Terrorisme et avant-garde : la question du musée

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Cet article a été initialement publié au sein du dossier “Littérature et arts face au terrorisme” dirigé par Catherine Grall.

Mon intervention mettra en relation trois événements : Le « Onze septembre », dont nous commémorons le quinzième anniversaire, la destruction des Bouddhas de Bamyan la même année,  et l’Hommage à New York de Jean Tinguely (1960). La question posée est double : la première concerne ce qu’on pourrait appeler la « haine du musée », c’est-à-dire la haine de l’œuvre d’art dans sa version patrimoniale, la seconde, la relation de la modernité à cette détestation du musée.

Le onze septembre et la destruction des Bouddhas de Bamyan

L’attentat du onze septembre 2001, qui a vu la destruction des deux tours du World Trade Center et qui a causé près de trois mille morts, a été précédé de ces deux événements qui relèvent tous deux, selon des modalités différentes, du domaine  artistique. Chacun exemplifiant respectivement deux types de « haine de l’art », haine externe pour le premier, haine interne pour le second.

Voyons le premier : exactement six mois avant le onze septembre, le 9 mars 2001, les Taliban, qui avaient pris le pouvoir en Afghanistan, détruisirent à la dynamite et aux canons les deux grands Bouddhas de Bamyan (Ve siècle, 53m et 38m de haut, les plus grands d’Asie), situés dans la province de l’Hazarajat, au centre de l’Afghanistan. Ces deux figures monumentales, directement sculptées dans la roche d’une immense falaise, relevaient de cet art dit « gréco-bouddhiste » ou « art du Gandhara », qui témoigne historiquement de la diffusion des modèles esthétiques helléniques en lointaine terre d’Asie centrale. Pour les Taliban, héritiers d’une longue tradition iconoclaste musulmane, il s’agissait ici d’un tribut payé à l’uchronie réelle, une sorte de révisionnisme appliqué : à savoir reconstruire un récit orthodoxe en détruisant les traces de ce passé « mécréant », qui avait vu le continent asiatique se transformer en territoire bouddhiste. Cette  logique religieuse les conduisait donc à s’en prendre d’abord à la valeur cultuelle des statues, les définissant, dans une interprétation délirante, puisque les Bouddhas n’étaient plus le support d’aucun culte[1], comme des objets de dévotion :

Sur la base des consultations entre chefs religieux de l’Émirat islamique d’Afghanistan […] Toutes les statues et tombeaux non islamiques situés dans les différentes régions de l’Émirat islamique d’Afghanistan doivent être détruites. Ces statues ont été et demeurent des lieux de pèlerinage d’infidèles, lesquels continuent de vénérer et de respecter ces lieux de culte […] Comme la cour suprême […] l’a ordonné, toutes les statues doivent être détruites, afin que personne ne puisse les vénérer ni les respecter dans le futur[2].

Mais, bien sûr, en détruisant réellement les Bouddhas, les Taliban faisaient coup double : tout en « purifiant » leur territoire, ils savaient bien qu’ils mettaient en pièce surtout leur valeur d’exposition, celle que l’Occident, l’ennemi qu’ils visaient à travers ce geste, considérait comme une valeur essentielle. En effet, même s’ils n’appartenaient pas alors, au sens strict, juridique, du terme, à la liste établie par l’Unesco[3], les Bouddhas, depuis longtemps, relevaient bien de ce Patrimoine de l’humanité, de ce Musée sans frontières et sans murs, qui a pris au XXe siècle, depuis la déclaration de 1972, la relève du musée universel rêvé et réalisé par la Révolution puis par Napoléon, et que le Louvre avait temporairement incarné à cette époque.

En témoigne la réaction de Koïchiro Matsuura, alors directeur général de l’Unesco :

Un crime contre la culture vient d’être commis. En détruisant les bouddhas géants […], les taliban ont commis l’irréparable. Ils ont détruit une partie de la mémoire afghane, mais aussi […] un patrimoine qui appartenait à toute l’humanité[4].

Ce qu’il y a d’intéressant dans ce réquisitoire indigné, c’est l’affirmation d’une double appartenance : les Bouddhas, aussi ancrés fussent-ils et dans un territoire (au sens littéral : ils étaient indéplaçables) et dans l’histoire de ce territoire, faisaient aussi partie de cet espace abstrait, imaginaire (au sens du « musée imaginaire » de Malraux) dont les habitants constituent cette entité à la fois théorique et réelle, l’Humanité. Le crime des Taliban pouvait ainsi être redéfini comme un acte de vandalisme universel, un véritable crime contre l’humanité :

C’est un acte sans précédent qui vient d’avoir lieu. Pour la première fois, une autorité centrale-non reconnue, il est vrai- c’est arrogé le droit de détruire un bien de notre patrimoine à tous. Pour la première fois, l’Unesco, chargée par son acte constitutif de préserver le patrimoine universel, est confrontée à une telle situation[5].

Paradoxalement, cet argumentaire ne faisait que renforcer non seulement la détermination des Taliban (comme de nos jours, celle de l’EI) mais en quelque sorte, il confirmait leur interprétation, anti-universaliste, c’est-à-dire anti-occidentale, du monde, et justifiait, après-coup, la nécessité de leur acte malfaisant. Non seulement, les Bouddhas étaient des « idoles », qu’il fallait donc détruire mais ces objets étaient aussi, dans leur redéfinition en tant qu’œuvres d’art, des « objets occidentaux », des ennemis extérieurs infiltrés, relevant d’une sorte d’extraterritorialité ; l’atteinte à ceux-ci permettait ainsi, à distance, de frapper une première fois l’Occident honni, avant le deuxième coup fatal.

Car l’acte irréversible des Taliban, perpétré donc à la fois in situ et ex situ, constituait, jusque dans son aspect formel, on l’a compris assez vite, mais après-coup, une préfiguration immédiate de l’attentat du 11 septembre, qui eut lieu donc juste six mois après. Question : si les destructions talibanes pouvaient donc être considérées comme un acte antiartistique, attentatoire au patrimoine (du point de vue de l’Unesco), parce que les sculptures  étaient intégrées dans le champ de l’art, pouvait-on à son tour intégrer le 11 septembre dans le champ de l’esthétique, pouvait-on l’artialiser ? Du point de vue du musée, du point de vue à la fois humaniste et patrimonial de l’Unesco, la question même n’aurait eu aucun sens. En revanche, en se plaçant dans un autre paradigme, celui de la modernité, lequel à bien des égards se constitue comme le renversement du précédent, non seulement la question est possible, mais aussi bien sa réponse.

Le 18 septembre 2001, le Frankfurter Allgemeine Zeitung rapportait les propos tenus deux jours plus tôt lors d’une conférence de presse par le compositeur Karlheinz Stockhausen (1928-2007). Il aurait déclaré voir dans les attaques du 11-Septembre « la plus grande œuvre d’art jamais réalisée[6] ». Qu’elle ait été réellement prononcée ou non, cette déclaration est intéressante, car elle réunit plusieurs éléments constitutifs de notre modernité. D’une part, la dissociation définitive de l’éthique et de l’esthétique, laquelle constitue en quelque sorte, l’éthique oxymorique de la modernité (c’est une éthique anti-éthique), telle qu’elle est formulée par Théophile Gautier par exemple dans la Préface à Mademoiselle de Maupin  et que résume la célèbre déclaration de l’écrivain anarchiste Laurent Tailhade : « Qu’importent les victimes, si le geste est beau ! Qu’importe la mort de vagues humanités, si par elle s’affirme l’individu ! » D’autre part, la dé-définition de l’œuvre,  celle qui permet à « n’importe quoi » d’être un objet artistique, ouvrant à l’artialisation généralisée du monde. Et, pour finir, la fascination moderne pour le spectacle de la destruction, surtout la plus grandiose, déjà présente de longue date dans l’esthétique du sublime, et qui n’a fait que se renforcer dans les pratiques contemporaines.

On le voit, ce type de relation à l’art, si on peut encore employer ce terme, et surtout la définition de son sujet, est à l’exact opposé ce qui est défendu par l’Unesco. Celui que, suivant Hermann Broch, j’appellerai l’esthète radical[7], celui qui jouit donc du spectacle de la destruction, y compris celle des vies humaines, se donne comme l’exact opposé du sujet présupposé par le concept de patrimoine de l’humanité : le citoyen idéal du monde ; même si son attitude vis-à-vis de l’art est diamétralement opposée à la leur, il rejoint ainsi les Taliban, dans leur même refus d’intégrer cette communauté, réelle ou idéale, proposée par ce qu’on pourrait appeler l’ « humanisme radicale » des instances internationales. Cette attitude résolument antihumanisme peut être qualifiée de cynique ; une autre posture, tout aussi avérée, dans le champ de la modernité artistique, pourrait être définie plutôt comme masochiste ; elle concerne cette fois l’artialisation de l’autodestruction.

« DIE KUNST IST TOT[8] »

Un de ses exemples parmi les plus significatifs est donc l’œuvre de Tinguely, la troisième unité de ma trilogie. Le 17 mars 1960, Jean Tinguely, dans son célèbre Hommage à New York (17 mars 1960), assemblage machinique de ferraille, de roues de vélos et d’objets de toute sorte qui s’autodétruisit bruyamment en 28 minutes dans le jardin du Moma, dans un joyeux chaos et une épaisse fumée, avait ainsi produit le modèle insurpassable de cette collusion entre œuvre « moderne », autodestruction et mise en spectacle de cette destruction. Le plus troublant pour nous est qu’après-coup, et jusque dans son titre, on ne peut manquer de voir dans cette « œuvre-action », cet « hommage » ambigu à la grande capitale américaine, non seulement un modèle parfait d’autovandalisme mais sans doute la véritable « traduction esthétique » du 11 septembre, le seul « monument » possible pour cet « événement » resté, comme chacun sait, en-dehors de la déclaration de Stockhausen, sans réelle postérité artistique.

Bien sûr, Tinguely, ce joyeux bricoleur nihiliste, quel que fût son talent, n’était pas un cas isolé à son époque. Son contemporain, l’artiste allemand Gustav Metzger, qui peignait avec des pinceaux trempés de l’acide, avait publié peu de temps auparavant, en 1959, son manifeste de l’art autodestructeur qui prônait cette nouvelle forme d’art comme une « arme de la dernière chance […] une attaque contre le système capitaliste […] en faveur du désarmement nucléaire[9]… » Mais Tinguely, qui avait donc parfaitement accompli le programme de Metzger, était prêt à s’en prendre également aux œuvres des autres ; lui aussi, avait été un « ennemi interne » non seulement de l’avant-garde mais du Musée. Selon le témoignage de Pontus Hultén, son ami, qui fut le premier conservateur du Centre Georges Pompidou, ce dernier, dans sa jeunesse, « était obsédé par l’idée de lancer une grenade sur la Joconde. Il avait même élaboré un plan détaillé de l’attentat. Le châtiment virtuel-emprisonnement et condamnation à une inaction quasi-totale- le faisait hésiter[10]»

Quelle différence entre le crime contre le patrimoine de l’humanité des Talibans et le crime contre le patrimoine de l’humanité de Tinguely ? Dans les intentions et les conséquences, assez peu, sauf ce détail : l’attentat de Tinguely est resté virtuel ; voici la suite de la citation :

Il s’aperçut alors que Marcel Duchamp avait déjà exécuté cet attentat en affublant la Joconde de moustaches et d’une barbiche, geste plus spirituel que celui qu’il projetait. L’attentat devenu sans objet, Tinguely put se consacrer à des tâches plus utiles[11].

On le voit, il aura été plus facile de calmer les pulsions du jeune Suisse que celles des intégristes afghans.

D’un point de vue plus général, le cas Tinguely, dans ses deux versants : d’un côté, haine du musée et de l’autre, artialisation de la destruction et autodestruction de l’œuvre, est exemplaire des relations étroites, jusqu’à la confusion, qu’a toujours entretenues l’avant-garde et plus généralement la modernité avec ce qu’on peut appeler globalement la négativité. Cette négativité est triple : elle s’exerce d’abord sur son « autre », la tradition, le patrimoine, les formes d’art jugées obsolètes, etc., tout ce j’ai rangé sous le vocable de « Musée ». On rappellera ici le Manifeste futuriste de Marinetti, figure canonique et insurpassable du genre :

Nous voulons démolir les musées, les bibliothèques […] L’Italie a été trop longtemps le grand marché des brocanteurs. Nous voulons la débarrasser des musées innombrables qui la couvrent d’innommables cimetières… Viennent donc les bons incendiaires aux doigts carbonisés !… Les voici ! Les voici !  Détournez le cours des canaux pour inonder les caveaux des musées !… Oh ! qu’elles nagent à la dérive les toiles glorieuses[12] !

La deuxième forme de négativité concerne son fonctionnement : elle se fonde sur son principe essentiel, à savoir son « obsolescence programmée ». En effet, par définition, chaque avant-garde a pour mission de périmer et de « détruire » esthétiquement ses prédécesseurs à travers l’enchaînement des « -ismes » qui ringardisent les propositions précédentes : ce mouvement d’autodestruction interne peut être aisément rattaché à la négativité externe : en clair, toute proposition périmée par la nouveauté se trouver rejetée automatiquement dans l’enfer des formes mortes ; elle  intègre alors le « Musée », ce qui la renvoie à la première forme de négativité et donc à la destruction nécessaire des œuvres « du passé » ; citons de nouveau, Marinetti, dans son style inimitable, qui visent cette fois les artistes eux-mêmes :

Quand nous aurons quarante ans, que des plus jeunes et plus vaillants que nous veuillent bien nous jeter au panier comme des manuscrits inutiles… Ils s‘ameuteront autour de nous, haletants d’angoisse et de dépit, et tous exaspérés par notre fier courage infatigable, s’élanceront pour nous tuer[13]

La troisième forme de négativité, qu’on pourrait appeler la négativité absolue, concerne cette fois le projet avant-gardiste lui-même et sa relation à l’art. Dans ce cadre, qui voit une absorption intégrale de l’avant-garde par la négativité, l’idéal avant-gardiste consiste en sa propre abolition et celle même de l’art. Cette abolition prend deux formes, historiciste ou vitaliste. Dans le premier cas, l’avant-garde a pour fonction « historique » de s’autodétruire dans la société nouvelle qu’elle a préfigurée ; l’art, quelles qu’en soient les formes, est pensé ici comme quelque chose qu’il s’agit de « dépasser »; ainsi, Guy Debord : « Les temps de l’art sont révolus. Il s’agit maintenant de réaliser l’art. [… ] On ne peut réaliser l’art qu’en le supprimant[14].  Dans le second cas, ce qui est opposé à l’art, et qui doit advenir à sa place, c’est la « vie ». Ce remplacement produit des poncifs bien connu du type : « il a aboli la distinction entre la vie et l’art », « l’art c’est qui rend la plus vie plus intéressante que l’art », « Tout le monde est un artiste », etc. La dissolution de l’art dans la « vie » n’est plus ici de l’ordre de l’utopie et de la marche de l’histoire mais se veut immédiate, ici, maintenant. Ainsi Raoul Vaneigem, l’autre situationniste[15] :

La création importe moins que le processus qui engendre l’œuvre, que l’acte de créer. L’état de créativité fait l’artiste, et non pas le musée. […] C’est pourquoi, il n’y a plus d’œuvre d’art, au sens classique du terme. Il ne peut plus y avoir d’œuvres d’art, et c’est très bien ainsi. La poésie est ailleurs, dans les faits, dans l’événement que l’on crée[16]

Humanisme ou terreur ?

Les quelques considérations et exemples qui précèdent ouvrent à l’interrogation suivante : ce qu’on peut appeler le vandalisme contemporain, celui, radical, des Islamistes, passés ou présent, aussi bien que celui, relatif, des “opposants” à l’art contemporain public, que je n’ai pas évoqué, loin de se poser comme l’Autre honni et barbare de la modernité artistique, ne constitue-t-il pas en fait (comme l’avait brutalement exprimé Stockhausen et réalisé exemplairement Tinguely) d’une certaine manière, son accomplissement? Le vandalisme, islamiste ou autre, ne serait ainsi que la réalisation, l’effet dans le réel de cette négativité qui ne cesse de la hanter et qui est inséparable de sa définition, quelle qu’en soit la variété des formes, lesquelles se confondent donc bien souvent avec une vaste entreprise de dés-œuvrement et de dés-artialisation, comme celle entreprise par exemple par l’artiste Tino Seghal, prochain invité du Palais de Tokyo ?

Dans cette perspective, comment concilier cette entreprise avec la démarche inverse, celle qui tente de préserver et de conserver les œuvres, au sens matériel du terme, mais aussi bien la notion même d’œuvre, et à travers elles, en dernière instance, l’humanité dont elle serait l’expression? Nous sommes peut-être ici face à un différend majeur (au sens de Lyotard) : celui qui sépare et oppose deux visions de l’art, l’une nihiliste et l’autre, patrimoniale, et leurs deux sujets respectifs : d’un côté, le sujet antihumaniste de la modernité, engagé en tant que spectateur ou créateur dans le projet de la disparition de l’œuvre et son horizon, l’abolition de l’art, de l’autre, le sujet du musée, qui ne peut être défini, malgré les apparences, uniquement comme un simple consommateur d’art ou un touriste, mais qui renvoie en dernière instance au sujet universel des Lumières, celui-là même que la modernité se sera employée à renverser, vexer, déconstruire, etc., avec le talent et la réussite que l’on connaît.

Les destructions actuelles et le sentiment d’horreur qu’elles provoquent nous engagent à nous dégager de cette fascination esthète pour la destruction de l’art et des œuvres, et sont là pour nous rappeler le lien profond que celles-ci entretiennent avec la Condition humaine. C’est précisément dans un ouvrage qui porte ce titre, que Hannah Arendt, quasi seule dans le siècle, avait naguère insisté sur cette relation, au point de faire de certains objets, faits de mains d’hommes, ces « œuvres » que les adeptes du musée universel essaient précisément de préserver, l’incarnation même de l’humanité, la preuve la plus haute de son existence[17] :

À ce point de vue, les objets ont pour fonction de stabiliser la vie humaine […] et leur objectivité tient au fait que les hommes, en dépit de leur nature changeante, peuvent recouvrer leur identité dans leurs rapports avec la même chaise, la même table. En d’autres termes, à la subjectivité des hommes s’oppose l’objectivité du monde fait de main d’homme bien plus que la sublime indifférence d’une nature vierge dont l’écrasante force élémentaire, au contraire, les oblige à tourner sans répit dans le cercle de leur biologie parfaitement ajustée au vaste cycle de l’économie de la nature[18].

Pour l’humaniste Hannah Arendt, le point important, c’est précisément  cet ancrage de l’œuvre dans ce qu’elle appelle le Monde, soit l’environnement spécifiquement humain construit par les hommes et qui les abrite. L’œuvre d’art apparaît alors comme la quintessence même de l’humanité :

En raison de leur éminente permanence, les œuvres d’art sont de tous les objets tangibles les plus intensément du-monde […] dans cette permanence, la stabilité même de l’artifice humain qui, habité et utilisé par des mortels, ne saurait être absolu, acquiert une représentation propre. Nulle part, la durabilité pure du monde des objets n’apparaît avec autant de clarté, nulle part par conséquent, ce monde d’objets ne se révèle de façon aussi spectaculaire comme la patrie non mortelle d’êtres mortels[19].

On le voit, la pensée d’Hannah Arendt, même si elle ne parle pas directement de patrimoine ou de musée, me semble constituer leur véritable traduction philosophique, la tentative la plus sérieuse pour comprendre (ou sauver  intellectuellement) cette relation particulière des hommes aux œuvres et au monde de l’art. En effet, cette « philosophie de l’art » est définitivement artificialiste, insistant sur la dimension objective, artefactuelle de l’œuvre, au rebours d’une grande part de l’idéologie moderne (depuis le romantisme), qui prétend la dissoudre dans la nature, dans la vie, etc. En outre, elle est résolument humaniste. Si ce qui caractérise la condition humaine, c’est la fabrication d’un Monde, qui le sépare irrémédiablement et de la nature et de lui-même en tant qu’être naturel (animal), si ce qui caractérise ce Monde, c’est qu’il est constitué d’œuvres,  et si ce qui caractérise l’œuvre d’art, c’est qu’elle est l’œuvre par excellence, la version la plus accomplie de l’œuvre, alors l’œuvre d’art constitue la plus haute définition de son humanité, elle a pour fonction d’exemplifier et de symboliser cette dernière. Dans ce cadre, il ne peut y avoir d’humanité qu’avec et dans la présence d’œuvres d’art, au sens effectif, notamment matériel, « patrimonial » donc, du terme, les deux devant être considérés comme synonymes. La destruction des productions de l’art signifie bien dès lors la destruction de l’humanité, de l’humain, l’ouverture à l’inhumain, elle nous fait basculer dans la barbarie.

Sans doute cette réflexion, apparemment si contraire aussi bien à toutes les idéologies de l’avant-gardisme radical (comme on l’a vu plus haut) qu’à tous ses ersatz et dérivés contemporains (art « relationnel », art « contextuel », happenings, performances, street art, etc.), sans oublier l’éternelle complaisance (esthétique ?) envers le nihilisme, réactualisée dans  l’actuel culte nostalgique voué de nouveau aux avant-gardes les plus « radicales »[20] (c’est-à-dire les plus hostiles à l’art et aux œuvres), peut-elle sembler obsolète pour  penser notre présent. Mais, peut-être, au contraire y a-t-il une sorte d’urgence, en ces moments qui voient le retour de la barbarie, à entendre et écouter sa voix.


[1] Cf. le témoignage lyrique de Joseph Kessel, visitant le site en 1956, sur ce passé dévotionnel : « Imaginez, disait Ahmad Ali Khozad, imaginez les fêtes religieuses dans cette haute époque, dans ce décor fabuleux… Les bonzes au crâne rasé dans leurs flottantes robes d’ocre et de safran… Les processions, les bannières, les musiques, les fleurs, les danses, la liturgie. Et les statues dans leur plein éclat. Avec leurs formes intactes et leurs couleurs polychromes et leur parure d’or […] C’est ainsi que Huang Tsang, le pèlerin chinois du VIIe siècle, a vu Bamyan et l’a  noté dans ses tablettes. », Joseph Kessel, Le Jeu du roi ; Afghanistan, 1956, éditions Taillandier, 2010, p. 127.

[2] Décret du 26 février 2001 de l’Émirat islamique d’Afghanistan, cité dans Afghanistan ; la mémoire assassinée, (actes d’un colloque tenu à l’Unesco en mars 2001), Les Mille et une nuits, 2001.

[3] « Le patrimoine mondial, ou patrimoine de l’humanité, est une liste établie par le Comité du patrimoine mondial de l’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO). Le but du programme est de cataloguer, nommer, et conserver les biens dits culturels ou naturels d’importance pour l’héritage commun de l’humanité. Le programme fut fondé avec la Convention Concernant la Protection de l’Héritage Culturel et Naturel Mondial, adoptée à la conférence générale de l’UNESCO le 16 novembre 1972. » source : http://www.culturecommunication.gouv.fr/Regions/Drac-Centre-Val-de-Loire/Nos-secteurs-d-activite/Espaces-proteges/Le-patrimoine-mondial-de-l-Unesco.

[4] Afghanistan ; la mémoire assassinée, op.cit., p. 13.

[5] Ibidem.

[6] Source : http://www.lemonde.fr/culture/article/2015/09/10/le-11-septembre-un-casse-tete-pour-les-createurs_4751513_3246.html

[7] Hermann Broch, « Le Mal dans les valeurs de l’art », dans Création littéraire et connaissance, Gallimard, 1966.

[8] Georg Grosz et John Heartfield, Première foire internationale Dada, 1920.

[9] Cité par Dario Gamboli, op. cit., p. 382.

[10] Cité dans ibid., p. 393.

[11] Ibidem.

[12] Filipo Tommaso Marinetti, Manifeste du futurisme, cité dans Charles Harrisson et Paul Wood, Art en théorie, Paris, éd. Hazan, 1997, p. 182.

[13] Ibid., p. 182-183.

[14] Ibid., p. 1062.

[15] Salué comme nietzschéen par Guy Debord lui-même : « Je suis particulièrement ravi par la réussite du ton. Il y a du Nietzsche, du Fourier, l’héritage de la philosophie, au meilleur sens. », Guy Debord, op. cit., p. 681.

[16] Ibid., pp. 260-261.

[17] Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne [1958], Calmann-Lévy, coll. Pocket, 1961 et 1983.

[18] Ibid., p. 188.

[19] Ibid., p. 223.

[20] Comme en témoigne l’intérêt actuel porté aux Situationnistes (multiples ouvrages, expositions…), la fascination universelle pour Guy Debord (dont les archives sont maintenant à la Bibliothèque Nationale), jusqu’à la « redécouverte » des Lettristes, etc.

Artiste/Professeur des universités à Université Panthéon-Sorbonne | Site Web

Miguel Egaña est un artiste et chercheur agrégé en arts plastiques. Il obtient son doctorat en sciences de l'art (sous la direction d'Eliane Chiron) et devient par la suite maître de conférences à l'université de Picardie-Jules Verne. Actuellement, il est professeur au Centre St Charles (Paris 1 Panthéon-Sorbonne) et membre de l'UMR Acte (Paris 1- CNRS).