Délibération, nouvelles technologies et extrémisme

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Cet article est initialement paru dans le numéro 2 de Raison publique (avril 2004), dans cette traduction de l’américain par Solange Chavel.

Toutes les sociétés comptent d’innombrables groupes délibératifs. Partis politiques, églises, organisations dissidentes, corps législatif, commissions, tribunaux, universités, organisations étudiantes, participants aux émissions de radio, groupes de discussion sur internet, et bien d’autres encore. Et, c’est un fait, il arrive que même lorsqu’il s’agit de questions politiques et morales, des individus entament une discussion en soutenant un point de vue et finissent par en adopter un autre. Forts de ce constat, bon nombre d’analystes aspirent à une « démocratie délibérative », y voyant un idéal qui permettrait de concilier implication populaire et niveau élevé de réflexion ou de discussion entre personnes d’opinions concurrentes. L’essentiel de la littérature sur ce sujet ne s’appuie cependant pas sur des données empiriques. On ne s’est pas beaucoup inquiété des conséquences de la délibération dans le monde réel, ni de savoir sur quoi débouchent les généralisations qui ont cours dans le contexte de ces échanges entre groupes différemment composés et prédisposés.

Je propose d’étudier dans ce qui suit une régularité statistique frappante, bien que largement négligée : la polarisation des groupes. De là, nous nous interrogerons sur le rôle de la délibération dans la « sphère publique » au sein d’une démocratie hétérogène.

La polarisation des groupes signifie, en un mot, que les membres d’un groupe délibératif ont en général tendance à adopter une position plus extrême — position qui correspond à leurs préférences antérieures (pré-délibératives)1Voir Roger Brown, Social Psychology, New York, The Free Press, 1986 [pour la deuxième éd.]; Cass R. Sunstein, Why Societies need dissent, Cambridge, Harvard University Press, 2003.. Lorsque des personnes d’opinons voisines se rencontrent à intervalles réguliers sans être longuement confrontées à des points de vue concurrents, les déplacements vers les extrêmes n’en sont que plus fréquents. Ce phénomène permettrait d’éclairer d’un jour nouveau un certain nombre de questions liées aux sources des antagonismes ethniques, raciaux et nationaux, aux origines du terrorisme, aux effets de la délibération politique, aux résultats ambigus de la liberté d’association ou encore aux conséquences des nouvelles technologies de l’information, dont internet. L’idée selon laquelle les groupes se polarisent soulève aussi plusieurs problèmes pour la théorie de la démocratie. Elle suggère en effet que de sérieux risques d’incompréhension, de division, voire de violence peuvent surgir lorsque les citoyens se répartissent en groupes d’opinions homogènes.

Comment les groupes se polarisent

La polarisation est l’un des phénomènes les plus massifs parmi tous ceux qui structurent les groupes délibératifs. Ce constat s’est vérifié partout dans le monde, et dans des situations très variées. Il en résulte que les groupes prennent souvent des décisions plus radicales que ne l’aurait fait, seul, l’individu typique ou moyen de ce groupe.

Prenons quelques exemples élémentaires tirés d’observations faites dans une douzaine de pays2Ibid., p. 222. Ces pays comprennent les Etats-Unis, le Canada, la Nouvelle-Zélande, l’Allemagne et la France. Voir, pour l’Allemagne, J. Zuber, « Choice shift and group polarization », Journal of Personality and Social Psychology, n° 62, p. 50 (1992) ; et sur la Nouvelle-Zélande : D. Abrams, « Knowing what to think by knowing who you are », British Journal of Social Psych.ology, n° 29, p. 97, p. 112 (1990). Le fait que certaines cultures offrent une plus ou moins grande résistance à la polarisation pourrait constituer un champ de recherches extrêmement intéressant.. Un groupe de féministes modérées deviennent plus nettement pro-féministe après discussion3Voir D. G. Myers, « Discussion-induced attitude polarization », Human Relations, n° 28, p. 699 (1975).. De même, après discussion, des citoyens français se montrent plus critiques à l’égard des Etats-Unis et de ses intentions concernant l’aide économique4R. Brown, op. cit., p. 224.. Après discussion, des blancs prédisposés à exprimer des préjugés raciaux donnent davantage de réponses négatives à la question : « Le racisme blanc est-il responsable des conditions de vie des Afro-américains dans les villes américaines ? »5D. G. Myers, G. D. Bishop, « The Enhancement of dominant attitudes in group discussion » Journal of Personality and Social Psychology, n°20, p. 286, 1976.. Après discussion, des blancs prédisposés à ne pas exprimer de préjugés raciaux fournissent plus de réponses positives à la même question6Ibid.. Selon ces régularités statistiques, on devrait conclure que des personnes modérément critiques à l’égard d’un effort de guerre continu seraient, après discussion, fermement opposées à la guerre ; que ceux qui tiennent le réchauffement de la planète pour un problème grave auront tendance, après discussion, à soutenir cette idée avec conviction ; que des personnes tendant à croire en l’infériorité de tel ou tel groupe racial seraient confirmées dans cette croyance après en avoir discuté, et que ceux qui inclinent à condamner les Etats-Unis finiront par le faire avec plus de fermeté encore.

Trois explications principales ont été avancées pour rendre compte de la polarisation des groupes.

L’information. On part du fait que les êtres humains réagissent aux arguments présentés par d’autres. Dans un groupe formé d’individus ayant le même genre de prédispositions, l’ensemble des arguments sera fatalement biaisé. Un groupe constitué de personnes qui tendent à penser qu’Israël est le véritable agresseur dans le conflit au Moyen-Orient entendra de nombreux arguments en ce sens. En revanche, les membres de ce même groupe entendront relativement peu de points de vue opposés. Inévitablement, ces personnes auront enregistré certains des arguments en jeu dans la discussion, mais pas tous. Après avoir entendu tout ce qui a été dit, on observera vraisemblablement un déplacement vers une position plus anti-israélienne encore. Le même raisonnement vaut pour toute position recueillant les faveurs de la majorité des membres du groupe.

L’assurance. Ceux qui soutiennent des points de vue extrêmes sont souvent plus convaincus de la pertinence de leur position, et plus les gens sont convaincus, plus leurs opinions deviennent extrêmes7Voir R. Baron, « Social corroboration and opinion extremity »,Journal of Experimental Social Psychology, n° 32, p. 537 (1996).. L’idée fondamentale est simple : ceux qui manquent d’assurance, ou qui ne savent pas bien ce qu’ils doivent penser, ont tendance à adopter des points de vue modérés. Ainsi, des gens circonspects ou dans le doute inclinent-ils à choisir la position moyenne entre deux extrêmes. La confiance augmente si d’autres semblent partager le même point de vue. Les membres d’un groupe voyant leurs opinions corroborées tendent par conséquent à se déplacer vers les extrêmes. On voit très souvent des individus se radicaliser simplement parce que leur point de vue se trouve conforté : ils prennent de l’assurance à mesure qu’ils apprennent que d’autres le partagent8Ibid..

L’influence sociale. La plupart des gens souhaitent être perçus favorablement par les autres et veulent pouvoir se considérer eux-mêmes sous un jour positif. Il arrive que nos points de vue soient dans une certaine mesure fonction de l’image que nous voulons donner de nous-mêmes. Dès que nous savons ce que les autres croient, nous modifions nos convictions, ne serait-ce que légèrement, en direction de la position dominante, pour préserver notre image. Supposons, par exemple, que les membres d’un groupe se pensent eux-mêmes comme davantage préoccupés par le réchauffement de la planète que la plupart des gens. Ces personnes vont probablement modifier un peu leur position s’ils se retrouvent dans un groupe extrêmement soucieux du réchauffement de la planète, et cela dans le seul but de préserver leur propre image. Le phénomène se produit dans de nombreuses situations.

Il est évident que la polarisation ne se produit pas systématiquement. Il s’agit d’une régularité statistique, ni plus ni moins. Il peut arriver qu’un point de vue minoritaire prévale, parce que ceux qui le soutiennent s’expriment clairement et avec assurance. Parfois, un « choc extérieur », de nouvelles motivations ou informations vont conduire les membres d’un groupe vers une position plus modérée. Souvent, les partis politiques tendent ainsi vers une position moyenne pour pouvoir survivre. Différents facteurs peuvent en outre amplifier la polarisation.

La part de l’affectif

Les liens affectifs se révèlent d’une importance certaine dans les groupes délibératifs et influent beaucoup sur la polarisation. Si les membres d’un groupe sont affectivement liés, le désaccord est nettement moins fréquent. L’existence de tels liens réduit le nombre d’arguments divergents et augmente l’influence sociale qui pèse sur le choix. On aura moins tendance à adopter la position prônée par les adversaires ; la vraisemblance d’un changement sera d’autant plus grande que les gens considèrent leurs compagnons comme amicaux, sympathiques et proches d’eux. Dans le même ordre d’idées, la distance a tendance à atténuer la polarisation. À l’inverse, le sentiment d’homogénéité ou de communauté de destin tend à l’amplifier. La même chose se produit lors de l’introduction d’un groupe étranger rival qui avive le sens communautaire et tend à étouffer les désaccords.

Un point revêt une grande importance pour la délibération sociale et pour la théorie de la démocratie : il convient de savoir si les gens se considèrent de manière privilégiée, ou non, comme membres d’un groupe lié par une certaine solidarité. S’il en est ainsi, la polarisation sera d’autant plus probable et sans doute plus marquée. Quand le contexte met en évidence l’appartenance de chacun au groupe social engagé dans la discussion, la polarisation s’accentue. Cette idée coïncide avec la thèse plus générale selon laquelle l’existence de liens sociaux entre membres de groupes délibératifs contribue à minimiser les dissensus et, de ce fait, induit des prises de décision moins adéquates.

Les extrémistes sont particulièrement enclins à la polarisation9Voir J. Turner (dir.), Rediscovering the social group: a self-categorization theory, London, Blackwell, 1987, p. 154-159.. Il est non seulement probable qu’ils se radicalisent en discutant entre eux, mais encore qu’ils se radicalisent davantage. Quand des individus qui défendent à l’origine une position extrême se trouvent dans un groupe ayant une opinion semblable, ils sont susceptibles d’aller singulièrement loin dans la direction correspondant à leurs préférences prédélibératives10Voir C. R. Sunstein, Why Society need dissent, op. cit.. Il y a là une leçon à tirer sur les sources du terrorisme et de la violence politique en général.

On peut ainsi dire de nombreux extrémistes qu’ils souffrent d’une « paralysie épistémologique »11R. Hardin, « The crippled epistemology of extremism », in A. Breton (dir.), Political and Extremism, Cambridge, Cambridge University Press, 2002. parce qu’ils ne connaissent qu’une toute petite fraction de ce qu’il y a à savoir. Lorsque cela arrive, il faut souvent en chercher la raison dans la dynamique sociale. Et cette idée ne se limite pas aux extrémistes les plus visibles, loin de là. Les représentants d’un conseil d’administration portés à prendre des risques inhabituels relèvent aussi de cette catégorie. Il en ira de même pour les animateurs d’une organisation étudiante militant pour la reconnaissance des droits des homosexuels ou pour la réduction des investissements de telle université dans quelque pays étranger et lointain ; ou encore dans le cas de dirigeants politiques décidés à éviter la guerre, ou au contraire à la déclarer.

Quand internet favorise les extrêmes

Le mécanisme qui préside à la polarisation des groupes soulève un certain nombre d’interrogations quant à la manière dont l’influence sociale s’exerce sur les médias et sur internet. On a pu, par exemple, célébrer l’émergence d’un Quotidien du moi (The Daily Me) liée à la possibilité technique de personnaliser le flot d’informations que nous souhaitons recevoir12N. Negroponte, Being Digital, Vintage, p. 153, 1996.. Si chacun peut façonner sur mesure l’information qu’il reçoit, les gens peuvent alors ne plus entendre parler que des sujets et des opinions qui leur agréent, et éviter ceux qu’ils trouvent ennuyeux ou choquants. En un sens, il s’agit d’un progrès considérable. Une société libre respecte la liberté de choix, et nous pourrions considérer que la liberté s’illustre d’abord par la possibilité de parfaitement contrôler le genre d’information qui nous parvient. Après tout, dans la plupart des pays du monde, les gens n’ont encore accès qu’à un nombre restreint de chaînes de télévision. Or, si la majorité voit et entend toujours la même chose, le système de communication entretiendra un conformisme susceptible de s’avérer particulièrement étouffant et attentatoire à la liberté, à la façon d’une « pensée unique ». Internet permet alors d’élargir considérablement l’ensemble des choix possibles et fonctionne comme un antidote contre la restriction des sujets et des opinions disponibles ailleurs.

L’idée de polarisation des groupes fait pourtant peser de sérieux doutes sur la vision enchanteresse d’un Quotidien du moi. Il existe de fait un risque réel de fragmentation dès lors que certaines personnes n’entendent que les versions répétées de leurs propres convictions initiales, sans tirer profit de l’exposition de vues concurrentes ou de problèmes négligés. La spécialisation accrue, rendue possible par les nouvelles technologies de l’information et de la communication, permet aussi aux gens de se dispenser de la lecture de journaux ou de magazines généralistes, et de procéder à des choix qui reflètent leurs propres prédispositions. En offrant la possibilité technique de filtrer questions dérangeantes et opinions défavorables, internet permet de configurer un lot d’information fortement individualisé. Nous pouvons certes utiliser les nouvelles technologies pour élargir, et non pour limiter nos horizons. C’est au demeurant ce que font nombre de personnes. Mais la possibilité contraire est également ouverte.

Partout, des milliers de citoyens de toutes origines se servent d’internet pour vivre dans une sorte de chambre de réverbération et pour recevoir, encore et encore, des versions toujours renouvelées de ce qu’ils viennent de voir. C’est pour une large part de ce type de processus que résulte l’incompréhension sociale au sein d’un même pays, et d’un pays à l’autre. Prenons l’exemple de la guerre en Irak : sans prendre position sur son bien-fondé, on peut assurer que la nette divergence de vues qui s’est faite jour entre les Etats-Unis et la France a été amplifiée du fait que les citoyens de chacun des deux pays ne parlaient, la plupart du temps, qu’entre eux.

Une sphère de communication fragmentée peut effectivement déboucher sur de très graves problèmes. « On peut faire l’hypothèse qu’un dispositif de type internet est susceptible de créer une forte tendance à la polarisation lorsque les membres d’un groupe ressentent une certaine identité communautaire », souligne P. Wallace13P. Wallace, The Psychology of the internet, Cambridge, Cambridge University Press, 2000, p. 73-84.. Si certaines personnes ne délibèrent qu’avec des gens qui partagent leurs vues, les opinions ne seront pas seulement confortées : elles seront aussi plus extrêmes. On ne dira pas qu’il y ait là un mal en soi — il se peut que l’extrémisme soit une bonne chose —, mais il est sans conteste problématique que différents groupes sociaux soient conduits, au gré de mécanismes prévisibles, à manifester une opposition croissante et des points de vue toujours plus extrêmes. Il est beaucoup trop tôt pour apprécier de manière pertinente les conséquences des groupes de délibération qui éclosent via l’informatique et internet. Si le Web permet à leurs membres d’entendre la répétition sans fin de leurs propres pensées, il facilite aussi l’accès à un large éventail de points de vue. En revanche, on niera difficilement que la polarisation peut tout particulièrement s’accentuer pendant les discussions en ligne, majorant ainsi erreurs et biais.

Dans ce contexte, il ne serait pas absurde d’attribuer un rôle social important à des « polarisateurs professionnels » ou encore à des « producteurs de polarisation », autrement dit à des militants politiques qui auraient pour rôle de créer des espaces où les individus d’opinions semblables pourraient entendre une ou plusieurs personnes éloquentes défendre un certain point de vue. Ces « polarisateurs » pourraient également participer, sur un mode direct ou indirect, à une discussion qui conforterait et affermirait une opinion déterminée. Pour ceux qui voudraient promouvoir un changement social, une stratégie très prometteuse pourrait consister à employer ces technologies pour susciter des échanges entre des individus plutôt favorables à la réforme envisagée : de telles discussions tendraient en effet à renforcer leurs convictions et leurs préoccupations sous-jacentes.

De la polarisation à la guerre

La polarisation joue fatalement un rôle dans les luttes ethniques ou internationales, et dans les guerres. De façon caractéristique, les membres de deux camps en conflit ont tendance à ne discuter qu’entre eux, avivant ainsi l’outrage subi et confortant l’impression causée par les événements en question. Ce n’est pas trop s’avancer que d’affirmer que ces effets sont parfois à l’œuvre au sein de groupes ethniques ou dans des pays pourtant caractérisés par un haut degré d’hétérogénéité nationale. Aux Etats-Unis, certaines divergences profondes entre Blancs et Afro-américains, que celles-ci portent sur des questions particulières ou d’ordre général, peuvent s’expliquer par la polarisation. Il en va de même pour les différences très nettes de points de vue d’un pays à l’autre. La polarisation se produit en Israël et en Palestine, mais aussi aux Etats-Unis, et entre ceux qui tendent à soutenir, sinon à ne pas condamner, les actes terroristes.

Considérons l’étude de Timur Kuran sur le phénomène d’« ethnification » qui s’est développé dans l’Europe de l’Est post-communiste, notamment dans les Balkans. « Pendant des décennies, observe-t-il, les groupes qui constituaient la Yougoslavie ont vécu côte à côte, ont travaillé ensemble, se sont fréquentés dans des contextes de mixité ethnique. Mieux encore, beaucoup considéraient que la diversité de la culture yougoslave représentait une force pour le pays14T. Kuran, « Ethnic norms and their transformation through reputational cascades », Journal of Legal Studies, n° 27, p. 623, p. 648 (1998).. » Ce n’est qu’après l’éclatement de la Fédération que les différences entre groupes ont pris de l’importance, et cela à mesure que la polarisation conduisait les individus à se définir en termes ethniques. Alors qu’on considère volontiers que les luttes ethniques reflètent des animosités de longue date, elles sont souvent la conséquence d’un passé très récent, d’une incitation à la polarisation imposée par un petit nombre de gens influents. Pour une part essentielle, l’éternelle question — « mais pourquoi nous haïssent-ils ? » — ne trouve pas sa source dans de lointains griefs ou dans les consciences individuelles, mais dans le processus social tel qu’il se réalise ici et maintenant. Et les médias y jouent naturellement un rôle important.

Il y a là un problème majeur pour les démocraties : des erreurs largement partagées, jointes à la fragmentation sociale, peuvent conduire des individus d’opinions semblables à s’isoler les uns des autres et à adopter des positions extrémistes sur la simple foi d’informations restreintes et d’influences bornées. Si la délibération amène les gens à épouser des positions plus extrêmes que leur tendance d’origine, faut-il donc s’en louer ? Si les individus modifient leur position afin de préserver leur réputation et leur image auprès de groupes, représentatifs ou non du public dans son ensemble, faut-il penser que la délibération contribue réellement à améliorer la situation ?

Si l’on constate que ces radicalisations résultent d’arguments partiaux et faussés, les effets des jugements délibératifs pourraient s’avérer bien pires que ceux qui s’appuient simplement sur des opinions antérieures.

Malaise dans la délibération

Ceux qui mettent en avant les idéaux attachés à la démocratie délibérative insistent aussi sur ses présupposés : égalité politique, absence de comportement stratégique, information exhaustive, souci de comprendre15J. Habermas, Théorie de l’agir communicationnel, Paris, Fayard, 1987. Jürgen Habermas distingue ainsi l’action stratégique de l’action communicationnelle, et met en avant « la volonté commune d’atteindre la compréhension ». Comparer avec A. Gutmann et D. Thompson, Democracy and Disagreement, Cambridge, Harvard University Press, 1998, p. 52-94. Ils soulignent l’idée de réciprocité qui fait porter l’accent sur la volonté de justifier rationnellement sa propre position.. C’est effectivement crucial. Toutefois, dans les délibérations réelles, le comportement est généralement stratégique et, d’une manière ou d’une autre, l’égalité fait souvent défaut. Quoi qu’il en soit, l’existence d’un éventail restreint d’arguments confortant la tendance initiale du groupe joue en faveur de la polarisation, quand bien même nul n’adopte de comportement stratégique. La polarisation se produira d’elle-même, qu’une influence sociale soit ou non à l’œuvre. Pour autant, le contexte social de la délibération peut faire une différence considérable. Ainsi la délibération conduira-t-elle plus sûrement dans des directions judicieuses si l’on se donne pour but de produire un schéma institutionnel qui le permette. Si bien que la polarisation, si elle se produit, résultera d’un enseignement plutôt que d’une dynamique de groupe.

On ne peut évidemment pas inférer du simple fait de la polarisation que le mouvement s’est effectué dans la mauvaise direction. Peut-être la tendance la plus extrême est-elle préférable, et il n’est pas exclu que ce soit à la polarisation que nous devons le mouvement anti-esclavagiste, la lutte contre l’apartheid en Afrique du Sud, le mouvement pour l’égalité des femmes, et de nombreux autres mouvements dignes d’une large approbation. L’extrémisme ne saurait constituer en soi un sujet d’opprobre : tout dépend de ce qu’il entend défendre. Mais lorsque la discussion tend à conduire les gens vers des versions plus fortes que leur point de vue de départ, en raison du jeu des influences sociales et d’un éventail restreint d’arguments, il n’y a pas lieu d’avoir confiance dans ses effets.

La leçon la plus élémentaire à en tirer touche à la fois à la sensibilité individuelle et à la construction institutionnelle. À en croire certains, le fait de porter une plus grande attention au rôle que jouent ces éventails restreints d’arguments, ainsi que l’influence sociale, suffirait à prévenir les déplacements d’opinions injustifiés au sein des groupes. Plus encore, les institutions pourraient se voir organisées de manière à garantir que si changements il y a, ils ne résultent pas de contraintes arbitraires s’exerçant sur l’ensemble des arguments pertinents. L’élaboration des Constitutions, notamment, trouve là l’une de ses tâches majeures. En ce sens, il convient de favoriser un système de contrepouvoirs, non pas pour contrôler de manière illégitime la volonté populaire, mais pour se prémunir contre les conséquences potentiellement néfastes de la discussion.

Afin de mettre en lumière certains avantages de l’hétérogénéité, imaginons un corps délibératif constitué de tous les citoyens du groupe pertinent — ce qui peut vouloir dire de tous les citoyens d’une communauté, d’un Etat, d’une nation ou du monde. Par hypothèse, l’ensemble d’arguments est très large et n’a d’autre limite que la totalité des points de vue adoptés par les citoyens. Les influences sociales subsistent indubitablement. Dès lors, il est possible que les individus modifient leur position pour sauvegarder leur réputation ou leur image, pour maintenir une certaine relation au reste du groupe. Mais dans la mesure où la délibération a révélé aux gens que leur position privée à l’égard du groupe n’était pas celle qu’ils pensaient être, alors tout changement de point de vue résultera d’une compréhension plus complète de l’ensemble des citoyens, et non de l’influence d’un groupe particulier.

Cette expérience de pensée ne vise pas à suggérer que cet hypothétique corps délibératif serait idéal. Tous les citoyens, incarnant l’ensemble des points de vue individuels, pourraient viser une position contestable sur le plan normatif ; dans une société de part en part injuste, un corps délibératif auquel tous concourraient ne produirait rien qui vaille. Des arguments faibles seraient peut-être avancés et réitérés ad nauseam, alors que de bons arguments seraient rarement présentés.

Aussi importe-t-il souvent, comme nous le verrons plus loin, de préserver des enclaves dans lesquelles une polarisation peut avoir lieu, pour précisément permettre l’expression d’opinions étouffées par l’influence sociale ou par quelque autre facteur, mais qui sont cependant raisonnables et justifiées. Du moins un groupe délibératif constitué de l’ensemble des citoyens permettrait-il de corriger certaines distorsions causées par la polarisation, et éviter que des personnes d’opinions semblables, isolées des autres, ne se radicalisent en raison de cet isolement même. Ainsi les produits de telles délibérations ne constitueraient-ils pas la résultante d’un arbitraire lié à la limitation ou au caractère biaisé des arguments rencontrés.

« Enclaves » et voix négligées

Il me faut à présent insister sur les défauts éventuels de l’hétérogénéité ainsi que sur les effets potentiellement souhaitables d’enclaves de délibération formées de groupes d’individus aux opinions homogènes. Il est évident que de tels groupes peuvent se révéler d’une extrême importance dans une société hétérogène, en premier lieu parce que les membres de certains groupes démographiques sont particulièrement discrets quand ils prennent part à des groupes de délibération plus larges. Dans une telle perspective, le fait de promouvoir le développement de positions qui, sans cela, demeureraient invisibles, muettes ou étouffées dans le débat général, constitue l’un des avantages manifestes de ces enclaves de délibération. Alors qu’elles incarnent un réel danger dans bien des cas, elles peuvent aussi représenter un atout de taille : nombre de mouvements sociaux estimables ont en effet réussi à faire parler d’eux par ce biais. On peut ainsi justifier dans les mêmes termes les efforts de groupes marginalisés visant à écarter des individus ne partageant pas leurs convictions ou le souci manifesté par certains partis politiques de limiter à leurs membres l’accès aux élections primaires.

Lorsque la polarisation est à l’œuvre dans ces enclaves – ou plutôt parce que la polarisation y est à l’œuvre – celles-ci contribuent à enrichir significativement l’éventail des arguments disponibles et se révèlent, à ce titre, socialement bénéfiques. Les nouvelles technologies de la communication sont à l’évidence un allié important pour ces enclaves de délibération. Internet, sites, listes et courriers électroniques — tout cela permet de relier, à travers la planète, des personnes qui se croyaient isolées ou uniques, et qui peuvent ainsi aisément se regrouper et mettre en commun leurs préoccupations.

L’aspect empirique le plus important tient ici au fait que, dans les corps délibératifs, ce sont les membres haut placés qui, plus que les autres, maîtrisent la communication. Leurs idées sont plus influentes, en partie parce que les membres occupant un rang subalterne n’ont pas confiance en leurs propres capacités, en partie aussi parce qu’ils redoutent une sanction16C. Christenson, A. Abbott, « Team medical decision making », in C. Chapman, F. Sonnenberg (dir.), Decision making in health care, Cambridge, Cambridge University Press, 2000, p. 267, p. 273-276.. Les idées portées par des femmes, par exemple, exercent souvent une influence moindre et sont même « purement et simplement ignorées au sein des groupes mixtes17Ibid., p. 274.. » De même, les minorités culturelles sont d’ordinaire proportionnellement moins influentes au niveau des décisions prises par des groupes culturellement mixtes18C. Kirchmeyer, A. Cohen, « Multicultural groups: their performance and reactions with constructive conflict », Group and Organisation management, n° 17, p. 153 (1992).. Or, il est intéressant de constater que lorsque, pour certaines tâches, les normes relatives aux identités génériques changent, l’influence au sein des groupes n’est plus affectée par ces différences génériques. Cela confirme l’idée que le rôle joué par les individus dans la délibération dépend de la hiérarchie qu’imposent ou non les normes sociales. En ce sens, on peut défendre l’existence d’enclaves de délibération au sein desquelles les membres de certains groupes peuvent échanger entre eux et affermir leur point de vue. Les nouvelles technologies de la communication sont alors particulièrement utiles.

Ces enclaves, toutefois, représentent aussi un sérieux danger : les mécanismes d’influence sociale et de persuasion peuvent amener leurs membres à évoluer vers des positions contestables bien que prévisibles. Dans les cas extrêmes, une telle délibération enclavée peut même menacer la stabilité sociale. Et l’on ne peut pas dire a priori que ceux qui s’isoleront dans des enclaves adopteront des points de vue bénéfiques pour la société dans son ensemble, ni même pour ce groupe particulier.

On ne surmontera pas aisément les dangers de la délibération enclavée. Il arrive que la menace pesant sur la stabilité sociale soit souhaitable. D’un point de vue institutionnel, le problème réside dans le fait que l’effort de promotion des enclaves de délibération permettra à de très nombreux groupes de se polariser. Parmi ceux-ci, certains seront utiles pour promouvoir la justice, d’autres susceptibles de renforcer l’injustice, d’autres encore se révéleront potentiellement dangereux. Dans un pays où les individus sont désorientés ou malveillants, de telles enclaves représentent peut-être le seul moyen de contribuer à l’épanouissement d’une certaine lucidité ou d’un sens de la justice, du moins chez certains. Cependant, même dans un tel pays, pour que l’enclave puisse contribuer au changement, il faut que ses membres entrent en contact avec les autres. Dans les sociétés démocratiques, la meilleure solution consisterait à garantir que de telles enclaves ne soient pas totalement isolées des points de vue concurrents, et que subsistent des espaces permettant l’échange de vues entre les membres de l’enclave et ceux qui sont en désaccord avec eux. Plus que la délibération par groupes comme telle, c’est l’isolement total ou quasi total qui représente le plus grand danger, sous la forme du mariage malheureux — et parfois franchement fatal — de l’extrémisme de la marginalité.

Il serait trop ambitieux d’examiner ici les conséquences, sur la construction démocratique et les politiques de communication, de la position défendue dans cet article. J’ai souligné qu’il était important de garantir l’accès à un large éventail de thématiques et d’idées. Mais il devrait apparaître clairement que dans des démocraties fonctionnant correctement, la liberté de choix représente un fondement inadéquat pour l’élaboration des politiques, et que l’on devrait appréhender de manière ambivalente le principe d’une liberté d’association sans entrave.

L’autonomie requiert la confrontation d’un grand nombre de thématiques et d’idées qui n’ont été ni anticipées ni choisies. Pour se gouverner elle-même, une société libre ne peut se satisfaire d’une situation où les citoyens se rassemblent dans des espaces où résonne le seul écho de leurs propres convictions.

Professeur des universités à Harvard University | Site Web
Cass R. Sunstein est actuellement professeur à l'université Robert Walmsley de Harvard. En 2018, il a reçu le prix Holberg du gouvernement norvégien, parfois décrit comme l'équivalent du prix Nobel de droit et des sciences humaines. De 2009 à 2012, il a été administrateur du Bureau de l'information et des affaires réglementaires de la Maison Blanche, puis il a siégé au Conseil d'examen des technologies du renseignement et des communications du Président et au Conseil de l'innovation pour la défense du Pentagone.
Cass Sunstein est l'auteur de centaines d'articles et de plusieurs dizaines de livres.

Notes

Notes
1 Voir Roger Brown, Social Psychology, New York, The Free Press, 1986 [pour la deuxième éd.]; Cass R. Sunstein, Why Societies need dissent, Cambridge, Harvard University Press, 2003.
2 Ibid., p. 222. Ces pays comprennent les Etats-Unis, le Canada, la Nouvelle-Zélande, l’Allemagne et la France. Voir, pour l’Allemagne, J. Zuber, « Choice shift and group polarization », Journal of Personality and Social Psychology, n° 62, p. 50 (1992) ; et sur la Nouvelle-Zélande : D. Abrams, « Knowing what to think by knowing who you are », British Journal of Social Psych.ology, n° 29, p. 97, p. 112 (1990). Le fait que certaines cultures offrent une plus ou moins grande résistance à la polarisation pourrait constituer un champ de recherches extrêmement intéressant.
3 Voir D. G. Myers, « Discussion-induced attitude polarization », Human Relations, n° 28, p. 699 (1975).
4 R. Brown, op. cit., p. 224.
5 D. G. Myers, G. D. Bishop, « The Enhancement of dominant attitudes in group discussion » Journal of Personality and Social Psychology, n°20, p. 286, 1976.
6 Ibid.
7 Voir R. Baron, « Social corroboration and opinion extremity »,Journal of Experimental Social Psychology, n° 32, p. 537 (1996).
8 Ibid.
9 Voir J. Turner (dir.), Rediscovering the social group: a self-categorization theory, London, Blackwell, 1987, p. 154-159.
10 Voir C. R. Sunstein, Why Society need dissent, op. cit.
11 R. Hardin, « The crippled epistemology of extremism », in A. Breton (dir.), Political and Extremism, Cambridge, Cambridge University Press, 2002.
12 N. Negroponte, Being Digital, Vintage, p. 153, 1996.
13 P. Wallace, The Psychology of the internet, Cambridge, Cambridge University Press, 2000, p. 73-84.
14 T. Kuran, « Ethnic norms and their transformation through reputational cascades », Journal of Legal Studies, n° 27, p. 623, p. 648 (1998).
15 J. Habermas, Théorie de l’agir communicationnel, Paris, Fayard, 1987. Jürgen Habermas distingue ainsi l’action stratégique de l’action communicationnelle, et met en avant « la volonté commune d’atteindre la compréhension ». Comparer avec A. Gutmann et D. Thompson, Democracy and Disagreement, Cambridge, Harvard University Press, 1998, p. 52-94. Ils soulignent l’idée de réciprocité qui fait porter l’accent sur la volonté de justifier rationnellement sa propre position.
16 C. Christenson, A. Abbott, « Team medical decision making », in C. Chapman, F. Sonnenberg (dir.), Decision making in health care, Cambridge, Cambridge University Press, 2000, p. 267, p. 273-276.
17 Ibid., p. 274.
18 C. Kirchmeyer, A. Cohen, « Multicultural groups: their performance and reactions with constructive conflict », Group and Organisation management, n° 17, p. 153 (1992).