Devenir un dieu : évolution politique des portraits de Napoléon I

Cet article a été initialement publié au sein du dossier “Figures et figurations du pouvoir politique” dirigé par Sylvie Servoise.

Entre 1789 et 1814 les artistes se trouvent dans une position nouvelle face à un régime politique instable et une élite en mutation. En effet, avec la chute de la monarchie, le système académique est remis en question et les artistes ne produisent plus pour un pouvoir centralisé. Leur survie dépend de leur adaptation à l’histoire. Albert Boime va jusqu’à dire que leur existence est conditionnée par l’histoire[1]. Cet engagement forcé est parfois payé au prix fort par les artistes qui, à chaque changement de régime ou de tendance politique dominante, voient leurs carrières artistiques affectées.

Lorsque la carrière publique de Bonaparte s’amorce, la production artistique le concernant se développe. Les artistes accompagnent de leurs pinceaux quasiment chaque traité, chaque bataille, consignant de façon permanente et facilement compréhensible par un large public l’histoire officielle de l’épopée napoléonienne. Les artistes ont donc un rôle clef dans la dissémination du mythe de Bonaparte.

Les portraits jouent un rôle particulier dans cette galerie napoléonienne car ils dévoilent l’image publique que se façonne Bonaparte. Tout comme Richelieu ou Louis XIV, Bonaparte est un forgeur d’image. Il choisit avec attention et précision ses costumes, ses poses, son apparence en général ainsi que son environnement pour créer une image adaptée à ses projets politiques. La différence principale entre Napoléon et ses prédécesseurs est que son image évolue. Nous pouvons voir dans les portraits qu’il commande à ses artistes officiels, tels que David, Gros, Girodet, Ingres ou Canova, que l’iconographie et les références visuelles changent au fil des portraits, en fonction de sa position politique et de celle à laquelle il aspire. Ancrant tout d’abord son image de courageux général et de consul attentif aux besoins de son peuple et à la gloire de la patrie, puis s’associant visuellement avec les rois et empereurs du passé, il se transforme en dieu olympien incontestable lorsqu’il devient empereur[2].

1796-99 : Le jeune héros militaire

Les premiers portraits du jeune général sont fréquemment empreints de romantisme et de réalisme. Il est généralement représenté dans l’uniforme des généraux de la République. La représentation de ses traits capture les détails de sa physionomie : son visage mince, ses yeux enfoncés, ses pommettes saillantes, ses lèvres fines et pincées et ses cheveux longs. Nous retrouvons ces traits soulignant sa jeunesse et sa détermination dans les portraits les plus connus réalisés à cette période tels le buste de Ceracchi, le portrait allégorique d’Appiani ou celui réalisé par Gros, de même que dans l’ébauche de David et le buste de Corbet.

La campagne d’Italie est couverte par la presse de façon extensive à la demande de Bonaparte. Cela lui permet de capter l’attention du public tout en se créant une image de héros militaire. Les portraits réalisés à cette période ont le même objectif : populariser le jeune général, donner de lui une image publique héroïque. Le portrait de Gros, Le général Bonaparte à Arcole 17 novembre 1796[3], concentre la plupart de l’iconographie utilisée par Bonaparte à cette période. Gros, qui a fait la connaissance de Joséphine Bonaparte par Mme Faipoult, salonnière et femme du diplomate envoyé de la République française à Gènes, suit Bonaparte à Milan où il obtient quelques courtes séances de pose. Gros assiste aussi à la bataille d’Arcole[4]. Bonaparte aurait encouragé le choix de cette bataille comme sujet car il était en compétition pour le rôle principal avec un de ses généraux, Augereau, qui avait lui aussi commandé une peinture et une gravure représentant cette victoire[5]. Gros peint Bonaparte chargeant l’ennemi, étendard et sabre à la main. Le jeune général, les cheveux longs en bataille, pâle dans son uniforme rouge et or est d’une sobriété étonnante. La tête tournée vers ses troupes, il semble les encourager du regard. Gros représente l’homme d’action dans son contexte naturel, le champ de bataille. Ce mode de représentation de l’homme de guerre est déjà bien établi et s’est popularisé au XVIIIe siècle dans la portraiture anglaise. Cependant, dans les portraits anglais, l’homme de guerre est souvent représenté dans un moment de réflexion, une sorte de parenthèse intellectuelle, comme dans le tableau George Augustus Eliott, 1st Baron Heathfield[6] de Joshua Reynolds. Ici, Gros choisit de représenter Bonaparte avant la victoire, immergé dans l’action et nourri d’un élan héroïque, étendard et sabre à la main. Ces symboles de l’homme de guerre sont traditionnellement représentés avec celui-ci mais sont rarement en action dans le tableau. Cela souligne sans doute l’impétuosité et la soif de combat du jeune héros. Le cadrage serré du tableau, centré sur Bonaparte, ne laisse que deviner le champ de bataille, le chaos de fumée et de flamme que l’on aperçoit à l’horizon. Cet arrière-plan souligne l’héroïsme du jeune général sans exposer la violence du combat. Ce cadrage force l’attention du spectateur sur l’individu, le héros en action. La lumière du tableau se concentre sur le visage de Bonaparte, ce qui indique traditionnellement un homme choisi et inspiré par Dieu ou Mars. Le visage de trois quart laisse deviner un profil légèrement idéalisé rappelant celui d’Alexandre le Grand. La posture de Bonaparte le corps lancé vers la bataille, un bras en avant et la tête tournée vers l’arrière pourrait évoquer Nike, déesse de la victoire, apportant l’écharpe au combattant victorieux telle qu’elle est représentée sur certaines amphores[7]. Nous ne sommes pas devant un prince allant en bataille mais bien devant un héro menant la France vers la victoire. Gros utilise les codes établis de la représentation du héros militaire mais les détourne pour créer un culte du héros individuel. Devenir un héros national passe par l’image et l’image fait part entière de la stratégie d’ascension fulgurante de Bonaparte.

Lorsque Bonaparte est de retour à Paris en décembre 1797, il voit son image se multiplier avec la production de médaillons, petits bustes en biscuit, etc.[8]. Le portrait de David Le Général Bonaparte[9] qui comportait les mêmes caractéristiques visuelles que le portrait de Gros n’est pas achevé, très probablement pour des raisons politiques. À cette période Bonaparte, qui désire atténuer les jalousies et suspicions, entame une politique d’humilité.

1799-1803 : le dirigeant politique

Avec le coup d’état des 18 et 19 Brumaire de l’an VIII (9 et 10 novembre 1799) et l’établissement du Consulat, les représentations de Bonaparte évoluent. Deux semaines après son retour de la seconde campagne d’Italie, en Juillet 1800, Bonaparte demande à ce que les batailles de Rivoli, Marengo, Moskirch, des Pyramides, Aboukir et Mont Thabor soient représentées en peinture. Il souhaite utiliser ces images pour maintenir sa réputation, justifier sa prise de pouvoir et écrire lui-même l’histoire.

Dans ses portraits les traits de son visage s’idéalisent, Bonaparte semble se désincarner pour devenir un symbole de l’homme d’État plus qu’un héros individuel à admirer. Il cherche alors à associer son image à celle des grands dirigeants politiques et militaires du passé. Il n’est plus seulement un individu exceptionnel mais bien un chef d’État. Ainsi le buste néoclassique de Corbet[10] est souvent noté pour sa perte d’expression et son idéalisation[11]. De même les bustes de Maximilien en style gréco-romain[12] marquent une rupture avec les bustes et portraits en costume contemporain. Mais le portrait dans lequel cette évolution est la plus marquée est sans doute Le Premier Consul franchissant les Alpes au col du Grand-Saint-Bernard, de David[13]. Il existe quatre variantes du tableau original commandé par Charles IV d’Espagne. Réalisées par David et son atelier, elles diffèrent par la couleur du cheval et du manteau. Mais la composition reste essentiellement la même : Bonaparte sur un cheval cabré brave les éléments et traverse les Alpes avant sa fameuse victoire à Marengo contre l’Autriche en juin 1800. Bonaparte suggère lui-même l’idée de la composition sur le cheval cabré dirigeant les opérations. En effet, le passage des Alpes avait déjà été représenté, mais de façon peu glorieuse, par Bidault et Taunay, Dunouy et un portrait équestre de Taunay[14]. Ces tableaux avaient reçu une réception négative car ils représentaient l’évènement non comme un acte symbolique mais comme une anecdote militaire. David va donc devoir conférer à l’évènement une grandeur légendaire. Les portraits équestres sont généralement réservés aux monarques, aux héros ou aux guerriers conquérants. Lorsque David et Bonaparte décident de cette composition ils ont certainement en tête leurs glorieux prédécesseurs artistiques et militaires et comptent associer visuellement Bonaparte avec ces grandes figures du passé. Ainsi David emprunte le geste d’allocution à la fameuse sculpture de Marc-Aurèle sur place du capitole à Rome. Le manteau de Bonaparte dans lequel le vent s’engouffre devient une draperie évoquant les dirigeants antiques. Sans doute David a-t-il aussi à l’esprit le tableau du Titien, L’Empereur Charles Quint après la bataille de Mühlberg[15]. David dramatise la traversée au milieu de la tempête en créant à l’arrière-plan un paysage dominé par les lignes verticales des montagnes. David intègre le contexte guerrier avec la représentation, toujours à l’arrière-plan, d’une colonne de soldats tirant les canons sur des luges, ce qui souligne la difficulté de cette traversée des Alpes. L’absence de second plan grandit Bonaparte et sa monture qui dominent l’ensemble de la composition. Les lignes de construction diagonales représentent l’ascension physique et militaire et ne sont pas sans évoquer les représentations de Saint Georges[16]. Ici encore, Bonaparte est représenté avant la bataille afin de souligner l’intensité dramatique de l’instant. Ainsi Bonaparte s’associe visuellement par le choix de la composition aux grands dirigeants politiques et militaires du passé. Mais, si cela n’est pas suffisamment clair pour le public, une association littérale est ajoutée. En bas de la composition, le nom de Bonaparte est gravé dans le rocher à côté du nom d’Annibal et de Karolus Magnus. En traversant les Alpes, Bonaparte a rejoint la légende militaire. Dans ce tableau, ses traits sont extrêmement idéalisés. Il incarne une idée du pouvoir, une légende militaire et se désincarne en tant qu’individu. Il représente la victoire intrépide bravant les éléments, un écho historique des grandes figures militaires et politiques. Notons qu’avec ce tableau Bonaparte manipule l’histoire. En réalité, il effectua ce passage à l’arrière- garde sur un mulet[17]. Bonaparte, après avoir vu l’original, en commande quatre copies dont l’une est commissionnée pour la bibliothèque de l’hôtel des Invalides, ancien hôpital des vétérans, alors en transformation pour devenir une sorte de monument dédié aux armées de Bonaparte[18]. Ce choix souligne la fonction symbolique de ce tableau comme image abstraite de l’héroïsme militaire. Ce tableau ancre donc Bonaparte dans une lignée de dirigeants politiques héroïques.

Le principal projet politique de Bonaparte à ce moment-là est de battre en brèche l’image du consulat comme dictature militaire. À cet effet, il entame des négociations avec l’Angleterre et commande des portraits de lui-même en costume civil[19]. Ce projet politique s’appuie sur les portraits officiels réalisés à l’époque qui mettent en scène les réalisations diplomatiques et politiques de Bonaparte. Le portrait peint par Gros en 1802, Portrait du premier consul[20], montre bien un changement radical dans l’iconographie adoptée par Napoléon : l’homme de guerre devient un homme politique. Ce tableau est exécuté l’année de la fondation de la légion d’honneur et est offert par Bonaparte à Cambacérès. Bonaparte est représenté debout en costume consulaire de velours rouge brodé d’or. Son visage de trois quart est ferme et son corps de face confronte le spectateur et lui donne un air d’autorité. Bonaparte pointe vers des parchemins qui listent les traités négociés sous son commandement de général et de consul : Marengo, Plaisance, Leoben, Campoformio, Concordat, Luneville font partie des mots que l’on peut déchiffrer sur ces parchemins. Ainsi Bonaparte ne souligne pas seulement ici ses compétences militaires mais bien ses compétences diplomatiques et politiques. Il se présente comme un dirigeant visionnaire. La salle est quasiment vide et le seul meuble couvert de velours vert sombre disparaît sous les parchemins relevant les nombreuses réussites de Bonaparte. Sur la table, la plume et l’encrier nous invitent à penser que c’est lui qui signa ces traités. La sobriété de l’environnement et l’arrière plan composés de tons bruns n’est pas sans rappeler les portraits des dignitaires révolutionnaires peints dans le style néoclassique. La composition est simple, le personnage est au centre de la toile, le message est clair : ces réussites sont les miennes. Ce type de composition appartient aux codes visuels des diplomates et politiciens. Bonaparte cherche à modifier son image, il n’est pas un simple chef militaire, fougueux sur le champ de bataille, il est aussi un politicien, un diplomate, un stratège.

Nous retrouvons cette image de Bonaparte diplomate dans de nombreux tableaux de l’époque tel celui d’Ingres, Napoléon Bonaparte, Premier consul qui reprend une composition similaire au tableau de Gros[21]. Cette œuvre fut offerte à la ville de Liège en souvenir de la visite de Bonaparte lors de laquelle il accorda 300 000 francs pour rénover un faubourg détruit par les Autrichiens en 1794. Le décor un peu plus riche reste d’une relative sobriété. Bonaparte, debout devant une table, pointe vers ce décret alors qu’à l’arrière plan on voit par une fenêtre la cathédrale St Lambert et la citadelle St Walburge qui donnent à l’œuvre son contexte géographique. La posture change quelque peu avec le positionnement de la main dans sa veste, une pose qui deviendra typique des représentations de Bonaparte. Celui-ci, en costume officiel souligne ses réalisations politiques. Là encore le message est clair : Bonaparte prend soin de son peuple.

1804 : devenir un dieu

Le 18 Mai 1804 Bonaparte devient Napoléon, Empereur des Français, et est couronné le 2 décembre suivant. Les représentations se multiplient : médailles, gravures, dessins, peintures, miniatures, statues, bustes, camées, toutes ces œuvres contribuent à la diffusion de l’effigie impériale. Chaudet réalise alors un buste complètement idéalisé, vidé de toute expression et de tous signes individuels[22]. C’est une image de l’État, une allégorie du pouvoir. Les liens iconographiques de Napoléon au passé se renforcent dans un effort pour justifier sa montée au pouvoir et imposer son image impériale. Lorsque Gérard peint Napoléon Ier en costume de sacre [23], il a certainement en tête le Portrait de Louis XIV de Rigaud[24] dont il s’inspire pour la pose de l’empereur et certains éléments de composition, comme la draperie rouge qui encadre le haut de la composition, le placement du trône et du tabouret, l’utilisation de la marche comme ligne de perspective, etc. C’est une composition typique de portrait royal d’apparat. Tous les symboles royaux sont présents : la main de justice et globe crucifère à l’arrière plan, le sceptre et l’épée du sacre ainsi que le collier de la Légion d’honneur. Bonaparte se place ainsi dans la lignée des rois de France en s’associant visuellement avec son roi le plus célèbre et certainement le plus brillant en matière d’image, le Roi-Soleil. La frontalité du regard est importante car elle est signe d’autorité. Un grand nombre de copies sont réalisées pour les ambassades de France à l’étranger.

C’est à cette période que David devenu premier peintre de l’Empereur réalise la scène du sacre[25], scène qui représente l’homme de pouvoir et l’homme de sentiment car il montre Napoléon non se couronnant lui-même, mais couronnant Joséphine. L’échelle de ce tableau rend bien compte de la grandeur du projet de Napoléon : se forger une image digne d’un roi.

Mais Napoléon va plus loin que cette image. Callet lorsqu’il réalise l’Allégorie de la victoire d’Austerlitz [26] représente Napoléon en Mars, dieu de la guerre. Le roi de droit divin devient lui-même un dieu. Lorsqu’Ingres peint Napoléon sur le trône impérial[27] en 1806 ce n’est plus de portraits royaux qu’il s’inspire, mais bien de représentation des dieux. Napoléon, de face, assis sur son trône domine l’espace pictural. Le costume impérial, le sceptre de Charles V, la main de justice et l’épée de Charlemagne confirment l’ancrage de Napoléon dans la lignée des dirigeants légendaires, mais ce portrait va plus loin. Albert Boime mentionne comme source possible de la symétrie rigide et de la lourde draperie, la partie centrale de l’autel de Ghent de Van Eyck représentant Dieu le Père[28]. Mais Ingres pourrait tout aussi bien s’être inspiré de la statue mythique de Phidias de Zeus à l’Olympe, l’une des sept merveilles du monde antique. Il s’en inspirera en 1811 lorsqu’il réalisera son Jupiter et Thétis et adoptera cette même composition frontale et rigide. Les couleurs choisies par le peintre semblent en effet rappeler le Zeus de Phidias, fait d’or, d’ivoire et d’ébène. Celui-ci tenait lui aussi dans sa main un sceptre d’or surmonté d’un aigle. Ingres idéalise et déifie Napoléon, créant une image d’autorité éternelle. Aux pieds de Napoléon les chartes astrologiques de sa montée au pouvoir viennent confirmer son alliance divine. La réception de ce tableau fut assez mauvaise non pas pour son contenu mais pour son style, que le public de l’époque trouva archaïsant. Il semble néanmoins qu’avec cette œuvre un pas soit franchi et que la représentation de Napoléon entre le domaine du divin.

1808-1810 : la figure divine de Napoléon

En effet alors que l’Empire est à son apogée les images divines de Napoléon se multiplient. Canova réalise à cette période une statue colossale de Napoléon en Mars désarmé et pacificateur[29]. Cette statue haute de 3,40 mètres représente Napoléon idéalisé à l’extrême, dans une nudité triomphante, tenant dans sa main gauche un sceptre avec à son sommet un aigle. Un manteau lui tombe du bras gauche et de sa main droite il présente une figure de Nike, déesse de la victoire, dominant un globe terrestre. Son glaive en repos est suspendu à un tronc d’arbre[30]. Le courageux général est devenu dieu de l’Olympe. Toute l’iconographie divine est maintenant présente et assumée.

Même les tableaux d’apparat tel que le Portrait en pied de l’empereur en costume de sacre [31] de Girodet prennent un ton divin. Si l’environnement et le costume restent similaires au portrait d’apparat réalisé par Gérard, le personnage de Napoléon change. Le corps et la draperie sont sculpturaux et dénués de tout mouvement donnant à la figure de Napoléon l’immobilité d’une icône religieuse. Napoléon a la main levée au dessus du Code Napoléon qui maintenant domine tous les autres attributs. La main ne pointe plus, c’est une main divine qui agit à distance. Napoléon ne regarde plus le spectateur, nous ne pourrions peut-être pas soutenir son regard divin. Girodet devait réaliser trente-six versions de ce portrait d’apparat à la pose divine mais n’en accomplit que vingt-six ce qui montre la perte de popularité de cette image.

1810-1814 : Chute graduelle de l’image divine

Alors que le régime napoléonien commence à se dégrader sur tous les fronts, l’image de Napoléon connaît un renouvellement complet. Ce changement radical est pour une part dû à David et pour une autre à la situation de plus en plus difficile de Napoléon, dont le mythe d’invincibilité s’écroule.

Lorsque David reçoit en 1810 la commission par Alexander Douglas d’un portrait de Napoléon, il veut révolutionner l’image de l’Empereur. Dans Napoléon dans son cabinet de travail aux Tuileries[32], David le représente en uniforme de colonel de grenadiers à cheval de la garde, son costume d’homme d’action, plutôt que dans son costume d’apparat. Il est dans son cabinet de travail au mobilier de style empire. Il est tard, la bougie est consumée et l’horloge indique quatre heure et quart. Le Code Napoléon est sur la table, l’épée qu’il s’apprête à saisir pour aller passer en revue les troupes est sur la chaise. C’est une allégorie politique : le code pour le peuple, la gloire militaire pour la patrie. Les traits sont réalistes et humains, l’idéalisation a disparu, l’homme réapparait. Les objets du pouvoir sont autour de lui, il n’est qu’un homme. La composition est simple avec un retour à des lignes verticales. Napoléon regarde le spectateur. La pose est redevenue simple : il est debout près de la table, une main dans la veste. Toute trace de divinité a disparu.

Cette représentation de Napoléon supplante et remplace la représentation divine. Napoléon, qui essuie des échecs sur le plan militaire, semble reprendre une campagne d’humilité. Nous retrouvons la modestie et la simplicité des premiers portraits dans par exemple Napoléon Ier en uniforme de colonel des grenadiers à pied de la Garde[33] de Gérard. Là encore, Napoléon est représenté debout, de face, une main dans la veste, regardant le spectateur. Il est devant son bureau et semble ranger des papiers plutôt que de pointer vers ses victoires. L’environnement est là encore sobre. Gérard reprend les traits du visage de son portrait d’apparat réalisé en 1805. Mais l’empereur n’est plus que l’ombre de son propre mythe.

Ainsi les images de Napoléon évoluent dans ses portraits en fonction de sa carrière politique. Napoléon su utiliser les images pour imposer ses vues politiques et asseoir son pouvoir. Les images posthumes de Napoléon permettent de suivre l’évolution du mythe napoléonien. Du tableau de Mauzaisse Napoléon, allégorie[34] qui représente Napoléon en guise de Moïse gravant les tablettes du code civil, assis sur un nuage et couronné par une allégorie du temps au portrait de Delaroche Napoléon abdiquant à Fontainebleau[35] qui nous présente une figure de Napoléon abattue, menée à l’échec, nous pouvons voir comment la légende napoléonienne est perçue à travers le temps.

Les représentations de Napoléon montrent sans doute le pouvoir indiscutable de l’image dans la figuration du pouvoir et l’écriture subjective de l’histoire.


Notes

  1. « […] historically conditioned existence » in A. Boime, Art in an Age of Bonapartism: 1800-1815, Chicago et Londres, The University of Chicago Press, 1990, p. 35.
  2. Nous ne prétendons pas faire ici une étude exhaustive des portraits de Napoléon qui bien entendu, du fait de leur grand nombre, mériteraient un ouvrage complet. Nous nous proposons d’étudier les œuvres qui nous semblent les plus emblématiques de chaque période politique de la carrière de Napoléon.
  3. Antoine-Jean Gros (1771-1835), Le général Bonaparte au pont d’Arcole, 17 novembre 1796, huile sur toile, 1896-97, Musée national du château de Versailles, France.
  4. J.,Tulard (dir), Histoire de Napoléon par la peinture, Paris, L’Archipel, 2005, (1991), p. 9.
  5. P., Bordes, Jacques-Louis David: Empire to Exile, New Haven et Londres, Yale University Press, 2005, p. 25.
  6. Joshua Reynolds (1723-1792), George Augustus Eliott, 1st Baron Heathfield , huile sur toile, 1787.
  7. Comme par exemple la figure de Nike ailée que l’on trouve sur l’amphore à figure rouge du Musée du Louvre attribuée à Douris, datant d’environ 490 – 480 BC. Numéro de Catalogue Louvre S3853.
  8. G., Hubert et G., Ledoux-Lebard, Napoléon : portraits contemporains bustes et statues, Paris, Arthena, 1999, p. 22.
  9. Jacques-Louis David (1748-1825), Le Général Bonaparte (non fini), huile sur toile, 1798, Musée du Louvre, Paris, France.
  10. Charles Corbet (1758-1808), Napoléon Bonaparte, consul, buste, plâtre, 1803, musée royal des beaux arts Bruxelles
  11. G., Hubert et G., Ledoux-Lebard, op. cit., p. 31
  12. Aujourd’hui disparus. Ibid., p. p.35
  13. Jacques-Louis David, Le Premier Consul franchissant les Alpes au col du Grand-Saint-Bernard, Huile sur toile, 1801, Musée national du château de Malmaison, France.
  14. P., Bordes, op. cit., p. 32.
  15. Titien (c.1490-1576), L’Empereur Charles Quint après la bataille de Mühlberg, huile sur toile, 1548, Musée du Prado, Madrid, Espagne.
  16. Bordes mentionne aussi comme source possible le tableau de Monsiau Alexandre dressant Bucéphale, 1787, in P., Bordes, op. cit., p. 88.
  17. De plus l’uniforme représenté est celui que Bonaparte porta à Marengo non pas celui de la traversée des Alpes.
  18. A., Boime, op. cit., p. 39.
  19. P., Bordes, op. cit., p. 29.
  20. Antoine-Jean Gros, Portrait du premier consul, huile sur toile, 1802, Musée national de La légion d’honneur, France.
  21. Jean-Auguste-Dominique Ingres (1780-1867), Napoléon Bonaparte, Premier consul, huile sur toile, Musée des Beaux-Arts de Liège, Belgique.
  22. Antoine-Denis Chaudet (1763-1810), Napoléon, empereur, buste en hermès, marbre, 1805, Musée national du Château de Rueil-Malmaison, France.
  23. François Gérard (1770-1837), Napoléon Ier en costume de sacre, huile sur toile, 1805, Musée Napoléon Ier de Fontainebleau, France.
  24. Hyacinthe Rigaud (1659-1743), Portrait de Louis XIV, huile sur toile, 1701, Musée du Louvre, Paris, France.
  25. Jacques-Louis David, Sacre de l’Empereur Napoléon Ier, huile sur toile, 1806, Musée du Louvre, Paris, France.
  26. Antoine-François Callet (1741-1823), Allégorie de la victoire d’Austerlitz, huile sur toile, 1805, Musée national du château de Versailles, France.
  27. Jean-Auguste-Dominique Ingres, Napoléon sur le trône impérial, huile sur toile, 1806, musée de l’Armée, Paris, France.
  28. Ce tableau fut exposé à Paris entre 1799 et 1816. Voir A., Boime op. cit., p. 52.
  29. Antonio Canova (1757-1822), Napoléon en Mars désarmé et pacificateur, statue, marbre, 1803-1806, Apsley House, Londres, Grande Bretagne.
  30. G. Hubert et G. Ledoux-Lebard op. cit., p. 136.
  31. Anne-Louis Girodet (1767-1824), Portrait en pied de l’Empereur en costume de sacre, huile sur toile, Musée Girodet, Montargis, France.
  32. Jacques-Louis David, Napoléon dans son cabinet de travail aux Tuileries, huile sur toile, 1812, Washington National Gallery of art, Etats-Unis.
  33. François Gérard (1770-1837), Napoléon Ier en uniforme de colonel des grenadiers à pied de la Garde, huile sur toile, c.1812, Musée de l’île d’Aix, France.
  34. Jean Baptiste Mauzaisse (1784-1844), Napoléon, allégorie, huile sur toile, 1833, Musée national du château de Malmaison, France.
  35. Paul Delaroche (1797-1856), Napoléon abdiquant à Fontainebleau, huile sur toile, 1845, The Royal Collection, Londres, Grande-Bretagne.
Professeure associée à Université de Maastricht | Site Web

Emilie Sitzia est professeure associée à l'Université de Maastricht. Elle a été maîtresse de conférences en histoire et théorie de l’art à l’université de Canterbury en Nouvelle-Zélande et est spécialisée dans l’art Européen du XIXe et XXe siècle.