Ne dominez pas vos rats

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Cet article a initialement été publié au sein du dossier “La Fiction politique (XIXe-XXIe siècles)” qui reprend les actes de la journée d’étude et de la table ronde d’écrivains organisées par le Groupe phi et New York University.

On aiderait l’homme si on pouvait lui ouvrir, sinon l’œil pour l’écriture d’autrui, du moins l’oreille pour sa propre langue, et lui faire vivre à nouveau les significations que, sans le savoir, il porte quotidiennement à la bouche. […] Plus on est près de l’origine, plus on est loin de la guerre. Si l’humanité avait autre chose que des phrases creuses, elle n’aurait pas besoin d’armes. On doit commencer par s’entendre parler, réfléchir là-dessus, et ce qui est perdu se trouvera. (Karl Kraus)

Le sujet (fiction et politique) est délicat, parce qu’interminablement rebattu en ces temps d’écrasante impuissance politique où le moindre artiste, intello, universitaire veut à toute force se convaincre que son activité a un contenu ou des effets politiques, contre toutes les évidences, contre tous les démentis flagrants du réel.

Nous savons qu’il y a des transgressions rituelles dans nos milieux, des incantations et des indignations vertueuses et sans aucun effet. « Aucune contestation ne saurait être portée par des individus qui en l’exhibant se sont élevés socialement. » – il faudrait toujours avoir à l’esprit cette formule de Debord. Dans son texte sur l’Etat où il analyse ces transgressions rituelles, où il oppose « le transgresseur contrôlé » à « l’hérétique » Bourdieu cite ce mot célèbre de Chamfort : « Le grand vicaire peut sourire à un propos contre la religion, l’évêque rire tout à fait, le cardinal y joindre son mot. »

Il me semble que les romans qui se donnent pour objet un bon gros thème politique identifiable, un bon gros titre clignotant comme « les sans-papiers » ou le « chômage en France », présentent souvent peu d’intérêt, aussi bien sur le plan littéraire que politique. Toute remise en cause des pouvoirs existants passe par une opération sur la langue même, sur ses fausses évidences, sur les fictions grammaticales qu’elles charrient. Je me sens plus requis par les livres qui font éclater la fiction grammaticale du JE, qui ouvrent les vannes du sens, restent irréductibles à une intention ou un « message ».

C’est que bien trop souvent, dans les livres, non seulement Paul veut coucher avec Pauline, ce qui se conçoit, ce qu’on peut accepter à la rigueur (et dont on prend acte dans une phrase 1 qui pourrait s’énoncer ainsi : « Paul veut coucher avec Pauline »), mais le même Paul veut coucher avec la même Pauline dans la phrase suivante (« Paul s’approche de Pauline avec ses grandes mains pâles »), et là, non, ça ne va plus du tout, on jette le livre, ça ne se passe jamais ainsi, chez personne, nulle part.

Entre deux points sur la page, entre deux secondes de vie, il y a le bruit de cataracte du temps, et la seule affaire qui vaille en écriture, c’est de le faire entendre. Chez quelques rares auteurs (Michaux pour citer un canonique, Brea et Calleja ci-dessous) quand les choses deviennent un peu plus turbulentes, il y a fort à parier que Paul aura cessé de vouloir la même chose dans la phrase 2, ou qu’il aura oublié, ou qu’il se sera transformé en cafard, ou en Pauline, ou Pauline en falaise, ou tout ceci à la fois, car « on ne sait jamais ce qui peut se passer avec ces personnes qui existent. » (Antoine Brea).

Qu’on me permette de citer longuement Arno Calleja dans La performance, et Antoine Brea (Méduses, Le Quartanier, 2009).

Bon, c’est évident que les garçons devraient tous s’asseoir pour pisser mais ce qu’il y a, dans un premier temps, ce qu’il ne faut pas oublier, de dire, c’est que les filles aussi devraient pisser debout, parce que tu veux l’égalité tu veux bosser avoir ton appartement tu veux être l’égale des cons alors pisse debout comme un gros con pour en foutre partout, des gouttes. Fous-en partout des gouttes sur la lunette, parce qu’il te faut un peu plus de cohérence dans ta vision politique maintenant. Les filles de toute façon elles n’osent pas exister en nonchalance et laisser des traces de négligence. C’est l’exemple type de leur constipation. Pisser comme ça un coup sans y penser, debout, voire même en se curant le nez ou en fumant d’une main une cigarette et de l’autre passer un coup de fil, avec le portable coincé entre la joue et l’épaule, repliée, dans une bonne posture de gros con, elles n’osent pas. Elles devraient le faire bien sûr mais elles ne le font pas et du coup dans la foulée elles se plaignent de ceux qui pissent à côté, ce en quoi elles ont tort, et devraient faire un effort, changer leur position de corps, c’est-à-dire redéterminer les gestes quotidiens et inventer un nouveau rapport à sa physiologie, à sa chatte à ses mains, tout, tout l’espace que tu prends quand tu bouges, pour vivre[1].

Et Antoine Brea, Méduses :

Entre-temps il y avait cette fille à la maison, chez moi. Difficile en pratique de savoir ce qu’elle fabriquait à l’intérieur de chez moi. J’allais bien, je n’étais pas malade. Physiquement je tenais le coup. Elle était là, dans ma maison, chez moi, impossible de savoir ce qu’elle faisait, elle avait ses raisons. On s’était connu je ne sais plus trop comment-où. J’étais bien avec cette fille, à l’aise et décontracté, je me rappelle de tout. Je ne la connaissais pas. C’était une fille et elle habitait à la maison, elle m’empêchait de dormir. On s’était rencontré dans un bar, mais je la connaissais d’avant je pense. Un bar à pédérastes dans un quartier à pédérastes, très mode. La fille était brésilienne ou quelque chose du genre : un pays exotique où les gens dansent. Elle savait bien l’anglais, devait venir d’Amérique, parlait d’y retourner. Elle aimait l’Amérique, où vivait sa sœur, où les rêves, disait-elle, se baladent en liberté. Avec la fille on avait bu un verre. Extérieurement elle était belle, mais sans excès, c’était selon, je n’arrivais pas à trancher, mes poumons étaient sains, je me savais incurable. On avait parlé peu. Elle était très brune, avec des cheveux noirs, presque pas de vêtements, bien faite, assez grande pour sa taille, probablement péruvienne. J’allais bien, juste un peu envie de crever. On avait bu un verre. On l’avait bu et il se faisait tard et je lui avais proposé par politesse de passer à la maison, chez moi. La fille était métisse, amérindienne, pas trop maigre, un peu belle ; on voyait tout de suite qu’elle savait bien s’occuper de ses hommes et faire cuire des choses. Elle avait refusé, décliné l’invitation, ce n’était pas une bonne idée. Je trouvais aussi que ce n’était pas une si bonne idée ; j’avais seulement demandé par politesse, besoin de me calmer, ne pas rentrer tout seul succomber dans mon lit sans personne à qui hurler[2].  

Se déploie dans ces deux extraits, malgré toutes leurs différences, une pensée en vrille, sans bords et sans limite. Quelqu’un parle, s’efforce, démontre, trébuche, ne s’interrompt jamais, brasse tout, ne hiérarchise rien, télescope les moments et les lieux – contre toute logique. La folie rôde bien sûr, dès qu’il n’y a plus de bords, que le narrateur devient ciel, enfant, minéral, gouttes de pisse sur la cuvette, que l’écriture avance « comme une lame à travers toutes choses » (V. Woolf). Peut-être très naïvement, il me semble que cette conscience de notre porosité, de notre éclatement nous permet d’être un peu plus méfiants vis-à-vis des discours politiques, un peu plus chatouilleux à l’égard de tout ce qui prétend nous définir et nous arraisonner, un peu moins sûrs de nous.

Un grand autre pour nous (au sens large, universitaires, écrivains…) c’est par exemple le lepéniste avec sa paranoïa, sa hantise du déclassement, son racisme – au berceau duquel une bonne partie de la classe politique semble s’être donnée rendez-vous pour lui chatouiller le ventre. C’est cette parole-là qu’il ne faut pas avoir peur de faire surgir, pour en sentir les puissances mais les emmener ailleurs aussi. D’où mon intérêt pour l’écriture du stand up, telle que la pratiquait un Desproges en France, un Lenny Bruce ou un Bill Hicks aux USA, avec les prises de risque de leurs sketches, leurs glissades, leurs nonsense.

Ne pas avoir peur de cela, de cette proximité-là, la laisser se déployer mais pour mieux en faire saillir l’absurdité ou la folie, ses impensés, son éventuel comique involontaire. Me passionnent les textes qui lui donnent une voix, à ce pire, les textes qui n’ont pas peur de ses puissances, mais le déplacent, le trouent, l’entrechoquent à autre chose. C’est ainsi, bien plus efficacement que par les discours contre, les indignations et les mains sur le cœur, que le risque (grandissant) de ce pire est combattu. Aucune pose vertueuse ne viendra à bout d’un discours paranoïaque.

Berlin Alexanderplatz de Döblin est une étonnante auberge, espagnole et kaléidoscopique : on s’y soûle, on s’y tue, on s’y prend aux cheveux. Surgissent tour à tour et sans transition : Isaac rétif à son sacrifice par Abraham, le maquereau Biberkopf et la petite putain Mieze, des horaires de chemin de fer, des voix dans les rues, des cris annonçant le retour d’Agamemnon de Troie, tout un bestiaire hors de contrôle. Le récit se donne comme un inépuisable réservoir de voix et de régimes d’énonciation, épousant tous les points de vue, des êtres, des choses, des animaux. Döblin prend en charge la violence et la brutalité du milieu interlope où se déroule son récit, laisse se déployer la pire violence masculine (à l’égard des femmes par exemple, violées ou assassinées dans son livre). Il est frappant de constater que ce livre, maintenant muséifié et rendu (presque) inoffensif, a été célébré quasi unanimement lors de sa retraduction par Olivier Le Lay en 2008. J’ai la certitude que s’il était publié maintenant, sans cette gloire douteuse d’être un chef d’œuvre du passé, il donnerait lieu à d’infinis débats « sociétaux » et sans doute aussi à des accusations terribles contre son auteur – comme Jauffret a dû y faire face avec Autobiographie ou Histoire d’amour.

Pour conclure, un dernier exemple. Ce titre « Ne dominez pas vos rats » vient d’un poème de Ghérasim Luca, Passionnément, où le corps à corps avec la langue, sa dislocation, passe à une échelle qu’on pourrait qualifier de moléculaire :

ne dominez pas vos rats

pas vos rats

ne do dévorants ne do ne dominez pas

vos rats vos rations vos rats rations ne ne

ne dominez pas vos passions rations vos

ne dominez pas vos ne vos ne do do

minez minez vos nations mi mais do

minez ne do ne mi pas pas vos rats

vos passionnantes rations de rats de pas

pas passe passio minez pas

minez pas vos passions vos

vos rationnants ragoûts de rats dévo

dévorez-les dévo dédo do domi


Notes

  1. A. Calleja, La Performance, Nantes, Joca Seria, 2012.

  2. A. Brea, Méduses, Montréal, Le Quartanier, 2009.

Ecrivain/auteur/traducteur | Site Web

Alban Lefranc est un écrivain, auteur dramatique et traducteur. Son dernier roman, L'Homme qui brûle (Rivages) paraît en août 2019, et figure sur la première liste du Prix Décembre. Il a notamment traduit les oeuvres de Rainer Werner  Fassbinder Peter Weiss. Il a également fondé la revue bilingue (français/allemand) La mer gelée à Dresde en 2000.