Qu’est-ce que réparer ? De la justice réparatrice à la réparation du bien commun
Cet article a été initialement publié en introduction du dossier “Retour à la vie ordinaire” co-dirigé par Sandra Laugier et Marie Gaille.
Réparer consiste soit à remettre en état de marche, de fonctionnement ce qui a été endommagé, ce qui a fait l’objet d’une dégradation ; soit à compenser en un sens plus abstrait l’objet de la perte. En ce sens, la réparation relève avant tout de la mécanique, et de la justice en tant que celle-ci implique une mécanique des compensations lorsqu’un dommage est constaté, mais elle relève également – d’une certaine manière – de la médecine dans la mesure où cette-dernière traite la pathologie (comprise comme privation pour un corps de ses fonctions optimales de résistance à la morbidité). Mais c’est précisément la question de la justice, et notamment la justice réparatrice, qui va m’intéresser ici dans la mesure où elle pose paradoxalement la possibilité de la réparation comme étant étroitement corrélée à ce qui a trait à l’irréparable, et donc a priori à l’impossible retour à la vie ordinaire. De plus, la justice réparatrice serait dans ce cas l’alternative à la punition lorsque le caractère exceptionnel du crime invalide de fait les mécanismes habituels d’exemplarité de la sanction et leurs effets dissuasifs. Que ce soit pour les abus et maltraitances traumatiques, les mutilations handicapantes, les viols, les meurtres, ou les crimes contre l’humanité, tous ces crimes parce qu’ils produisent une perte insubstituable ou un traumatisme correspondant à des « vies volées », ne pourraient donner lieu à aucune forme de compensation, ce qui ouvrirait la voie à la justice réparatrice. Cependant, ce serait bien en raison de la singularité de l’objet perdu et de l’attachement que nous lui portons que sa substituabilité et son oubli seraient impensables. Et de fait, l’évaluation en termes d’impossible réparation a plutôt conduit à justifier la sévérité des peines plutôt qu’une alternative à celles-ci. Cette façon de voir la justice à partir de la perte passée renvoie à la vision rétributiviste et déontologique de la punition qui rétrospectivement juge du crime en fonction de la lésion provoquée, du prélèvement injuste opéré par le criminel, et qui statue sur le caractère d’irréversibilité d’un tel dommage en même temps que sur la nécessaire rétribution pénale. Et le glissement du constat d’irréversibilité à celui d’impossible réparation valide le fait qu’un tel acte d’injustice relèverait de l’extraordinaire, au sens à la fois descriptif et normatif d’un acte qui, en rompant la chaine causale des attentes sociales sur laquelle repose la coopération sociale, serait littéralement hors-cause. Or, ce hors-cause qui est le fondement même de l’imputabilité morale et de l’attribution de responsabilité – en raison du libre-arbitre reconnu à l’auteur du crime et de l’invalidité des conditions empiriques ayant mené à l’acte-, conduit paradoxalement non pas à l’excuse, ou à ses dérivés (comme la prise en compte des circonstances atténuantes qui plaident en faveur d’une atténuation des peines) mais au contraire à une surcharge pénale du seul fait que le crime a eu lieu. On comprend alors comment le déontologisme peut verser dans une forme de « punir pur », relevant tendanciellement de ce que Denis Salas a appelé le « populisme pénal »[1] qui met en tension le droit des victimes par opposition au droit des délinquants, au bénéfice des premiers, et ceci au nom d’un principe d’immunisation de la société ; logique de la surenchère pénale qui se fait au détriment d’un « punir pour », visant à la réhabilitation et à la possibilité d’un retour à la vie ordinaire pour à la fois la victime – ou les parties civiles – et le criminel. C’est précisément la logique affective de la justice pénale que je me propose d’étudier en essayant de voir en quoi celle-ci peut être corrigée par une autre logique affective permettant de penser une justice réparatrice qui soit une réelle alternative à la justice pénale : alors que la première repose sur le dégoût moral (M. Nussbaum)[2], la seconde reposerait au contraire sur une forme de « honte réintégratrice » (J. Braithwaite). Mon propos est donc d’analyser le caractère généalogique des affects au fondement de la punition, en confrontant de manière complémentaire les apports d’une théorie féministe de la vulnérabilité à ceux de la théorie républicaniste du conséquentialisme juridique et de la priorité donnée au renforcement du bien commun.
Le dégoût dans la logique pénale
S’attacher au contenu des émotions c’est aussi renouveler l’approche de la justice en termes de modernité / archaïsme, qui voudrait que seule la justice archaïque – vindicative – relève de la démesure des passions, de la vengeance alors que la justice moderne – éclairée – serait celle qui relève de la proportion, de l’impartialité en raison de la dépersonnalisation des rapports juridiques. Or de fait, la criminologie moderne au XIXème siècle – telle qu’elle est représentée par l’école italienne de la défense sociale – s’est développée à partir d’une théorie des émotions négatives, et sur l’idée qu’il fallait immuniser le corps social pour empêcher sa dissolution[3]. La naissance disciplinaire de la criminologie est donc à entendre dans le cadre de cet impératif selon lequel « il faut défendre la société » contre ses pathologies internes. Or toute la perspective féministe est de transformer cette théorie du soin chirurgical fondé sur l’horreur du crime et l’abjection du criminel en une théorie du soin qui détache l’abject du sujet, non pas en invoquant simplement un droit des vulnérables et des victimes, mais en montrant que la vulnérabilité ne relève pas d’un défaut d’immunité, d’un manque de puissance mais au contraire d’une prise de conscience pragmatique de la structuration d’interdépendance des individus, des communautés, et des Etats.
Immunité et corps social
L’idée que la peine au sein d’une société soit fondée sur les fantasmes même de cette société concernant sa propre immunité, et portant donc sur les fantasmes de dangerosité, de péril, n’a rien d’étonnant en soi puisque la justice pénale, organisée en droit positif a pour but essentiellement de prévoir un grand ensemble de crimes possibles dont il faut articuler les réponses appropriées avant que l’acte n’ait eu lieu. Dans son rôle constitutif d’abord, le fantasme prend l’aspect d’une logique de l’imagination destinée à produire des évaluations morales indexées sur la prévisibilité des infractions et transgressions du droit, elle-même rendue possible par un équilibre savamment pesé entre la possibilité d’une occurrence particulière et la généralité de la description du crime. En ce sens, le fantasme devrait jouer ensuite le rôle de régulateur des émotions au moment du jugement: logiquement en effet, ce serait en vertu de ce soubassement fantasmatique qui tend à prévoir de manière exhaustive un panel assez large de crimes possibles, qu’aucun crime – aussi horrible soit-il – ne devrait étonner. Ce fantasme aurait ainsi un rôle régulateur dans la mesure où il permettrait de prévoir les lésions qu’il est possible d’attendre – au sens d’observer – au sein d’un ensemble social qui se caractérise à la fois par la densité de sa population et par des structures de production inégalitaires issues du développement du capitalisme industriel au XIXème siècle. Mais on ne peut comprendre la portée pratique de ce fantasme négatif du péril toujours possible, que si l’on saisit corrélativement cet autre fantasme positif qui l’accompagne et dont on peut retracer la généalogie dans les conceptions libérales de la société civile : à savoir la tranquillité, la jouissance paisible de ses biens privés. Dès lors l’abjection vis-à-vis du criminel s’expliquera dans le développement de la criminologie au XIXème siècle à partir de cette offense non seulement à la paisibilité mais au rêve de la jouissance tranquille, ordinaire des biens. C’est notamment ce que souligne Michel Sénellart dans un premier temps lorsqu’il rend raison dans son article des fondements théoriques de la criminologie italienne, et notamment de Garofalo qui serait l’inventeur de la discipline :
Le nouveau plan d’analyse sur lequel se découpe la figure du criminel serait donc celui de la vie ordinaire du citoyen, une vie pacifiée et régulière, fondée sur « le sentiment de l’ordre, partagé par tous » et tournée vers la satisfaction des besoins de l’existence. C’est cette « vie ordinaire » que Charles Taylor (…) définit comme « l’ensemble des activités visant à assurer la vie, sa continuation et sa reproduction : les activités de production et de consommation, le mariage, l’amour, la famille » et dans laquelle il voit un renversement radical des valeurs par rapport à l’éthique traditionnelle, religieuse ou aristocratique, de la « vie bonne ». « Eu zên, écrit-il, est désormais subordonné à zên »[4].
En ce sens, c’est donc bien le retour à la vie ordinaire, au sens d’une citoyenneté entendue au sens libéral du terme, à savoir la tranquillité de la sphère privée, le bonheur domestique et l’affairement privé dans l’industrie et le commerce, qui est consacré comme étant le principal horizon régulateur de la pénalité. Or comme le rappelle également Sénellart, suivant par là les analyses de Michel Foucault dans Il faut défendre la société, c’est bien en raison de la perpétuation de rapports agonistiques au sein de la société que la criminologie – même chez un Garofalo – s’est constituée si bien que le criminel est perçu comme « un ennemi intérieur » qui lorsqu’il trouble l’ordre privé trouble également l’ordre public, et se constitue comme un élément antisocial. On pourrait dès lors considérer que le dégoût vis-à-vis de ce qu’il convient d’appeler métaphoriquement, en empruntant au registre médical, des « forces morbides » vient de ce que la persistance de ces dernières contrarie une nouvelle forme de gouvernementalité libérale et de biopouvoir qui ne repose plus sur le « faire-mourir, laisser vivre » mais au contraire sur le « faire-vivre, laisser mourir ». Tel serait d’ailleurs la définition du bio pouvoir : « Le bio-pouvoir, n’est-ce pas précisément la prise en charge, au niveau d’une population, des processus collectifs de la « vie ordinaire » ? »[5]. Le criminel serait abject en ce qu’il résisterait à cette tendance du pouvoir à prendre en charge la vie. Foucault, cependant, n’a pas insisté sur la logique affective à l’œuvre dans les rapports de pouvoir configurant les processus pénaux.
L’abject et le sujet
En quoi consiste cette abjection qui structure l’essentiel des jugements pénaux les plus sévères ? Avec l’abjection on touche au pouvoir de l’horreur, on atteint les fondements symboliques et mystiques de la socialité. Si la répulsion par rapport au criminel est celle provoquée par l’audace à vouloir se distinguer et à rompre l’ordre de la coopération sociale, en quoi peut-elle se transformer en véritable pouvoir de l’horreur ? Après tout, le spectacle de la déliaison sociale ne devrait susciter l’effroi que lorsqu’il correspond à une possible atteinte directe de ma propre intégrité physique et psychologique. Pour saisir ainsi ce qui horrifie non pas seulement dans le crime mais dans le criminel – indépendamment de l’expérience directe du crime lui-même -, il faut dégager la structure archaïque de nos émotions face aux processus morbides que sont la décomposition et la putréfaction et qui attestent par leur exhibition de ce à quoi notre corps résiste quotidiennement pour maintenir notre condition d’être vivant et d’être visible socialement. Le dégoût s’exprime avant tout non pas comme une crainte de la mort violente comme dans l’état de nature hobbesien mais au contraire comme une peur de la mort lente qui prendrait la forme de la décomposition sans qu’aucune signification sociale puisse lui être assignée. C’est ce que souligne sur un plan psychanalytique Julia Kristeva :
Une plaie de sang et de pus, ou l’odeur doucereuse et acre d’une sueur, d’une putréfaction, ne signifient pas la mort. Devant la mort signifiée – par exemple un encéphalogramme plat – je comprendrais, je réagirais ou j’accepterais. Non, tel un théâtre vrai, sans fard et sans masque, le déchet comme le cadavre m’indiquent ce que j’écarte en permanence pour vivre. Ces humeurs, cette souillure, cette merde sont ce que la vie supporte à peine et avec peine de la mort. J’y suis aux limites de ma condition de vivant[6].
Le dégout relève d’une émotion liée à l’observation, la prise en charge de l’homme en tant que corps animal, fait de boyaux, de déchets, de sang, de pus, etc. On pourrait croire dès lors que l’abject a à voir avec ce qui relève exclusivement de la saleté, de l’ordure ; or il a également trait à la symbolique de l’animalité humaine et à ce qui fait désordre dans la revendication d’un statut de régression primitive. La constitution sociale de la répulsion face au crime fait sens par conséquent et trouve sa justification première dans le fait que ce n’est pas le crime en tant que tel qui est condamné mais ce qu’il déplace et ce qu’il empêche :
Ce n’est donc pas l’absence de propreté ou de santé qui rend abject, mais ce qui perturbe une identité, un système, un ordre. Ce qui ne respecte pas les limites, les places, les règles. L’entre-deux, l’ambigu, le mixte. Le traitre, le menteur, le criminel à bonne conscience, le violeur sans vergogne, le tueur qui prétend sauver…Tout crime, parce qu’il signale la fragilité de la loi, est abject, mais le crime prémédité, le meurtre sournois, la vengeance hypocrite le sont plus encore parce qu’ils redoublent cette exhibition de la fragilité légale. Celui qui refuse la morale n’est pas abject – il peut y avoir de la grandeur dans l’amorale et même dans un crime qui affiche son irrespect de la loi, révolté, libérateur et suicidaire. L’abjection, elle, est immorale, ténébreuse, louvoyante et louche : une terreur qui se dissimule, une haine qui sourit, une passion pour un corps lorsqu’elle le troque au lieu de l’embraser, un endetté qui vous vend, un ami qui vous poignarde…[7]
Horreur devant l’infanticide, le viol incestueux, et de plus en plus devant « le crime passionnel » : c’est le mélange des genres – littéralement donc l’impureté – qui est abject, mais c’est surtout tout ce qui touche à ce qui est censé me sauver de l’abject, à savoir par exemple, l’enfance, l’éducation des parents, l’amour des parents, l’amour de l’amant, etc. Et c’est en cela que le dégoût, à savoir le sentiment spontané de répulsion envers ce qui apparaît comme abject, est considéré par certains théoriciens du droit comme étant légitime et pouvant faire l’objet d’un usage raisonnable en droit[8]. Selon Lord Devlin, le dégoût est une bonne raison pour rendre un acte illégal, même s’il ne cause aucun tort à d’autres. Ce procédé de justification légale laisse sous-entendre les dérives d’une telle rationalisation a posteriori du dégoût. Car dans ce cas, le dégoût peut être invoqué même dans des cas controversés au niveau pénal, à savoir tous ces cas qui impliquent par ailleurs la possibilité du consentement à un acte que d’autres considèrent comme horribles. Le dégoût joue un effet structurant des débats dans des cas emblématiques au niveau légal – au-delà même du pénal – lorsqu’il s’agit de discuter de la pornographie, de la prostitution, de la légalisation de l’homosexualité, mais aussi peut être désormais de la législation sur le mariage homosexuel. Si sont considérés également comme des crimes ce qui ne fait de mal à personne, alors on peut voir en quoi le dégoût n’est pas qu’une simple explosion d’émotions liée à l’empathie pour des victimes mais est également une disposition intellectuelle, cognitive, au-delà de la sensibilité empathique, et qui peut s’inscrire par conséquent dans des schémas argumentatifs. Cette capacité intellectuelle est étroitement liée à l’imagination et donc à la possibilité de considérer qu’il y a un mal, une privation indépendamment de l’objet. Or à quoi correspond un mal sans objet ? De fait selon Nussbaum les émotions en général se distinguent des appétits et des humeurs sans objet : notamment il est impossible de susciter la faim chez celui qui ne la ressent pas physiquement, contrairement à la colère ou la peur qui relèvent de l’art oratoire et peuvent donc être suscités par le seul pouvoir d’évocation des mots et de l’imagination. Ils englobent donc une forme de pensée vis à vis de leur objet. « Les émotions impliquent une détermination intentionnelle sur un objet et des croyances de type évaluatives à propos de cet objet »[9]. Ainsi, les émotions parce qu’elles ne sont pas seulement motivationnelles mais également réflexives et évaluatives, peuvent structurer un ordre rationnel. On voit d’emblée la force d’une telle compréhension des émotions, notamment concernant les émotions négatives : elle permet de dire que des émotions comme la haine raciale ne relèvent pas de l’irrationalité, du préjugé ou encore de la simple colère, mais qu’elles sont tout à fait compatibles avec un discours rationnel prenant soin d’avancer des arguments. Or si pour Nussbaum le dégoût doit pouvoir être banni des processus légaux, c’est en raison avant tout de son caractère de classification de l’humanité : le dégoût face aux déchets, aux cadavres, à la putréfaction, la contamination, l’échange de flux corporels, n’est pas ce qui permet de tracer pour un même homme une ligne de démarcation entre sa propre animalité et son effort de correction, de contrôle civilisationnel lorsque ce corps est exposé publiquement, mais au contraire il permet à certains hommes de se démarquer d’autre hommes dont ils jugent qu’ils désignent un degré plus proche de l’animalité que de l’humanité si bien que le dégoût a été utilisé historiquement pour exclure, marginaliser des groupes qui incarnent la peur du groupe dominant et l’aversion envers sa propre animalité et mortalité : « Le dégoût (…) est très différent de la colère en ce que son contenu cognitif est typiquement déraisonnable, renvoyant à des idées mythiques de contamination, et à des aspirations idéales de pureté, d’immortalité, et de refus de l’animalité, qui ne correspondent tout simplement pas à la vie humaine comme nous la connaissons »[10].
Sans se perdre dans aucun détour psychanalytique, Nussbaum rapproche toutefois le dégoût de ce qu’elle appelle « honte primitive », une honte étroitement liée à une exigence infantile d’omnipotence et au refus de se reconnaître comme un être de besoins dépendant des autres : la honte ressentie dans ce cas est fondée selon Nussbaum sur un fantasme d’indépendance et d’invulnérabilité. Et c’est en raison de ce principe antisocial de la honte que celle-ci « est susceptible de ne pas être fiable dans la vie publique, malgré son potentiel pour le bien. J’insisterai sur le fait qu’une société libérale a des raisons spécifiques pour inhiber la honte et protéger ses citoyens de la honte »[11]. Ce rapprochement génétique du dégoût avec la « honte primitive » et donc avec une forme de fondement psychologique archaïque de nos évaluations morales, permet de saisir comment on peut inconsciemment être mu par un sentiment sans que celui-ci soit un contenu explicite des motifs de nos jugements moraux. Parfois, en effet, une émotion peut être dissociée de l’expression d’un sentiment. Autrement dit, certaines émotions motivent nos conduites sans même que nous soyons conscients de ressentir de telles émotions. Il semble alors compliqué de désapprendre ce qui ne relève même pas d’un état intentionnel conscient. Et de fait, l’identification des émotion négatives à l’œuvre dans l’élaboration des jugements moraux qui prennent les atours de la neutralité est, sur un plan théorique, problématique : comment faire de l’identification du dégoût un contre-argument si celui-ci n’est plus convoqué explicitement dans les évaluations morales qui président aux jugements légaux ? C’est pourquoi Nussbaum rappelle distinctement dans quelle mesure les émotions sont intelligentes, de manière générale, même si leur expression ne revêt pas les contours de l’argument rationnel.
Toutefois, si nos efforts critiques doivent être dirigés vers une identification du dégoût comme appartenant tout de même à l’ordre de la réflexion – même non explicite-, il est également nécessaire de montrer en quoi cette réflexivité est socialement médiatisée et constituée. Ce qui semble être nié à travers l’expression du dégoût opérant au niveau de la production légale et judiciaire, c’est la relationnalité même de toute vie humaine, et l’impossible immunisation. Ce que reconnaît bien Nussbaum lorsqu’elle parle de ce déni de vulnérabilité. En revanche, ce qu’elle fait moins, c’est mettre en avant les processus proprement liés à la biopolitique et qui attachent à des mécanismes de régulation en vue d’une coopération sociale bien ordonnée, des moyens de coercition qui se constituent intrinsèquement comme contenus de connaissance, savoir scientifique, ce qui complique d’autant plus leur critique. Ainsi Judith Butler insiste quant à elle beaucoup plus sur cet outil foucaldien permettant d’orienter le diagnostic critique dans le sens de ce qui constitue l’acceptabilité d’un système (aussi bien de croyance que de dispositifs de coercition)[12]. Dès lors la critique du dégoût prend un aspect beaucoup plus ancré dans la vie ordinaire que ne le fait Nussbaum – qui, malgré la correction apportée par l’établissement d’une liste élargie de droits-capabilités, demeure en cela explicitement attachée à la perspective de J. S. Mill concernant la définition du mal infligé comme privation de la jouissance de droits garantissant l’exercice de la liberté dans la limite de la non-interférence avec autrui[13] -. Pour Butler en effet, le dégoût viendrait plutôt du droit en lui-même en tant qu’il est troublé par l’exposition de l’intime. Contrairement au libéralisme précisément, la revendication des minorités, notamment homosexuelles, relève de ce qui « excède la discrétion de la sphère privée »[14] : il y aurait donc un dégoût relevant proprement de la théorisation libérale de la distinction entre sphère privée et sphère publique. L’enjeu est ainsi celui de l’apparition, de l’exposition publique des formes de normativités de vies ordinaires qui se revendiquent comme étant des formes de vies décentes :
La lutte engagée pour reformuler les normes par lesquelles le corps est vécu est ainsi d’une importance extrême, non seulement pour la politique du handicap, mais pour les mouvements intersexe et transgenre dans la mesure où ils contestent les idéaux physiques et corporels imposés[15].
Il s’agit donc d’abord de gagner un statut d’intelligibilité qui permette d’être pris en compte par les lois de la culture ou du langage. Doit-on pour autant se débarrasser complètement des émotions comme le dégoût ? Somme toute, il semblerait que l’argument des partisans selon lequel le dégoût comme complément – voire substitut à l’argumentation rationnelle dans les jugements pénaux – serait l’expression spontanée de notre propre révulsion face à la cruauté, ne semble pas complètement dénué de valeur. En ce cas le dégoût s’apparenterait même à la pitié au sens rousseauiste du terme, à savoir la répugnance à voir son semblable souffrir, et dont il marquerait le processus même de l’empathie.
Or l’identification empathique est fondamentale pour penser inversement une justice réparatrice qui rompt avec la logique affective d’un punir pur. On doit donc se demander comment se représenter les conditions d’une vie vivable afin de limiter les risques de « mort sociale » ou de mort tout court découlant de l’infamie pénale. On pourrait ainsi voir comment le diagnostic théorique issue de la théorie butlérienne de la normativité des vies dites indécentes peut renforcer théoriquement la perspective de la justice réparatrice telle qu’elle énoncée par le néo-républicanisme de Braithwaite en donnant à cette dernière une assise plus critique.
La honte comme principe de réparation
Il est possible d’inverser la logique affective à l’œuvre dans les processus pénaux en recourant au pouvoir réintégrateur de la honte, dans la mesure où celle-ci est étroitement liée à la manière dont fonctionne l’intériorisation des normes sociales. C’est en cela qu’elle pourrait authentiquement témoigner d’un souci de réhabilitation du criminel en mettant en avant la possibilité d’une commensurabilité des expériences (celle de la victime et celle du criminel), y compris dans les cas les plus contre-intuitifs comme celui où l’irréparable a été commis.
Honte et structuration du monde social : une perspective interactionniste
La honte exprime un sens de la pudeur, de la décence, et est donc étroitement liée à l’articulation du privé (de l’intime) et du public, en tant que celui-ci indique certains usages de conduite sociale. Le fonctionnement de la honte n’a pas nécessairement à voir avec le cercle familial privé de l’inculcation des tabous ou des interdits sociaux, il repose également sur la manière dont on est inséré au sein d’une communauté à laquelle on accorde de l’importance, et dont on espère recevoir une forme de reconnaissance. Il s’agit de déterminer, dans une perspective proche de celle de la justice aristotélicienne, ce qui dans la reconnaissance au sein de la communauté permet non seulement de vivre, mais également de bien vivre[16]. Lorsqu’un dommage a été commis, il suffirait dans le cadre d’une société dont le degré de cohésion est élevé, de faire ressentir au coupable la désapprobation de telle manière qu’il ait honte de son acte. Mais comment ce pouvoir de correction de la honte peut-il fonctionner sans qu’il soit besoin de recourir à la punition ? Comme l’indique Aristote, ce pouvoir de correction repose sur une puissance de l’imagination et de sa propre représentation au sein de la société à laquelle on se sent appartenir :
Puisque la honte est une certaine imagination qu’on a, qui fait appréhender le scandale et la perte de la réputation, et cela seulement à cause d’un tel scandale, et non point pour ce qui en peut arriver ; d’ailleurs, puisque jamais personne ne se met en peine simplement de l’opinion qu’on peut avoir de lui ; mais toujours à cause de ceux qui viendraient à l’avoir ; il faudra nécessairement qu’on ait toujours de la honte en présence des personnes de qui ont fait état. Ces personnes-là sont, ceux chez qui on est en estime ; ou que l’on estime soi-même ; ou de qui on veut être estimé, ou avec qui on est en contestation pour le rang et qu’on regarde avec émulation ; En un mot, tous ceux de qui on ne méprise pas le jugement[17].
Ainsi, la rumeur n’affecte que pour autant qu’il y a commensurabilité des échelles de valeur entre celui qui a commis le forfait et ceux qui le jugent. Or cette affection n’est possible, nous dit Aristote, que dans la mesure où l’on reconnaît la personne qui distribue blâme et récompense comme étant elle-même une autorité estimable. La honte relève ainsi d’un rapport interpersonnel, ce qu’Aristote nomme ici par exemple émulation. Autrement dit, l’exemplarité semble jouer un rôle fondamental dans le déclenchement des mécanismes de l’imagination à l’origine de la honte. On retrouve ces mêmes préoccupations d’élucidation du fonctionnement de la honte et de la logique affective des procédés interpersonnels de compréhension chez John Braithwaite dont la philosophie fournit l’un des apports théoriques les plus cohérents sur le fonctionnement de la justice réparatrice. Mais cette pensée de la honte et de l’empathie procède dans un cadre qui n’est plus holistique comme chez Aristote. Elle se constitue différemment dans un cadre républicaniste qui prône la liberté au sein de la communauté mais également la non-domination, et qui refuse par là-même la conception libérale de la liberté négative comme non-interférence[18]. Dès lors, comment penser une honte réparatrice dans une société moderne caractérisée précisément, comme le disait Durkheim, par le risque tendanciel de la déliaison, de l’anomie et de l’opacité des valeurs communes de référence, lesquelles prennent plus la forme d’une institutionnalisation abstraite que de l’adhésion à la collectivité par un sentiment intérieur profond ? Le défi est d’autant plus grand que le risque aporétique peut en criminologie être taxé d’imprudence pratique et de laxisme.
Il faut commencer par définir la justice réparatrice par son fonctionnement, comme le fait Tony Marshall : « La justice réparatrice est le processus à travers lequel toutes les parties ayant un rapport avec le crime se réunissent en vue de résoudre collectivement les problèmes liés aux conséquences de la violence »[19]. C’est ce que pose John Braithwaite dans ses différents ouvrages sur la honte réintégratrice qui prend selon lui la forme d’une confrontation en face à face : soit entre le criminel et « un autrui généralisé » à la Mead qui correspondrait à un modèle de socialisation réussie[20] qui permet au délinquant et criminel de retrouver sa place au sein des activités coopératives, soit entre le criminel et la victime ou les parties civiles en face desquelles le condamné doit dialectiquement rendre raison de lui-même. En ce sens, la honte opérerait à deux niveaux :
Premièrement, il dissuade la conduite criminelle car l’approbation sociale des autres significatifs est quelque chose que nous ne désirons pas perdre. Deuxièmement, et surtout, à la fois la procédure de la honte et du repentir façonne les consciences qui de manière interne dissuadent le comportement criminel même en l’absence d’une honte extérieure associée à l’infraction. La procédure de la honte fait naitre deux genre différents de punitions – la désapprobation sociale et les remous de la conscience[21].
L’interaction qui est l’une des clés de la théorie de la justice réparatrice permettrait ainsi la production d’un savoir partagé sur ce qui s’est passé – c’est-à-dire à la fois sur la matérialité de la réalisation de l’acte injuste (l’infliction du mal) et sur l’ensemble des motivations qui ont présidé à la réalisation -, mais également la production de nouveaux affects. Et elle favoriserait ensuite la prévention de la criminalité[22]. En ce sens, l’interaction permettrait de produire véritablement un savoir commun qui relève d’une production civile, non-experte, même si elle est médiatisée institutionnellement par des commissions. Cela permettrait ainsi de déjouer d’une certaine manière le diagnostic foucaldien de savoir-pouvoir attestant du caractère hégémonique de positions d’énonciations de savoir exogènes à ceux qui sont qui sont concernés par ce même savoir. Il semblerait ainsi que cette production de savoir commun propre à la justice réparatrice ait pris exemplairement la forme des commissions de vérités et réconciliation dans le cadre de ce que l’on a appelé la justice transitionnelle[23], qui consiste à proposer une alternative à la pénalité dans le cadre de sociétés déchirées par des conflits internes que ce soit suite à un régime ségrégationniste comme en Afrique du Sud, un régime dictatorial comme en Argentine ou encore à une guerre civile comme au Rwanda.
Or précisément, contrairement au contexte d’exercice de la justice transitionnelle qui relève du caractère exceptionnel et extraordinaire du crime commis en raison notamment de l’atrocité des crimes et de leur caractère massif, la justice réparatrice doit pouvoir également – et surtout – être pensée dans un contexte ordinaire et prendre en charge ce qu’il y a d’ordinaire dans l’infamie, et qui dès lors en raison même de cet ordinaire peut être réparé. Le jugement d’abomination qui vient nourrir les délibérations pénales sont souvent l’effet de notre conception fantasmée de la jouissance tranquille d’une vie paisible, comme nous l’avons indiqué précédemment, mais également l’effet de nos qualifications sociales de ce qu’est une vie décente et une vie infâme. Or cette dernière qualification ne vaut que pour autant qu’elle a trait à l’ordinaire, au manque d’exemplarité précisément. Comme le disait Foucault, les vies infâmes n’ont pour elles « aucune des grandeurs qui sont établies et reconnues – celle de la naissance, de la fortune, de la sainteté, de l’héroïsme ou du génie ; [elles] appartiennent à ces milliards d’existence qui sont destinées à passer sans trace ; il y a dans leurs malheur, dans leur passions, dans ces amours et dans ces haines quelque chose de gris et d’ordinaire au regard de ce qu’on estime d’habitude digne d’être raconté »[24]. Mais précisément si la justice réparatrice doit s’adresser en priorité à ces vies infâmes, comment s’y prendre pour faire fonctionner le mécanisme de la honte chez ceux dont l’exemplarité fait défaut ? Que faire avec ceux qui littéralement n’ont aucune vergogne, c’est-à-dire non seulement aucune pudeur, mais surtout ne ressentent aucune honte, soit ceux pour qui l’opprobre public n’a aucun effet ?
L’oubli et le pardon
Y a-t-il comme le prétend Kant quelque chose comme « la méchanceté d’un naturel insensible à la honte »[25] et qui serait le propre de la violence ordinaire, de rue ? De fait, Braithwaite assume la difficulté en essayant de voir comment se saisir des cas qui font l’objet d’un étiquetage stigmatisant. En réalité, il faut bien considérer celui dont la vie est « d’avoir des procès »[26] comme fonctionnant également selon l’identification à un autrui généralisé. En s’appuyant sur les études de Howard Becker[27], Braithwaite montre ainsi que les conduites déviantes au sein d’un gang fonctionnent aussi selon un principe de performance et de rivalité dans le crime ; la norme de reconnaissance se situant justement dans l’infraction à la loi et la perpétuation du crime. La difficulté de l’application de la justice réparatrice à ces cas de délinquance organisée semble évidente : un membre de gang lié au trafic de drogue par exemple tirera plus de profit symbolique à être condamné qu’à coopérer avec des associations de quartiers dans lesquels la drogue fait des ravages. Ignorer cette difficulté relèverait même à la fois de la candeur théorique et de l’aporie en termes d’efficacité de la justice comme alternative à la peine. On pourrait se demander si dans ce cas la stigmatisation ne vaut pas mieux que le principe de la haine réintégratrice : ne vaudrait-il pas mieux ici prendre en compte le système symbolique de référence du criminel pour essayer de toucher son sens de l’honneur ? Ce serait alors se diriger vers des rituels d’humiliation qui prennent appui sur ce que le délinquant et les référents de son groupe considèrent comme dégradant. Cette voie est vite écartée par Braithwaite pour qui elle correspondrait à un aveu de défaite de la justice réparatrice : celle-ci a précisément pour objet de montrer que la dissuasion ne repose pas dans la sévérité de la sanction ou dans la loi du talion, mais dans son « intégration sociale » (social embeddedness)[28]. C’est dire que le criminel, même récalcitrant, jouissant du mal commis et retirant une fierté de ce mal, doit encore être saisi dans le cadre d’une commensurabilité des valeurs et être inscrit dans le cadre d’un dialogue qui continue à énoncer explicitement que la reconnaissance sociale et la dignité du délinquant nous importe encore. Or le propre de l’humiliation contrairement à la honte est de ruiner le sens de la dignité des délinquants. C’est donc à l’inverse qu’il faut s’y prendre pour susciter la honte chez les caractères récalcitrants : il convient plutôt de les considérer comme s’ils n’avaient rien fait d’autre que cet acte. Il s’agit donc de pousser à son maximum le principe légal de tout Etat de droit, à savoir celui de l’individualisation des peines. Bien que Braithwaite ne s’aventure pas à consolider les arguments en faveur d’une tel principe, on peut émettre une triple interprétation de ce principe dans le cadre d’une théorie de la justice réparatrice qui fonctionnerait selon une logique d’oubli « stratégique » : (1) d’abord, il s’agirait dans le cas du traitement de la récidive de ne pas prendre en compte, paradoxalement, l’ensemble des actes antécédents au crime lui-même ; idée qui dispose d’ailleurs d’un fondement en droit puisqu’il est impossible d’être jugé deux fois pour un même crime. Un effort d’imagination serait de fait nécessaire pour faire comme si cet acte était l’unique exemplaire de la série ; (2) ou bien, a fortiori, si les actes antécédents éclairent le crime actuel, alors ils ne doivent pouvoir être convoqués qu’à titre de circonstances atténuantes puisque cela confirmerait que le penchant au crime s’apparente à des inclinations relevant de la nécessité pulsionnelle ; (3) Enfin, il s’agirait de dissocier la qualification de l’acte de celle du criminel : un acte pouvant être monstrueux sans qu’il soit socialement utile – d’un point de vue conséquentialiste – de qualifier le criminel de monstrueux.
Pourquoi le pardon ou plutôt l’oubli « stratégique » peut-il effectivement avoir des effets de reconnaissance, au sens presque de gratitude, chez le délinquant récalcitrant ? Après tout, la coutume aidant, il semblerait difficile de corriger ce qui s’est durci avec les ans et au gré des punitions. Ne risque-t-on pas de faire reposer toute une théorie de la réparation sociale sur un pari ? sur le jeu incertain des probabilités sociales de retour à la vie ordinaire ? Or, que reste-t-il d’ordinaire dans une vie habituée au crime, et dont le crime constitue précisément l’ordinaire ? Il semble difficile d’isoler les actes, d’oublier ce qui semble irréparable, et de pardonner à ceux qui ont fait la preuve de leur persistance dans le crime. Comment saisir cette double difficulté dans le cadre d’une théorie de la réparation ?
On sait que l’empathie fonctionne selon un principe de réciprocité[29] : faire soi-même l’objet d’une empathie alors même que l’on s’attend à être l’objet d’une opprobre – que l’on a appris de toute façon à défier soit par le mépris, le rire ou la revendication d’une identité infâme socialement-, touche au plus profond des êtres puisque cela correspond à une forme de reconnaissance de la décence, de la dignité, puis à une réintégration du rang d’animal à celui d’humain. Toutefois, on pourrait rétorquer que ce qui court-circuite justement les mécanismes d’empathie chez certains sujets consiste en l’absence d’imagination, l’impossibilité de ressentir et de connaître ce dont ils n’ont pas une expérience directe. Or, précisément, à cela on pourrait répondre inversement que la justice réparatrice fonctionne avant tout de manière interactionnelle, c’est-à-dire dans un face à face, donc dans un partage d’expériences en présence où chacun dispose d’un droit au récit. Il semblerait que, appliqué notamment dans les cas de violence familiales et de négligence parentale, ce modèle des « cercles de soin » (healing circles), permette de ressouder les liens d’une communauté. Braithwaite donne l’exemple d’un projet, Hollow Water, mis en place au Canada pour les amérindiens (Canadian First Nations Community) et qui procède de manière inclusive en insistant sur les liens de la communauté pour « restaurer » l’individu. Il cite à ce propos l’un des professionnels qui a suivi ces procédures :
Si vous avez affaire à des personnes dont les relations furent construites sur des rapports de pouvoir et des sévices, on doit leur montrer en acte, donc leur faire connaitre par l’expérience des relations fondées sur le respect…si bien que…le processus de soin doit impliquer un groupe de personnes entretenant des relations saines, par opposition aux psychologues qui sont seuls. Un psychologue seul, par définition, ne peut que parler à propos des rapports sains[30].
Plus généralement, il faut donc comprendre la justice réparatrice à la lumière des théories politiques de la vulnérabilité comme celle proposée par Joan Tronto qui pense le soin dans le cadre de la valorisation de la communauté politique. Ainsi, on pourrait faire un rapprochement éclairant entre le fait de prendre soin du rapport qui nous lie aux autres avec le fonctionnement de la justice réparatrice qui vise également à soigner avant tout la communauté. Mais le soin est indissociable de la possibilité d’oublier « stratégiquement » et/ou de pardonner dans une certaine mesure ce qui a été commis.
Concernant ce rapport entre l’oubli et le pardon, il faut noter cependant qu’il existe une surdétermination religieuse du pardon dont la prononciation se fait lors de ce qui peut ressembler à un cérémonial en vue de convertir celui à qui il s’adresse, même si cette conversion est purement morale. Mais pour Braithwaite, il prend plutôt l’aspect d’un rite profane de réintégration au sein d’une communauté après avoir fait l’objet d’une négociation, c’est-à-dire d’un lent processus de réconciliation entre la victime et le délinquant[31]. La prescription peut donc être l’objet d’un échange, d’une promesse, ce en quoi Braithwaite s’éloigne des thèses par exemple de Derrida[32]. Pour ce-dernier en effet, il ne devrait pas y avoir conditionnalité du pardon. Il ne devrait donc obéir à aucune logique transactionnelle, du fait même qu’il est pardon[33]. Derrida considère même d’une certaine manière que c’est l’imprévisibilité du pardon, son caractère inattendu et inespéré – et non le devoir, l’obligation religieuse du pardon – qui ferait sa grandeur. Mais la justice a-t-elle affaire au pardon ? Ne doit-elle pas plutôt penser les conditions objectives institutionnelles de la réhabilitation (plutôt que de parler en termes de « conversion ») ? La théorie républicaniste est une théorie conséquentialiste, c’est-à-dire qu’elle implique la possibilité de penser une réinsertion sociale dans un monde commun. Sur ce point, il faut donc croire que le pardon rejoue un ordre de la fondation politique. Il ne s’agit pas d’aimer son ennemi, ni même de substituer la charité à la justice en aimant son prochain, mais il s’agit plutôt de maintenir les conditions du respect et de la dignité pour le criminel indépendamment de l’estime qu’on lui porte. Cette distinction entre le respect et l’estime est peut être la clé de la logique affective à l’œuvre dans les interactions de la justice réparatrice. C’est précisément ce qu’avance H. Arendt lorsqu’elle essaie de penser la possibilité de conserver ce bien commun qu’est la possibilité de la conversation et de l’action au sein de la pluralité humaine : « Le respect, comparable à la philia politike d’Aristote, est une sorte d’amitié sans intimité, sans proximité ; c’est une considération pour la personne à travers la distance que l’espace du monde met entre nous, et cette considération ne dépend pas de qualités que nous pouvons admirer, ni d’œuvres qui peuvent mériter toute notre estime » [34]. Arendt insiste à la fois sur cette distinction entre respect et estime et sur la valeur du pardon dans le cadre des affaires humaines, dont elle considère qu’elles sont la condition de possibilité de toute action nouvelle. Le pardon en ce sens renouvellerait la promesse tout en sortant de la logique punitive de la mémoire contractualiste qui se dédit par la réalisation du crime. Ainsi, c’est par le respect que l’on prendrait le mieux soin de ce qui ne nous ressemble pas.
La justice réparatrice ainsi appréhendée dans son fonctionnement interactionniste permet de penser une nouvelle forme de médiation et de tiers qui favorise une alternative – voire une abolition – de la peine, dans une perspective qui répond aux attentes d’efficacité et de réhabilitation de tout principe de justice. C’est en raison de son conséquentialisme que la justice réparatrice permet ce retour à la vie ordinaire puisqu’elle vise effectivement à prévenir les délits et les crimes. Toutefois, ce conséquentialisme correspond à une certaine compréhension de ce qu’est la vie bonne, la vie décente, non seulement en termes de contenu de signification mais également en termes de conditions de réalisation sociale et politique, ce que les théories politiques de la vulnérabilité ont bien montré. Ainsi, le projet de la justice réparatrice doit se lire doublement : à partir de la nécessité de la réhabilitation du délinquant, mais également, à partir de la nécessité de penser la réparation de la société, au sens du soin pris à la qualité des rapports sociaux qui ne sont rien d’autre que des rapports politiques d’interdépendance et de mutuelle vulnérabilité.
[1] D. Salas, La volonté de punir. Essai sur le populisme pénal, Paris, Hachette, 2005
[2] M. Nussbaum, Hiding from Humanity. Disgust, Shame, and the Law, Princeton, Princeton University Press, 2004
[3] Voir M. Sénellart, « L’ennemi intérieur dans le discours de la défense sociale au XIXème siècle », Erytheis, Revue Franco-espagnole des sciences de l’homme, Numéro 2, novembre 2007, en ligne, http://idt.uab.es/erytheis/pdf/vf/6.pdf
[4] Ibid., p. 269
[5] M. Sénellart, op. cit., p. 274
[6] J. Kristeva, Pouvoirs de l’horreur. Essai sur l’abjection, Paris, Le Seuil, 1980, p. 11 (Je souligne)
[7] Ibid., p. 12
[8] Il s’agit notamment de Lord Devlin aux Etats-Unis dont l’ouvrage The Enforcement of Morals et les positions sont analysés par Martha Nussbaum dans Hiding Fron Humanity, op. cit.
[9] M. Nussbaum, op.cit., p. 31
[10] Ibid., p. 14
[11] Ibid, p. 38
[12] Judith Butler, Défaire le genre, Paris, Editions Amsterdam, pp. 41-42
[13] J. S. Mill, L’utilitarisme, Paris, Champs-Flammarion, 1988, p. 143: « Volenti non fit injuria, ce qui est fait avec le consentement de la personne qu’on suppose lésée par l’acte en question n’est pas injuste ».
[14] J. Butler, op. cit, p. 41
[15] Ibid, p. 43
[16] Aristote, Les politiques, Paris, Garnier-Flammarion, 1257 b 41, p. 119
[17] Aristote, Rhétorique, Chapitre VI, De la honte et de l’impudence, Paris, Rivages poche, p. 62
[18] J. Braithwaite et P. Pettit, Not Just Deserts. A Republican Theory of Criminal Justice (1990), Oxford, Oxford University Press, 1998, pp. 54-69.
[19] T. F. Marshall, Alternatives to Criminal Court, Aldershot, Gower, 1985, cité par Braithwaite, Restorative Justice and Responsive Regulation, New York, Oxford University Press, 2002, p.11.
[20] Braithwaite fait explicitement référence à Mead (Mind, Self and Society) dans Crime, Shame and Reintegration, op. cit., p. 75.
[21] Ibid., p. 75
[22] J. Braithwaite, Restorative Justice and Responsive Regulation, op. cit., p. 45-71 : tout le chapitre intitulé « Does Restorative Justice Work ? » recense les différentes expériences ayant mis en œuvre localement des comités de justice réparatrice comme alternative à la peine dans différents pays (notamment en Australie, au Canada, et aux Etats-Unis). Ce recensement fondé sur des collectes de données fait état des résultats encourageants à un triple niveau : celui de la satisfaction des victimes, des délinquants et de la communauté. Concernant ce dernier point, le taux de récidive est particulièrement remarquable en accusant une baisse sensible, notamment dans les cas de délinquance mineure comme les vols à l’étalage, les dégradations de biens privés, mais également dans les violences traumatisantes comme les abus sexuels intrafamiliaux.
[23] Voir B. Hamber, « Dealing with the Past: Rights and Reasons: Challenges for Truth Recovery in South Africa and Northern Ireland », Fordham International Law Journal, No. 26, 2003, pp.1074-1094; M. Minow, Between Vengeance and Forgiveness: Facing History after Genocide and Mass Violence, Boston, Beacon Press, 1998; R. Teitel, « Transitional Justice Genealogy », Harvard Human Rights Journal, No. 16, 2003, pp. 69-94; D. M. Tutu, No Future without Forgiveness, Nueva York, Doubleday, 1999; H. Zehr, Changing Lenses: A New Focus for Crime and Justice, Scottdale, Pennsylvanie, Waterloo, Ontario, Herald Press, 1990 ; et en français : S. Lefranc, Politiques du pardon, Paris, Presses Universitaires de France, 2002 ; B. Cassin, O. Cayla, P-J. Salazar (dir.), Vérité, réconciliation, réparation, Paris, Le Seuil 2004
[24] M. Foucault, « La vie des hommes infâmes » (1977), Dits et écrits, Vol. III, Paris, Gallimard, p. 240
[25] E. Kant, Critique de la raison pure, Paris, Puf, 1986, p. 406
[26] M. Foucault, op. cit., p. 237
[27] H. Becker, Outsiders: Studies in the Sociology of Deviance, New York, The Free Press, 1963
[28] Braithwaite, Crime, Shame and Reintegration, op.cit., p. 55
[29] A la suite de Hume analysant le principe de la sympathie affective, Robert Gordon met à jour les mécanismes psychologiques qui permettent une certaine forme de mimétisme en réponse aux attitudes compassionnelles. En s’appuyant sur des avancées précises en neurosciences, il nomme ce procédé mirroring. Voir R. Gordon, « Empathie situationnelle et empathie comportementale », in P. Attigui et A. Cukier, Les paradoxes de l’empathie, Paris, CNRS-Editions, 2011, pp. 39-48
[30] R. Ross, Returning to the Teachings: Exploring Aboriginal Justice, London, Penguin, 1996, p. 150: cité par Braithwaite, op. cit, p. 66
[31] Braithwaite donne plusieurs exemples puisés dans diverses traditions nationales de ce type de processus de réconciliation passant par des médiateurs non institutionnels. Voir l’exemple en particulier de la Sulha palestienne, qui consiste à faire intervenir des tiers afin de régler les litiges et conflits, et à restaurer la paix entre les membres de la même communauté (« The Sulha Today », p. 4). Pour ce qui est de la mise en œuvre de ces procédures dans un cadre institutionnel, il faut citer le premier modèle de commission ouverte en 1991 par la police de Wagga Wagga en Australie et qui fit école dans plusieurs villes dans le monde. La finalité de ces commissions consistait à traiter prioritairement les cas de délinquance juvénile pour des enfants de 10 à 17 ans ayant commis des actes de vols et/ou dégradations des biens d’autrui, de vols à l’étalage ou encore de conduites « problématiques » pour l’ordre public. Pour le détail du déroulement de la procédure, voir le site officiel du programme de justice réparatrice mis en œuvre en Australie : http://www.criminologyresearchcouncil.gov.au/reports/strang/nsw.html
[32] Derrida, « Le Siècle et le pardon », in Foi et savoir, Paris, Le Seuil, 2001
[33] Ibid., p. 110
[34] H. Arendt, La condition de l’homme moderne (1958), Paris, Calmann-Lévy, 1961, p. 309
Hourya Bentouhami est maîtresse de conférences en philosophie à l'Université Toulouse 2 Le Mirail (ESPE), membre du comité de rédaction de la revue Actuel Marx et membre du comité de lecture de la revue CSS. Spécialiste de philosophie politique, ses travaux portent sur la non-violence dans une perspective féministe et postcoloniale.