Déréaliser le désert

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Cet article a initialement été publié au sein du dossier “La Fiction politique (XIXe-XXIe siècles)” qui reprend les actes de la journée d’étude et de la table ronde d’écrivains organisées par le Groupe phi et New York University.

Sur l’articulation entre fiction et politique, que j’entends comme l’action sur le monde de son temps, je ne peux pas mieux que répéter Stig Dagerman, et suivre sa ligne de conduite, qui consiste à défendre la littérature en prenant « sans cesse », dit-il, position face aux paradoxes de la condition d’écrivain.

Si l’écrivain est honnête, explique Dagerman, dans L’écrivain et la conscience[1], sa conscience sociale le pousse à dédier son texte à la lutte sociale. Seulement, sa conscience artistique lui fait respecter la nécessité de « créer sous contrainte », sous l’impératif, disons, de tenter quelque chose. Cette recherche littéraire ne peut pas être pédagogique, l’écrivain se livre à une difficile exploration de son moyen d’expression, dans l’espoir d’une découverte. C’est sur son moyen d’expression, en premier lieu, qu’il s’efforce d’exercer une action ou plus exactement d’attraper l’action du langage. Et cette recherche invalide les chances d’influence de son texte : les lecteurs le trouvent obscur, reprochent au poète cette obscurité, le traitent de charlatan, ne voient pas que l’obscurité qui les rebute est non seulement la limite du poète mais aussi la limite du langage.

« La matière l’a vaincu », écrit Dagerman à propos du poète qui a produit son texte. Et, précise-t-il, il peut se faire que le poète soit heureux d’avoir été vaincu. Les intentions de l’auteur n’ont pas de valeur. C’est l’ambition de son entreprise qui agit, politiquement. Elle agit par son idiotie même, parce qu’elle est une énigme dans l’ordre commun.

Créer ne consiste pas à produire un texte, une fiction, mais à tenter de délivrer une fiction libre des intentions de son auteur, qui restent inévitablement sous l’emprise des pouvoirs de son temps, c’est-à-dire des conformités, puisque sous un régime politique qui met en principe à l’abri de l’arbitraire et de l’autoritarisme, c’est dans la réduction du singulier au commun que se manifeste l’emprise du pouvoir sur les sujets. Affranchir son texte de ses intentions, c’est une tentative d’échapper à cette emprise, de s’en libérer un instant, et de faire ainsi l’expérience et la preuve que cette sortie est possible.

La Caisse, du grec Aris Alexandrou, écrit entre 1967 et 1972, d’abord sous la dictature des colonels puis en exil à Paris, est le récit d’une mission commando qui consiste à transporter une caisse, de la plus haute et secrète importance, d’une ville, ou plutôt d’une initiale portée sur une carte, à une autre, selon un itinéraire tortueux, retardant indéfiniment la liberté des hommes qui en sont chargés. Ils vont se supprimer les uns après les autres, ces soldats, pris dans l’écheveau des consignes contradictoires, des ordres sans logique, qui leur laissent la responsabilité de leurs interprétations anxieuses, de leurs spéculations aveugles, de leur adhésion à ce qu’ils croient être la dernière ligne en vigueur et de leur action, car ce sont eux qui agissent, qui produisent les effets de ce pouvoir opaque et lointain qui tient tout entier aux formules que les hommes s’efforcent d’interpréter et de suivre. La caisse se révèlera vide à la fin du trajet, c’est là le pouvoir, un vide attracteur, central, enveloppé de rhétorique.

Le succès même de cette mission semble représenter une faute grave aux yeux du commandement général qui l’a ordonnée, puisque son seul survivant, non pas un héros, comme il pouvait s’y attendre, mais un suspect, se trouve détenu préventivement, sous un chef d’inculpation opaque, par un « camarade juge d’instruction » auquel il adresse son récit, rédigé sur des feuillets fournis en nombre aléatoire par l’administration de la prison.

Ouvert sur la désillusion, le roman aboutit à la nullité du texte, inapte à défendre celui qui l’écrit, dans un rapport où la vérité n’a plus aucun sens : « eh bien oui, vous avez raison, rien n’est impossible et vos cinq hypothèses tiennent parfaitement debout, il est donc inutile que je continue, je vais vous retourner les feuilles blanches ».

Les serviteurs de ces terribles régimes absurdes qui l’ont déporté vers ce que les Grecs appellent les « îles sèches », Aris Alexandrou, dans ses poèmes, les appelle les jeteurs de sel ou les planteurs de désert. C’est cette désertification de la réalité et de la langue que le récit de La Caisse[2] pratique, à l’intérieur du castelet qu’est une fiction. La Caisse ne représente pas mais rejoue la dictature, la fait agir sur la construction de son récit même et sur le langage qu’elle corrompt profondément. L’action politique de cette fiction inventée par un poète, c’est de déréaliser le désert. La fiction joue, au sens théâtral et rituel du terme, la condition de l’homme qui est à l’origine de cette fiction, son auteur, corps sur lequel s’exercent les tensions de son époque. Supérieurement donné par la tonalité absurde de son récit, l’état d’étrangeté est le reflet littéraire de la condition politique d’Alexandrou.

Le pouvoir comme vide, c’est le point magnétique du Fils du ciel de Victor Segalen : « le livre de l’Empereur Kouang-Siu qui vient de mourir et qui, jeune, intelligent, enfermé vingt-cinq ans sur lui-même, a dû rêver d’immenses choses que, faute de pouvoir les accomplir, il aurait “composées” et chantées pour lui ». C’est ainsi que Victor Segalen décrit à son épouse, avec une impressionnante lucidité, son livre à venir.

Le « Fils du ciel », l’Empereur qu’on ne nomme pas, dont le nom est celui de son règne, l’ère Kouang Siu, est le signe du pouvoir suprême, mais le signe seulement. N’agissant sur rien, subissant tout ce qui est décidé au nom de son nom et de sa puissance, l’empereur Kouang Siu fait de ce pouvoir inerte une fiction qu’il emplit de tous les membres de la lignée des empereurs qui l’ont précédé et que son corps incarne jusqu’à éprouver les symptômes de leurs maux ou de leur agonie.

Ce qui est sur le point de disparaître de l’histoire de la Chine, le règne des grands empereurs, la fiction de Segalen le fait disparaître par la facture de son récit sans sujet : c’est la chronique officielle de l’annaliste de l’Empire, dans laquelle sont cités les décrets édictés par la régente, rapportés les mots et les poèmes de Kouang Siu, qui sont la seule expression sensible de sa condition, et encore, expression écrasée par les commentaires didactiques de l’annaliste, qui les réduisent à des formules, à des tropes, qui les opèrent de toute palpitation.

Scrupuleusement historique pour ce qui concerne les faits et les principaux personnages, la fiction de Segalen joue, sur le plan du langage, ce qu’il se produit dans l’histoire, la disparition de la Chine des grands empereurs. Mais Le Fils du ciel est à la fois un récit historique, à la fois une fiction poétique, libre des effets de réalisme dont Segalen a tout fait pour affranchir ses textes, en faveur d’une relation courbe au réel. Selon le même principe que dans son premier roman, Les Immémoriaux, la fiction agit, contre l’histoire, en créant l’espace où la poésie, où la grandeur, où l’altérité impénétrable de la Chine impériale est vivante à nouveau, est sans cesse vivante à nouveau.

Le récit de Sigismund Krzyzanovski, Fantôme[3], démarre sur un congé donné au lecteur : vous vous êtes trompé de livre, circulez, pas de fantôme à voir ici. La fiction est elle-même l’enjeu du jeu mis en place par ce préambule, encadrant la narration, qui défait d’emblée l’adhésion du lecteur au récit. C’est sur cette adhésion spontanée que porte en réalité l’alerte, le congé donné au lecteur. Le prénom du personnage renforce le trait : Doublegens (dans la traduction de Luba Jurgenson qui garde la proximité avec le doppelgänger), étudiant en médecine endormi sur un ouvrage. Il est toujours politique, mais davantage encore dans l’Union soviétique stalinienne, de décourager l’adhésion, de provoquer le décollement de la lecture, d’attirer l’attention sur la façon du récit.

Ce que fait ce préambule se retrouve dans l’objet même du texte : le récit commence par une description technique de la fabrication des voies génitales du « fantôme », comme les carabins appellent le mannequin utilisé par les facultés de médecine pour l’entraînement aux accouchements. À la manière typique de Krzyzanovski, de son approche par l’objet, par le concret en très gros plan dont il aime faire ses attaques, le texte détaille la fabrication des parties charnues par rembourrage de crin et de copeaux, celle des grandes lèvres au moyen d’une plaque de caoutchouc fendue, il précise le type de caoutchouc, il précise son épaisseur, et il appelle cette partie, disons essentielle, du fantôme « son âme » (toujours selon la traduction de Luba Jurgenson qui joue ici superbement des deux sens de ce terme en français : le vide intérieur du canon ou de la lettre et, bien sûr, l’esprit de l’homme).

La puissance de la fiction est que, à partir d’un trivial matériel, le lecteur produit le rêve. C’est le dormeur, Doublegens, qui forme le véritable récit. Et c’est lui qui accouchera Fifka, le fœtus au formol, « accessoire du fantôme », qu’il amène à une vie spectrale. Dans ce récit, le fantôme est ce mannequin de crin et de caoutchouc qui n’a pas d’existence. Mais c’est « l’accessoire du fantôme » qui va revenir hanter Doublegens. Les noms ne disent rien de la réalité qu’ils enveloppent de fiction. Devenu en quelque sorte adulte, Fifka s’est mis à calculer le coefficient de réalité, ridiculement faible, du monde que s’est créé, dit-il, Doublegens et ses semblables les vivants.

Peut-être bien que, dans l’Union soviétique de Staline, le réel a perdu de sa réalité, qu’il est devenu une fiction politique, un pur discours retournable à loisir par ceux qui ont le pouvoir de l’émettre. À travers l’allégorie de ce qu’est en train de devenir l’utopie socialiste, le corps corrompu d’un avorton, c’est cette perte de réalité que rejoue la fiction de ce Fantôme prétendument sans fantôme.

La vitalité buissonnière, l’étrangeté, l’énigme, ne serait-ce que le léger trouble que la fiction sème, rend au monde son caractère ouvert, autrement dit insaisissable. C’est ce qui met en échec la logique même du pouvoir, dont l’idéal est de pouvoir tout prévoir.


Notes

  1. S. Dagerman, « L’écrivain et la conscience » [1945], La Dictature du chagrin, Marseille, Agone, 2001

  2. A. Alexandrou, La Caisse [1974], trad. du grec par Colette Lust, Paris, Le Passeur, 2003.

  3. S. Krzyzanovski, Fantôme [1926], trad. du russe par L. Jurgenson, Paris, Lagrasse, Verdier, 2012.

Ecrivain/chargée d'enseignement à ESADHaR | Site Web

Nicole Caligaris est écrivain et enseignante en Master de Création Littéraire à l'Ecole Supérieure d'Art et de Design du Havre. Elle est également chargée d'enseignement à Telecom Paris-Tech, ESPCI et ENSAParis-Belleville.