L’invasion de l’Ukraine au prisme des théories réalistes

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Selon Raymond Aron, la puissance devait être envisagée comme « la capacité d’une unité politique d’imposer sa volonté aux autres unités… La puissance politique n’est pas un absolu, mais une relation humaine ». Contrairement aux premiers spécialistes des relations internationales, Aron considérait ainsi que la puissance n’était pas seulement un agrégat de capacités matérielles (l’économie, les moyens militaires…) et immatérielles (la cohésion nationale, la résilience…). Celles-ci jouent certes un rôle important dans ce qu’il est désormais convenu d’appeler avec Joseph Nye le hard power, mais sans une volonté politique clairement affichée, ces moyens de la puissance s’avèrent inutiles. Les événements actuels en Ukraine confirment la justesse de cette analyse tant l’impuissance de nations supposées puissantes contraste avec l’ambition affichée d’un État déclassé mais résolu.

Sur le papier, la Russie n’avait en effet que très peu de chances d’emporter le bras de fer qu’elle a engagé alors que ses capacités militaires et économiques sont dérisoires face au bloc de l’OTAN. Avec un PIB de 1584 milliards en 2021, la Russie se situe au niveau de l’Italie (1653 milliards), loin de la France et de l’Allemagne, pour ne pas parler des États-Unis (19.441 milliards de dollars). Le budget militaire russe est en rapport avec les moyens dont dispose l’État russe. D’après le SIPRI, qui est la référence en la matière, les dépenses militaires de la Russie ont atteint 61,7 milliards de dollars en 2021. Toujours à titre de comparaison, le budget de la défense français s’élevait à 52,7 milliards en 2020 (en intégrant les pensions), alors que le budget allemand était pour sa part de 52,8 milliards. Hors États-Unis, le budget militaire des pays membres de l’OTAN s’élevait en 2019 à 284 milliards de dollars. Même si l’armée russe dispose de soldats professionnels aguerris (85% des officiers russes ont l’expérience du combat), d’une puissance de feu inégalée et d’une doctrine d’emploi claire, faute d’un soutien économique efficace, elle ne pourrait être engagée dans des opérations destinées à durer. En déclenchant les hostilités, le Président russe ne pouvait pas ignorer ces données que ses homologues occidentaux avaient également à leur disposition.

Et pourtant, le pari de Poutine était en passe de réussir aussi longtemps qu’il se contentait d’annexer le Donbass. Comme l’Europe avait conseillé à la Géorgie de faire son deuil de l’Abkhazie et de l’Ossétie en 2008, elle aurait très certainement conseillé à l’Ukraine de considérer qu’après la Crimée, le Donbass avait cessé d’être un territoire où s’exerçait sa souveraineté. Alors que son intégrité territoriale avait été garantie en 1994 en échange de sa dénucléarisation, l’Ukraine aurait été dépecée comme jadis la Tchécoslovaquie sous le regard affligé des démocraties qui répliquent à l’agression par des sanctions inopérantes, puisqu’obligatoirement anticipées. Preuve de leur inefficacité, ces sanctions seraient venues s’ajouter à celles prises en 2014 à la suite de l’invasion de la Crimée, sanctions qui n’avaient nullement dissuadé l’exécutif russe de poursuivre sa politique d’expansion. Bien plus, alors que la Crimée avait été annexée par des prétoriens sans uniforme, comme si la Russie hésitait alors à défier ouvertement le droit international, l’occupation du Donbass a été menée au grand jour avec un déploiement de forces tout à fait officielles. Autrement dit, même s’il savait ne pas pouvoir disposer de tous les attributs matériels de la puissance, Vladimir Poutine a délibérément choisi l’affrontement en partant du principe que sa volonté l’emporterait face aux tergiversations d’adversaires autrement plus forts que lui.

Jusqu’à ce que les forces russes franchissent les frontières du Donbass, Poutine était donc assuré d’emporter le bras de fer qu’il avait déclenché. L’équilibre résultant par définition de l’action de forces qui ne s’annulent qu’en s’opposant, il ne peut être atteint dès lors que l’une des parties annonce par avance qu’elle renonce à compenser la montée en puissance du camp d’en face par un déploiement de forces équivalent. Mécanisme automatique et préventif, selon les caractéristiques mises au jour par Hans Morgenthau, il permet à un joueur irrationnel mais déterminé de l’emporter sur un joueur rationnel mais velléitaire, à condition de prendre l’offensive.

L’issue de la guerre est cependant aujourd’hui plus incertaine tant les buts de guerre russes semblent déconnectés de la réalité. Disposant d’une aviation qui se situe au deuxième rang mondial, l’armée russe n’a à ce jour pas acquis la maîtrise des airs. La Russie est en train d’apporter elle-même la preuve qu’elle n’est même plus le géant au pied d’argile qu’était l’URSS, mais « le Burkina Fasso avec des armes nucléaires ». Dans un environnement régi par les règles d’un réalisme aussi « raisonnable et rationnel » que possible, l’irrationalité peut être un atout momentané pour une nation révisionniste. Elle se retournera cependant vite contre elle si elle n’est pas en mesure d’atteindre rapidement ses objectifs puisque toutes les nations voisines se ligueront contre elle en trouvant au sein de la coalition le courage qui leur manquait individuellement.

Jean-Jacques Roche est politologue, professeur en relations internationales à l'université Paris Panthéon-Assas. Il est directeur du Master "Défense et dynamiques industrielles" et dirige l'Institut Supérieur de l'Armement et de la Défense. Outre des ouvrages en science politique, il a publié plusieurs romans.