« L’intime est encore et toujours du social » : Les Années d’Annie Ernaux, une mémoire du dehors

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Chez Annie Ernaux, la contestation de l’intime en tant que catégorie rejoint une réflexion sur la dimension politique propre à toute entreprise de construction ou de déconstruction de l’histoire littéraire. Une analyse de Marie-Jeanne Zenetti..

En octobre 2022, Annie Ernaux a été saluée par le jury du Prix Nobel de Littérature pour « le courage et l’acuité clinique avec laquelle elle découvre les racines, les éloignements et les contraintes collectives de la mémoire personnelle1 ». Cette articulation du « personnel » et du « collectif », qui traverse l’ensemble de son œuvre, s’incarne de façon exemplaire dans Les Années et a joué un rôle central dans la consécration de l’autrice. J’aimerais interroger la place de cette articulation dans l’œuvre d’Annie Ernaux, en montrant qu’elle témoigne d’une mise en question de la notion d’intime en littérature. L’œuvre d’Ernaux propose non seulement une lecture de certains faits sociaux, mais, comme toute production littéraire, elle constitue aussi elle-même un fait social : il semble donc pertinent, pour aborder le travail d’une autrice si attentive à penser son statut de transfuge de classe et à tenir un discours critique sur sa position d’intellectuelle, d’allier approches textuelle et contextuelle, en tâchant d’analyser ensemble ce qu’elle dit dans et de son travail, d’une part, et d’autre part la place de cette œuvre dans un champ littéraire dont elle contribue à interroger le fonctionnement et les catégories.

Les Années : une « autobiographie impersonnelle » et un classique contemporain

L’attribution du prix Nobel, généralement considérée comme l’ultime consécration d’une carrière littéraire, parachève dans le cas d’Ernaux un processus de classicisation dans lequel Les Années occupent une place déterminante. En témoignent, entre autres, le choix d’une citation extraite des Années en 2014 comme sujet de l’épreuve de composition générale du CAPES de Lettres Modernes, ou l’inscription de cette même œuvre au programme du concours des ENS en 2018, puis en 2023. Les Années, plus que d’autres ouvrages de la même autrice, ont acquis le statut de classique contemporain. Alain Viala, dans ses travaux sur la production des classiques, identifie quatre étapes dans le processus de classicisation2 : la légitimation (par les instances autorisées, qui décrètent la valeur de l’œuvre), l’émergence (qui suppose une convergence d’intérêts), la consécration (par des signes de reconnaissances, comme les prix littéraires) et la perpétuation (par l’inscription dans un patrimoine commun, notamment dans le canon scolaire3). Les Années figurent parmi les œuvres les plus unanimement saluées par la critique journalistique et universitaire4, qui leur confère souvent une valeur de somme ou d’aboutissement. Mais la classicisation de l’œuvre, et notamment son intégration à un patrimoine scolaire et universitaire, a des causes multiples. Parmi celles-ci, on peut d’abord souligner l’inscription dans une tradition moderniste dont la valeur littéraire n’est pas à prouver. En témoignent une référence à Virginia Woolf (avec le titre Les Années, même si cette référence n’était pas voulue par Ernaux) et surtout une référence appuyée à Marcel Proust, mobilisant le topos de l’œuvre comme ce qui permet aux détails les plus ténus de l’existence de survivre au temps qui passe5. Ce thème encadre le texte, depuis le constat liminaire que « Toutes les images disparaîtront6 » jusqu’à l’affirmation finale de l’ambition, par l’écriture, de « sauver quelque chose du monde où l’on ne sera plus jamais7 ». Pour Dominique Viart, cette façon de renouer avec l’héritage littéraire du passé serait caractéristique de la littérature contemporaine8 ; mais ces échos apparaissent aussi comme autant de signes d’affirmation de la littérarité du texte. Par ailleurs, il semble qu’en inventant une forme « impersonnelle » d’autobiographie (dans le glissement à la fois du « je » au « elle », qui décentre le point de vue d’une intériorité vers une extériorité, et du « je » au « on » et au « nous », qui dessine une communauté en lieu et place d’une individualité9), Ernaux désamorce certaines critiques souvent associées aux écritures de soi. J’en donnerai pour exemple la conclusion d’un article de Véronique Montémont où elle étudie les Années comme autobiographie sociale :

À l’heure où l’autobiographie est fortement suspectée de se replier sur des formes égotistes et vaines, Ernaux démontre avec Les Années comment l’écriture de soi peut transcender la perception individuelle pour en faire le point de ralliement d’un partage lumineux10

Il ne s’agit pas de dire qu’Ernaux a développé consciemment une stratégie d’écriture destinée à l’imposer dans le champ littéraire, mais qu’en rejoignant le discours critique, certains de ses choix esthétiques favorisent son intégration au canon.

On peut dès lors être tentée de céder à une lecture téléologique de l’œuvre, confortée par les déclarations de l’autrice qui insiste sur la durée d’écriture des Années, pour voir dans ce texte un aboutissement de sa démarche consistant à dépasser le singulier dans le collectif. Dans l’anthologie Écrire la vie, parue en 2011, Les Années apparaissent ainsi comme le livre venu achever, chronologiquement et esthétiquement, son projet d’écriture. On pourrait, en le schématisant, considérer que ce projet naît d’une ambition de décrire certaines réalités sociales (dans La Place et Une femme, par exemple, où il s’agissait, rappelle l’autrice, de « venger sa race11 ») pour se centrer ensuite sur des expériences dites « intimes » (et notamment sur la passion amoureuse, comme dans Passion simple, Se perdre ou L’Occupation). Cette tension entre deux pôles serait ensuite surmontée, dialectiquement en quelque sorte, dans la fresque générationnelle que constituent Les Années, transcendant l’expérience individuelle de l’écrivaine en une autobiographie impersonnelle, qui donne forme à une mémoire « du dehors ».

Pourtant, certaines déclarations d’Annie Ernaux réfutent cette lecture – ce qui, en soi, ne suffit pas à l’invalider. Par ailleurs, depuis la publication des Années, d’autres parutions, notamment de celle de Mémoire de fille en 2016, puis du Jeune Homme, en 2022, viennent contester ce schéma. Cette contestation, si on l’examine de plus près, va de pair avec celle d’une notion et d’une catégorie littéraire, celle d’intime, que j’aimerais à présent interroger au prisme des analyses qu’Annie Ernaux développe à son sujet.

Une mise en question de l’intime comme catégorie

Ernaux explicite sa réflexion sur l’intime dans un long entretien par e-mail avec Frédéric-Yves Jeannet publié sous le titre L’Écriture comme un couteau. La parution de cet ouvrage (2003) est antérieure à la sortie des Années, mais les échanges qu’il rapporte ont accompagné la rédaction de son récit « autosociobiographique ». Ernaux, qui en 2003 vient de publier Se perdre (2001) et L’Occupation (2002), réfute de façon détaillée l’interprétation que Jeannet donne de sa trajectoire d’écrivaine comme déplacement du social vers l’intime :

Comme un certain nombre de lecteurs, vous voyez une différence entre, par exemple, La Place, Une femme et L’Événement, L’Occupation, entre ce qu’on pourrait schématiser comme d’une part le social et de l’autre l’intime. La différence n’est pas là. Dans La Place et Une femme, le récit est focalisé sur les figures sociales de mes parents. Dans Journal du dehors et La Vie extérieure, qui sont d’ailleurs des textes récents, il n’y a rien d’intime – comme l’indiquent les titre – et le « je » est rare. En revanche dans Passion simple, L’Événement, et L’Occupation, c’est le « je » qui, non seulement raconte, comme dans La Place, mais qui est aussi l’objet du récit et de l’analyse. La Honte, de ce point de vue, est hybride, avec le « je » et le « on ». Mais, dans tous ces textes, il y a la même objectivation, la même mise à distance, qu’il s’agisse de faits psychiques dont je suis, j’ai été, le siège, ou de faits socio-historiques. Et, dès les Armoires vides, mon premier livre, je ne dissocie pas intime et social12.

S’il est courant d’associer l’écriture d’Annie Ernaux à une entreprise consistant à se détourner de l’intime au profit de ce qu’on appelle parfois l’« extime13 », j’aimerais développer l’idée que l’écriture d’Ernaux opère moins un décentrement par rapport au moi qu’elle ne cherche à critiquer et à déconstruire la notion même d’« écrits intimes » et tenter de comprendre deux enjeux de cette déconstruction :

– celui qui touche, d’abord, au genre des récits de soi, dans la mesure où il s’agit de problématiser une catégorie générique, l’autobiographie, définie par Philippe Lejeune comme fondée sur une triple identité (narrateur, auteur, personnage), garantie par un nom et généralement souligné par l’usage du pronom « je »14 ;

– mais aussi celui qui concerne les rapports entre l’œuvre littéraire, l’auteur ou l’autrice, et le lecteur ou la lectrice, à travers ce souci constant d’objectivation de l’expérience qui vise à la fois à affirmer la référentialité du texte et l’authenticité des expériences rapportées tout en donnant à penser une circulation du récit sur la base d’une communauté d’expériences partagées.

On peut tenter de problématiser le rapport entre ces deux questions en rappelant que le genre des écrits de soi est régulièrement frappé de soupçon, en fonction de critères parfois moraux (qui en condamnent le nombrilisme ou la complaisance) ou qui le réduisent à l’expression d’une expérience trop particulière et trop subjective pour mériter l’intérêt15. Ces jugements sont aussi liés à l’histoire littéraire des écrits de soi, longtemps considérés comme d’abord féminins et dépréciés en tant que tels. L’association entre intime et féminin en littérature, entre genre (au sens poétique) et genre (au sens de système de bicatégorisation hiérarchisée entre les sexes) a ainsi contribué à minorer une partie de la production littéraire. Je renvoie à ce sujet aux travaux importants de Christine Planté, qui a proposé le concept d’imaginaire générique16. Cette chercheuse a montré que les discours critiques sur la littérature, à partir du tournant des XVIIIe et XIXe siècles, ont souvent une vision « genrée » des catégories littéraires, construisant des fictions que contredisent parfois les données objectives : ainsi, l’épopée ou l’histoire, seraient, selon ces représentations, identifiées comme « masculines », tandis que le roman, comme l’épistolaire, et plus tard l’ensemble des écrits de soi, constituent des genres davantage associés à un « imaginaire » féminin. Comme le souligne Vanessa Gemis,

Le rapport particulier des femmes au genre autobiographique mérite qu’on s’y attarde brièvement. Jusqu’au début du XXe siècle, la doxa commune qui entend dénier aux œuvres de femmes toute prétention à l’universel, prétextant l’incapacité des femmes à sortir d’elles-mêmes, à dépasser leur expérience limitée du monde, mais également leur facilité à se raconter, semble vouer la littérature féminine aux écrits intimes et autobiographiques (le journal, l’autobiographie, et dans une autre mesure, la correspondance). Cet a priori, s’il induit un mode de réception particulier des œuvres de femmes (critère qui explique que soient directement liées moralité de l’œuvre et moralité de l’écrivaine), n’en correspond pas moins à une certaine réalité17.

La réception de certains textes d’Ernaux, antérieurs aux Années et à leur consécration, est révélatrice de cet imaginaire genré, qui associe la « valeur littéraire » (toujours difficile à définir) à des remarques renvoyant à l’identité sociale de l’autrice18. C’est le cas également de certaines réactions consécutives à l’attribution du prix Nobel, lesquelles, comme l’a montré Gisèle Sapiro19, prétendaient répondre à des prises de position politiques d’Ernaux, mais trahissaient aussi et surtout des préjugés sexistes et des préjugés quant à ses origines sociales, exacerbés par l’ambition politique du projet littéraire revendiqué par l’autrice. Pour autant, Ernaux, n’a longtemps pas revendiqué pour elle-même les termes d’autrice ou d’écrivaine20. Elle n’a pas non plus, dans l’entretien que j’ai cité, recours à une critique féministe de l’histoire littéraire. Si elle entreprend de déconstruire la notion d’intime, et avec elle celle d’écrits intimes, c’est d’un point de vue plus théorique que politique. Voici ce qu’elle écrit :

J’aimerais m’attarder sur cette notion d’intime qui, en un peu plus d’une décennie, est venue au premier plan, a fourni une classification littéraire – « écrits intimes » –, a fait l’objet de débats dits de société à la télé et dans les magazines, se confond plus ou moins avec le sexuel (auquel il a été longtemps associé, faire sa toilette intime). On peut imaginer que l’émergence de cette notion a quelque chose à voir avec une modification de la perception de soi et du monde, qu’elle en est le signe. Toujours est-il que l’intime est, pour le moment, une catégorie de pensée à travers laquelle on voit, aborde et regroupe des textes. Cette façon de penser, de classer, m’est étrangère. L’intime est encore et toujours du social, parce qu’un moi pur, où les autres, les lois, l’histoire, ne seraient pas présents est inconcevable. Quand j’écris, tout est chose, matière devant moi, extériorité, que ce soit mes sentiments, mon corps, mes pensées ou le comportement des gens dans le RER. Dans L’Événement, le sexe traversé par la sonde, les eaux et le sang, tout ce qu’on range dans l’intime, est là, de façon nue, mais qui renvoie à la loi d’alors, aux discours, au monde social en général.

Existe-t-il un intime à partir du moment où le lecteur, la lectrice, ont le sentiment qu’ils se lisent eux-mêmes dans un texte21 ?

Son argumentation, plutôt que de contester la hiérarchie entre un pôle associant le féminin, l’intime et les écrits de soi d’un côté, le masculin, l’universel et les genres littéraires « nobles » de la fiction ou de l’essai de l’autre, vise davantage à inscrire sa propre œuvre dans ce second ensemble, à travers un vocabulaire qui emprunte aux discours de savoir, et notamment à la sociologie : « faits psychiques », « faits socio-historiques », « objectivation », « mise à distance », « extériorité », « monde social » 22. Dans la fin des Années, Ernaux insiste ainsi sur l’abandon d’un modèle d’écriture proustien (l’étude de la « sensation palimpseste », qui ne subsiste que par touches et dans la litanie mélancolique qui ouvre et clôt le livre23) au profit d’un modèle plus bourdieusien, fondé sur l’objectivation de faits24. Le passage d’une référence littéraire canonique à une référence scientifique et d’un « je transpersonnel25 » à une « autobiographie impersonnelle » offre ainsi une manière alternative de surmonter ce qui pourrait paraître comme un double frein à sa reconnaissance en tant qu’écrivaine : elle est une femme, et dans ses livres elle parle notamment, même si pas uniquement, de ses expériences en tant que femme. Il serait abusif d’y voir une stratégie consciente d’Ernaux, mais on peut faire l’hypothèse que, d’un point de vue de réception, Les Années sont plus faciles à intégrer au canon littéraire, parce qu’elles contestent moins frontalement que d’autres d’œuvres, comme Passion simple ou L’Événement, les hiérarchies et les valeurs qui président à sa constitution.

Une histoire alternative de la littérature

L’œuvre d’Ernaux se caractérise aussi par une critique à l’égard des institutions et du canon littéraire, que sa classicisation, notamment par le biais des Années, ne doit pas faire oublier. La manière qu’a l’autrice de contester une conception du sujet comme totalité close et de lui donner forme apparaît dès ses premières œuvres. L’apparent paradoxe qu’il y a à considérer l’intime comme « du social » et à brouiller le partage entre écriture personnelle et impersonnelle se manifeste notamment dans le choix de détourner la forme par excellence de l’intime, le journal, vers le dehors, comme elle le fait dans Journal du dehors (1993) et La Vie extérieure (2000). Le premier de ces deux livres s’ouvre d’ailleurs sur une citation de Rousseau : « Notre vrai moi n’est pas tout entier en nous26 ». La phrase fait très fortement écho au passage de L’Écriture comme un couteau cité plus haut, mais aussi à l’exergue des Années, empruntée à Ortega y Gasset : « Nous n’avons que notre histoire et elle n’est pas à nous ». Dans la tradition scolaire (et Ernaux le sait d’autant mieux qu’elle a été professeure de français) Rousseau est souvent considéré comme un des fondateurs du genre autobiographique, spécialiste de l’introspection et de l’écriture des états d’âmes. Or, la citation choisie par Ernaux va à rebours de ce stéréotype. On peut y voir une manière discrète d’interroger la manière dont la patrimonialisation déforme la lecture des auteurs.

Annie Ernaux ne fait pas qu’interroger le rôle des institutions dans la constitution du canon, elle pointe aussi la responsabilité des écrivains dans la perpétuation des dominations sous la forme d’un ordre symbolique. Regarde les lumières mon amour, paru en 2014, constitue aussi un journal ou relevé de notations, tenu pendant un an lors des visites hebdomadaires de l’autrice à l’hypermarché Auchan situé dans le centre commercial de Cergy. Le texte est entièrement consacré à une observation de la consommation quotidienne, activité souvent considérée comme féminine, peu valorisée, et qui apparaissait déjà, mais bien plus ponctuellement, dans Les Années27. Ernaux en profite également pour mettre en cause le système de représentations, culturelles et littéraires, notamment, qui participe d’une invisibilisation et d’une dévalorisation des tâches domestiques, dans un passage où elle s’interroge sur la quasi-absence des hypermarchés en littérature et affirme qu’elle revient à reconduire symboliquement des dominations liées au sexe et à la classe.

Je m’étais demandée pourquoi les supermarchés n’étaient jamais présents dans les romains qui paraissaient, combien de temps il fallait à une réalité nouvelle pour accéder à la dignité littéraire.

Hypothèses, aujourd’hui :

  1. Les supermarchés sont liés à la subsistance, affaire des femmes, et celles-ci en ont été longtemps les utilisatrices principales. Or ce qui relève du champ d’activité plus ou moins spécifique des femmes est traditionnellement invisible, non pris en compte, comme d’ailleurs le travail domestique qu’elles effectuent. Ce qui n’a pas de valeur dans la vie n’en a pas pour la littérature.
  2. Jusqu’aux années 1970, les écrivains, femmes et hommes confondus, étaient majoritairement d’origine bourgeoise et vivaient à Paris où les grandes surfaces n’étaient pas implantées. (Je ne vois pas Alain Robbe-Grillet, Nathalie Sarraute ou Françoise Sagan faisant des courses dans un supermarché, Georges Perec si, mais je me trompe peut-être28.)

Dans ce passage, Ernaux ne donne pas seulement à penser que les écrivains et l’institution littéraires participent d’une logique destinée à perpétuer certaines formes de domination. Elle esquisse aussi la possibilité d’une histoire alternative de la littérature, attentive à ce qui fait écart par rapport à ces hiérarchies implicites, et souvent impensées.

Conclusion

La contestation de l’intime en tant que catégorie rejoint ainsi une réflexion sur la dimension politique propre à toute entreprise de construction ou de déconstruction de l’histoire littéraire. Il ne s’agit pas de nier l’écart qui sépare la phrase « l’intime est toujours du social » du slogan « le privé est politique », caractéristique de la deuxième vague féministe des années 1960 et 1970. Identifier le privé au politique revient à légitimer les luttes collectives dont il peut faire l’objet. Identifier l’intime au social manifeste le désir de l’ériger en objet de connaissance. Pourtant, dans l’une et l’autre affirmations, il s’agit toujours de démentir les discours qui visent à exclure certaines expériences, certains faits, du domaine de ce qui s’observe, se perpétue, s’explique, et par conséquent du domaine de ce qui peut, collectivement, se discuter et se combattre.

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NOTES

  1. « The Nobel Prize in Literature 2022 was awarded to Annie Ernaux for the courage and clinical acuity with which she uncovers the roots, estrangements and collective restraints of personal memory ». « The Nobel Prize in Literature 2022 », site The Nobel Prize, url : https://www.nobelprize.org/prizes/literature/2022/summary/,consulté le 20 janvier 2023[]
  2. Alain Viala, « Qu’est-ce qu’un classique ? », Littératures classiques, 1993 (N° 19), p. 13-31.[]
  3. Sur le rôle que joue dans ce processus l’institution universitaire, voir notamment Marie-Odile André, Mathilde Barraband, Sabrinelle Bédrane, Audrey Lasserre & Aline Marchand, « La littérature française contemporaine à l’épreuve du Fichier central des thèses », Revue d’histoire littéraire de la France, juillet-septembre 2011 (vol. 111, N° 3), p. 695-716, et Cécile Rabot, « La bibliothèque universitaire et la valeur littéraire du contemporain », dans Marie-Odile André & Mathile Barraband (dir.), Du « contemporain » à l’Université. Usages, configurations, enjeux, Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, coll. « Fiction-non-fiction 21 », 2015, p. 61-74.[]
  4. À ce sujet, voir notamment : Véronique Montémont, « Les Années : vers une autobiographie sociale », dans Danielle Bajomée & Juliette Dor (dir.), Annie Ernaux. Se perdre dans l’écriture de soi, Paris, Klincksieck, 2011, p.117-132.[]
  5. « L’image qu’elle a de son livre, tel qu’il n’existe pas encore, l’impression qu’il devrait laisser, est celle qu’elle a gardée de sa lecture d’Autant en emporte le vent à douze ans, plus tard d’A la recherche du temps perdu, récemment de Vie et destin, une coulée de lumière et d’ombre sur des visages. Mais elle n’a pas découvert les moyens d’y parvenir. Elle espère, sinon une révélation, du moins un signe, fourni par le hasard, comme la madeleine plongée dans le thé pour Marcel Proust. » Annie Ernaux, Les Années, dans Écrire la vie, Paris, Gallimard, coll. « Quarto », p. 1042.[]
  6. Ibid., p. 927.[]
  7. Ibid., p. 1085.[]
  8. Dominique Viart & Bruno Vercier, La Littérature française au présent : héritage, modernité, mutations (2005), Paris, Bordas, 2008 (2e édition augmentée), p. 19-21.[]
  9. « Elle ne regardera en elle-même que pour y retrouver le monde, la mémoire et l’imaginaire des jours passés du monde, saisir le changement des idées, des croyances et de la sensibilité, la transformation des personnes et du sujet [] Aucun “je” dans ce quelle voit comme une sorte d’autobiographie impersonnelle mais “on” et “nous” – comme si, à son tour, elle faisait le récit des jours d’avant. » Annie Ernaux, Les Années, op. cit., p. 1083.[]
  10. Véronique Montémont, art. cit., p. 132.[]
  11. « Quand j’ai commencé de vouloir écrire, à vingt ans, j’espérais, certes, comme on dit faire œuvre d’art (comment aurais-je pu penser autrement quand j’étais nourrie de ce dogme à l’université ?), mais ce n’est pas cela que j’ai noté spontanément, naïvement – c’est-à-dire naturellement – sur une page de cahier. C’est : j’écrirai pour venger ma race (la substitution de “race” à “classe” n’étant pas un hasard, une étourderie) », « Littérature et politique », Nouvelles nouvelles, 1989 (N° 15), repris dans Écrire la vie, p. 550.[]
  12. Annie Ernaux, L’Écriture comme un couteau. Entretien avec Frédéric-Yves Jeannet, Paris, Stock, 2005, p. 151-152.[]
  13. À ce sujet, voir Élise Hugueny-Léger, « Journaux intimes et extimes : pour un va-et-vient entre le dedans et le dehors », dans Annie Ernaux, une poétique de la transgression, Peter Lang, 2009. Le Dictionnaire de l’autobiographie définit l’extime comme « « ce qui n’engage pas l’intériorité du sujet et peut être vu par tout le monde, ou ce qui est largement connu » (Michel Braud, « Extime », dans Françoise Simonet-Tenant (dir.), Dictionnaire de l’autobiographie. Écritures de soi de langue française, Paris Honoré Champion, coll. « Dictionnaires & références », 2017, p. 323), par opposition à l’intime entendu comme « la dimension intérieure de l’individu, cachée et secrète, qui n’a pas sa place dans les échanges sociaux » (Michel Braud, « Intime », dans Françoise Simonet-Tenant (dir.), op. cit., p. 441)[]
  14. Philippe Lejeune, Le Pacte autobiographique, Paris, Seuil, 1975.[]
  15. L’article de l’Encyclopédie Universalis consacré à Ernaux est caractéristique d’un recours, dans les critiques portant sur les écrits de soi, à un lexique axiologiquement marqué à fortes connotations morales (je souligne) : « Le public sut discerner la nouveauté et la justesse de cette écriture autobiographique rigoureuse et altruiste, loin de tout narcissisme. Sans tomber dans les dérives communautaires (classe sociale, deuxième sexe, prolétariat, petit commerce, illettrisme, école privée et faculté), elle s’objective et s’universalise. Cette universalité procède d’une véridicité jouant sur la litote, l’ellipse et la discrétion. » Jacques Lecarme, « ERNAUX ANNIE (1940-) », Encyclopædia Universalis [en ligne], url : http://www.universalis-edu.com/encyclopedie/annie-ernaux/, consulté le 12 décembre 2022.[]
  16. L’expression est modelée sur celle d’imaginaire linguistique, qu’Anne-Marie Houdebine définit comme le rapport, via ses représentations, du sujet parlant à la langue. Pour Christine Planté, l’imaginaire générique recouvre des « représentations des sujets lisant et écrivant, nourries par toute une tradition critique, des stéréotypes culturels et des lectures largement partagées ». Christine Planté, « Un roman épistolaire féminin ? Pour une critique de l’imaginaire générique (Constance de Salm, Vingt-quatre heures d’une femme sensible) », dans Catherine Mariette-Clot & Damien Zanone (dir.), La Tradition des romans de femmes, XVIIIe-XIXe siècles, Paris, Honoré Champion, 2012, p. 275 sq.[]
  17. Vanessa Gemis, « La biographie genrée : le genre au service du genre », COnTEXTES [En ligne], 2008 (N° 3), url : https://journals.openedition.org/contextes/2573, consulté le 21 janvier 2023.[]
  18. Je me limiterai à quelques exemples témoignant de la réception de Passion simple dans la presse française, que j’emprunte à une étude d’Isabelle Charpentier (je souligne) : « Qu’A. Ernaux soit véritablement dotée d’un tempérament de bonniche, ou qu’elle ne fasse que semblant, le résultat est toujours aussi désespérant de banalité et de complaisance » (Laurent Dandrieu, L’Action Française Hebdo, 30 janvier 1992) ; « Le lecteur se demande soudain si un texte de la collection Harlequin ne s’est pas égaré sous la sobre couverture NRF. Ne pas oublier que Mme Ernaux, jadis mieux inspirée, est professeur, c’est-à-dire dans le vent […] C’est donc ça, la passion ? Elle se résume ici à une petite quarantaine de feuillets (à tout casser), à cette littérature étriquée, rabougrie, asthmatique, aussi gaie qu’un pavillon de banlieue un dimanche de pluie, en novembre. Prière de mettre ses patins avant d’entrer » (Éric Neuhoff, Madame Figaro, 1er février 1992) ; « petit livre » de la « pauvre petite A., … plus Madame Ovary que Bovary » (Jean-François Josselin, Le Nouvel Observateur, 9-15 janvier 1992) ; « les petites Emma de 1992”, “petites bombes sexuelles à retardement qui parlent à la première personne” ». (Pierre-Marc de Biasi, Le Magazine Littéraire, janvier 1992) ; « D’une femme, on dit “la petite A.”, comme on vient de le lire dans une critique de Passion simple. On ne juge pas un écrivain, mais une psychologie supposée, et, pour faire bonne mesure, on appelle à la rescousse Madame Bovary, le bovarysme étant, bien entendu, un état commun à toutes les femmes » (Josyane Savigneau, « Le courage d’Annie Ernaux », Le Monde, 17 janvier 1992). Cité dans : Isabelle Charpentier, « Anamorphoses des réceptions critiques d’Annie Ernaux : ambivalences et malentendus d’appropriation », dans Fabrice Thumerel (dir.), Annie Ernaux : une œuvre de l’entre-deux, Artois Presses Université/SODIS, p. 225-242, 2004.[]
  19. Gisèle Sapiro, « Annie Ernaux : un engagement qui dérange », En attendant Nadeau, 30 novembre 2022, url : https://www.en-attendant-nadeau.fr/2022/11/30/ernaux-engagement/, consulté le 21 janvier 2023.[]
  20. Une partie du Vrai Lieu est ainsi intitulée « Je ne suis pas une femme qui écrit, je suis quelqu’un qui écrit ». Sur cette question voir Michèle Bacholle-Boškovic, « Annie Ernaux premier homme, premier écrivain », dans Pierre-Louis Fort & Violaine Houdart-Merot (dir.). Annie Ernaux : un engagement d’écriture, Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2015, p. 63-72.[]
  21. Annie Ernaux, L’Écriture comme un couteau. Entretien avec Frédéric-Yves Jeannet, op. cit., p. 151-153.[]
  22. Dominique Viart et Bruno Vercier voient ainsi dans l’œuvre d’Ernaux une « ethnographie littéraire du sujet social » (La Littérature française au présent, op. cit., p. 273) ; Anne Barrère et Danilo Martuccelli la qualifient d’ « écrivain sociologue » (Le Roman comme laboratoire, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2009, p. 73).[]
  23. « Cette forme susceptible de contenir sa vie, elle a renoncé à la déduire de la sensation qu’elle éprouve, les yeux fermés au soleil sur la plage, dans une chambre d’hôtel, de se démultiplier et d’exister corporellement dans plusieurs lieux de sa vie, d’accéder à un temps palimpseste. » Annie Ernaux, Les Années, op. cit., p. 1081.[]
  24. « Ce qui compte pour elle, c’est au contraire de saisir cette durée qui constitue son passage sur la terre à une époque donnée, ce temps qui l’a traversée, ce monde qu’elle a enregistré rien qu’en vivant. [] La forme de son livre ne peut donc surgir que d’une immersion dans les images de sa mémoire pour détailler les signes spécifiques de l’époque. » Ibid., p. 1082. Comme le souligne Isabelle Charpentier, « Reprenant le concept d’auto-analyse, systématisé par Pierre Bourdieu, on peut dire qu’il s’agit pour l’écrivain, dans une œuvre qui se présente néanmoins avant tout comme littéraire, de retracer tout au long de ses récits sa trajectoire sociale, en essayant de faire un travail de sociologue, i.e. en fournissant les éléments d’une analyse sociologique tant de ce parcours sociobiographique que des effets qu’il a produits sur ses choix littéraires, et ce aussi bien grâce aux thèmes qu’elle aborde que dans le style – évolutif – qu’elle construit. Par une écriture littéraire sociologiquement instruite, Annie Ernaux cherche à rendre compte tant de ses propres conditions sociales de production (et de celles de ses « semblables sociaux ») que de la position qu’elle occupe dans le monde social, plus précisément de l’ensemble des positions qu’elle y a successivement occupées, pour prétendre devenir l’ethnologue de soi-même. » Isabelle Charpentier, « Quelque part entre la littérature, la sociologie et l’histoire… : l’œuvre auto-sociobiographique d’Annie Ernaux ou les incertitudes d’une posture improbable », COnTEXTES, 2006 (N° 1), url : https://journals.openedition.org/contextes/74, consulté le 21 janvier 2023.[]
  25. Annie Ernaux, « Vers un je transpersonnel », RITM, 1993 (N° 6), reproduit sur le site Annie Ernaux, url : https://www.annie-ernaux.org/fr/textes/vers-un-je-transpersonnel/, consulté le 21 janvier 2023.[]
  26. Cette phrase s’inscrit dans un passage des Dialogues où Rousseau, devenu juge de Jean-Jacques, affirme la valeur de l’existence collective : « notre plus douce existence est relative et collective, et notre vrai moi n’est pas tout entier en nous. Enfin telle est la constitution de l’homme en cette vie qu’on n’y parvient jamais à bien jouir de soi sans le concours d’autrui » (je souligne). Jean-Jacques Rousseau, Dialogues : Rousseau juge de Jean Jacques, dans Œuvres complètes, vol. I, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1959-1995, p. 813.[]
  27. Cf. l’affirmation dès Journal du dehors qu’« il n’y a pas de hiérarchie des expériences que nous avons du monde » (dans Annie Ernaux, Écrire la vie, Paris, Gallimard, coll. « Quarto », 2011, p. 500). Annie Ernaux rejoint ainsi les préoccupations d’un écrivain comme Perec et son intérêt pour l’infra-ordinaire dans Tentative d’épuisement, Espèces d’espaces, Je me souviens, ou dans son travail pour la revue Cause commune avec Paul Virilio, où il parle de « cécité » quant à notre propre quotidien. Mais elle interroge dans une perspective sociologique les raisons de ce silence : à travers la représentation de certaines expériences plutôt que d’autres, il s’agit de contester des hiérarchies entre les sujets qui mériteraient d’être représentés et d’autres qui ne le mériteraient pas.[]
  28. Annie Ernaux, Regarde les lumières mon amour, Paris, Seuil, coll. « Raconter la vie », 2014, p. 43.[]

Marie-Jeanne Zenetti est maîtresse de conférences à l'Université Lyon 2, où elle enseigne la littérature contemporaine et les études sur le genre. Elle travaille plus particulièrement sur les écriture documentaires et a publié en 2014 Factographies, l'écriture de l'enregistrement à l'époque contemporaine (Classiques Garnier). Ses recherches actuelles portent sur les liens entre littérature et épistémologies féministes, autour du concept de savoirs situés.