Entretien avec Noémie Lopian : “La Longue Nuit” en héritage

Noémie Lopian est la fille du Dr Ernst Israel Bornstein et de Renée Bornstein, survivants de l’Holocauste. Elle a vécu en Allemagne jusqu’à l’âge de 13 ans, avant de s’installer à Manchester, en Angleterre. Elle a obtenu son diplôme de médecin généraliste et, depuis quelques années, elle se consacre à l’éducation et à la commémoration de l’Holocauste, perpétuant ainsi l’héritage de ses parents. Noémie Lopian a passé trois ans à traduire le livre de son père Ernst Die Lange Nacht, de l’allemand, à l’anglais, The Long Night (The Toby Press : 2016). Plus récemment, le 20 novembre 2023, l’histoire de sa mère Renée a été présentée sur BBC1 (épisode 2 disponible sur YouTube) dans “My Family, The Holocaust and Me” (Ma famille, l’Holocauste et moi).” Elle répond aux questions de Sylvie Servoise.

Écrit à la fin des années 1950, le récit de témoignage de votre père, Ernst Israël Bornstein, La Longue Nuit, n’est paru en Allemagne qu’en 1967. Comment expliquez-vous ce décalage ?

C’est un sujet dont j’ai parlé plusieurs fois avec ma mère, Renée Koenig, elle-même survivante de la Shoah. Je pense que le décalage entre le moment de rédaction et la parution du livre s’explique par plusieurs facteurs : tout d’abord, le contexte de l’Allemagne d’après-guerre était peu propice. Les Allemands n’étaient pas prêts à lire un ouvrage comme celui de mon père. On lui a sans doute conseillé – et je parle ici de son cercle d’amis proches, rescapés comme lui – de ne pas exposer son histoire. Ensuite, lui-même était occupé en ces années à construire une carrière : il a fait des études pour être dentiste, puis médecin, avant d’ouvrir un cabinet médical à Munich et n’a pas cherché à se faire publier. Enfin, sans doute avait-il bien conscience que les patients qu’il soignait dans son cabinet avaient connu cette période et que, pour un certain nombre d’entre eux, ils avaient été, sinon des nazis actifs, du moins des personnes qui n’avaient pas dénoncé l’antisémitisme et la Shoah. Il fallait un peu de temps pour que ce texte circule dans l’espace public. Son expérience auprès du YIVO (Institute for Jewish Research, implanté depuis 1940 à New York) a joué assurément un rôle important dans sa décision de publier son récit : dans les années 1950, il avait été en effet chargé de recueillir les expériences des jeunes gens qui avaient traversé des années de détention. L’accueil positif de ces témoignages a pu encourager mon père à démarcher un éditeur. C’est du reste la maison d’édition originelle, Europäische Verlagsanstalt, qui avait publié le livre en 1967, qui l’a réédité très volontiers en 2020.

Pensez-vous que votre père a d’abord écrit La Longue Nuit pour lui-même ?

Mon père est décédé à 56 ans, alors que je venais d’avoir 12 ans. Je n’ai donc jamais eu de conversation d’adulte avec lui sur ce livre. Quand il nous parlait de son passé, à ma sœur et à mon frère, plus jeunes que moi encore, c’était toujours pour évoquer des souvenirs agréables. « Le reste », disait-il, « est dans Die lange Nacht [La Longue nuit] ». Il voulait nous protéger et, en tant que mère, et grand-mère aujourd’hui, je ne peux que comprendre une telle attitude. Il ne voulait pas faire peser sur nous les horreurs qu’il avait vécues.

Dans la « Préface » de son livre, il explique qu’il s’est décidé à écrire pour quatre raisons. La première était d’ordre personnel : il fallait d’abord que sa famille, ses proches, sachent ce qu’il s’était passé ; il s’agissait ensuite, et c’était sans doute le plus important, de dévoiler au plus grand nombre ce qu’avait été la réalité des camps, de s’adresser à ceux qui l’ignoraient, la relativisaient ou, pire, la mettaient en doute ; c’était aussi, troisième raison, une manière de rendre hommage à la mémoire des siens qui avaient été assassinés, à commencer par ses parents, une de ses deux sœurs et son frère (mon père était l’un des six survivants d’une famille élargie qui comptait soixante-douze membres) ; enfin, il souhaitait accompagner ceux qui, dans les années d’après-guerre, « diagnostiqu[aient] ou se préoccup[aient] du bien-être mental des anciens détenus ». La notion de « stress post-traumatique », en effet, n’existait pas encore à l’époque.

Dans la « Préface » de son livre, votre père écrit : « bien que [l’ancien déporté] en ait quitté les murs, la terrible atmosphère du camp de concentration continue de l’envelopper – c’est comme si le camp vivait toujours en lui ». Savez-vous quelle place occupait l’expérience des camps dans sa vie d’après ?

Mon père ne parlait pas de son expérience à la maison, mais ma mère m’a rapporté qu’il rêvait encore, plusieurs années après, des camps. Le matin, il lui disait : « Cette nuit, je suis retourné au camp ». Très tôt il a eu conscience de l’importance des commémorations et, plus largement, de la nécessité de la transmission. Il a ainsi créé et présidé très tôt une association de déportés bavarois (KZ Verband der Verfolgten Bayern), qui est à l’origine d’une des premières plaques commémoratives à Dachau. Tous les ans, il faisait deux allocutions en mémoire des déportés, l’une à la mairie de Munich et l’autre à Dachau. Je sais que les camps ont laissé des traces très profondes en lui, qui affleuraient, quelques fois, dans des circonstances anodines de la vie familiale. Je me souviens d’avoir vu mon père pleurer (c’était peut-être la première ou deuxième fois de ma vie), alors que ma sœur et moi avions récité, à l’âge de 6 et 7 ans, des prières après le repas de Shabbat – nous les avions apprises à l’occasion d’un camp de vacances en France, mon père s’étant détourné de la religion au retour des camps. Peut-être que c’était tout un monde, désormais disparu, qui renaissait sous ses yeux, le monde de son enfance, lui qui avait grandi dans une famille très croyante. Sans doute cette expérience a-t-elle eu aussi des répercussions sur ses enfants : nous avons été élevés avec l’idée selon laquelle il fallait être meilleur, plus poli, plus gentil que les autres, qu’il ne fallait pas se faire remarquer, pour que l’on ne vous traite pas de « Sale Juif ». Pendant longtemps, j’ai caché ma judéité hors de la maison, j’en avais honte et j’avais un sentiment fort d’insécurité. Je n’ai commencé à l’assumer que lorsque je me suis intéressée, adulte, à la Shoah, notamment par le biais du livre de mon père.

Quel accueil a reçu le livre lors de sa première parution en Allemagne ?

Le livre a été très bien reçu en Allemagne lors de sa première publication en 1967 – et je dois avouer que cela a été pour moi une surprise de le découvrir. D’emblée, les critiques et journalistes ont relevé que le livre de mon père avait une fonction politique et éducative, psychologique et éthique importante et ont souligné l’impact singulier de son style qui tend le plus possible à l’objectivité. Il ne verse jamais dans le pathos, ou la colère, mais ne cache pas non plus ses sentiments. Dans l’édition originale allemande, le texte de mon père était précédé d’une préface rédigée par le Professeur Max Mikorey, neurologue dont il avait suivi les cours à l’Université de Munich et qui l’avait encouragé à mettre par écrit son expérience. Ce dernier mettait aussi en avant l’« observation étonnamment impartiale » qu’avait livrée mon père, de lui-même, mais aussi de ses compagnons d’infortune et de ses persécuteurs. C’est la manière dont le genre humain a basculé dans l’inhumanité qui est raconté dans La Longue Nuit, comment les uns et les autres ont peu à peu perdu leurs sentiments naturels, et c’est cette description dépassionnée d’une telle descente aux enfers qui a retenu l’attention à l’époque.

Le livre, non traduit, a également fait l’objet de recensions au-delà des frontières allemandes, notamment par le Times Literary Supplement, en avril 1968. Pour un auteur inconnu, et sur un sujet pareil, c’était quelque chose !  

Je ne sais pas toutefois comment mon père a vécu l’accueil que l’on a fait à son livre : c’était un homme très modeste. Sans doute était-il « content », du moins comme on peut l’être de voir une expérience aussi douloureuse entendue, et dans un sens validée, par d’autres. Cela a sans doute suscité des sentiments mitigés chez lui. Jusqu’alors, il ne parlait pas de son expérience : même avec son cercle d’amis juifs proches, rescapés comme lui, qui constituait en quelque sorte sa famille après la mort des siens, ce sujet n’était pas abordé directement. C’était présent, indubitablement, mais implicite : en famille, on ne parle pas forcément de ce que l’on sait déjà, n’est-ce pas ? Là, avec le succès remporté par son livre, c’était autre chose : des lecteurs, des journalistes avaient écouté ce qu’il avait à dire et l’avaient pris au sérieux.

Quelles sont les raisons qui vous ont poussée, vous, sa fille, à traduire le livre en anglais en 2015 et à favoriser sa traduction en français en 2022 ?

Je n’ai lu La Longue nuit qu’à l’âge adulte, alors que j’étais en congé maternité à la suite de la naissance de mon dernier enfant. Ma première réaction, je l’avoue maintenant, à ma grande honte, a été de me dire que j’aurais préféré ne rien savoir, revenir à l’état d’ignorance où j’étais avant d’ouvrir le livre. Pour le dire très simplement, j’étais choquée de voir, chapitre après chapitre, ce que l’Homme, au sens d’être humain, est capable de faire à l’Homme. Je n’imaginais pas que c’était possible. Et je pense que si l’on continue de revenir sur les textes qui racontent la Shoah, c’est précisément parce que, malheureusement, c’est toujours possible, parce que l’Homme ne change pas : le contexte change, mais lui, non, il est toujours capable du pire. Ma deuxième réaction a été de penser que, si je refermais le livre sans rien en faire, j’allais faire disparaître une seconde fois les personnes qui avaient déjà disparu. Comme si je leur refusais une seconde chance, celle de vivre dans le souvenir.

J’ai senti que j’avais l’obligation de transmettre le témoignage de mon père, j’ai eu le sentiment que c’était à moi qu’il parlait dans sa « Préface », que je trouve si puissante. S’il avait eu le courage de replonger dans ses souvenirs, et de les revivre – ma mère m’a dit que mon père faisait de nombreux cauchemars pendant qu’il écrivait son récit – il fallait que moi aussi je prenne ma part. Je dois préciser, et c’est important, que ma mère ne m’a jamais obligée à lire La Longue Nuit, que personne ne l’a jamais fait. On ne peut pas forcer ces choses-là. C’est venu de moi, descendante de survivant. Je me suis dit que si moi, enfant de la seconde génération, j’avais eu du mal à croire ce qu’avais lu, qu’en était-il de celles et ceux qui entretenaient une relation plus lointaine avec la Shoah ? Il faut que le monde sache de quoi est capable l’être humain – et évidemment je m’inclus moi-même -, dans le bon comme dans le mauvais. C’était un devoir pour moi de faire connaître à un public élargi le témoignage de mon père, et la traduction a pris trois ans. Cela n’a pas été une expérience facile – je me suis d’ailleurs faite aider par David Arnold – parce que d’une part je n’avais pas toujours le courage de me replonger dans cette expérience terrible (et le fait d’avoir une séance de travail avec quelqu’un d’autre m’a permis d’avoir une distance émotionnelle), et parce que, d’autre part, j’ai essayé le plus possible de conserver la langue de mon père, son allemand natal. Il fallait que je restitue sa voix au plus près, c’était un véritable défi. A ce moment-là, j’ai regretté de ne pas avoir eu la possibilité de parler avec lui de son texte, d’adulte à adulte : j’aurais eu beaucoup de questions à lui poser. Une des questions principales est celle de savoir comment il a pu ensuite pendant des années soigner des Allemands, nouer des amitiés avec des Allemands, des amitiés qui ont duré toute sa vie – c’est le cas de ma mère aussi. C’est d’ailleurs cet humanisme que j’admire chez mes parents, et que je m’efforce de cultiver à leur suite.

En même temps, ce travail sur la langue m’a rapprochée de mon père, j’ai eu le sentiment de penser avec lui, d’écrire avec lui et dans un certain sens, cela a été une expérience cathartique. C’est comme si j’avais fait à nouveau connaissance avec mon père, d’adulte à adulte.

L’idée d’une traduction du livre en français m’est venue assez vite ensuite : ma mère est française, mes frère et sœur portent comme moi des prénoms français, je suis née à Strasbourg ainsi que ma sœur… je me sens proche de la France et il me paraissait important que le public français ait connaissance du livre. Il n’a pas été facile pour moi de confier la traduction du livre en français à quelqu’un d’autre, mais je suis très satisfaite du travail qu’a fait Colin Reingewirtz à partir de la version anglaise.

La Longue Nuit est un récit universel, qui parle à tous et qui, j’espère, touche les jeunes générations qui peuvent se sentir éloignées de ces événements parce qu’ils sont anciens, ou qui peuvent même douter de leur véracité à l’ère des fake news. C’est pour cela que je suis si attachée à l’idée de faire découvrir ce texte dans les écoles, les lycées, les universités : pour donner chair et voix à ce qui semble à peine croyable et qui est menacé par l’oubli, l’indifférence ou la dénégation.

Qu’est-ce qui, à vos yeux, fait la particularité du récit de votre père, au sein de la littérature de témoignage des rescapés de la Shoah ? La singularité de l’expérience (le fait même qu’il ait traversé plusieurs camps, à 19 ans, sa débrouillardise…), son écriture, extrêmement descriptive et épurée, par exemple… ?

J’aime beaucoup la manière d’écrire de mon père : une langue simple, qui cherche à être au plus près de l’expérience vécue. C’est comme un reportage, le lecteur suit pas à pas le narrateur, vit les choses avec lui. Ce style limpide, objectif, qui s’abstient de tout jugement, n’est pas exempt, de temps à autres, de moments plus poétiques, qui me plaisent aussi beaucoup. Je pense par exemple au passage où mon père rapporte qu’il ne veut pas se joindre aux prières en célébration de Yom Kippour et qu’il finit par se laisser convaincre : la scène, d’une beauté triste, met en parallèle ce que ressentent les prisonniers et le temps qu’il fait à l’extérieur. C’est un épisode très fort. Tout comme celui où l’on voit les nazis exécuter des prisonniers devant une croix : ce sont des passages très visuels, qui frappent les lecteurs. Sur le fond, mon père était débrouillard, certes, mais il a surtout eu beaucoup de chance, si l’on peut parler de chance dans ce contexte. Il a eu la chance, par exemple, de rencontrer Meister Hermann, l’électricien sous l’ordre duquel il travaillait dans le camp de Markstatdt, qui a été si humain avec lui et qui a risqué sa vie pour lui, en le protégeant et en partageant avec lui sa nourriture autant que ses journaux ; chance aussi d’avoir été sauvé lors des sélections. Mais ce que dit aussi ce livre, c’est que derrière l’expérience d’un individu, qui a réchappé au pire, c’est tout un abyme de questions qui reste ouvert : pourquoi cette haine tenace, irrationnelle, jusqu’où peut-elle aller ? Quelles sont les origines de l’antisémitisme ? Mon père avait des bibliothèques entières remplies de livres sur la Seconde Guerre Mondiale, comme s’il cherchait à comprendre, encore et encore, ce qui était arrivé à son peuple. Je ne suis pas certaine qu’il ait trouvé une réponse.

Sylvie Servoise, ancienne élève de l’ENS-Lyon, agrégée de Lettres modernes et docteure en littérature générale et comparée, est Professeure de littérature française et comparée (XXe et XXIe siècles) à Le Mans-Université (directrice-adjointe du laboratoire de recherches 3L. AM pour le site du Mans). Elle est également cofondatrice des Editions Raison publique et rédactrice en chef de la revue Raison publique. Elle est par ailleurs coordinatrice de la rubrique "Recherche" du magazine Page éducation.
Ses recherches portent sur la notion d’engagement littéraire au XXe et XXIe siècles, sur les rapports entre littérature et politique, écriture de l’histoire, mémoire et fiction dans les littératures française, italienne et américaine. Ses derniers ouvrages : Le Roman face à l’histoire. La Littérature engagée en France et en Italie dans la seconde moitié du XXe siècle (Rennes, PUR, 2011) ; Politiques du temps : Le Guépard de Lampedusa dans l’histoire (Rennes, PUR, 2018); Démocratie et roman. Explorations littéraires de la crise de la représentation au XXIe siècle (Paris, Hermann, 2022); La Littérature engagée (Paris, Que Sais-je?, 2023). Elle a par ailleurs traduit de l'anglais (Etats-Unis) l'ouvrage de Philip Nord, Après la Déportation. Les batailles de la mémoire dans la France d'après-guerre (Lormont, Le Bord de l'eau, 2022).