Le citoyen, médiateur du deuil collectif : prise de parole en sortie de guerre après 1918

Cet article a été initialement publié au sein du dossier “Le sujet politique : (dé)construction et représentations (XXe-XXIe siècle)” dirigé par Sylvie Servoise.

Le phénomène commémoratif que connaît la société française, comme les autres sociétés européennes au lendemain de la Grande Guerre favorise l’apparition sur la scène publique d’individus qui s’exprimaient fort peu jusque là dans ce cadre institutionnalisé. C’est là un des effets de la mobilisation massive des citoyens au cours de la guerre. Sur le fond, l’étude des discours a montré que la sortie de guerre après 1918 marque le passage d’un discours guerrier sans être toujours belliciste, issu de la défaite de 1871, fondé sur l’idée de défense de la patrie à un discours plus pacifiste, toujours centré sur le service du pays[1]. Toutefois le statut, le rôle de l’orateur, de même que la culture de celui qui parle, ou encore la structure du discours lui-même ont donné lieu à peu d’études. En l’analysant de plus près, notamment à partir d’une série de plusieurs centaines de discours, apparaissent pourtant des évolutions qui montrent le rôle essentiel de cet orateur au moment où cette communauté se reconstitue et se redéfinit, au sortir de la guerre. Le discours commémoratif repose en effet sur cette équation complexe entre consensus communautaire, travail de deuil d’une société ébranlée et travail de mémoire facilitant la maîtrise du passé douloureux par les individus.

Nous nous proposons ici de définir le cadre et la structure des discours afin de mieux saisir les modalités de cette démocratisation de la prise de parole.

Cette étude, croisant l’histoire et l’analyse textuelle, repose sur un corpus d’un peu plus de 1000 discours prononcés entre 1919 et 1928[2] dans deux départements témoins, différents de par leur position : la Sarthe (traversée par la ligne de front dès la première bataille de la Marne en 1914 et jusqu’en octobre 1918) et la Marne (qui demeure un territoire de l’arrière). Ces discours sont issus de journaux plutôt conservateurs Le Journal de la Marne et La Sarthe, quotidiens les plus diffusés dans chaque département.

Une démocratisation de la prise de parole ?

Le mouvement commémoratif qui se développe pendant l’entre-deux-guerres est d’une ampleur inédite. Entre 1918 et 1939, dans les deux titres de presse étudiés, environ 2500 cérémonies commémoratives sont citées[3]. L’importance du statut de l’invité qui se fait orateur est pour beaucoup dans le rayonnement momentané d’une commune, et dans l’intensité du souvenir créé dans la mémoire de l’assistance.

Les notables cèdent peu à peu leur place aux citoyens anciens combattants

C’est bien sûr dans la Marne, en raison de la sombre attraction des champs ravagés par la guerre, que les invités les plus prestigieux affluent. Si on compte pour la période 1919-1924 le nombre de cérémonies auxquelles assistent au moins un évêque, un préfet ou un général, voire un membre du gouvernement, sinon tous ces personnages à la fois, plus d’une centaine sont relatées dans les colonnes du Journal de la Marne[4]. Puis elles deviennent plus rares et se concentrent au moment des anniversaires des batailles, pendant toute la période en juillet, septembre et novembre[5]. Plus d’un tiers des cérémonies sont rehaussées par la présence d’un invité de prestige, et le temps passant, cette tendance se renforce encore : environ 25 % des cérémonies en 1919 et près de 50 % en 1923 et 1924 sont dans ce cas.

Dans la Sarthe, les mêmes tendances se dessinent, mais des invités sont présents non plus dans un tiers des cérémonies, mais dans 49 % des cas entre 1919 et 1922. Cette différence est certainement due à la diversité plus réduite des formes de cérémonies à l’arrière et au fait que, dans la Marne, les inaugurations de monuments sont plus tardives (d’où des pourcentages plus élevés en 1923-24). En effet, c’est bien souvent lors de l’inauguration que le comité d’érection sollicite la venue d’une personnalité dont la notoriété dépasse le cadre du canton ou du département. Aussi peut-on comprendre qu’en 1921, dans la Sarthe, l’année où les cérémonies d’inauguration sont les plus nombreuses, 65 % des manifestations patriotiques soient honorées par la présence d’un élu, d’un soldat ou de tout autre individu jugé digne d’incarner, plus encore que la municipalité et les anciens combattants, l’hommage rendu aux morts.

Il semble que les journalistes indiquent nécessairement la liste de tous les invités dans leurs articles. Dans l’ensemble la proportion des différentes fonctions des invités est la même dans les deux départements. Les parlementaires sont les plus nombreux (136 participations dans la Sarthe, 132 dans la Marne[6]), les cérémonies leur donnant l’occasion de se montrer à leurs électeurs, même si la commémoration en elle-même ne leur permet pas de présenter leur point de vue sur l’actualité. Sur ce point, la situation est similaire aux commémorations de la guerre de 1870-71. Puis suivent en proportion les représentants de l’Etat et les conseillers généraux.

Une différence notable apparaît toutefois quant à la présence des représentants de l’Eglise. Si le clergé est présent dans la quasi totalité des commémorations, les membres du clergé invités sont bien moins nombreux dans la Sarthe. Le haut clergé est assez largement absent du mouvement commémoratif ; Mgr Grente, évêque du Mans se fait représenter par ses vicaires généraux. Dans la Marne en revanche, les membres les plus éminents du clergé en sont souvent les initiateurs et les inspirateurs, en particulier Mgr Tissier, évêque de Châlons donnant de son temps et de sa personne sans compter. Au cours des vingt années qui séparent les deux guerres mondiales, celui-ci est cité pour près de 125 cérémonies dans le Journal de la Marne ; une cinquantaine de ses discours y sont retranscrits. Infatigable “pèlerin des champs de bataille”[7], il parcourt sans relâche tous les espaces commémoratifs avec un esprit missionnaire mêlé à une vocation consolatrice. Le cardinal Luçon, archevêque de Reims, est moins présent : viscéralement attaché à la cathédrale de Reims qu’il a tenté de défendre à chaque heure de la guerre, parfois au péril de sa vie, il ne manque jamais une occasion d’en faire visiter les ruines aux anciens combattants français ou étrangers de passage. Il assiste peu aux cérémonies locales, exception faite de celles de Dormans. Il prononce une dizaine de discours dans d’autres villes françaises touchées par le conflit[8].

Quant aux militaires, ils sont couramment sollicités pour prononcer un discours[9]. Outre les officiers commandant la Région militaire dans laquelle chaque département est situé, certains généraux sont sollicités dans la mesure où ils sont devenus des symboles du combat mené. Dans La Marne, ils reviennent sur les lieux où ils se sont illustrés militairement. Le général de Langle de Cary par exemple se rend ainsi régulièrement aux anniversaires de la première bataille de la Marne à Vitry-le-François et Maurupt-le-Montois, en 1920, 1922, 1923, 1926. Le général Gouraud, ancien chef de la IVe armée, tient une place particulière puisqu’il est à l’origine d’un cycle commémoratif mis en place sur le champ de bataille de Champagne, centré sur le monument de Navarin. A ce titre, son nom est alors attaché à cette partie de l’ancien front et sa venue dans la Marne est régulière.

La présence de personnalités d’envergure nationale suit une évolution similaire à celle des cérémonies, c’est-à-dire qu’au fur et à mesure de la contraction des cérémonies dans le temps, le prestige des invités s’amenuise, ainsi que le retentissement des manifestations patriotiques. Après 1923 dans la Sarthe et après 1925 dans la Marne, les cérémonies plus simples sont la norme, et seules 5 à 12 % d’entre elles chaque année voient leur importance accrue par la présence d’une personnalité extérieure à la commune. La réduction du temps de la mémoire au seul 11 novembre ne permet plus aux élus de visiter plus de deux communes.

L’anniversaire de l’armistice est alors de plus en plus encadré par les anciens combattants eux-mêmes[10]. La cérémonie est moins l’affaire de notables et devient un culte des morts servi principalement par des citoyens démobilisés qui font venir à eux de temps en temps une figure de la guerre qu’ils jugent plus prestigieuse. Cette évolution, en germe dans l’avant-guerre de 1914, se généralise alors. Soulignons toutefois que plus la taille de la commune est importante, plus le rôle des notables locaux subsiste tant le moment commémoratif constitue un enjeu de représentation politique.

La démocratisation des références culturelles

L’analyse des références culturelles des orateurs révèle plus sûrement cette démocratisation. Convenons d’abord que tous les discours ne sont pas émaillés de citations savantes, contemporaines ou classiques. Toutefois, pour ceux qui ont recours à la pensée d’auteurs reconnus, les emprunts sont souvent issus des mêmes sources d’inspiration. Les références culturelles présentes dans les discours appartiennent principalement à deux registres dans lesquels les orateurs puisent régulièrement : celui de la culture classique et celui de la culture nationale, tous deux transmis en partie par l’école.

Les références classiques sont encore couramment utilisées pendant l’entre-deux-guerres, avec une prédilection pour l’antiquité romaine. Les œuvres de Plutarque, de Sénèque, sont un vivier de maximes destinées à exhorter la jeunesse. Certains ont recours aux descriptions cursives d’Horace sur la guerre, aux commentaires de Tacite : « Déjà, il y a deux mille ans, Tacite dans son immortel ouvrage, “Mœurs des Germains”, avait sans conférence internationale, conclu à la mauvaise foi de ceux-ci. », rappelle le président champenois du Souvenir français, le colonel Bourelle, à Virginy en 1932[11]. Le ministre du commerce, Dion, invité à Noyen-sur-Sarthe, onze années plus tôt, avait déjà fait appel à l’autorité de l’incontournable historien antique.

Civils, religieux et militaires puisent tous dans des registres similaires. Toutefois, les prêtres, ont bien sûr davantage tendance à se référer à la Bible, pour rappeler le dogme de l’immortalité de l’âme, non sans chercher l’exemple le plus proche du sujet commémoratif : le chanoine Dommange rappelle ainsi à Passavant en 1932 l’histoire de Judas Macchabée qui, après la prise d’Hébron, fit donner une sépulture digne des héros tombés dans le combat et prier pour eux dans le temple de Jérusalem[12]

L’histoire nationale est une source d’inspiration essentielle, de même que des chants emblématiques, comme le Chant du Départ, ainsi que la littérature que l’on pourrait qualifier assez généralement de patriotique, allant de Victor Hugo vers des franges plus nationalistes, de Charles Péguy à Maurice Barrès.

Bien souvent, ce sont aussi les grandes figures de l’histoire nationale que l’on mobilise pour établir une sorte de généalogie glorieuse : Clovis, Saint Louis, du Guesclin, Jeanne d’Arc, Bayard, les volontaires de 1792, les grognards de la Grande armée, les mobiles de 1870. Là se révèle l’influence des leçons d’histoire des « hussards noirs » de la République et de la statuomanie commémorative suscitée par le gouvernement de la République depuis les années 1880-1890[13]. Ce n’est pas un simple effet d’allégeance au régime, mais une conception de l’histoire encore puissamment vécue, viscérale, qui se trouve ainsi rappelée, le présent n’étant que le dernier avatar de cette longue chaîne de comportements héroïques, que les auditeurs sont implicitement invités à poursuivre dans leur activité de citoyens.

Quant aux formes rhétoriques des discours, l’usage courant des sentences et exempla, de la personnification et parfois de la prosopopée sont l’indice d’une survivance d’un enseignement rhétorique dont les dernières influences s’éteignent à l’orée du XXe siècle[14]. Il est évident que ceux qui prenaient la parole avant 1914, souvent des notables assez âgés, ont bénéficié de cet enseignement de la rhétorique[15]. Ce sera moins le cas après 1918, les anciens combattants, d’origines sociales plus variées, n’ayant pas reçu la même instruction. Malgré tout, la continuité de ces nécessités oratoires au lendemain de la guerre, la participation d’hommes plus âgés, ont pu faciliter une certaine permanence de formes oratoires disparues des programmes scolaires.

Au fur et à mesure que le temps passe, les références utilisées semblent être empruntées de plus en plus au temps immédiat. En 1937, Mgr Tissier ne cite plus les paroles édifiantes de tel saint ou martyr, mais c’est la devise de Guynemer qu’il propose à la réflexion : « Quand on n’a pas tout donné, on n’a rien donné[16] ». En 1938, un ancien combattant de Sarcé dans la Sarthe cite le président américain Roosevelt, tandis que le docteur Pottier à Maresché rappelle le rôle de Clémenceau durant la guerre[17]. A priori, rien de bien surprenant. Sauf que les références classiques et nationales sont de plus en plus rares tandis que l’on avance dans les années vingt et trente. La démocratisation de l’accès à la parole pourrait expliquer l’effacement progressif de la culture classique et les allusions toujours plus nombreuses à l’actualité et au présent. Trois autres raisons peuvent être avancées : d’abord, la guerre rappelée sans cesse devient la référence essentielle, notamment pour les anciens combattants qui tendent de plus en plus à maîtriser la prise de parole. Ensuite, le souvenir de l’hécatombe rend plus difficile la promotion des valeurs que le discours patriotique avait contribué à légitimer. Enfin, peut-être assiste-t-on au cours de l’entre-deux-guerres à une lente transformation du rapport au temps, avec un progressif abandon d’une vision mythologique du temps et de l’histoire (telle que la décrit Pierre Nora[18]).

On remarque finalement que plus les références classiques disparaissent, plus les références nationales sont induites et non explicites, plus la structure et la forme littéraires des discours sont régulièrement répétées et se recentrent sur une norme rhétorique. Ces évolutions culturelles montrent combien la commémoration fait apparaître la parole d’un citoyen ayant acquis une conscience politique et inscrivant sa parole personnelle dans un cadre normatif civique.

La reconnaissance d’un nouveau sujet politique

La démocratisation de l’accès à la parole est le signe d’une reconnaissance : celle des droits des combattants, et de fait, celle d’un nouveau sujet politique. Les rites pré-cérémoniels ou précédant la prise de parole contribuent à identifier et à investir l’orateur d’un rôle de médiateur pour la communauté en deuil. Une condition est nécessaire : cette fonction ne peut être conférée qu’à celui qui a connu l’expérience de guerre, comme combattant, ou/et comme endeuillé.

La ritualisation contribue à la reconnaissance d’un nouveau sujet politique

Au début de la cérémonie, ou avant même que celle-ci ne commence réellement, les invités-orateurs sont présentés à la population qui va participer au culte civique. Cette présentation se fait au moment de la réception des invités ou au tout début de la cérémonie, lorsque chacun va occuper une place assignée en fonction du rôle qu’il assume. Souvent, un cortège se rend au lieu de rencontre, en général la gare la plus proche.

Lorsque les invités sont renommés, les rites de réception peuvent être plus élaborés. Ainsi, en 1921, le général de Castelnau est-il reçu à Noyen-sur-Sarthe, route de Malicorne, par une foule dense, et à la tête de celle-ci sont présents toutes les notabilités locales ou extérieures à la commune[19], et le premier d’entre eux, celui qui accueille, d’Aubigny, député-maire de Noyen-sur-Sarthe. Après la Marseillaise, une fillette de l’école libre remet au général une gerbe de fleurs, puis un pupille de la Nation prononce un compliment de bienvenue, soulignant que « souffrir pour son pays est une gloire », le journaliste ajoutant au récit que Castelnau a perdu trois membres de sa famille au cours de la guerre, ranimant ainsi dans les mémoires les images du Petit Journal ou de l’Illustration qui avait popularisé ce drame personnel. Le général remercie et embrasse les enfants, puis il remet un drapeau à l’union des démobilisés de Noyen, avant que le cortège se porte vers la route du Mans pour répéter des rites identiques en recevant le ministre du commerce, le préfet et le général Vuillemot, commandant la IVe RM. Les gendarmes des brigades de Malicorne, Noyen, Brûlon, rendaient les honneurs.

Ces gestes permettent de reconnaître l’importance, le rang de l’invité, tout en l’intégrant momentanément dans la communauté civique réunie pour la cérémonie. C’est une reconnaissance de la charge morale qu’il porte et qui lui permettra de soutenir, d’incarner la lourde angoisse du groupe réuni. Il ne s’agit pas là d’une étape insignifiante, comme le montrent les efforts de certaines municipalités pour conférer à la réception un caractère officiel. À Bannes, en 1921, un « salon de réception » a même été dressé sur la route de Mondement, décoré de banderoles tricolores, sur lesquelles se lit cette inscription : « Soyez les bienvenus ». Des fillettes sont ici vêtues en Alsacienne et en Lorraine[20].

Plus avant dans la cérémonie, d’autres moyens permettent de distinguer celui qui va parler, comme la place qui lui est assignée. Quand elle n’est pas située sur une estrade, la place de l’orateur est souvent près du monument aux morts, lorsque celui-ci existe. Il est alors debout devant l’édifice auquel il tourne le dos, comme on le voit sur certaines photographies prises lors de cérémonies, ou alors il est en hauteur un peu à côté du monument[21]. Cette position est assez fréquente si l’on en juge par la lecture de la presse.

À La-Bazoge[22], les anciens combattants et les vétérans sont rangés près du monument, les enfants, témoins principaux sont alignés en face d’eux. À Ballon[23], lors de l’inauguration du monument, les vétérans sont groupés d’un côté de la place, les anciens combattants se trouvant à l’opposé. Un peu en avant de chaque groupe, un piquet de soldats et de sapeurs-pompiers est figé. De part et d’autre du monument sont les enfants et leur instituteur. Le reste de la population, endimanché ou en costume local, se tient à l’écart sur le perron de l’église et sous les halles. Dans ces communes, les anciens combattants sont un groupe statique : placés près du monument, ils représentent les morts ; la population, les enfants, les élus, seuls, sont mobiles. Quant à l’orateur, c’est au moment de parler qu’il choisira de tourner le dos au monument ou de lui faire face. Ces deux postures ont un sens relativement différent : en se mettant du côté du cénotaphe, l’orateur cherche à parler au nom des morts, alors qu’en parlant face au monument, c’est un hommage qu’il rend. Suivant les cas, ce n’est donc pas en référence au même groupe qu’il s’exprime, la place de l’orateur déterminant une fonction particulière à celui qui vient parler devant le corps civique assemblé.

Enfin, le temps de discourir s’est ouvert. Les paroles sont prononcées sans ordre précis, avant ou après le dépôt des couronnes, l’appel des morts, la poésie prononcée par un enfant. Malgré cette absence de codification, il existe dans certaines cérémonies des gestes qui marquent le passage au temps du discours. Lors de l’inauguration d’un monument, c’est la levée du voile, après un instant de silence et la Marseillaise, qui détermine le début d’une interprétation par les orateurs, comme à Château-du-Loir en 1920. En 1922, à Châlons, un jeu de drapeau complexe accompagne les discours. Au cimetière militaire, les drapeaux sont disposés en demi-cercle autour du monument. Au milieu du temps des discours, l’un de ces drapeaux est fixé sur le monument, puis lorsque les dernières paroles ont été prononcées, les oriflammes tricolores sont tournés et inclinés vers les tombes militaires[24].

Le temps du discours est le temps de l’hommage par excellence, parce que si les gestes engagent le groupe, les mots leur donnent un sens. Au sortir de la guerre, la gravité de toute parole dite semble plus implacable. Au Mans, le proviseur du lycée de garçons « prie l’assistance aux premiers rangs de laquelle se trouvent les familles éprouvées, de ne pas applaudir aux discours pour conserver le caractère de gravité qui convient[25]. » Couramment, « la foule, émue, se retira ensuite dignement, emportant de cette patriotique cérémonie, le meilleur et le plus pieux souvenir[26]. » L’appel des morts, dans de nombreuses communes, a déjà préparé le recueillement des auditeurs. Or c’est souvent la lecture de cette litanie funèbre qui suscite l’émotion la plus irrépressible, avant que des paroles rompent le silence. Il semble que les références militaires courantes avant 1914 soient beaucoup plus rares : l’utilisation de sonneries avant ou après le discours – ouverture et fermeture du ban, comme pour une remise de décoration, « salut au drapeau », « Aux champs » – ont quasiment disparu des récits de cérémonies. Cependant, immédiatement après le conflit, le silence prévaut, adhésion toujours à la parole prononcée, à une parole funèbre, parole unique investie par le silence de tous, et chargée d’exprimer l’indicible, de libérer la communauté de ses visions effrayantes.

La représentativité démocratique de l’orateur fondée sur l’expérience de guerre

Parmi les orateurs cités plus haut, issus du clergé, du monde des parlementaires, des fonctionnaires de l’administration, ceux qui ont eu directement l’expérience du combat semblent plus couramment dépêchés dans les commémorations. Les élus sont d’autant plus présents qu’ils sont directement concernés par un deuil. Dans la Sarthe, le député Maurice Ajam, père d’un soldat tombé en 1914 est l’un des plus présents avec 26 participations. Il est souvent secondé par les députés Alain de Rougé, ancien combattant, ou Ernest Fouché[27] lui-aussi endeuillé par la mort de son fils en Champagne en 1915 (24 et 23 présences).

Si l’évêque du Mans est absent, il est représenté par l’abbé de Forceville, aumônier militaire, devenu lui aussi un pèlerin assidu présent à 16 cérémonies entre 1919 et 1922. Quant à l’administration préfectorale, des fonctionnaires de rang inférieur à celui de préfet sont délégués, en particulier Maurel (14 fois), « poilu mutilé [28]». Dans la Marne, le conseiller de Préfecture Marc Millet[29] a en partie bénéficié de cette mission pour se faire connaître de la population marnaise, et notamment châlonnaise, dont il est le maire de 1925 à 1936. Malgré tout, c’est sans calcul que ce père d’un mort pour la France assiste à ces nombreuses manifestations.

Quant aux généraux, leur situation a changé par rapport à l’avant-guerre. Le culte que voue à ces hommes une partie de la population aurait été jugé avant 1914 excessif et certainement dangereux pour les institutions. Il semble désormais aller de soi, sans doute parce cette considération est tempérée par le culte des morts qui permet d’inscrire l’action des militaires dans une épopée plus grande, celle de la nation[30]. On les place au même rang que les personnalités qui, en 1914, avaient refusé de quitter leur ville et avaient démontré leur courage en s’opposant pacifiquement à l’occupant, tels le cardinal Luçon, l’évêque de Châlons Mgr Tissier, le maire de Reims Jean-Baptiste Langlet, etc. Le général, s’il bénéficie d’une aura plus grande que jadis, demeure malgré tout un héros parmi d’autres, ou plus exactement, il conserve ce statut de héros parce que la population l’en a jugé digne. Lors de la fête de la Reconnaissance organisée à Châlons en septembre 1919, le général Gouraud est certes au centre de rites de remerciement, mais il n’en est pas l’unique objet.

Et aujourd’hui, morts immortels, levez-vous !

Venez communier une fois encore dans l’amour sacré de notre sol avec ceux parmi lesquels vous avez vécu. Voyez !… Vous reconnaissez ce chef glorieux, cet admirable soldat qui vous commanda et dans les yeux de qui vos yeux puisèrent l’énergie nécessaire pour donner le dernier assaut et ramener à nous la Victoire… Regardez !… Vous reconnaissez ces soldats, ces mutilés, vos anciens compagnons d’armes avec qui vous avez souffert et combattu !… Regardez !… Vous reconnaissez cette foule pieusement recueillie… que vous avez sauvée par votre sacrifice suprême[31]… , clame le président des mutilés, Laur.

En dehors des compliments d’usage adressés lors de la réception, les discours ne font en aucune manière l’éloge de Gouraud uniquement, mais plutôt indirectement, dans l’hommage sommatif de tous les combattants.

Dans la Sarthe, les généraux sont sollicités plus encore pour ce qu’ils représentent. Leur déplacement est suffisamment rare pour être souligné comme un fait exceptionnel. Le général Mangin vient à Château-du-Loir le 3 octobre 1920, le général de Castelnau à Noyen-sur-Sarthe le 4 juillet 1921, le général Weygand à Malicorne le 14 août 1921, le maréchal Foch au Prytanée militaire de la Flèche le 27 mai 1923. Tous viennent assister à des inaugurations[32]. L’inventaire se révèle rapide pour la Sarthe, il serait bien plus fastidieux dans la Marne où défile très régulièrement tout ceux que les Français ont érigé en héros. Les cérémonies qui voient l’affluence de nombreux officiels concernent en général les monuments nationaux tels la cathédrale de Reims, les monuments de Navarin, Dormans, ou ponctuellement lors de la remise de décorations aux grandes cités du département[33].

Après la période de mise en place des commémorations et après les inaugurations la fonction sociale ou politique s’efface toujours plus derrière l’expérience de guerre. Qu’il soit le prototype du héros, tel « Raoul Ollivier, engagé volontaire, revenu lieutenant avec la Croix de guerre, la Légion d’Honneur, et la Médaille militaire[34] » ou qu’il mérite la simple mention d’« ancien combattant », celui-là s’impose naturellement qui a vieilli dans la bataille. Quant aux prêtres, l’habitude prise avant 1914 ne s’est pas perdue. Presque à chaque fois, le sermon est prononcé par un prêtre ancien combattant. Sans doute sont-ils mieux qualifiés pour s’exprimer sur l’expérience des tranchées et pour rapprocher de l’Église les camarades de combat qui en auraient perdu le chemin. Aucun détail personnel n’est ajouté, comme si l’identité de tous ces orateurs s’effaçait derrière le rappel de leur conduite au front. Dans leur prise de parole, ils se présentent au titre de cette expérience seule, devenant ainsi des figures reconnues autour desquelles toute la communauté peut se retrouver.

Des citoyens contribuant à redéfinir la cohésion de la communauté civique

Dans cet ensemble, apparaissent ainsi plusieurs catégories d’orateurs:

  • ceux qui portent l’image de la guerre 
  • ceux qui transmettent des valeurs
  • ceux qui par leur fonction incarnent la communauté

La première catégorie regroupe plusieurs caractères : ce sont les témoins civils ou militaires de toutes les manifestations de la guerre, combats ou surgissement de l’ennemi dans la vie quotidienne, et ce sont aussi les acteurs, tous hommes qui ont tenu une arme et sont marqués à vie par la tension causée par la bataille. Dans toute cérémonie, ces trois fonctions sont présentes, par un ou plusieurs discours. Au cours des années 1920 et 1930, quand seront fixés les rituels et le temps de la commémoration, dans les petites communes, on trouvera souvent les trois mêmes orateurs et officiants de la cérémonie : le curé, le maire, ou/et le président de la société d’anciens combattants. Un seul orateur peut aussi incarner les trois fonctions qui pouvaient se trouver davantage séparées avant 1914 : évoquer la guerre en témoin, transmettre les valeurs républicaines et représenter la communauté civique rassemblée.

Dès lors, le discours garantit le lien avec l’expérience passée en en facilitant l’expression pourtant si pénible. Il est aussi acte de renaissance, surtout dans les communes qui ont été partiellement ou totalement détruites, comme affirmation de leur reconstitution puisque c’est autour de ces paroles prononcées que se reconstitue la communauté civique. Il trouve alors une fonction similaire à celle du monument, qui en soi est une parole figée, tandis que le discours accompagne dans le temps la reconstitution d’une identité ébranlée par l’expérience de la guerre.

Voilà pourquoi le choix de l’orateur et souvent même le sujet du discours sont consensuels. Ils disent ce que tous veulent entendre. Ce n’est que lorsque le traumatisme se fait moins incisif que des voix plus personnelles ou discordantes se font davantage entendre. En sortie de guerre, les élus sont ainsi tenus de ne pas faire de politique. Plus la guerre s’éloigne, plus les sujets d’actualité fleurissent à nouveau, souvent circonscrits dans un moment neutre, celui du banquet. Le discours a en réalité une fonction politique plus générale : non de gestion des affaires, mais de définition d’une identité collective, de redéfinition plus exactement permettant l’affirmation du corps civique à l’échelon local, communal en particulier.

L’orateur facilite en partie le travail de deuil, en exprimant pour tous ce qui est difficile à dire. La parole de l’orateur, ainsi valorisée par le rituel civique, favorise ce travail collectif, comme si le mot prononcé par un représentant que la communauté a chargé d’une fonction représentait une sorte d’exutoire. L’orateur est en quelque sorte un intercesseur. Cela va de soi pour les prêtres qui relient par les mots et les références religieuses les vivants et les morts dans la communauté des croyants. Quant aux orateurs civils, ils inscrivent les morts dans une éternité sécularisée, celle du souvenir, à qui les vivants vouent ce culte profane. En invoquant l’histoire qui préside à la formation de la communauté et au sentiment de la provenance, ils tissent un lien avec les morts et les générations et réactivent le pacte civique au moment de la cérémonie. L’orateur est donc porteur d’une aspiration et d’une libération. Il focalise les angoisses du groupe sans en devenir le dépositaire. Peut-être est-il, à force de dire et de dire encore, celui qui pourrait favoriser la résilience.

La démocratisation contribue à redéfinir le discours lui-même

Qu’en est-il du discours en soi ? Est-il structuré de telle manière qu’il suscite ou reflète l’image consensuelle que veut donner cette société ébranlée ? En analysant les discours dans leur composition linguistique, il s’avère que l’agencement de leur structure se transforme très rapidement au lendemain même d’un conflit. Cette évolution illustre en particulier entre 1918 et 1923 un processus oratoire de sortie de guerre.

Structure linguistique du discours commémoratif

Le discours est bien rarement un exercice spontané. C’est par cette forme contrainte qu’il intéresse. En effet, l’éloquence commémorative ne diffère pas nécessairement de l’éloquence traditionnelle des élus. Il n’en faut pas moins s’interroger sur l’existence d’une sorte de rhétorique particulière.

Ainsi, le discours commémoratif n’est pas seulement, comme tout texte, un agencement de simples phrases empruntant ici ou là les sentiers reconnus de figures de style. Il est néanmoins possible d’y relever des « séquences », c’est-à-dire un paragraphe ou un ensemble de paragraphes, qui, dans un discours, expriment une pensée identique, impliquant une idée, un ton, en même temps qu’une forme d’expression, et non pas directement un thème contextualisé. Ces séquences ont une autonomie dans le discours, mais demeurent en interaction avec le reste du texte. On rejoint ici une réflexion sur les modalités du discours, soit sur l’attitude de l’énonciateur à l’égard de son énoncé, son intention d’exprimer.

C’est le corpus documentaire[35] qui a dicté leur nom à ces séquences, par la comparaison systématique de ces textes afin de découvrir, après avoir fait le constat de l’existence d’une norme oratoire à la fois formelle et idéelle, une sorte d’organisation interne du discours qui rende perceptible cette norme. Il restait ensuite à les nommer et à en décrire le mécanisme. Les résumés de discours ont facilité la distinction entre les diverses séquences, puisque les journalistes avaient tendance à préciser l’intention de l’orateur avant de résumer son propos, quand ce ne sont pas les orateurs eux-mêmes qui le font : « Pour la première fois, depuis que le grand drame qui a voilé le monde s’est dissipé, nous venons tous ensemble saluer pieusement les soldats morts pour la patrie et offrir à leur mémoire les fleurs du souvenir, de l’admiration et de la reconnaissance. » (Paul Bouchenoire, instituteur à Jupilles[36]).

Les séquences les plus récurrentes sont les suivantes :

  • Situation. Cette séquence se situe au début du texte dans la très grande majorité des cas. Elle marque l’implication de l’orateur et des auditeurs dans le temps présent. Souvent, les raisons du rassemblement sont ici rappelées ; la commémoration y est ainsi définie.
  • Constat et bilan. Ces séquences impliquent l’idée de conséquence, mais elles ne reflètent pas exactement la même façon de présenter des conséquences. La séquence du constat suit en général une autre séquence différente à laquelle elle est liée par une argumentation qui s’achève par le fait de constater. Le bilan est davantage une présentation de conséquences sans rapport ni lien direct avec ce qui précède.
  • Récit et évocation. Dans les deux cas, l’orateur utilise un procédé narratif, sans lui accorder cependant la même valeur. Le récit concerne davantage un fait et ses caractéristiques : la journée du 2 août 1914. Une évocation concernera plus souvent une entité, comme les morts ou l’ennemi, ou un concept comme le souvenir. Certes l’évocation se fonde sur des faits réels, mais elle les transfigure ou les utilise pour mettre en valeur des idées plus générales. Ensuite des nuances apparaissent en fonction du ton employé par l’orateur, et en fonction du registre de vocabulaire. L’évocation peut alors s’apparenter à une lamentation, à une stigmatisation.
  • Affirmation. Cette séquence s’apparente à une déclaration, ou à une assertion, soit une proposition que l’on avance et que l’on soutient comme vraie. Elle est foncièrement construite sur une argumentation à partir d’idées, de concepts. Ce qui la distingue de l’évocation, c’est justement cette forme démonstrative.
  • Invitation et injonction. Ces deux séquences sont proches par leur intention. Il s’agit pour l’orateur d’inciter à répéter un comportement présenté comme exemplaire, ou à adhérer à une idée juste et bonne. La distinction entre invitation et exhortation n’est qu’une question de degré, l’exhortation utilisant un vocabulaire et un ton plus péremptoires.
  • Résolution et serment. Ce sont là des corollaires des séquences précédentes, et leur réponse, même si elles ne les suivent pas systématiquement. Dans ce cas, l’orateur a davantage tendance à parler pour la communauté, s’incluant dans un ensemble, alors que l’invitation – injonction implique un engagement plus personnel de la parole. Ici toutefois, le comportement ou l’idée sont présentés comme acceptés, acquis, alors que dans les séquences précédentes, l’orateur suppose qu’elles ne sont pas suffisamment ancrées dans les pratiques ou les esprits. L’intention n’est pas la même. Une autre déclinaison de cette séquence parfois présente serait le vœu, l’attitude escomptée devenant ici simplement hypothétique.
  • Adresse et salut. Dans beaucoup de discours, la séquence qui clôt l’exposé s’apparente à une adresse faite aux vivants ou/et aux morts. L’adresse permet à l’orateur d’exposer plus clairement un sentiment, par exemple de reconnaissance, en interpellant ceux auxquels est destiné l’hommage, alors que le salut est plus neutre, et facilite l’implication des diverses catégories d’auditeurs dans l’hommage porté par le discours. Dans le premier cas, l’hommage est plus particulièrement adressé à une partie de l’auditoire ; dans le second cas, l’orateur intègre les catégories présentes, parfois au moyen d’une énumération, à la communauté qui rend hommage. C’est dans ce cas le parallèle inverse de la première séquence présente dans le discours, la situation.
  • Interrogation. La forme interrogative constitue dans certains cas une séquence, dont le rôle est particulier. Soit elle intervient comme élément de conjonction entre deux séquences, entre deux parties distinctes du discours, soit elle est énoncée à la fin du discours, comme ouverture et invitation à poursuivre une réflexion engagée par l’attention réservée aux propos de l’orateur.

Des correspondances existent aussi entre ces séquences qui sont fondées sur les différentes modalités possibles du discours, le style puis le thème évoqué. Par exemple, une évocation sera plus facilement exprimée sur un ton lyrique utilisant de nombreuses métaphores et magnifiant la gloire des hommes ou la grandeur de la patrie. Par l’étude de la structure du discours c’est le lien entre le fond et la forme à travers l’intention de l’orateur qui apparaît plus clairement, et permet de mieux saisir la façon dont s’exerce cette norme rhétorique.

L’ordre présenté ci-dessus des séquences du discours n’est pas anodin. Cette présentation reflète l’enchaînement simplifié et global qui peut se trouver dans la plupart des discours avec, bien entendu, des nuances.

Structure séquentielle du discours en sortie de guerre

Les séquences de l’évocation et de constat-bilan tiennent une place prépondérante dans les premiers mois qui suivent le conflit. L’incapacité à maîtriser, à concevoir l’expérience traumatisante est patente, et les orateurs illustrent parfaitement cette sorte de stupeur qui a frappé les survivants. Ne pouvant décrire exactement ce qui a été d’abord une expérience personnelle, la plupart s’inscrivent dans la sphère des concepts, l’évocation de la guerre, de l’ennemi, animant par le verbe des entités plutôt que des faits qu’ils ne saisissent pas. Les autres séquences sont inexistantes ou réduites à très peu de phrases.

Puis peu à peu, les séquences se diversifient, la structure du discours devient plus complexe. Il est impossible de dater exactement ce passage, car il faudrait plusieurs centaines, voire plusieurs milliers de textes pour fixer précisément des jalons collectifs de la pensée commémorative. Il semble que cette évolution intervienne vers la fin de l’année 1920 et en 1921. Dans le même temps, les évocations, souvent fondées sur des formes littéraires lyriques, cèdent la place à un récit plus réaliste, fondé sur des faits. Ce passage marque également la fin d’une mobilisation culturelle contre l’adversaire qui s’était exprimée au-delà de l’armistice. Vers la fin de l’année 1922, la loi instituant la célébration du 11 novembre cristallise cette évolution, puisque désormais la date anniversaire peut donner lieu à un récit relativement précis, constitué de souvenirs personnels ou d’une vision plus collective du fait, mais elle ancre en tout cas le discours dans la réalité. Cette évolution s’achève lorsque vers 1922, et plus sûrement 1923, à la séquence du constat-bilan se substitue insensiblement la séquence d’un constat-situation actuelle. La première présente dans environ 25 % des discours en 1919 se réduit à environ 10 %, tandis que la seconde connaît une évolution inverse dans les mêmes proportions. Le temps présent ou immédiat surgit dans le discours commémoratif sans en être un sujet essentiel, alors qu’au même moment les exhortations se font moins péremptoires.

En revanche, si ces hypothèses sont surtout applicables à la Marne, l’évolution présentée est beaucoup moins perceptible dans la Sarthe, peut-être en raison du corpus documentaire moins fourni. Ici, dès 1919 et assurément en 1920, la structure des discours est plus diversifiée et complexe. La façon d’exprimer le traumatisme diffère-t-elle selon le degré de destructions ? Les communautés civiques de l’arrière ont en effet une continuité plus grande qu’au front et une nécessité moins vitale d’affirmer leur existence. Il faut noter enfin le rôle de l’adresse et du salut dans la reconstitution d’un dialogue social, la redéfinition par la parole, par la désignation, des rapports entre les individus et entre les groupes. Or ces séquences sont plus courantes dans la Marne, en particulier lors des cérémonies de remise de la Croix de guerre aux communes qui donnent lieu souvent à l’inauguration des premiers bâtiments reconstruits.

Des types de discours faisant fonction d’exutoire

Plus généralement, les discours prononcés en sortie de guerre recoupent quatre thématiques principales : le discours-bilan, le discours lacrymatoire, le discours de déploration, le discours transcendant.

Le discours-bilan

Celui-ci est tout simplement un inventaire, d’ordre matériel ou moral, des faits advenus à une communauté, à la nation, très rarement à un individu, comme l’illustre cet extrait :

En 1914, notre commune connut tous les périls, toutes les angoisses. Les 4 et 5 septembre, elle fut impitoyablement bombardée alors qu’aucun élément militaire ne s’y trouvait. Une malheureuse rencontre de patrouille en fut seule la cause. […] La commune vit enfin les horreurs des destructions sauvages, pillages, etc. Elle pleura la mort d’innocentes victimes civiles, frappées par un ennemi barbare qui ne respectait rien. Malgré ces procédés de terreur dont les Allemands cherchent à s’excuser étrangement en prétendant qu’ils avaient pour but d’écourter la guerre, il n’y eut à aucun moment le moindre fléchissement dans le moral de la population de Pogny, qui était encore d’environ 130. […] Pas une seule minute elle ne douta de la victoire qui devait nous rendre les chères provinces, effacer à tout jamais les tristes et pesants souvenirs de l’autre guerre où la vaillance française toujours égale à elle-même sauva du moins l’honneur. [La commune] a fait son devoir simplement, comme une brave commune de cette généreuse terre champenoise si fertile en dévouements, où l’héroïsme pousse naturellement comme le bon blé, comme le bon vin. (Léon Cuisine, maire de Pogny, remise de la croix de guerre, Journal de la Marne, 3 et 4 octobre 1922).

Le discours pathétique ou lacrymatoire

Le but de ce type de discours est d’éveiller la souffrance, de faciliter le chemin d’une expression douloureuse, qui libère les pleurs.

Versez devant les tombes aimées les pleurs qui de vos cœurs en deuil montent à vos paupières ; pensez de toute votre âme à ceux qui ne sont plus et qui ont tant songé à vous avant de partir pour toujours ; pensez aussi à tous ces héros obscurs qui couvrent de leurs corps la place même où ils sont tombés. Bien tristes sépultures ! moins tristes pourtant que celles qui abritent la dépouille de nos frères de captivité, restés loin des leurs, loin de leur sol chéri, dans quelque coin de l’Allemagne. » (Godard, ancien combattant, président des prisonniers de guerre, à Châlons-sur-Marne, Journal de la Marne, 3 novembre 1925).

Le discours de déploration

Les paroles de déploration peuvent provoquer les larmes. Leur intention est pourtant différente : en constatant les douleurs, elles visent à consoler.

Mesdames, je vous demande pardon de raviver à nouveau votre douleur ; en vous renouvelant nos condoléances, nous exprimons le vœu que cette manifestation qui vous prouve que vos chers défunts ne seront pas oubliés, vous aide à supporter avec plus de résignation la dure épreuve qui vous a été imposée. (François, inspecteur dans les chemins de fer, lors de l’inauguration d’une plaque commémorative à la gare de Sablé, La Sarthe, 27 janvier 1920).

Le discours transcendant

Enfin, le dépassement de la réalité par des accents lyriques et/ou épiques, élevant l’auditoire vers des sphères célestes ou patriotiques, donne lieu à un dernier type de discours, dont l’intention est de transcender l’amertume, la douleur ou la peur. Le recours au mythe dans ce type de discours est courant, mais il n’est pas absent des autres types, hormis des discours-bilan (notamment pour présenter un bilan matériel), et des discours lacrymatoires et de déploration, faisant état des sentiments ressentis par les victimes.

Lorsque vous étiez loin de la France, il vous est arrivé de fermer les yeux et de revoir le pays de votre enfance ; ce réconfort, cette vision chère, cette image, c’était la Patrie, dont vous étiez bien loin et qui était là, dans votre cœur, qui vous apportait son souvenir personnifié dans le drapeau tricolore. (général Vuillemot, commandant la IVème R.M. ; réception par les Poilus d’Orient de l’amiral Guépratte, député du Finistère, chef d’escadre qui s’illustra aux Dardanelles, La Sarthe, 2 octobre 1922).

Deux formes sont également présentes surtout dans l’immédiat après-guerre, mais de façon moins courante : l’imprécation peut lier anathème et exutoire, notamment lors de la sortie de guerre, quand, à l’anathème prononcé contre l’ennemi se substitue peu à peu l’anathème contre le fléau de la guerre ; l’incantation, liée à l’exorcisation des maux revêt un caractère exutoire, dans les sermons des prêtres, notamment lorsqu’ils expriment l’espoir de l’accession des âmes au paradis des martyrs.

La fonction morale du discours est donc exprimée en se déclinant grâce à quelques intentions principales définies par les orateurs eux-mêmes. Ces quatre principaux types de discours ont une fonction exutoire évidente, sans qu’il soit possible de savoir s’ils ont suscité un refoulement des affects ou un effet cathartique. Tant que l’existence communautaire, à travers l’exaltation de la nation, revêt un sens, tant que le service de la nation par les citoyens signifie un gain pour chacun, le discours commémoratif a pu avoir cette fonction d’exutoire, dans la limite bien entendu d’une adhésion à cette structure culturelle.

La sortie de guerre est l’occasion pour les citoyens qui ont accompli leur devoir militaire de faire valoir leur expérience. Ainsi assiste-t-on dans les commémorations officielles à une démocratisation de la prise d’une parole réservée dans la sortie de guerre précédente, après 1871, aux autorités politiques, religieuses, militaires, aux notables. La conscription généralisée, la mort massive aboutissent à cette prise de pouvoir et à une mutation culturelle dans la façon de s’exprimer.

Cette prise de parole est investie rituellement par la communauté civique, tandis qu’elle accompagne par sa structure même une démobilisation des esprits et le travail de mémoire qui au sortir de la guerre se lie au travail de deuil des survivants. S’affirme alors dans ce moment de déprise de violence, la vocation conservatoire et socialisante de la parole d’un citoyen, autour d’un consensus politique fondé sur les valeurs républicaines. Ce consensus, observé également dans les nombreuses études sur les monuments aux morts, se poursuit au-delà de l’effacement de l’union sacrée dans la vie politique en 1919-1920, avant d’être discuté surtout après 1923-1924 dans les deux départements étudiés. S’il favorise la reconstruction d’une société et illustre sa sortie de guerre, il est difficile de savoir si le caractère consensuel du discours commémoratif a réellement favorisé la résolution des traumatismes individuels, des deuils personnels, en particulier pour ceux qui sont exclus de la prise de parole, notamment les femmes et les enfants[37]. Si les représentations diffusées dans les discours ont pu dans certains cas donner sens à la mort des citoyens-soldats, d’autres voies, religieuses, médicales[38], personnelles, ont pu favoriser le dépassement de l’épreuve.


Notes

  1. Voir l’approche pionnière d’Antoine Prost : Les anciens combattants dans la société française, Paris, FNSP, 1977, T. 3 : Mentalités et idéologies.

  2. Des sondages réalisés dans l’Union républicaine de la Marne, L’Eclaireur de l’Est, organes radicaux, la République sociale de l’Ouest, n’ont pas donné lieu à des différences notables dans les thématiques pour les années 1920.

    Années

    MARNE

    SARTHE

     

    Discours publiés

    Cités avec précision

    Discours publiés

    Cités avec précision

    1919-1922

    651

    166

    168

    121

    1923-1928

    211

    116

    36

    26

  3. Environ 450 cérémonies sont relatées dans La Sarthe (LS) (janvier 1919 et juillet 1923) et 850 dans le Journal de la Marne (JDLML) (janvier 1919-décembre 1924) et environ 1500 dans les deux journaux entre 1923 et 1939. Pour une analyse plus globale, nous renvoyons à notre ouvrage : Comment sortir de la guerre ? Deuil, mémoire et traumatisme (1870-1940), PUR, 2011, 423 p.

  4. 113 exactement. L’année 1921 représente le tiers de ce corpus. Mais elles sont certainement plus importantes encore puisque les activités commémoratives autour de la ville de Reims sont en général peu évoquées dans ce journal, sauf celles dont le rayonnement est incontestable.

  5. Juillet pour la 2e bataille de la Marne, septembre pour la 1ère bataille de la Marne et l’offensive en Champagne se 1915 et novembre pour l’armistice.

  6. 153 dans la Marne si l’on tient compte du décalage observé pour la mise en place des commémorations et en particulier pour les premières inaugurations

  7. JDLM 13 septembre 1937, Fère-Champenoise.

  8. Arch. départ. Marne (Reims), 7 J 156.

  9. 131 participations dans la Marne entre 1919 et 1924 (les officiers supérieurs sont moins nombreux lors des trois dernières années), et 62 dans la Sarthe entre 1919 et 1922.

  10. L’institutionnalisation de la commémoration de l’armistice est obtenue par les anciens combattants lors du vote de la loi du 24 octobre 1922, créant un jour férié pour fêter la victoire et la paix.

  11. JDLM 24 novembre 1932, et LS 4 juillet 1921.

  12. JDLM 28 août 1932. Dans ce discours, il cite aussi ce vers d’Horace : « La jeunesse entendra encore le bruit des guerriers que le vice des parents aura voulu rare. »

  13. Voir S. CITRON, Le mythe national. L’histoire de France en question, Paris, Éditions de l’Atelier, 2008 [1987].

  14. « Il faut souligner l’importance persistante de la rhétorique à cette époque. Les Français de l’entre-deux-guerres se déplacent encore pour entendre des discours. », souligne Antoine PROST dans Les anciens combattants…, op.cit., vol. 3, p. 155.

  15. La rhétorique, après une éclipse au cours de la période révolutionnaire et impériale, avait peu à peu retrouvé ses lettres de noblesse, pour disparaître progressivement entre 1860 et 1902. L’exercice du discours d’amplification (développement d’idées à partir d’un sujet sous la forme du discours, de la lettre, etc.), lié à cet enseignement disparaît progressivement, remplacé par la dissertation inaugurée par les réformes de Duruy en 1864. Cf. F. DOUAY-SOUBLIN, « La rhétorique en France au XIXe siècle à travers ses pratiques et ses institutions : restauration, renaissance, remise en cause », dans M. FUMAROLLI, (dir.), Histoire de la rhétorique dans l’Europe moderne, 1450-1950, Paris, P.U.F., 1999, p. 1071-1214.

  16. JDLM 13-14 sept. 1937 Maurupt-le-Montois.

  17. LS 14 nov. 1938 (Sarcé), et 15 novembre 1938 (Maresché).

  18. Pierre NORA, « La fin de l’histoire-mémoire », introduction des Lieux de mémoire, tome I, La République, Paris, Gallimard, coll. « Quarto », vol. 1, 1997[1984], p. 23 sq.

  19. LS 3 juillet 1921.

  20. JDLM 10/11 septembre 1923.

  21. Photographies prises au Mans, à Ballon, Changé, La Bazoge (Arch. départ. Sarthe, 13 F 239, 13 F 296 et 13 F 251).

  22. Arch. départ. Sarthe, 13 F 251, non daté.

  23. Arch. départ. Sarthe, 13 F 239 et LS 31 octobre 1922.

  24. JDLM 3 novembre 1922.

  25. LS 27 novembre 1922.

  26. JDLM 12 mars 1921. Saint-Quentin-les-Marais.

  27. Le Petit Manceau, 14 octobre 1914, LS 14 avril 1920.

  28. LS17 février 1921.

  29. Il était lui aussi père d’un soldat mort pour la France (Journal de la Marne, 11-12-13 novembre 1935).

  30. Les critiques du culte des militaires s’accroissent dans la presse de gauche au fur et à mesure que s’éteignent les derniers feux de l’union sacrée, à partir de 1920.

  31. JDLM 16 septembre 1919.

  32. LS : 4 octobre 1920, 4 juillet, 16 août et 24 octobre 1921, 28 mai 1923.

  33. Poincaré remet la Légion d’honneur à Reims en juillet 1919, la croix de guerre à Châlons et Épernay en février 1920.

  34. LS 16 août 1921. Marigné.

  35. La démarche, d’abord intuitive fondée sur l’analyse de la structure des discours, s’est ensuite enrichie de la lecture des travaux suivants : D. MAINGUENEAU, L’énonciation en linguistique française, Paris, Hachette, coll. « Les fondamentaux – Lettres », 2007 [1999]. C. PERELMAN, L. OBRECHTS-TYTECA, Traité de l’argumentation. La nouvelle rhétorique, éditions de l’Université de Bruxelles, 1988.

  36. Arch. Mun. de Jupilles, Sarthe. Fête de la reconnaissance nationale, 3 août 1919.

  37. Cf. F. THEBAUD, « La guerre et le deuil chez les femmes françaises » dans Guerre et Cultures, Paris, A. Colin, 1994, p. 103-110. ; S. PETIT, « Le deuil des veuves de la Grande Guerre : un deuil spécifique ? », dans Guerres mondiales et conflits contemporains, n° 198, Juin 2000, p. 53-65 ; S. AUDOIN-ROUZEAU, Cinq deuils de guerre, Paris, Noesis, 2001 ; M. PIGNOT, Expériences enfantines du deuil pendant et après la Grande Guerre. Revue en ligne : Histoire@politique, politique, culture, société, n° 3, novembre-décembre 2007.

  38. Cf. H. GUILLEMAIN, La méthode Coué, histoire d’une pratique de guérison au XXe siècle, Paris, Seuil, 2010, p. 19-58..

Maître de conférences à Le Mans Université | Site Web

Stéphane Tison est maître de conférences en histoire contemporaine à Le Mans Université et membre du TEMOS (Temps, mondes, sociétés, CNRS-UMR 9016). Ses recherches portent entre autres sur les guerres de 1870-71 et 1914-1918, les traumatismes de guerre sous l’angle collectif (commémorations) et individuel (traumatismes psychiques). Son intérêt se porte notamment sur l’interface entre les imaginaires guerriers et pacifiques.