard le personnage de Monsieur Zanz qu’on pourrait ériger en figure emblématique de cette fiction appelée à faire sortir les individus d’eux-mêmes au bénéfice de la communauté des citoyens :
En jetant des objets dans l’escalier, je provoque des réactions. Les gens me traitent de cinglés, ils sont choqués. Pour moi, l’essentiel c’est de les faire sortir de chez eux. Ils se rassemblent sur le palier, ils protestent, ils échangent des points de vue. Sinon, ils ne se parleraient pas21.
==================
NOTES
- A. Horowitz, L’île des sorciers, Paris, Hachette Jeunesse, 2006, p. 50.[↩]
- Cf. L. Bazin, « De théodicée en théorie de la fiction : le paradigme des mondes possibles dans la littérature de jeunesse contemporaine », in Le Récit pour la jeunesse et ses transpositions / adaptations / traductions : quelles théories pour un objet littéraire en mouvement ?, Presses Universitaires de Rennes, à paraître 2010.[↩]
- A. Begag, Le gone du chaâba, Paris, Le Seuil, « Virgule », 1986 ; S. Morgenstern, La Sixième, Paris, L’École des loisirs, 1984 ; Gudule, L’instit, Paris, Hachette, « Bibliothèque Verte », 2000.[↩]
- J.K. Rowling, Harry Potter à l’école de Poudlard, Paris, Gallimard, « Folio Junior », 1998 ; P. Pullman, À la croisée des mondes, Paris, Gallimard Jeunesse, 1998 ; E. L’Homme, Le Livre des étoiles, Paris, Gallimard Jeunesse, 2001 ; P. Bottero, La quête d’Ewilan, Paris, Rageot Editeur, 2001 ; S. Denis, Haute-Ecole, Nantes, L’Atalante, 2004 ; J.M. Payet, Aerkaos, Paris, Panama, 2007.[↩]
- A-L. Bondoux, Le Destin de Linus Hope, Paris, Bayard Jeunesse, 2001 ; J.-Cl. Mourlevat, Le combat d’hiver, Paris, Gallimard Jeunesse, 2006 ; K. Takami, Battle Royale, Paris, Le Livre de poche, 1999 ; Y. Grevet, Meto, Paris, Syros, 2008 ; Bordage, Pierre, Ceux qui sauront, Paris, Flammarion Jeunesse, 2008.[↩]
- Y. Grevet, Meto, op. cit., p. 50.[↩]
- Ibid., p. 68.[↩]
- S. Denis, Haute-École, op. cit., p. 118.[↩]
- K. Takami, Battle Royale, op. cit., p. 58. (C’est nous qui soulignons[↩]
- A-L. Bondoux, Le Destin de Linus Hope, op. cit., p. 27-28.[↩]
- Ibid., p. 36.[↩]
- J.K. Rowling, Harry Potter et la chambre des secrets, Paris, Gallimard, « Folio Junior », 1999, p. 352. [↩]
- S. Denis, Haute-École, op. cit., p. 271.[↩]
- Ibid., p. 308.[↩]
- Cf. par exemple A. Camus, Le Premier Homme, Paris, Gallimard, 1994.[↩]
- J.-C Ruano-Borbalan, Éduquer et former, Auxerre, Éditions Sciences humaines, p. 286.[↩]
- B. Charlot, cité in J.-C Ruano-Borbalan, Éduquer et former, op. cit., p. 29.[↩]
- A-L. Bondoux, Le Destin de Linus Hope, op. cit., p. 92.[↩]
- A. Robert, « La fin du grand récit laïque », in V. Troger, Une Histoire de l’Éducation et de la formation, Auxerre, Éditions Sciences humaines, p. 231-244.[↩]
- F. Dubet, « Le sens de l’École », in J-C Ruano-Borbalan, Éduquer et former, op. cit., p. 327. [↩]
- A-L. Bondoux, Le Destin de Linus Hope, op. cit., p. 81.[↩]
Laurent Bazin est maître de conférence en littérature, à l'Institut d'études culturelles et internationales, Université Versailles St-Quentin-en-Yvelines.