De la peur de mourir (trois récits russes)

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Cet article a initialement été publié au sein du dossier “La Fiction politique (XIXe-XXIe siècles)” qui reprend les actes de la journée d’étude et de la table ronde d’écrivains organisées par le Groupe phi et New York University.

La peur n’aura pas eu beaucoup de chance dans la philosophie du XXe siècle, écrasée qu’elle fut entre deux concepts majeurs, relevant de deux champs différents, qui auront accaparé toute l’attention : celui d’angoisse et celui de terreur : deux écrans ou deux obstacles, dont il convient de mesurer non seulement la portée, mais également la raison d’être. D’un côté, les philosophies de l’existence, dans le sillage du Concept d’angoisse de Kierkegaard et de l’analytique existentiale du Dasein se seront concentrées sur l’angoisse, reléguant la peur au rang des émotions accessoires, de l’autre les discussions théoriques portant sur la justification ou la condamnation de la violence, au nom d’une idée de l’histoire ou de la révolution, auront fait de la terreur le concept clef de l’analyse des systèmes autoritaires et répressifs, à commencer par les systèmes totalitaires. Il en résulte que « la peur de mourir » et l’ensemble des manifestations qui la trahissent furent, longtemps, sinon étrangères à toute réflexion théorique, du moins secondes, irrémédiablement secondes, au regard de ce qu’avaient d’imposant, sur le plan ontologique-existentiel, l’angoisse devant la mort et, sur le plan de l’histoire et de la politique, le procès, accusation et défense confondues, de la terreur, comme si la peur était trop individuelle, trop subjective, mais peut-être aussi indéfiniment soupçonnable de faiblesse, de manque de courage et de résolution, trop ambivalente donc pour être prise en considération à sa juste mesure. Du coup, c’est aussi la rencontre entre ces deux grands champs d’investigation que sont l’analyse existentielle du rapport à la mort et l’analyse politique des effets des régimes les plus menaçants pour la sécurité de la vie, qui auront été manqués. La première aura négligé la dimension irréductiblement politique de notre rapport à la mort, menacé et menaçant, et la seconde minimisé le caractère subjectif des effets de la terreur sur toute existence singulière, en d’autres termes, la façon dont elle affecte les corps et les esprits, dans le faisceau de relations, à soi-même, aux autres, au monde, qui fait la singularité de toute subjectivité.

Et pourtant que de variations imaginaires autour de la peur ! Car voilà le paradoxe : tandis que l’angoisse et la terreur retenaient l’attention des philosophes, l’expérience de la peur ne cessa de s’imposer non seulement comme un objet, mais plus encore comme l’un des ressorts majeurs de la littérature. Elle est inséparable déjà de l’émergence et de l’essor de genres littéraires auxquels il convient de donner droit, comme la littérature fantastique, les romans d’épouvante, toutes ces histoires de spectres, d’apparitions, de fantômes, de mort-vivants, de monstres sanguinaires, relayées par le cinéma qui ont composé durablement l’imaginaire de la peur. Mais surtout, il revient à la littérature, celle des récits, des témoignages, mais aussi des pièces de théâtre et des poèmes, qui se sont confrontés à la terreur et qui l’ont pris pour objet d’en avoir rendu possible une perception moins abstraite que celle qui réduisait la terreur au moyen, juste ou injuste, d’une politique. Or elle ne le fit pas autrement qu’en donnant droit à ce qui constitue la traduction la plus immédiate, la plus quotidienne, la plus envahissante de la terreur, celle qui conduit ceux qui en subissent le joug au bord de la folie : à savoir une peur de chaque instant pour soi et pour ses proches, la peur d’être arrêté, emprisonné, torturé, déporté et pour finir exécuté. Cette peur, on peut dire en un sens que la philosophie l’aura longtemps abandonnée à la littérature, comme si là n’était pas l’enjeu, mais on peut dire aussi que du jour où la littérature aura rattrapé la pensée et où elle en aura imposé le témoignage, rien n’aura plus été comme avant. Il aura peut-être fallu les récits de Soljenitsyne et ceux d’Evguenia Guinzbourg (Le Vertige et Le ciel de la Kolyma), de Iouri Dombrovski (La faculté de l’inutile), mais aussi les poèmes de Mandelstam et rétrospectivement une lecture à rebours des romans prophétiques de Kafka, à commencer par Le Procès, pour que s’impose une autre approche de la terreur : celle qui donne droit à ce que la terreur fait de la vie des vivants en les enfermant dans une obsédante et paralysante « crainte de la mort ».

Il est, de ce point de vue, un exemple saisissant : l’essai de Merleau-Ponty, écrit en 1946, publié sous forme de livre en 1947 : Humanisme et terreur. Voilà, en effet, un livre qui renvoie explicitement, comme son titre l’indique, à la terreur, telle que l’exemplifie les procès de Moscou, en s’appuyant sur une lecture très critique du roman de Koestler : Le Zéro et l’infini, un livre donc, dont on pourrait supposer qu’il n’ignore rien de la politique de terreur mise en place par les régimes staliniens et qui pourtant, à force de s’interroger sur sa légitimité, manque de façon saisissante ce qui invalide en réalité toutes les justifications qu’il propose, au nom de la révolution, à savoir l’analyse la plus concrète, la plus phénoménologique, pourrait-on dire, de ce qu’une telle politique signifie d’abord et avant tout qui n’est pas une explication avec l’histoire, mais la violence extrême de l’invasion de la peur : peur des autres, sans exception, des plus familiers aux plus étrangers, peur des délateurs, de leurs insinuations et de leurs dénonciations, des rumeurs meurtrières et des pièges tendus, peur de partout et de chaque instant.

D’où vient donc un tel déni de la peur ? Est-ce parce qu’elle est d’emblée suspecte, comme si les philosophies de l’existence qui donnent droit à l’angoisse du néant et les théories politiques qui interrogent le sens de l’histoire et la violence qu’il appelle considéraient communément qu’il n’est pas digne d’avoir peur de la mort ou, pour le dire autrement, que cette peur qui manque d’héroïsme est doublement aveugle, qu’elle manque aussi bien le sens de l’existence que celui de l’action et de l’histoire ? Et si tel est le cas, quel est le contre-point ou le contre-poids qu’offre la littérature ? Toute peur, sans doute, n’est pas synonyme de violence, mais elle l’est chaque fois qu’elle peut être reconduite, à des titres divers, à « la peur de mourir », là où celle-ci conduit celui dont elle s’empare au bord de la folie. Dans les pages qui suivent, on tendra de répondre aux questions qui précèdent en suivant de près ce que nous apprennent trois récits qui ont en commun d’appartenir à la littérature de langue russe et d’y dessiner un parcours : le Journal d’un fou de Tolstoï, Parania de Tendriakov et, pour finir, plus longuement, Le Timbre égyptien de Mandelstam.

Journal d’un fou, de TolstoÏ : l’Imaginaire de notre rapport à la mort

J’étais sorti dans le couloir en espérant fuir ce qui me tourmentait. Mais cette chose sortit derrière moi, elle obscurcissait tout. J’avais toujours aussi peur, encore plus. « Qu’est-ce donc que cette bêtise, me demandais-je, D’où me vient cette angoisse, de quoi ai-je peur ? » « De moi, murmura la mort. Je suis là. » Je sentis un frisson déchirer ma peau. Oui, la mort. Elle viendra, la voici en personne, alors qu’elle ne devrait pas être. Si j’avais été véritablement au seuil de la mort, je n’aurais pas pu éprouver ce que j’éprouvais à cet instant, car alors j’aurais eu peur. Tandis que là, je n’avais pas peur, mais je voyais, je sentais que ma mort arrivait, et, en même temps, je sentais qu’elle ne devait pas exister. Tout mon être sentait le besoin, le droit de vivre et, en même temps, percevait le travail de la mort. Et cette déchirure intérieure était terrible. J’essayai de secouer cette horreur. Je trouvai un bougeoir en cuivre dont la chandelle était à moitié consumée, et je l’allumai. La flamme rouge de la bougie et la taille de celle-ci, à peine plus petite que celle du bougeoir, disait la même chose. Il n’y a rien dans la vie, il y a seulement la mort, et elle ne devrait pas être. J’essayai de penser à ce qui m’occupait, à l’achat du domaine, à ma femme : non seulement il n’y avait là rien de réjouissant, mais tout cela n’était plus rien pour moi. La terreur que m’inspirait ma vie perdue me cachait tout le reste. Il fallait me rendormir. Je me couchai. Mais à peine allongé, je bondis, pris de terreur. Et l’angoisse, toujours la même angoisse, comme avant de vomir, mais cela se passait dans l’âme. On est horrifié, terrorisé, on a l’impression d’avoir peur de la mort, mais on se rappelle, on réfléchit à la vie, et en fait, c’est de cette vie qui s’éteint que l’on a peur. La vie et la mort se fondaient en un tout. Quelque chose déchiquetait mon âme, sans parvenir à la mettre en pièces[1].

Qu’est-ce que ce récit de Tolstoï nous apprend de l’angoisse de la mort, de la peur de mourir et des terreurs par lesquelles l’une et l’autre se manifestent ? D’abord et avant tout qu’elles sont indissociables, étroitement nouées les unes aux autres — et qu’en conséquence, le rapport de chacun à la perspective de sa propre mort ne saurait être analysé indépendamment de ce qui rassemble l’angoisse du néant, la peur de perdre la vie et la terreur de l’inconnu, d’une façon qui reste pour tous irréductiblement singulière, dans ce qui, pour chacun, constitue la part la plus mystérieuse de la genèse de sa propre subjectivité. Le passage qui précède raconte, en effet, l’une des deux crises qui conduisent le narrateur qui les éprouve au bord de la folie. Lorsque débute le récit qui se présente comme le « journal d’un fou », celui qui va se lancer dans une longue anamnèse du mal qui le guette, et dont le retour toujours imminent le hante, vient d’échapper de justesse à un internement psychiatrique, dont on comprend très vite que la perspective s’en était présenté en raison des crises d’angoisse répétées, mais aussi de la peur de leur retour et des terreurs nocturnes qui les accompagnent, qui sont les manifestations les plus visibles de ce mal.

Mais ce que cherche, au juste, l’anamnèse, ce n’est pas seulement de reconstituer l’histoire de ces crises, c’est aussi de comprendre l’origine complexe du nœud qui noue, dans notre appréhension de la mort, les premières expériences, les premières interrogations et les premiers cauchemars de l’enfance aux émois de l’adolescence et aux passions de l’âge adulte. Le récit nous rappelle, autrement dit, qu’on n’a rien saisi de cette appréhension et de la violence qui lui est propre, tant qu’on n’a pas exploré les différentes strates qui constituent l’imaginaire de notre rapport à la mort, comme s’il nous avertissait, quelques décennies à l’avance, qu’il est vain de se focaliser sur l’angoisse, en lui dressant un piédestal ontologico-existentiel, si c’est pour oublier nos peurs qui la détournent du néant en lui trouvant un objet, celui fût-il l’angoisse elle-même. Car voici ce que nous apprend Tolstoï : il n’y a rien dans ce rapport qui soit plus redoutable que les crises d’angoisse qui accompagnent moins la certitude de l’imminence de la mort que la conscience absolue de la finitude de toute vie. Aussi est-ce l’angoisse elle-même qui fait peur ; et c’est parce que ses crises répétées font l’objet d’une menace permanente qu’elles conduisent le narrateur au bord de la folie. La vie, dans le fond, est moins paralysée par l’angoisse de la mort, que par la peur très concrète des crises qu’elle provoque, une peur que Tolstoï décrit avec une précision et une finesse qu’aucune analytique existentiale, enfermée dans ses attendus ontologiques, n’est en mesure d’atteindre.

Durant toute la nuit, ma souffrance fut insupportable, de nouveau, mon âme s’arrachait au corps dans la douleur. « Je vis, j’ai vécu, je dois vivre, mais tout d’un coup, c’est la mort, la destruction de tout. Alors à quoi bon vivre ? Mourir ? Me tuer tout de suite ? J’ai peur. Attendre que la mort vienne ? J’ai encore plus peur. Donc, vivre ? Pourquoi ? Pour mourir ». Je ne sortais plus de ce cercle. Je prenais un livre, me mettais à lire. Un instant, je m’oubliais, puis de nouveau, c’était la même question, la même horreur[2].

C’est cette peur qui, à terme, précipite le narrateur dans cet attentisme, indifférent à tout ce qui avait jusqu’alors donné un sens à sa vie, sa maison, sa famille, ses affaires, ne trouvant d’autre secours que dans la religion. Il est bien sûr d’autres issues possibles ; et la littérature n’aura cessé de jouer avec celles qu’elle pouvait inventer, moins pour substituer la peur à l’angoisse que pour lui donner un autre objet que cette angoisse même, histoire, comme on dit, de se faire peur autrement. Puisqu’il est question de littérature russe, comment ne pas évoquer ici toutes ces histoires de spectres, de mort-vivants ou de cadavres ressuscités qui n’ont cessé de jouer, aux frontières du réel, avec nos cauchemars d’enfant, en donnant à la peur cet autre objet : Le croque-mort d’Alexandre Pouchkine, Un fantôme dans le château des ingénieurs de Nicolas Leskov, Le chien blanc de Fiodor Sologoub ou encore l’étonnant récit de Leonid Andreiev : Avant le cambriolage. Toutes ont en commun de proposer, non sans humour, sinon un dérivatif, du moins une alternative, enjouée ou terrifiante, à la solitude de l’angoisse et à l’appréhension de ses crises qui ne nous en apprend pas moins sur les strates complexes, les constructions imaginaires, les passions du corps ou les illusions des sens, constitutives de notre rapport à la mort.

L’irrésistible contagion de la peur : Parania, de Tendriakov

Lorsque la philosophie politique analyse la terreur du point de vue de sa nécessité historique ou de la logique interne d’un processus révolutionnaire qui ne doit sa survie, comme processus, qu’à l’élimination de toute opposition, elle court toujours le risque d’en réduire les victimes à des opposants effectifs. Elle entérine, la plupart du temps, la justification que les aventuriers de cette même terreur et les fonctionnaires qu’elle recrute en donnent : celle qui consiste à ne voir en elle que le moyen de sa survie, identifiée à la pureté de son principe, l’infaillibilité de son idéologie, la rigueur de ses objectifs et de la ligne politique choisie pour les atteindre. Ainsi Merleau-Ponty, discutant Le zéro et l’infini de Koestler, dans Humanisme et terreur, construit-il l’essentiel de son analyse sur le fait qu’ « en période de tension révolutionnaire ou de danger extérieur, il n’y a pas de frontière précise entre divergences politiques et trahison objective, l’humanisme est en suspens, le gouvernement est terreur ». Présupposant qu’il n’y a pas de terreur sans raison, il oublie ce que l’opposition « objectivement contre-révolutionnaire » qu’il prête aux victimes du régime a d’imaginaire, de fantasmatique, sinon même de paranoïaque. Faute de témoignages plus crédibles que ne l’est le roman de Koestler, il manque ce qui est pourtant l’essentiel, à savoir la destruction méthodique des relations morales sociales et politiques, dont la genèse d’abord, les variations ensuite sont constitutives non seulement de toute singularité individuelle, mais également de toute identité collective. Sans doute faut-il dire, à sa décharge, qu’écrit en 1946-1947, dans un monde gagné par la logique de la guerre froide et gangréné par la survie des systèmes coloniaux, le livre pouvait encore soupçonner les témoignages parvenus « à l’ouest » – comme le livre de Viktor Kravchenko, J’ai choisi la liberté, dont la traduction française paraît la même année – d’être un instrument de propagande au service de ce qu’on appelait alors « le camp libéral », ignorant ou faisant semblant d’ignorer les violences, dont ce même camp était lui-même comptable. Il n’en demeure pas moins que, lorsque nous les lisons aujourd’hui, ces analyses nous semblent non seulement datées par leur contexte historique et les débats théoriques qu’il appelait, mais du même coup dramatiquement décalées de la perception que nous pouvons avoir aujourd’hui de l’époque stalinienne, comme si la terreur (voilà ce qui nous interpelle), réduite à une ruse de l’histoire ou à une stratégie politique, y restait délibérément abstraite.

Toute la question alors est de savoir à quoi tient cette abstraction et ce qui contribue désormais à la rendre intenable ; et c’est là que nous retrouvons la littérature. Car ce qui manque à ces analyses théoriques de la terreur, c’est d’abord et avant tout la description d’une société saisie, dans la moindre de ses ramifications par la peur d’une mort violente, selon le processus engendré par la terreur : l’arrivée redoutée, souvent nocturne, de ses visiteurs, l’arrestation, l’enfermement, les interrogatoires, eux aussi nocturnes, un procès expéditif, la déportation ou l’exécution des prétendus coupables ; c’est ensuite l’analyse précise de la façon dont cette peur affecte tous les rapports de confiance qui font le tissu de l’existence : le crédit minimal et en ce sens vital que nous avons besoin de mettre dans la relation qui nous lie à notre corps et nous fait croire dans son droit à respirer, à se mouvoir et à se nourrir librement et dans celle qui nous attache à d’autres, à nos proches, à nos parents, à nos amis et nos voisins et, pour finir à l’ensemble de la société, crédit enfin dans les institutions et dans la protection et la sécurité qu’elles sont censés assurer, sans se retourner pour autant en menace permanente. Autant dire qu’on ne saurait imaginer un plus brutal effacement de la violence que cette abstraction. La seule façon, à l’inverse, d’en traverser l’épaisseur, c’est de comprendre qu’en réalité, ce ne sont jamais l’esprit ou l’avenir de la révolution qui sont en jeu dans cette même violence ni l’absolu de l’histoire, mais l’impossibilité pour la vie de rester encore vivable et respirable dans une société où la peur, seul dénominateur commun, défait tous les liens.

Parmi les multiples récits qu’il eût été possible d’évoquer pour illustrer la façon dont la littérature a fait entrer la dimension individuelle et collective de la peur, sa contagion et sa folie, dans notre perception de la terreur, on retiendra la nouvelle de Vladimir Tendriakov (1923-1984), intitulée Parania. Nous sommes à l’été 1937, dans un petit bourg du fond de la Russie, Parania, une jeune fille, simple d’esprit, est un objet permanent de sarcasmes. Tandis que, dans tout le village, la radio hurle des slogans et des chants à la gloire de Staline « Ce nom est gravé dans nos cœurs, sur toutes les lèvres, Staline », les gamins la poursuivent : « Parania ! Parania ! C’est qui ton fiancé ? ». Jusqu’au jour où, de guerre lasse, celle-ci finit par menacer ses poursuivants : « Attention, vous autres, je vais le dire à Staline… Au grand Staline lui-même… Attention, il vous aura, lui… Ennemis du peuple ». Et c’est alors qu’un enfant, croyant faire le malin, s’écrie : « C’est Staline, le fiancé de Parania ». Stupeur, consternation. Tandis que la radio continue de déverser ses slogans dans les rues, un silence pesant s’installe. Et Parania de renchérir, les jours suivants, chaque fois qu’elle croise un passant : « Il voit tout !… Il sait tout !… Attention, vous autres !… Je porte une couronne, c’est mon fiancé qui l’a posée sur ma tête … Notre très cher, notre bien-aimé … Sa grâce est avec moi … Attention, vous autres ! … » Ce n’est plus une folle en Dieu qui parle, mais une « folle en Staline ». Et personne ne sait comment les autorités vont prendre la chose. Un policier du village essaye bien de la sermonner, le chef du commissariat décide même de la faire arrêter. Mais, après quelques hésitations et quelques soupçons, ils se heurtent à la réprobation de la foule : comment arrêter celle qui ne cesse de clamer son dévouement et son amour au camarade Staline ? Au bout du compte, leur indignation finit par parvenir à l’oreille d’autorités supérieures qui, prenant le parti de Parania, se retournent contre le commissaire, lequel à son tour s’en prend au policier à l’origine des poursuites, de façon parfaitement circulaire. Mais l’histoire ne s’arrête pas là. Relâchée, Parania se voit investie d’un pouvoir exorbitant. Régulièrement, elle s’en prend à ceux qu’elle croise, les désignant à la foule, d’une exclamation de pythie : « Je le vois ! Je le vois ! Là-ba-as ! Là-ba-as ! C’est lui ! Renversation-attentat !… Lui ! Je lis dans sa tête !…[3] ». Et parce qu’on lui prête un véritable pouvoir de divination, parce que tout un chacun est disposé à croire ses accusations, tous ceux qu’elle apostrophe ainsi et montre du doigt disparaissent dans la nuit, du jour au lendemain. Aussi Parania qui porte bien son nom devient-elle la terreur du village. Quiconque croise son regard s’expose à se voir aussitôt soupçonné de fomenter un complot contre celui dont la radio, par ailleurs, continue de chanter les louanges dans les rues du village. On imagine la suite : plus personne n’ose sortir dans la rue, parler à ses proches ou ses voisins, se rendre au travail, paralysé par l’irrésistible contagion de la peur.

On conviendra aisément aisément que cette nouvelle donne à la terreur une dimension que sa justification théorique, au nom de l’idée, de l’intégrité et de la survie de la révolution ou au nom de l’histoire, pas plus que l’analyse rigoureuse de son idéologie et de ses mécanismes, à commencer par celle des appareils répressifs qui la mettent en œuvre, ne permettent pas de saisir. Et la première chose qu’elle nous rappelle est que son efficacité supposée est une farce. A supposer qu’elle ait pour objectif « l’éducation du peuple » ou encore qu’elle vise son unité, ce qu’elle produit est exactement l’inverse. Là où les régimes qui la pratiquent, à coup d’arrestation, de tortures et d’exécutions, s’imaginent contribuer à la formation d’un corps uni des citoyens, un grand peuple, une grande nation, disciplinés par l’idée et par les forces qui l’imposent, elle n’obtient qu’un corps démembré, une société disloquée, à l’image de ces villageois que l’apparition, quasi-spectrale et pourtant bien réelle de Parania fait fuir dans tous les sens. L’inefficience de la terreur est qu’elle ne produit aucune identification psychique et collective, parce qu’elle détruit toute possibilité d’identification individuelle. Cette destruction que devait si bien analyser Vaclav Havel, dans sa fameuse « Lettre à Gustav Husak », c’est, en effet, la conséquence la plus immédiate de la terreur et c’est la contagion de la peur qui en est l’instrument.

Ainsi la terreur, telle que la littérature en mesure les effets, non sans ironie parfois, comme le montre ce récit de Tendriakov, exemplifie-t-elle à l’extrême ce qu’il en est d’une « culture de la peur » et de sa violence constitutive, quand un gouvernement, quel qu’il soit, fait de sa propagation un élément de son action. Comme toute manipulation des affects et des émotions, par exemple la colère, elle échappe, par principe, au contrôle de celui qui l’organise. Nul n’est en mesure d’évaluer à l’avance les réactions qu’elle produit, à commencer par celle qui, après l’angoisse et la terreur, constitue le troisième concept qu’il convient de mettre en rapport avec celui de peur : à savoir la panique. Aussi n’est-ce pas un hasard si la nouvelle de Tendriakov s’achève sur le meurtre de Parania. Dans ce cas précis, il n’y a qu’une victime et qu’un meurtrier, mais comment évoquer la peur, dans sa dimension collective, sa fièvre et sa contagion, sans souligner, comme le risque premier de son exploitation, son retournement en folie meurtrière ? Voilà le paradoxe d’une peur, dont l’obsession commune, que son objet soir réel, imaginaire ou fantasmatique, tourne à la panique : elle ne trouve le plus souvent d’issue à sa paralysie première que dans un déchaînement de violence incontrôlable, ou, au contraire, trop rapidement et habilement contrôlée. Ainsi la peur est-elle toujours menacée-menaçante. Et il ne manque pas d’exemples, dans l’histoire des siècles derniers, pour rappeler la façon dont, partout dans le monde, sa construction et sa propagation, sa radio- et sa télédiffusion, les rumeurs dont elle s’est nourrie — rumeurs, auxquelles les nouvelles technologies du savoir et de l’information donnent aujourd’hui une puissance sans précédent — ont constitué un élément moteur dans la genèse du consentement meurtrier qui toujours accompagne et nourrit un tel déchaînement.

La peur, impulsion de la révolte et de la création : Le timbre Égyptien, de Mandelstam

Voilà qui nous conduit au troisième récit que l’on s’est proposé de lire pour illustrer la dette que la philosophie a contractée à l’encontre de la littérature dans sa perception et son appréhension de la peur. Il s’agit d’un étrange récit, hallucinatoire peut-être, d’Ossip Mandelstam, intitulé Le timbre égyptien. Si l’on en croit son biographe, Ralph Dutli et le magnifique livre qu’il a consacré au poète : Mandelstam, Mon temps mon fauve, la peur apparaît comme un élément récurrent dans ses poèmes des années 1920. Elle est inséparable de ce qui signe alors l’engagement du poète dans son époque : son refus de toute compromission avec la violence politique, dont il sut très tôt qu’elle était la vérité du régime issu de la révolution, son allergie répétée et maintes fois affirmée à la peine capitale, sinon même son dégoût pour ce goût du meurtre, cette odeur du sang, cette contagion assassine qui avaient fini par faire de son époque un fauve dévorant ses enfants. En dépit des méandres tortueux qu’elle prend, la trame du récit se laisse aisément résumer : un jour de juin 1917, entre les deux révolutions de février et d’octobre, un petit homme obscur, voué, comme tant de personnages de la littérature russe à un destin médiocre, raillé par ses collègues, apeuré par la vie, découvre un matin que son habit, sa queue de morue, lui a été dérobée par le tailleur qui la lui avait confectionnée, Mervis. Comme une réminiscence du Manteau de Gogol, s’ensuit alors une quête malheureuse dans les rues de Saint-Pétersbourg. Chemin faisant, Parnok croise une foule déchaînée qu’il tente en vain d’empêcher de commettre le lynchage, dont la perspective la met en furie. Seul contre tous, impuissant, il ne parvient à rien, ni à réveiller l’État « qui s’était endormi comme une carpe », en mobilisant les forces de police, indifférentes ou complaisantes contre le crime qui s’annonce, ni à raisonner ou calmer la foule et pas davantage à récupérer sa queue de morue. Aussi incarne-t-il cet individu faible, isolé, balayé par les vents contraires de l’histoire que sa révolte contre le meurtre rend courageux et qui pourtant perd toujours contre la violence et ses agents, capitule devant les formes de consentement qu’elle suscite et, au bout du compte, n’a d’autre issue que de s’en remettre, instinctivement, à ce que sa peur de mourir lui dicte.

Mais l’histoire de Parnok n’est qu’une partie du Timbre égyptien. Écrite à la troisième personne du singulier, celle-ci est entrecoupée d’éléments narratifs, écrits à la première personne, qui se présentent, quant à eux, comme les fragments d’une anamnèse que l’histoire a rendue pratiquement impossible, dès lors que toutes les traces du passé ont été dispersées. Des meubles, des objets de l’enfance rien n’a été conservé :

Ma famille, je vous propose pour blason un verre d’eau bouillie. Avec l’arrière-goût caoutchouté de celle de Pétersbourg, je bois mon immortalité domestique manquée. La force centrifuge du temps a éparpillé nos chaises en bois courbé, et les assiettes hollandaises en fleurs bleues. Il n’en est rien resté. Trente ans ont passé comme un lent incendie[4]. »

Parnok, lui-même, semble n’être que le double d’une figure de ce même passé : un employé du père du narrateur, auquel l’enfant se serait attaché, nommé Nicolas Davidovitch Chapiro. De fait, le parallèle entre les deux personnages qui ont en commun d’être des vaincus de l’histoire est saisissant. Tandis que le premier (Parnok) est présenté comme « un petit bonhomme en souliers vernis, méprisé par les concierges et les femmes », le second (Chapiro) se rappelle à Mandelstam sous les traits d’un « pauvre homme […] avec sa grosse tête, un hôte rude et bon qui ne cessait de se frotter les mains, en souriant d’un air coupable, comme un commissionnaire, auquel on aurait permis d’entrer dans le salon[5] ». Mais si Parnok est, durant l’été 1917,« l’été Kerenski » durant lequel est sensée se situer la nouvelle, une réminiscence de Chapiro qui vivait avant la Révolution, son souvenir, entre 1927 et 1928, dates entre lesquelles Mandelstam écrit son récit, est hanté par les cauchemars du présent. Il est la transposition d’une existence médiocre, apparemment vouée à la servitude, dans un présent furieux qui soumet chacun à l’épreuve d’un courage qu’il ne s’attendait pas à se découvrir. Aussi la force du récit tient-elle à leur impossible superposition. Elle témoigne du présent, en relevant, au détour d’une errance dans les rues de Saint-Pétersbourg, ce qui, du passé, est perdu ou abimé, ce qui ne reviendra pas : toute une iconographie de l’enfance, des sons des voix, des odeurs, des formes et des couleurs, les peintures de l’Ermitage, qui affleurent, disséminées, dans le récit, sous forme de fragments lacunaires. Et c’est alors qu’apparaît, au beau milieu du cauchemar et donc au cœur de l’anamnèse, ce qui constitue, à n’en pas douter, le rappel le plus brutal du présent. Une foule, unie et mue par une peur incompréhensible, encerclant la victime expiatoire qu’elle s’apprête à lyncher, croise le chemin de Parnok qui observe la scène de la fenêtre du cabinet de dentiste, où il s’est arrêté pour se faire soigner :

Là, une rude solidarité faisait la loi : tous, sans exception, répondaient de la préservation et de l’arrivée en bon état du porte-manteau pelliculeux, au bord de la Fontanka et à la péniche-vivier. Qu’un seul, par la plus timide exclamation, vînt en aide au possesseur du col malchanceux, qui était évalué plus cher que la zibeline ou la martre, et il se trouverait dans de beaux draps, serait lui-même déclaré suspect, hors la loi, serait happé dans le carré vide. Le tonnelier-cercleur, la Peur, était l’artisan de ce défilé[6].

Cette aide, pourtant, Parnok va tenter de l’apporter au malheureux prisonnier de la foule. Lui, personnage obscur s’il en est, ne supporte pas la vue de ce lynchage programmé, de la même façon que, l’année suivante, Mandelstam devait s’adresser à Boukharine pour que la vie de cinq employés de banque condamnés à la peine capitale, par mesure d’intimidation, soit épargnée. Et l’on se souvient de la dédicace qui accompagna alors l’envoi d’un exemplaire de son recueil intitulé Poèmes, le dernier qui fut publié de son vivant, à ce même Boukharine, toujours en 1928 : « Dans ce livre, chaque vers contredit ce que vous vous apprêtez à faire ». N’écoutant que son courage, comme on dit, Parnok donc, qui est aussi, du même coup, un double du poète-témoin auquel répugnent les exécutions capitales, se précipite pour demander de l’aide. En vain. Le vieil horloger juif n’a pas le téléphone qui lui permettrait d’appeler la police ; le marchand de miroir lui ferme la porte au nez ; ce même capitaine, auquel sa queue de morue a été revendue, se détourne, en galante compagnie. Rien ne résiste à la pression de la foule, hideuse, de plus en plus menaçante : « L’innombrable nuage de sauterelles humaines avait noirci les rives de la Fontanka, englué le péniche-vivier […] Pétersbourg s’était proclamé Néron et était aussi dégoûtant que s’il mangeait un potage de mouches écrasées. » Et pourtant Parnok, que la foule déjà regarde d’un air soupçonneux, persiste dans sa volonté éperdue de porter secours à celui qu’elle a déjà condamné. Il sait ce qu’il risque ; et à la fin du récit, on ne saura pas ce qui est advenu de lui. Parnok aura disparu dans la nuit de Saint-Pétersbourg, comme disparaissent, à l’aube, les figures déformées d’un cauchemar. Mais en attendant, Parnok poursuit, à l’image du poète que la terreur ne parvient pas à faire taire, tant qu’elle ne l’a pas englouti, ses démarches désespérées pour sauver le condamné. Il téléphone, tous azimuts, pour demander de l’aide, comme d’autres après lui écriront en vain des dizaines et des dizaines de lettres pour clamer leur innocence ou celle de leurs proches, au péril de leur vie, dans l’illusion qu’une vérité rétablie, « la vérité vraie », écrit Mandelstam, leur redonnerait la vie sauve :

Qu’importe, il téléphonait de la pharmacie, il téléphonait au poste de police, téléphonait au gouvernement, à l’État qui était disparu, qui s’était endormi comme une carpe.

Il aurait pu avec tout autant de succès téléphoner à Proserpine ou Perséphone chez lesquelles le téléphone n’a pas encore été installé[7].

Une dernière fois, Parnok réapparaîtra, quelques pages avant la fin du récit, dans son dernier chapitre. Mais entre temps, c’est le narrateur qui reprend ses droits. L’anamnèse se poursuit, comme un condensé récapitulatif de la culture européenne, elle-même menacée de disparition, dans les rues de Saint-Pétersbourg : la musique, la peinture, la littérature. Celui qui se raconte à la première personne du singulier resurgit, avec déjà le souci de ne pas être voué au même destin que Parnok, condamné à la même impuissance, englouti dans la même solitude, effacé à l’avance de la mémoire des hommes, comme si le récit était habité d’un sombre pressentiment : « Seigneur, faîtes que je ne sois pas semblable à Parnok ! Donnez moi la force de me distinguer de lui[8] ». Mais Mandelstam savait déjà de quoi il parlait, car Le timbre égyptien fut écrit et publié, après plusieurs années de silence. Comme Parnok, Mandelstam avait éprouvé la vanité de ses appels contre la violence, à commencer par ceux auxquels la poésie lui semblait destinée :

Ma plume ne m’obéit plus : elle s’est cassée et fait de tous côtés jaillir son sang noir, comme une plume qui serait restée attachée au bureau des télégraphes ; plume publique, souillée par des salops en manteau fourré, elle a changé son paraphe d’hirondelle, son tracé primitif des « viens au nom de Dieu », des « m’ennuie sans toi », des « embrasse », griffonnés par des égrillards mal rasés qui chuchotent le texte des télégrammes dans leur col de fourrure empesté par l’haleine[9]

La plume n’obéit plus, mais c’est d’elle, d’elle seulement, que peut venir la chance s’il en est une, d’échapper au destin de Parnok. Deux fils, en effet, se nouent au refus de la mort violente, dans les dernières pages du récit, deux affects, dont le lien indissociable constitue la réponse que la poésie de Mandelstam oppose à toutes les formes de « consentement meurtrier » : le courage de la vérité et la peur de mourir. Il est d’usage, sans doute, d’opposer la peur au courage, comme si la première était toujours susceptible d’abriter quelque forme de lâcheté. Mais que serait le courage sans la peur ? Que serait le courage s’il n’était porté par l’épreuve entêtante et peut-être même quasi hallucinatoire de la peur de mourir, comme le sont sans doute la fièvre délirante, la déferlante d’images décomposées qui s’imposent au narrateur dans Le timbre égyptien ? Le courage qui n’a pas connu la peur, comme un cauchemar, n’en a peut-être que l’apparence, s’identifiant à une témérité inconsciente qui ne connaît pas suffisamment le prix de la vie. Voilà, en tout cas, qui pourrait inverser in fine le sens qu’on donne à la peur : non pas celui d’une impuissance, d’une paralysie ou d’une apathie, mais celui d’une impulsion créatrice, le tout premier moteur d’un sursaut de révolte.

Face à la terreur, seul dit la vérité celui qui sait, aussi sûrement qu’il respire encore, ce qu’il peut lui en coûter et qui ne transige pas avec ce savoir. La peur de mourir le guide, autant que la passion de la vérité. S’il n’éprouve plus la première, c’est peut-être qu’il a déjà pactisé avec le mensonge, accepté de fermer les yeux et de se boucher les oreilles, pour ne plus avoir peur. S’il est, dans Le timbre égyptien, un hommage rendu à la culture européenne, aux monuments et aux musées, aux salles de théâtre et de concert, celui qu’il rend à la littérature porte de fait la mémoire de ce savoir. Il n’est pas vain de faire de la passion des livres ce filtre au travers duquel s’écoule et se tamise le cours de la vie, dès lors qu’il en retient le noyau de vérité qui arme le refus de la violence. Ecoutons ce qu’écrit Mandelstam, quelques dix ans avant d’être emporté dans la nuit de la Kolyma : 

J’ai hâte de dire la vérité vraie. Je me dépêche de le faire. La parole, comme l’aspirine laisse un goût de cuivre dans la bouche […]

L’œil injecté de sang de l’oiseau voit aussi le monde à sa manière.

Les livres fondent comme des glaçons apportés dans la chambre. Tout se rapetisse, toute chambre me semble un livre. Où est la différence entre un objet et un livre ? Je ne connais pas la vie. Elle m’a été substituée, dès que je connus le craquement de l’arsenic sous les dents de l’amante française, cette sœur cadette de notre fière Anna.

Tout se rapetisse, tout fond. Gœthe lui-même fond. Bref est le terme qui lui est accordé. La poignée de l’épée cassable est vierge de sang qu’un jour de gel on a détachée d’une conduite d’eau, glisse dans notre paume et la refroidit.

Mais la pensée, comme l’acier tortionnaire des patins “Nurmis“ qui ont jadis glissé sur la glace bleue et saupoudrée, ne s’est pas émoussée […]

Il devient de plus en plus difficile de tourner les pages du livre gelé, relié à la hache à la lueur des becs de gaz[10]

La passion intransigeante de la littérature constitue donc le premier fil d’Ariane auquel se tenir dans la tourmente, aussi fragile soit-il, quand « l’aurore aux doigts de rose a cassé ses crayons de couleur[11] ». Le second est la peur :

La peur me prend par la main et me conduit. Un gant de fil blanc. Une mitaine. J’aime, j’estime la peur. J’allais presque dire : « Je n’ai pas peur avec elle » ! Les mathématiciens auraient dû lui dresser une tente, parce qu’elle est la coordonnée du temps et de l’espace : ils y participent comme le feutre roulé à la tente des Kirghiz. La peur dételle les chevaux quand il faut partir et nous envoie des rêves avec des plafonds absurdes[12].


Notes

  1. Tolstoï, Journal d’un fou, traduit du russe par L. Jurgenson, dans une anthologie de textes russes, consacrés à la peur : Peur, Paris, Gingko éditeur, 2006, p. 29-30.

  2. Tolstoï, Journal d’un fou, op. cit., p. 34.

  3. Vl. Tendriakov, Parania, dans Peur, op. cit., p. 137.

  4. O. Mandelstam, Le timbre égyptien, trad. du russe par G. Limbour et D. S. Smirski, Paris, Le bruit du temps, 2009, p. 30.

  5. Ibid., p. 32.

  6. Ibid., p. 42.

  7. Ibid., p. 46.

  8. Ibid., p. 54.

  9. Ibid.

  10. Ossip Mandelstam, Le timbre égyptien, op. cit., p. 68-69.

  11. Ossip Mandelstam, Le timbre égyptien, op. cit., p. 78.

  12. Ossip Mandelstam, Le timbre égyptien, op. cit., p. 80-81.

Directeur de recherche à CNRS | Site Web

Marc Crépon est directeur du département de Philosophie de l’ENS.  Normalien, philosophe, directeur de recherche au CNRS (Archives Husserl) ses recherches portent sur la question des langues et des communautés dans les philosophies française et allemande (XVIIIe-XXe siècles) et sur la philosophie politique et morale contemporaine.