Les effets de l’Histoire

À propos de : Alice Zeniter, L’Art de perdre, Paris, Flammarion, 2017.

Ali, son fils Hamid, sa petite-fille Naïma : tels sont les trois principaux personnages du beau roman d’Alice Zeniter L’Art de perdre, qui nous parle de l’Algérie et de la France, de la condition d’immigré, du rapport aux origines, à travers l’histoire d’une famille de harkis – plus précisément, d’un harki et de sa famille. Ce harki, c’est Ali, un habitant de la montagne kabyle, passé de la pauvreté à l’aisance, de l’aisance aux responsabilités et, quand survient la guerre d’indépendance, au souci de protéger les siens, ses biens, son village. Pris en tenaille entre les exigences de l’armée française et celles du FLN, il donne quelques gages à la première, sans jamais prendre les armes pour elle : le voilà devenu traître, contraint de quitter son village, puis son pays, pour la France. C’est ce que raconte la première partie de L’Art de perdre, intitulée « L’Algérie de papa ». Avec la partie suivante, « La France froide », le lecteur passe de la tragédie de la guerre à la chronique d’un exil et d’une acclimatation. Ali et les siens vont de camp en camp, de Rivesaltes à Jouques, pour finir par être envoyés dans une cité HLM de Flers, en Normandie : le Pont-Féron – leur nouveau port d’attache. Ali occupe encore, pour partie, le devant de l’histoire : on nous le montre dépouillé de sa peau d’homme important de son village, endossant, non sans douleur, celle de simple ouvrier algérien dans la France des années 60. Mais c’est sur Hamid que se concentre peu à peu le récit, Hamid occupé à se faire une place en France, à distance de son père et de l’histoire familiale, et contre les préjugés de la France à son égard. Cette place, il finit par la trouver, bon an mal an, en s’unissant à Clarisse, avec laquelle il a quatre filles – dont Naïma, le personnage central de la troisième et dernière partie de L’Art de perdre, « Paris est une fête ». Mais quelle fête ? À première vue, Naïma, les liens du sang et son prénom mis à part, est bien éloignée du Pont-Féron, de ses grands-parents, et de l’Algérie qu’ils ont perdue. Elle a fait des études d’histoire de l’art, elle travaille dans une galerie parisienne, elle a son groupe d’amis – un professeur de collège, une journaliste indépendante –, et pour amant le directeur de la galerie. Bien sûr, il lui faut, comme ce fut le cas pour son père Hamid, faire avec l’idée que les autres se font de ce qu’elle est, de ce qu’elle devrait être, quand on s’appelle Naïma. Deux événements, l’un politique, l’autre professionnel, vont la rappeler brutalement à l’origine et l’histoire de sa famille. Le premier, c’est l’irruption sur le sol français du terrorisme islamiste, avec les attentats de janvier puis de novembre 2015. Le second, c’est l’organisation, par la galerie de Naïma, d’une rétrospective de l’œuvre de Lalla1, un peintre algérien. Chargée de retrouver et de réunir ses dessins épars, Naïma rencontre Lalla, dont la conversation l’amène à se plonger dans l’histoire de l’indépendance algérienne et de ses parias : les harkis – autrement dit : de sa famille. Puis la collecte des dessins la conduit en Algérie, et sa curiosité familiale dans le village de son grand-père, où elle se découvre toute une parenté. A-t-elle pour autant retrouvé une part d’elle-même ? La narratrice ne conclut pas : « Elle n’est arrivée nulle part au moment où je décide d’arrêter ce texte, elle est mouvement, elle va encore » (L’Art de perdre, p. 506).

Si les histoires d’Ali, Hamid et Naïma sont la matière de L’Art de perdre, l’Histoire est ce qui les percute, les hante – les oriente, directement ou indirectement. C’est tout particulièrement le cas d’Ali, dont la guerre d’indépendance algérienne et sa logique nationale vont rendre obsolète son univers de montagnard kabyle, avec ses préoccupations, ses hiérarchies et ses normes. L’événement décisif est ici le meurtre d’Akli, un vétéran de la Grande Guerre, pour n’avoir pas respecté l’interdiction, édictée par le FLN, de toucher sa pension d’ancien combattant. La réaction d’Ali devant le corps de son ami conduit un capitaine de l’armée française à lui proposer de protéger les siens en échange d’informations sur les auteurs du meurtre : « Donne-moi un nom », lui demande-t-il. Mais « la phrase fait sursauter Ali plus sûrement qu’une gifle ou qu’une insulte. C’est une chose qu’on peut demander aux enfants, aux malheureux, aux brebis galeuses, ceux que la solidarité ne lie pas clairement au groupe. Mais ce n’est pas une chose que l’on demande à un homme, à un chef de famille, à l’un des piliers du village » (p. 107). Ali refuse. Mais le capitaine sait qu’Ali reviendra lui parler : « On l’a vu entrer ici. Il a parlé avec moi. Il comprendra bientôt que c’est suffisant pour le compromettre. À ce moment-là, il nous aidera » (p. 109). Et c’est ce qu’Ali comprend, et c’est ce qu’il fait, car le jeu de la vie ne se joue plus selon les règles qu’il connaît : « Ali réalise en parlant avec Djamel2 que ses actes n’ont plus d’importance, que le silence qu’il a choisi face au capitaine ce matin-là n’a aucun poids puisque le FLN décidera pour lui qu’il a trahi si jamais ses hommes l’égorgent d’une oreille à l’autre. Et tout l’honneur dont Ali aura fait preuve de son vivant disparaîtra d’un mouvement de lame pour l’afficher comme un traître mort » (p. 110). Certes, Ali n’a pas combattu avec les soldats français, il n’a pas torturé avec les soldats français, et il lui arrive encore de penser que cela fait une différence dont tout le monde conviendra : « il croit qu’on dira de lui qu’il a peut-être fait une erreur de jugement politique mais qu’à l’échelle de la montagne, il a toujours été un bon fils, un bon frère, un bon père, un bon cousin, un bon chef, un bon mari, bref un bon Algérien » (p. 136). Mais la guerre (re)définit l’Algérie et la qualité d’Algérien autrement que la montagne – et Ali devra quitter sa montagne, et l’Algérie. L’irruption de la guerre, c’est-à-dire de l’Histoire, dans la montagne, fait de lui un dépossédé, bientôt un exilé, un déclassé – ce qu’emblématise, me semble-t-il, l’image d’Ali tête nue, sans le chapeau « qu’il a perdu dans la bousculade » (p. 158), dominant de toute sa taille la foule assemblée sur le pont du navire qui doit mener en France tous les indésirables de l’Algérie nouvelle – un Ali tête nue dont l’épouse, Yema, semble douter de ses paroles rassurantes : « Dans six mois, maximum, […], on sera de retour au village. / Inch’Allah » (Ibid.). Il n’y aura jamais de retour au village pour Ali et Yema. Et des années plus tard, il leur faudra signer, communiqués par le nouvel État algérien, des papiers les expropriant de leurs biens dans la montagne.

L’exil qui dépossède et déclasse conduit – contraint – l’exilé à redéfinir sa place dans le monde – ou, comme dans le cas d’Ali, à simplement accepter la place que lui a réservé, que lui assigne, le nouveau monde qu’il habite : celle d’un ouvrier immigré habitant une HLM du Pont-Féron, en Normandie. C’est le prix qu’il lui faut acquitter pour avoir cessé d’errer de camp en camp : « Un ordre s’est reconstruit, un ordre qu’il peut espérer pérenne et tant pis s’il s’est retrouvé au bas de l’échelle : la durée lui permet au moins d’entrevoir que ses enfants peuvent avoir un avenir. Pour ne pas troubler la nouvelle structure, il s’oublie lui-même. C’est une tentative douloureuse et complexe, parfois son orgueil et sa colère remontent. Mais la plupart du temps, il répète les gestes, accomplit les actions, parle de moins en moins. Il se tient dans la place minuscule qui lui est désormais impartie » (p. 230-231). Habiter la place assignée dans et par le nouveau monde c’est donc, pour Ali, consentir à une sorte de diminution de soi. Il faut en outre, pour Ali comme pour ses semblables, faire avec le regard sur soi des représentants du nouveau monde : « Revendication des familles : l’appartement ne correspond pas à nos besoins. Réponse des services sociaux, perceptible à travers les formules ampoulées : Vous n’aviez qu’à ne pas avoir tant d’enfants » (p. 248)3.

Ce regard des autres sur soi, bien davantage qu’Ali, c’est Hamid, son fils, qui doit faire avec. En quittant l’Algérie pour la France, Hamid n’a pas, comme son père, perdu sa place dans le monde : il n’en avait pas encore. Cette place, c’est en France qu’il lui faut la trouver. Et c’est alors que le regard d’autrui entre en jeu, ce regard qui traverse l’individu pour ne voir, à travers lui, que le groupe ou la généalogie censés le définir. Hamid en fait l’expérience dans un café parisien tenu par un Kabyle ancien « porteur de valises », qui lui reproche la trahison supposée de son père. La réponse d’Hamid entraîne une bagarre, et la bagarre se conclut par l’expulsion musclée d’Hamid et de son ami Gilles, lequel tire drôlement la leçon de l’aventure : « Bon, […], c’est quand même un peu fort. Traîner avec toi, ça veut dire qu’on se fait casser la gueule et par les Français et par les Algériens » (p. 299). Hamid pourrait bien faire une expérience analogue dans la famille de Clarisse, sa future épouse – elle dont l’oncle Christian est revenu de la guerre d’Algérie nanti d’« un chapelet de désignation pour les locaux qui semble n’avoir pas de fin : crouille, bicot, l’arbi, fatma, moukère, raton, melon, mohamed, tronc-de-figuier, fellouze… » (p. 313). Clarisse a conscience qu’« en arrivant d’Algérie, [Hamid] appartient déjà, sans rien y pouvoir, à l’histoire de Christian, à l’histoire de la famille de Clarisse et dans ce livre-là, il ne fait pas partie des bons personnages » (Ibid.).

De même que son père a été dépossédé par la guerre et l’exil de la place qu’il occupait dans la montagne, Hamid est en quelque sorte dépossédé par le regard des autres de ses efforts pour définir, lui-même, sa place : « en quittant le Pont-Féron [pour Paris], Hamid a voulu devenir une page blanche. Il a cru qu’il pourrait se réinventer mais il réalise parfois qu’il est réinventé par tous les autres au même moment » (p. 311). La narratrice ajoute que le silence d’Hamid sur sa propre histoire – silence qu’il conserve même avec Clarisse – n’y est sans doute pas étranger. Ce silence rappelle la difficulté d’Ali à répondre aux questions d’Hamid sur la sienne – et le silence du père n’est peut-être pas sans rapport avec les embarras du fils. Depuis leur arrivée au Pont-Féron, Hamid n’a cessé de s’éloigner du monde de son père – et de sa mère : il en vient ainsi à préférer « à la religion jugée désuète de ses parents […] la politique qu’il découvre grâce au frère ainé de François » (p. 262), l’un de ses camarades de lycée. Les leçons de Stéphane, le frère de François, convertissent Hamid aux idéaux de la révolution et du tiers-mondisme ; ces idéaux le conduisent à embrasser la cause de l’indépendance algérienne ; et ce parti-pris l’amène à questionner son père, dont il se demande comment il a pu « rater un aussi gros tournant de l’Histoire ? » (p. 269). Conscient de l’écart qui s’est creusé entre son fils et lui, incapable d’y voir clair dans sa propre histoire, Ali répond par un geste de rage et d’impuissance – et laisse Hamid orphelin de la clarification qu’il attendait, embarrassé d’un père dont « les choix […] constituent non pas un simple grain de sable mais une boule illogique et opaque, coincée dans ses grilles de lecture » (p. 271).

C’est à Naïma, l’une des filles d’Hamid, qu’il reviendra de débrouiller, ou plutôt de tenter de débrouiller, les embarras familiaux. Naïma est en quelque sorte un Hamid atténué. Du père à la fille se sont transmis le complexe de l’origine, la sensibilité au regard d’autrui, la volonté de se définir soi-même. Dans son travail comme en amour, « elle a poussé beaucoup de portes uniquement pour vérifier que celles-ci lui étaient ouvertes […]. Si elle a eu peur que les écoles, les galeries, les musées, les fondations la refusent, elle a pareillement peur que les hommes d’un milieu culturel supérieur au sien ne la voient pas comme une femme. Et de même que le principe des quotas la rebute car il dévaloriserait son travail, elle ne se considère pas comme acceptée quand elle pense qu’elle n’est pour ces hommes qu’un moment d’exotisme » (p. 363). Naïma sait qu’elle peut être vue comme l’Arabe, et veut être vue comme Naïma ; elle refuse d’être l’objet d’une nouvelle forme d’orientalisme, y compris lorsqu’il prend le masque de la bonne volonté sociale. Mais Paris, où elle demeure, travaille, aime, a mieux réussi à Naïma qu’à son père. Elle est même parvenue à s’y constituer « une nouvelle famille à qui elle a toujours été fidèle » – à l’image, selon sa mère, de son père et « de son besoin de se réinventer pour avoir l’impression d’exister pleinement » (p. 364).

Avec les attentats de janvier et novembre 2015, l’Histoire fait irruption dans la vie de Naïma, vient peser de tout son poids sur son existence, en ébranle les assises – comme elle l’a fait pour son père et son grand-père. Les attentats de novembre la font « [pleurer] sur elle-même, ou plutôt sur la place qu’elle croyait s’être construite durablement dans la société française et que les terroristes viennent de mettre à bas, dans un fracas que relaient tous les médias du pays et même au-delà » (p. 376). Plus que jamais, le regard et les paroles des autres lui assignent une appartenance, une communauté – « les musulmans de France » (p. 378) – dans laquelle elle ne se reconnaît pas nécessairement, mais pour laquelle elle s’inquiète, sur laquelle elle s’exprime, et dont elle prend le parti sans même y réfléchir. La rencontre du peintre Lalla redouble ses embarras. Combattant de l’indépendance algérienne que la trajectoire prise par l’Algérie indépendante a contraint à l’exil, Lalla conduit Naïma à s’interroger sur elle-même, sur les choix de son père, sur l’histoire de son grand-père. En l’accusant de s’être conformée au « stéréotype du « bon Arabe » (sérieux, travailleur et couronné de succès, athée, dépourvu de tout accent, européanisé, moderne, en un mot : rassurant, en d’autres mots : le moins arabe possible) » (p. 433), et de participer ainsi à la marginalisation de tous ceux qui ne s’y conforment pas, Lalla renvoie Naïma au silence de son père sur l’Algérie, à sa manière de « [confondre] l’intégration avec la politique de la terre brûlée » (p. 406), politique sans doute motivée par la crainte d’un autre stéréotype, désintégrateur : celui du « « mauvais Arabe » (paresseux, fourbe voire violent, parlant un français aiguisé de « i », religieux, archaïque et d’un exotisme confinant à la barbarie, en un mot : effrayant) » (p. 434). Si Naïma est ainsi reconduite à la difficulté d’être reconnue d’abord et avant tout comme Naïma, elle est également conduite à se pencher sur le passé familial. Cela prend d’abord la forme d’une véritable immersion dans l’histoire de la guerre d’Algérie, et plus particulièrement des harkis. Mais le voyage en Algérie qu’elle entreprend pour collecter les dessins de Lalla va mener Naïma de la curiosité historique – compulsive – à la rencontre avec le pays de son grand-père et de son père, ainsi qu’avec sa famille inconnue de « là-bas ». En Algérie, ce sont d’abord les contacts de Lalla dont Naïma fait la connaissance – comme ce sont eux qu’elle retrouve après être allée dans la montagne à la rencontre de sa famille. Cette Algérie-là, qui ressemble à la France de Naïma, pourrait être aussi la sienne : « au lieu de poser ses pas dans les pas de son père et de son grand-père, elle est peut-être en train de construire son propre lien avec l’Algérie, un lien qui ne serait ni de nécessité ni de racines mais d’amitiés et de contingences » (p. 461) – un lien échappant enfin à l’Histoire, une famille d’élection, comme Sol et Romain4 à Paris. Dans la montagne, à la chaleur des retrouvailles succède le retour du quotidien et de ses règles, de ses séparations : « au moment du dîner, les femmes servent les hommes dans la pièce commune et restent manger dans la cuisine, comme si la réunion mixte qu’avait déclenchée l’arrivée de Naïma n’était déjà plus qu’un lointain souvenir » (p. 486), et Naïma se demande : « Est-ce possible qu’il n’y ait que ça ? […] Que les retrouvailles familiales n’apportent rien de plus, finalement, que l’occasion d’une photo de famille et que chacun ensuite en retourne à sa vie imperturbée ? » (Ibid.). Au terme du roman, alors qu’elle est revenue de son voyage, Naïma ne sait toujours pas si elle renouera le lien distendu de sa famille avec l’Algérie, ou si elle laissera derrière elle ce que, pour reprendre les mots d’Ifren, qu’elle a connu au cours de son voyage, « personne ne [lui] a transmis » (p. 497) – le même Ifren qui dit simplement : « il y a des choses qui se perdent » (p. 496), et récite à Naïma le poème d’Elizabeth Bishop qui donne son titre au roman.

Ce qui fait, me semble-t-il, tout le prix d’un aussi beau roman que L’Art de perdre, c’est son acuité dans la description des interactions des individus entre eux, comme de ceux-ci avec leur environnement familial, social, culturel, politique ; c’est le sens de la complexité dont ses descriptions témoignent – et dont les développements qui précèdent ne rendent que très imparfaitement compte. C’est un regard attentif et intelligent que la narratrice de L’Art de perdre pose sur ses personnages – et le lecteur du roman a quelque chose à apprendre de ce regard.

 

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NOTES

  1. Lalla est « un pseudonyme qu’il a pris dans les années 60, juste après l’indépendance de l’Algérie, en hommage à Lalla Fatma N’Soumer, la « Jeanne d’Arc du Djurdjura » » (p. 382), qui résista à la colonisation française en Kabylie. []
  2. Le frère d’Ali.[]
  3. On trouvera une représentation graphique et comique de cette expérience locative dans la remarquable bande dessinée de Chadia Chaibi Loueslati intitulée Famille nombreuse (Vanves, Marabout, 2017). []
  4. Les plus proches amis de Naïma. []

Jean-Baptiste Mathieu est un ancien élève de l’Ecole normale supérieure (Ulm). Professeur agrégé de lettres modernes, il enseigne actuellement au Lycée Marcel Pagnol d’Athis-Mons. Il est rédacteur en chef de la rubrique « Critiques » au sein de la rédaction de la revue Raison publique.