Intégrité, intégrisme et (dés)intégration du religieux. Quelques remarques sur la “stratégie dissociative” de Cécile Laborde

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Cet article a été initialement publié au sein du dossier “Droits de l’homme et politique : individualisme étroit ou nouvel universalisme ?” co-dirigé par Carlo Invernizzi-Accetti et Justine Lacroix

Cécile Laborde mène depuis plusieurs années une impressionnante entreprise d’élucidation des intuitions normatives qui sont au cœur de l’exigence politique et sociale de « non-domination »[1]. Ces intuitions, communes aux formes progressistes du libéralisme politique et aux versions non identitaires du républicanisme, rencontrent une de leurs « croix » dans la question de l’étendue et des limites de ce que le Premier amendement de la Constitution des États-Unis nomme le « libre exercice de la religion », solidaire du « non-établissement » de celle-ci. La tradition francophone a inventé pour ce principe le mot de « laïcité » qui, de façon remarquable, n’apparaît pas dans la loi française de 1905 séparant État et Églises sous le chef de la « liberté de conscience » et du « libre exercice des cultes ». Ce mot fait aujourd’hui l’objet de tentatives d’appropriation de la part de courants politiques qui, tant par leurs motifs intellectuels que par leurs intentions discriminatoires, n’ont rien de laïque. À l’exigence de l’égalité des libertés de conscience, qui est le sens strict de la notion, une dérive nationaliste tente de substituer la rhétorique d’une « allégeance » laïque destinée à vérifier la loyauté des citoyens. Au lieu d’être le cadre légal et égalitaire d’une diversité spirituelle, religieuse et irréligieuse, la laïcité serait une sorte de profession de foi commune, de « symbole » constitutif de l’identité nationale[2].

La tentation d’une paradoxale « religion laïque » est à vrai dire ancienne. Elle a été défaite par la loi de 1905[3] ; mais son spectre, depuis un quart de siècle, est revenu hanter les débats publics où l’on convoque d’ordinaire une laïcité légendaire plutôt que la laïcité réelle, inscrite dans la sédimentation des lois. Sans doute les défenseurs les plus conséquents d’une laïcité qu’ils définissent comme la laïcité idéale, et dont ils tentent d’élaborer philosophiquement le concept « pur », soulignent-ils que la laïcité exclut toute religion civile et ne peut en aucun cas en être un substitut[4]. Le concept de la laïcité qu’ils promeuvent est cependant loin d’être « pur », tant il est déterminé par la focalisation stratégique du regard sur la menace de l’islam politique. L’intense souci qu’ont ces penseurs d’assurer l’existence de larges espaces de neutralisation des croyances[5] et l’identification qu’ils opèrent ainsi entre laïcité et invisibilité du religieux[6] montrent qu’ils conçoivent paradoxalement cette invisibilité comme le mode sous lequel chaque citoyen doit attester visiblement, non seulement qu’il reconnaît laïquement l’égalité de tous sous la loi, mais que son identité individuelle est laïque avant d’être religieuse. Le requisit de la manifestation symbolique de l’allégeance à la laïcité prend le pas sur le principe de l’égalité, qui se trouve battu en brèche par le privilège conféré de facto à l’identité chrétienne (que l’invisibilité laïque laisse inentamée) sur d’autres identités religieuses, telle celle des sikhs, qui ne peuvent pas se rendre pareillement invisibles[7].

Ce qui rend si précieuses les analyses de Cécile Laborde est qu’elles posent dans toute leur rigueur les difficiles questions de droit qui se profilent ici, sans permettre que leur traitement soit biaisé par des arrière-pensées stratégiques, qui peuvent traduire de légitimes inquiétudes sociales ou politiques, mais qui induisent des confusions conceptuelles dès lors qu’elles distordent les principes en fonction d’intérêts contextuels non explicités. Dans son dernier livre, Cécile Laborde soulignait que « la citoyenneté laïque », « principe commun du libéralisme et du républicanisme », devait être « désethnicisée » par les moyens d’une « critique sociale » capable d’identifier les effets de domination que l’universalisme formel protège en les passant sous silence. Elle indiquait les voies d’une « laïcité critique » susceptible de déjouer le « paternalisme éclairé » qui menace les versions classiques du républicanisme laïque — et qui éclate dans l’idée paradoxale d’une « régulation des symboles par la loi au nom de la liberté de ceux qui les portent » — sans pour autant céder à cet autre type de paternalisme qui consiste, au nom de la tolérance, à protéger les formes d’oppression qu’auréole l’autorité de la religion ou de la tradition. Contre le séparatisme qui irrigue aussi bien le relativisme mutliculturaliste que le républicanisme intransigeant — lequel fait de la laïcité la forme paradoxale d’un lien social d’individus qui reconnaissent en commun n’avoir rien en commun, de façon à pouvoir cohabiter en s’ignorant les uns les autres —, Cécile Laborde proposait l’« élaboration d’une identité collective plurielle ». L’idéal républicain se formule alors dans la thèse selon laquelle les individus « doivent être capables d’autonomie — mais ne peuvent être forcés à l’exercer »[8].

Cette thèse laisse ouverte une difficulté qui est peut-être la difficulté même de la démocratie libérale : comment rendre les individus capables d’autonomie hors de l’exercice effectif de l’autonomie ? Et comment articuler l’autonomie collective, qui forme l’identité plurielle d’une activité commune, avec la liberté de l’hétéronomie qui est au principe du pluralisme religieux ? La règle du respect réciproque des libertés n’impose-t-elle pas une profonde modification de l’hétéronomie religieuse, qui change de sens et de statut en se subordonnant à un principe d’autonomie qui la « modalise » ? L’hétéronomie religieuse doit être l’objet d’un libre choix — qui doit rester libre et pouvoir être repris. La loi sacrée — qui prétend à la nécessité d’une vérité absolue et fondatrice — n’est loi qu’en tant qu’objet de foi, uniquement pour ceux qui ont la foi. Cela signifie que l’hétéronomie de la loi religieuse est contenue, aux deux sens de ce mot, dans l’autonomie de la foi de l’individu.

L’article que publie Raison publique — un article qui ne peut qu’aiguiser l’impatience de notre attente du prochain livre de Cécile Laborde, annoncé sous le titre de Liberalism’s Religion — n’entre pas dans ces questions mais remonte à leur source la plus profonde, en interrogeant les principes libéraux élémentaires qui constituent le soubassement de toute philosophie républicaine de la non-domination. La question traitée par Cécile Laborde est celle des conditions préliminaires que doit respecter toute théorie politique de la « liberté religieuse ». On ne peut que souscrire à la description qu’elle donne de ces conditions qu’elle ramène à trois et qu’on peut reformuler comme trois modalités d’un même principe d’égale liberté des citoyens : ne pas réduire sous l’unité d’une « essence » la pluralité des pratiques hétérogènes que recouvre le terme vague de « religion » (ne pas privilégier une conception de la religion au détriment des autres, mais traiter à égalité les conceptions religieuses du moment qu’elles ne contredisent pas le principe d’égale liberté) ; ne pas priver de protection des pratiques religieuses valables (ne pas contredire le principe d’égale liberté en discriminant les pratiquants d’une religion) ; ne pas traiter la religion comme un « bien spécial » en accordant aux croyants des privilèges tels qu’ils violeraient le principe d’égale liberté au détriment des incroyants.

Cécile Laborde soutient que ces trois conditions de l’égale liberté, pour être remplies ensemble, exigent que la « liberté religieuse » soit décomposée dans les droits généraux dont relèvent ses différentes dimensions, qui ne sont pas toutes mobilisées de la même façon par les différents types de pratiques religieuses. Ce que l’on nomme « liberté religieuse » n’est pas un type spécifique de liberté, mais nomme contextuellement des « coagulations » hétérogènes de libertés disparates. Il est inutile de répéter ici les arguments par lesquels Cécile Laborde établit la supériorité de sa « stratégie dissociative » sur la « stratégie de substitution » (qui fait de la liberté de religion un cas ou une spécification d’une liberté plus générale, la liberté de conscience) et sur la « stratégie de procuration » (pour laquelle on aimerait pouvoir garder l’expression originale anglaise de stratégie « proxy », qui associe au sens de la lieutenance ceux de la proximité et de l’approximation). On remarquera simplement que la stratégie de la dissociation tire son pouvoir « résolutif » de ce qu’elle accomplit les intuitions qui faisaient la force « tendancielle » des deux autres stratégies mais y restaient comme « empêchées ». C’est ainsi que la « stratégie de la substitution » a su percevoir la nécessité, qu’on pourrait bien dire « décompositive », de référer la liberté religieuse à un bien commun (l’égalité des libertés) en vue duquel elle est justifiée ; mais en réduisant les libertés associées à la religion à un seul type de bien ou de liberté, elle a substitué le geste de la fondation à celui de l’analyse et n’a pas fait sa juste place, à côté du droit de la conscience, à la valeur de l’intégrité éthique sur laquelle insiste la stratégie dissociative. La « stratégie de la procuration », quant à elle, a reconnu l’hétérogénéité interne de la religion ; mais au lieu d’analyser cette hétérogénéité en une pluralité de valeurs et de droits, elle en a fait l’argument du caractère inanalysable de la religion conçue comme un « bien spécial » (et donc « sectaire », non commun), reconstituant paradoxalement l’unité du religieux dont elle avait commencé la « dissociation ».

Quoique Cécile Laborde déploie des moyens conceptuels strictement « analytiques », destinés à assurer la validité logique de nos raisonnements juridiques, il ne serait pas impossible de traduire ses thèses dans un diagnostic historique. Un récit qui court de Benjamin Constant à Jellinek veut que la liberté religieuse soit le noyau initial à partir duquel se sont historiquement développés les droits de l’homme. La stratégie dissociative correspondrait alors à un processus de purification historique de notre concept de liberté, qui se libèrerait de ses origines et accèderait à un « contexte de justification » distinct de son contexte d’apparition. Dans un âge inégalitaire et théologico-politique, la tolérance religieuse fut le réduit de la liberté ; dans un âge égalitaire et sécularisé, la liberté religieuse n’est qu’un effet ou un nom abrégé d’un « panel » variable de libertés (d’un « jeu » de libertés, au sens où l’on parle d’un « jeu de clefs ») qui ne se définissent pas par référence à la religion.

Il reste cependant que la mémoire du contexte d’apparition — laquelle est aussi anticipation des risques possibles de l’application — pèse sur les contenus de la notion. Le lieu commun n’est pas faux, qui souligne la différence entre la perception américaine, produite par une histoire où la neutralité de l’État a d’abord été une demande des communautés religieuses soucieuses de protéger leur liberté contre les ingérences de l’autorité politique, où la lutte contre l’esclavage et la discrimination raciale a trouvé un puissant ressort dans la référence biblique, et la perception européenne (surtout continentale) de la liberté de conscience, façonnée par l’expérience des guerres de religion et la nécessité d’affirmer la laïcité de l’État contre l’intolérance des Églises établies. Les versions les plus intransigeantes de la « stratégie de substitution », celles dont le républicanisme français donne l’exemple, tiennent au soupçon selon lequel les grandes religions monothéistes ne seraient pas capables de renoncer d’elles-mêmes à l’agenda théologico-politique qui fut historiquement le leur[9] et qui reste celui des fondamentalismes contemporains — dont la nocivité ne diminue pas.

De fait, dans la mesure où toute Église prétend au « monopole des biens de salut »[10] et se fonde sur une séparation des « fidèles » et des « infidèles », voire des « élus » et des « réprouvés », n’est-elle pas secrètement animée par le désir de défaire le pluralisme égalitaire au profit, sinon d’une hégémonie, du moins d’un privilège ? De là, chez certains laïques, la méfiance pour les « accommodements raisonnables » au motif que toute exemption au droit commun risque de faire le jeu d’une stratégie religieuse de colonisation de l’espace public et de mise en place d’un droit différencié visant à réfracter le partage des « purs » et des « impurs », afin d’intimider les incroyants. L’argument sous-jacent est alors qu’une conception « étroite » de la liberté religieuse n’est pas un défaut mais un bienfait, en raison de la nécessité de comprimer les tendances expansionnistes qui caractérisent au moins les religions de salut universel.

Pouvons-nous élaborer nos principes juridiques hors de tout diagnostic historique et de toute considération contextuelle ? La question nous emmènerait trop loin. Cécile Laborde a recours à un argument contextuel lorsqu’elle juge légitime de « supposer que seuls les individus ayant des engagements qu’ils estiment être en relation avec leur intégrité se donneront la peine de faire les démarches en vue d’un accommodement ». Le laïque intransigeant lui rétorquera sans doute que ces démarches seront surtout faites par les plus intégristes — objection à laquelle Cécile Laborde répond par avance en soulignant que « l’intégrité éthique », dans la théorie qu’elle défend, « n’a pas autant de poids que celui qu’on accorde traditionnellement à la liberté de religion et de conscience ». Il reste que la proximité de « l’intégrité » et de « l’intégrisme » n’est peut-être pas insignifiante : l’intégrisme n’est-il pas cette position religieuse qui, au nom de l’intégrité de la foi, de l’obéissance à la loi révélée ou du dévouement à Dieu de l’entièreté d’une vie, exclut de se « dissocier » elle-même en différentes composantes qui n’auraient pas la même importance et le même droit ? L’exigence d’intégrité ne peut-elle pas conduire à récuser comme une « désintégration » la dissociation fondamentale que toute société libérale demande à ses membres d’opérer : la dissociation entre un domaine religieux et un domaine non religieux, partagé à égalité avec les incroyants et les croyants des autres religions ?

Cette question ne remet nullement en cause la stratégie de dissociation (ou de « désintrication ») proposée par Cécile Laborde : il n’est pas douteux que l’intégrité éthique doive avoir son droit propre, qui ne se confond pas avec celui de la liberté de conscience. Et il n’y a rien de paradoxal à ce que la désintrication — qui est une forme de « désintégration » — des différents motifs qui peuvent jouer dans les revendications faites au nom de la liberté religieuse fasse apparaître, parmi les motifs légitimes, celui de l’intégrité. Dans les faits, l’exigence d’intégrité éthique n’est d’ailleurs pas ce qui définit l’intégrisme : celui-ci se définit bien plutôt comme l’effet réactif d’une forme de désintégration sociale, comme l’expression d’un défaut d’intégration qui cherche une compensation dans un fantasme d’intégrité sans réalité éthique.

Mais ce fantasme sans réalité éthique n’est pas pour autant pas sans alibi religieux : il se fonde souvent dans la lettre des textes sacrés aussi bien que dans la longue durée des traditions et des institutions qui se sont données pour les interprètes autorisés de ces textes. Toute la difficulté tient dans les critères de la « réalité éthique » mesurée à l’aune de revendications qui se formulent quant à elles dans le langage de l’intégrité religieuse, comprise comme obéissance inconditionnelle à des impératifs prononcés par Dieu ou par ses représentants. Plus d’un théologien a explicitement récusé la réduction du religieux à l’éthique — qu’il suffise de mentionner ici Kierkegaard, qui fut pourtant à bien des égards un théologien sans Église. Dans les faits, nombre de revendications religieuses fondent leur légitimité, par delà l’autonomie éthique du sujet qui n’en est qu’un moment, sur le poids spécifique que leur donne la densité de leur établissement historique sous forme d’institutions, de pratiques et de croyances partagées, dont la consistance est accréditée par leur capacité à durer dans le temps, à irriguer l’existence de communautés entières et à solidifier en des totalités solidaires des montages associant textes, rites, dogmes, croyances, règles et hiérarchies. L’intégrité de la vie du croyant n’est telle que de s’adosser à l’autorité de ces montages, autorité qui elle-même résulte d’une présomption traditionaliste : c’est l’existence supposée d’une forte et longue tradition qui donne au port du voile le statut d’une revendication d’intégrité mais disqualifie la demande du droit à la nudité permanente ou au port continuel d’un chapeau de clown ou d’une passoire sur la tête — quoique le droit de porter une « sainte passoire » sur les photos de documents officiels, au titre de la pseudo-religion « pastafarienne », ait été reconnu par certains tribunaux américains.

La « stratégie dissociative », centrée sur les pratiques religieuses des individus et des communautés, risque ici de passer trop vite sur ce qui est une dimension fondamentale des institutions ecclésiales de salut : l’existence d’autorités théologiques qui définissent les conditions de l’orthodoxie et de l’orthopraxie. Le sujet croyant, quelle que soit l’individualisation de sa pratique ou l’inventivité de son « agency », ne peut pas faire abstraction de ces conditions d’« orthonomie » qui ne sont pas à sa disposition — et le sont d’autant moins qu’il a souci de son intégrité comme fidélité à la tradition et conformité aux enseignements de l’autorité qu’il a choisi de reconnaître comme faisant foi. Dans bien des cas, son « agency » ne peut faire plus que s’insérer dans des agencements institutionnels et théologiques qui la précédent, lui fixent des limites et lui imposent une direction, que ce soit par la lettre de la loi ou par « l’esprit » d’un type de normativité.

Peut-on « dissocier » ou « décomposer », non la religion, mais le théologique ? La « stratégie de substitution » contourne cette question et ne vise qu’à empêcher que le « séparatisme théologique » (la sécession de la communauté des fidèles d’avec la société des réprouvés) se renverse en impérialisme politique (soumission de la cité des hommes à la « cité de Dieu »). L’aporie de cette stratégie est qu’elle se trouve conduite, contre son intention explicite, à reconnaître secrètement, sous le chef de la « liberté de culte », l’existence d’autorités théologiques qui fondent le droit du croyant (c’est le sens, en France, de l’article 4 de la loi de 1905, qui fut tant débattu). La stratégie dissociative pourrait-elle nous permettre d’échapper à ce paradoxe ? Il semble que le dilemme soit le suivant : ou bien la stratégie dissociative ne fera que donner au principe laïque de la non-ingérence de l’Etat dans l’auto-définition des Eglises une cohérence et une clarté supérieures, en faisant tout son droit à ce qui dans la liberté des cultes déborde la liberté de conscience — mais elle conduira alors à aiguiser la dimension séparatiste de la laïcité et, en conséquence, elle sera sans doute contrainte de laisser dans l’ombre la question du statut des autorités théologiques dans la définition de l’intégrité éthique. Ou bien elle exigera que l’intégrité éthique soit fondée dans un langage universellement partagé, sous les conditions d’une rationalité faillible, et elle demandera donc que les revendications religieuses se formulent dans des arguments qui, même théologiques, seront tels que leur poids puisse être apprécié (donc aussi discuté) par les non-croyants. Le principe de non-ingérence qui fonde le séparatisme laïque sera alors abandonné : la foi de chacun sera appelée à se définir, à se justifier et à se transformer dans la délibération de tous. Une telle proposition, qui risque de susciter peu d’enthousiasme auprès des autorités ecclésiales, pourrait dessiner l’idéal d’une authentique communauté des croyances et des incroyances dans le procès même de leur transformation réciproque — foyer utopique d’un œcuménisme qui pourrait prendre la figure paradoxale d’une « hérésie généralisée », pour reprendre l’expression risquée par Étienne Balibar[11].

Mais l’utopie peut difficilement faire loi et la laïcité doit rester sobre. La confusion de nombre de débats contemporains tient en partie à ce qu’on cherche dans la laïcité, principe de séparation (entre État et Églises) et de quant à soi des communautés spirituelles, cela même que par définition elle ne peut pas produire : un lien social destiné à intégrer (et donc à transformer) les communautés spirituelles dans la communauté politique. C’est une des leçons possibles des analyses de Cécile Laborde : se résigner à ce que la laïcité ne puisse être, comme telle, que désintégrative. Mais cette leçon en appelle une autre, qui est que l’intégrité éthique ne peut se revendiquer de façon non intégriste, dans un langage et un espace communs, qu’en situation d’intégration sociale et de reconnaissance réciproque des citoyens qui « s’accordent les ressources (sociales, économiques, culturelles) qui garantissent leur statut civique »[12]. « Désintégrer » juridiquement la liberté religieuse en ses différentes dimensions, reconnaître les droits spécifiques de l’intégrité et vouloir que la laïcité ne soit pas seulement le cadre légal d’une séparation des communautés mais le contrefort de la puissance intégrative d’une raison publique, d’un être social et d’un agir en commun — ce sont là trois opérations étroitement solidaires.


Notes

  1.  Voir notamment Cécile Laborde, Critical Republicanism. The Hijab Controversy and Political Philosophy, Oxford, Oxford University Press, 2008 ; Français, encore un effort pour être républicains !, Paris, Seuil, 2010. Pour une bibliographie complète, voir http://www.ucl.ac.uk/spp/people/academic/cecile-laborde.

  2.  Voir là-contre Jean Baubérot, La Laïcité expliquée à Nicolas Sarkozy, Paris, Albin Michel, 2008, et La Laïcité falsifiée, Paris, La Découverte, 2012.

  3.  Ferdinand Buisson, le principal défenseur d’une « foi laïque », était hostile à l’article 4 de la loi qui fut voulu par Briand et Jaurès contre les « laïcistes ». Voir Jean Baubérot, Laïcité 1905-2005, entre passion et raison, Paris, Seuil, 2004 ; Émile Perreau-Saussine, Catholicisme et démocratie, Paris, Cerf, 2011.

  4.  Cette position est illustrée par les travaux de Catherine Kintzler : Tolérance et laïcité, Nantes, Pleins feux, 1998 ; Qu’est-ce que la laïcité ?, Paris, Vrin, 2007 ; Penser la laïcité, Paris, Minerve, 2014. Elle est critiquée par Jean Baubérot et Micheline Milot, Laïcités sans frontières, Paris, Seuil, 2011, et par André Tosel, Nous citoyens, laïques et fraternels ?, Paris, Kimé, 2015.

  5.  Dans un article de son blog dénonçant la décision de la Cour de cassation dans l’affaire de la crèche Baby Loup, au nom du droit de protéger son enfant de la vision des « manifestations religieuses » du personnel d’une crèche, Catherine Kintzler s’indigne : « un croyant voit ses droits à la manifestation religieuse respectés au sein de son entreprise, mais un non-croyant a le devoir de subir ces manifestations sans pouvoir obtenir un moment et un lieu de retrait où il en serait préservé » (www.mezetulle.net/article-affaire-baby-loup-discrimination-envers-les-laiques-et-les-non-croyants-116370411.html). Cet argument est dangereusement réversible : si l’incroyant peut demander à être protégé contre la simple vision des convictions religieuses de l’autre, alors le croyant est symétriquement autorisé à refuser d’avoir à « subir » les signes de l’incroyance de ceux qui ne respectent visiblement pas les interdits qu’il respecte.

  6.  Entendons par là, non qu’ils veulent confiner l’expression des convections religieuses à la sphère privée (cette expression est libre dans l’espace public de la société civile), mais qu’ils considèrent qu’un espace (étatique, politique, scolaire, etc.) n’est proprement laïque qu’à la condition, non seulement d’être lui-même dépourvu de tout indice religieux, mais encore d’imposer aux individus qui le partagent de rendre leurs convictions religieuses invisibles.

  7.  Voir sur ce point précis la décision du Comité des droits de l’homme de l’ONU en date du 1er novembre 2012 condamnant la France sur la base de la plainte déposée par Bikramjit Singh (communication n° 1852/2008).

  8.  Cécile Laborde, Français, encore un effort pour être républicains !, op. cit., p. 23, 43, 51, 86, 93, 117, 126.

  9.  Voir ce passage de Renan cité par Jacques Bouveresse dans Peut-on ne pas croire ?, Marseille, Agone, 2007, p. 174 : « L’Église, quand elle le pourra, devra ramener l’Inquisition, et, si elle ne le fait pas, c’est qu’elle ne le peut pas. […] Si l’Eglise redevenait ce qu’elle a été au moyen âge, souveraine absolue, elle devrait reprendre ses maximes du moyen âge, puisqu’on avoue que ces maximes étaient bonnes et bienfaisantes. »

  10.  Selon l’expression de Pierre Bourdieu, « Genèse et structure du champ religieux », Revue française de sociologie, 1971, 12-3, p. 295-334.

  11.  Étienne Balibar, Saeculum. Culture, religion, idéologie, Paris, Galilée, 2012, p. 100.

  12.  Cécile Laborde, Français, encore un effort pour être républicains !, op. cit., p. 118.

Chargé de cours à Université Libre de Bruxelles | Site Web

Jean-Yves Pranchère est chargé de cours et vice-Président du Département de Science Politique à l'Université Libre de Bruxelles où il est également membre du Centre de Théorie Politique. Ses recherches portent notamment sur le lien entre la politique et la religion, ou encore la pensée contre-révolutionnaire du XIXe siècle et sa descendance contemporaine.