Vers une théocratie post-islamiste ? Des oulémas dans la sécularisation du champ politique en Iran

Cet article a été initialement publié dans le dossier “La sécularisation en Iran sous la République Islamique” dirigé par Farhad Khosrokhavar et Marie Ladier-Fouladi.

Au rebours de la période Pahlavi (1925-79), qui s’était caractérisée par un essai de sécularisation de la société iranienne par le haut et par les mœurs, la République islamique a tenté d’imposer un retour à des normes religieuses, en particulier dans le champ politique. En politisant le religieux, cependant, elle extrayait celui-ci de la tradition et promouvait une forme paradoxale de sécularité. Et trente-six ans après la proclamation du nouveau régime, force est de constater la continuation voire la diversification de ce processus. Lequel s’est notamment exprimé dans le Mouvement vert de 2009, dont les tribuns proposaient une lecture sécularisée de l’islam.

Plusieurs études majeures ont été consacrées aux intellectuels « post-islamistes » des décennies 1990-2000, aux yeux desquels le religieux fondait la légitimité transcendantale du politique tout en ouvrant la vie publique à l’expression du pluralisme. La marginalisation de nombre d’entre eux après la victoire des conservateurs aux élections municipales de 2003, a pavé la voie à une « intelligentsia intermédiaire ». Plus pragmatique, celle-ci s’attache à défendre en termes éthiques la dignité du citoyen tout en traitant, d’un point de vue souvent technique, de problèmes précis sur des sujets circonscrits, qu’il s’agisse d’économie, d’écologie, de culture ou de droit[1].

Nous allons voir ici comment en Iran un personnel religieux musulman souvent jeune et nanti de responsabilités locales ou régionales, qu’il soit chiite majoritaire ou sunnite minoritaire, a pu tirer profit de ces évolutions pour jouer un rôle paradoxal dans la « sortie d’une révolution religieuse ». Par la libération, certes, d’espaces de religiosité affranchis de l’hypothèque politique mais aussi par son rôle dans la structuration d’espaces de critique sinon de subversion. C’est ce que l’on observe, en particulier, dans les anciennes marches (kurde à l’ouest, arabe au sud, baloutche au sud-est, aymaq à l’est…) à dominante sunnite des anciens empires iraniens.

Dans ces régions où le sous-développement est aggravé depuis le tournant du siècle par la concentration croissante des trafics transfrontaliers aux mains des forces paramilitaires, des oulémas de rang intermédiaire se retrouvent en pointe dans une réinvention de la cité et de la citoyenneté par une mobilisation sociale contre des oligarchies militaro-économiques. Leur action n’est pas sans faire songer à celle de ces religieux catholiques dénonçant la poignée d’individus sans scrupules qui coiffaient l’ordre ethno-corporatif, répressif et fermé de la République dominicaine sous Trujillo, incarnation pionnière de la société terroriste des xxe et xxie siècles[2].

Dans un contexte iranien marqué aussi depuis 1999 par l’importance des scrutins locaux, on peut se demander dans quelle mesure les instances politiques et religieuses interagissent à l’épreuve d’un relatif pluralisme. Comment aussi, dans un pays d’économie rentière (de la frontière, notamment), profondément marqué par l’explosion actuelle et par la perception de plus en plus problématique des inégalités[3], des traditions éthiques et l’aspiration de certains clercs à jouer le rôle de conscience du monde peuvent venir éveiller, à une échelle d’abord locale et régionale, un sentiment de « sociabilité des ébranlés[4] ».

Des minorités sunnites en soutien de l’idée républicaine

Le souvenir d’un parti religieux minoritaire vient ici cimenter cet imaginaire : celui du « Conseil central des sunnites » (SHAMS en acronyme persan) créé en avril 1981, premier essai de cristallisation du pouvoir tribunicien des oulémas sunnites d’Iran. La référence commune aux Frères musulmans fournissait un lien idéologique avec la République islamique. Dominé à l’origine par une intelligentsia islamiste kurde, le parti avait à sa tête un religieux « à cravate », Kak Ahmad Moftizadeh (1933-93). Khomeiny avait d’abord tenté de promouvoir ce dernier pour mieux miner l’autorité du grand ouléma de Mahabad, Shaykh ‘Izz al-Din Husayni (1922-2011), allié des organisations de gauche, très populaire dans les milieux urbains de l’extrême ouest du pays.

Ces essais de rapprochement avaient achoppé dès l’été 1979 sur la volonté de Moftizadeh de partager le pouvoir avec Khomeiny[5]. Le SHAMS rassembla donc des opposants au velayat-e faqih et, même après son interdiction dès 1982, s’inscrivit en creux contre les lacunes de la constitution de 1979 – appelant notamment à continuer la lutte contre l’oppression « confessionnelle, ethnique et sociale » (article 4 de ses statuts). L’un des piliers de l’organisation était l’imam sunnite de Zahedan, au Baloutchistan, Mowlavi ‘Abd ol-‘Aziz Mollazadeh (1916-87), dont l’observateur américain Selig S. Harrison notait en 1979 qu’il se distinguait de Husayni comme de Moftizadeh par sa tactique conciliatoire vis-à-vis de Téhéran[6]. Par un plus grand isolement, sans doute, aussi.

Les compromis de Mollazadeh aidèrent le Baloutchistan à devenir le pôle du sunnisme iranien. Ici, depuis le milieu des années 1930 une tradition théologique perçue à Téhéran comme « étrangère » (l’École de Déoband, née dans la vallée du Gange en 1867, hégémonique au Pakistan et en Afghanistan) avait permis une réémergence de l’islam sunnite. Axée sur l’enseignement éthique du Hadith, Déoband importa également, dans les régions de peuplement baloutche au sud-est, puis aymaq au nord-est de l’Iran, la notion de « nationalisme composite » (en ourdou : muttahida qawmiyyat) ainsi qu’un mélange de populisme socialisant et d’anti-gauchisme qui devint aussi, au Pakistan, la marque du PPP de ‘Ali Bhutto (premier ministre de 1973 à 1977)[7].

En prônant dès 1979 un système politique neutre en matière confessionnelle et une démocratie des musulmans dans leur ensemble, en dénonçant le faible soutien du velayat-e faqih, les oulémas déobandis du Baloutchistan ouvraient une voie qu’empruntèrent à leur suite des penseurs chiites post-islamistes tels qu’A. Soroush, M. Shabestari ou M. Kadivar. Soulignant l’absence de contradiction entre religion et raison citoyenne, certains s’emparaient de la figure de Hossein pour promouvoir une éthique de la dignité du citoyen[8]. Inversement, dans la critique de l’ordre colonial des périphéries ethniques de l’Iran, ils emboîtaient le pas à l’écrivain chiite persan Djalal Al-e Ahmad (1923-69), dénonciateur dès 1968 de la gestion militaire du Baloutchistan d’Iran[9].

De sorte que contrairement au désenchantement révolutionnaire qui suivit en Iran la mort de Khomeiny en 1989 et la dissolution de l’URSS deux ans plus tard, on ne constate guère chez les Baloutches ni les Aymaqs d’Iran (ni les Turkmènes au nord, plus récemment gagnés par la prédication déobandie) de perte de charisme du pouvoir religieux ni de remise en cause de l’idéologisation de la religion. Au point que de nos jours, le Baluchistan People’s Party (BPP) de Nasser Boladai, de tendance social-démocrate et dirigé par l’héritier d’une lignée de protecteurs de l’ « hétérodoxie » dhekrie, soutient dans les campagnes électorales l’actuel imam sunnite de Zahedan, Mowlavi ‘Abd ol-Hamid Esma‘ilzeyi, beau-fils et successeur de Mollazade.

Car on a pu observer en Iran, lors des scrutins présidentiels depuis 1993, locaux depuis 1999, l’émergence d’un « vote sunnite ». Il y a vingt-deux ans déjà, les minbars baloutches et kurdes soutenaient le jeune conservateur Ahmad Tavakkoli (né en 1951) contre le sortant Hachemi-Rafsandjani. Depuis, les plus hauts scores des candidats perçus comme réformistes sont ceux des districts de la périphérie sunnite du pays où la population fars reste proportionnellement la plus faible[10]. Revendiquant davantage de citoyenneté dans une république persane chiite[11], le vote sunnite vient questionner l’État-nation dans une perspective de pleine intégration civique des minorités, sans aller toutefois jusqu’à prôner le système fédératif appelé de ses vœux par le BPP.

De ce point de vue, ce vote apparaît comme un vecteur de légitimation du processus électoral. Et ce n’est pas un hasard si Mowlavi ‘Abd ol-Hamid a figuré, en juillet 2013, parmi les hôtes de marque de la cérémonie de prestation de serment du nouveau président Rouhani. Au Sistan-Baloutchistan même, la jeune politicienne baloutche Samiyyeh Baluchzeyi (née en 1987), élue en 2013 aussi maire de Sarbaz (le creuset historique de l’École de Déoband dans la région), devenait un symbole du changement pour les média sunnites du pays. Et en août de la même année, un député du Kurdistan acceptait de voter la confiance au nouveau gouvernement à la condition explicite qu’au moins un ministre « kurde sunnite » fût nommé dans les plus brefs délais[12].

Sous la pression aux frontières – en Irak du groupe État islamique et, sur la frontière baloutche, du Jaysh al-‘Adl soutenu par Riyad –, des voix s’élèvent depuis 2013 pour dénoncer le « wahhabisme extrémiste » et rappeler à l’unité de la « communauté de l’islam ». Les appels des minbars sunnites étant rejoints début 2014 par l’ayatollah Naser Makarem-Shirazi (né en 1926), l’un des rédacteurs de la constitution de 1979[13]. En dépit de cette pression, la situation intérieure est demeurée sous contrôle, notamment grâce à l’aide de religieux déobandis à la libération, en avril, de gardes-frontières détenus par le Jaysh al-‘Adl. Et Hassan Rouhani put vanter, lors d’une visite à Zahedan, le poids des oulémas dans la préservation de l’unité du pays[14].

D’ailleurs, si pour la première fois depuis 1978 un ministre « kurde sunnite » intégrait le cabinet en octobre 2013 (le secrétaire d’État au Pétrole Seyyed ‘Emad Hosseini, né en 1972), c’est surtout comme incarnation d’une génération de « jeunes managers » (modiran-e javan). Diplômé de Calgary, Hosseini était depuis 2005, comme député du Kurdistan, une figure des lobbies (ferqe-s) kurde et sunnite du Majles (le parlement iranien) tout en représentant le parlement aux réunions de l’OPEP[15]. L’appui des minbars sunnites à ce jeune technocrate n’est pas sans faire songer à un système d’affirmative action ethno-confessionnel favorisant de fait l’intégration de marches géographiques exposées à l’impact des conflits par procuration qui ravagent le Moyen-Orient actuel.

Semblables instrumentations des obédiences confessionnelles (madhaheb, sing. madhhab) se trouvent accentuées dans le domaine sunnite par l’irruption, depuis l’après-11 septembre, d’un acteur neuf : un parti politique de type frère-musulman, légalisé en 2002 sous le nom de Jama‘at-e da‘vat va eslah-e Iran (Société iranienne pour l’appel et la réforme) [16]. Née dans les cantons montagnards kurdes sunnites de la région de Kermanshah (dont était originaire Kak Ahmad Moftizadeh), la JDEI complète et concurrence l’offre politique des écoles religieuses déobandies à l’échelle de l’Iran ; les deux courants se signalant par un effort de réappropriation de leur lieu de mémoire commun, le SHAMS, réactivé depuis 2008 sous leadership baloutche.

Persans, chiites, contre l’État ?

Le rôle de Déoband et de la JDEI dans l’élection de Rouhani suggère un haut degré d’intégration entre champs religieux sunnite et chiite dans les périphéries orientales de l’Iran. Il révèle également l’apport de personnels religieux à une sécularisation du discours public à travers, notamment, la défense de régions confrontées depuis le tournant du siècle à des combinaisons de problèmes écologiques et économiques d’une violence sans précédent. Une dimension régionale voire ethnique qui, faut-il le rappeler, fut importante dans la phase initiale des révoltes et révolutions très différentes qu’ont connues le Maghreb et le Machrek à partir de décembre 2010, depuis l’ouest tunisien jusqu’à la région de Benghazi en passant par le nord zaydite du Yémen.

Ces religieux se sont imposés comme acteurs paradoxaux d’une rupture presque castoriadissienne avec l’hétéronomie originelle de la République islamique. Cette dimension apparaît avec une prégnance particulière dans les débats qu’occasionna un film dans les réseaux sociaux iraniens pendant l’année 2014. Il s’agit du documentaire de 45 minutes intitulé « Les poissons se cachent pour mourir, ou Du malheur d’être Sistanais » (Mahiha dar sokut mimirand : sharh-e dard-e mardom-e Sistan). Tourné en 2013 par deux jeunes vidéastes, Mohsen Zare‘i et le bloggeur Yaser ‘Arab (admirateur de Romain Rolland qui dénonçait en février 2015 une trahison des idéaux de la révolution), le film fut diffusé par le programme « Thoraya » de la chaîne « Yek Sima »[17].

Les téléspectateurs étaient invités à s’exprimer par questionnaire à choix multiples sur les remèdes possibles à une situation écologique catastrophique – les années de sécheresse ayant épuisé, à partir de 1999, le vaste complexe lacustre dit Hamun, alimenté par le fleuve Hilmand, la principale ressource hydraulique de la sous-région du Sistan, frontalière de l’Afghanistan. D’une grande efficacité vidéographique, le film étale une misère peu familière aux téléspectateurs des grandes villes du centre de l’Iran. Des plans montrant des barques de pêcheurs dans ce qui est maintenant un vaste désert de sable ne peuvent que rappeler, terrible parallèle, les images plus connues de navires échoués de la mer d’Aral, en Asie centrale anciennement soviétique.

Sans concession pour la République islamique, témoignages et commentaires insistent sur la prospérité relative du Sistan « jusqu’au début de la révolution ». Ils mettent en avant un certain nombre de lacunes criantes de l’État iranien. Parmi celles-ci : le nombre d’enfants demeurant dépourvus de papiers d’identité, ce qui prive leurs parents d’allocations familiales et ce alors même qu’Ahmadinejad à partir de 2010, puis Khamenei depuis 2012 ont promu une politique démographique typiquement populationniste. Visant à faire de l’Iran un pays de 150 millions d’habitants en rupture avec le contrôle des naissances institué en 1989, cette politique cible précisément les classes populaires et déshéritées de la société iranienne[18]

Les commentaires de Yaser ‘Arab soulignent aussi l’absence de coordination entre services ministériels et préfectoraux. D’une manière plus intéressante pour notre propos, le film fait la part belle à quatre intervenants de référence : deux jeunes religieux chiites de rang intermédiaire – le hojjat ol-eslam Hasan Khedri (imam de Zehak, une ville de 11 000 habitants située sur la frontière afghane à l’est de Zabol) et le hojjat ol-eslam Mohsen ‘Arefi (président du Bureau des missions islamiques du Sistan & Baloutchistan) – et deux jeunes « activistes » (fa‘‘al) – un « militant culturel » de la région, Seyyed Mehdi Hashemi, et un écologiste, Mojtaba Nura, membre de l’ONG “Fondation du Hamun” et intervenant régulier dans les média régionaux.

En termes d’actualité régionale, ces divers personnages ne sont pas des inconnus. Même si les discours publics de ‘Arefi demeurent le plus souvent cantonnés dans le domaine de la théologie et de la catéchèse (ses sorties, dans le film, n’en sont que plus remarquables), Hasan Khedri, lui, est une figure plus tonitruante, très prisée des média régionaux du Sistan & Baloutchistan, en particulier sur les questions de développement économique. Depuis le début des années 2010 on l’a souvent entendu dénoncer en chaire, le vendredi, les « hypocrites » (monafeqan ou musulmans de façade, insulte réservée sous Khomeiny au Moudjahidines du peuple) qui selon lui occupent trop fréquemment le haut du pavé dans la République islamique.

Début 2014, le site d’information Zahedan Press qualifiait Khedri de « patriote » (vatan-dust) et son discours de « révolutionnaire » (enqelabi)[19]. L’imam de Zehak s’est signalé par ses interventions publiques, jusque dans les media nationaux, sur des questions économiques et sociales primordiales pour une région frontalière privée de ressources tels les droits de douane sur les importations[20]. Dans le film, il évoque le problème d’un « transit qui n’est d’aucun profit pour la population » locale, « qu’il fût licite ou illicite[21] ». Il décrit l’impact de la désertification sur la croissance rapide de certaines maladies, dénonçant l’inintérêt de l’administration régionale pour les problèmes écologiques, l’absence d’investissements industriels et l’inemploi de masse.

‘Arefi, lui, critique la distribution erratique de l’eau aux agriculteurs et la part prise par Zahedan, capitale régionale, sur les réserves souterraines. Selon nos deux religieux, le redémarrage d’une agriculture régionale par la construction de serres avait été rendu possible, au tournant des années 2000, par l’expansion de la contrebande internationale de carburant – cause des files d’attentes devenues monnaie courante dans les stations-services de la région. Or c’est la confiscation de cette contrebande par des groupes d’intérêts liés aux paramilitaires, dénoncée à demi-mot par le président du Bureau des missions islamiques de Zabol, qui expliquerait la paupérisation de la population rurale de la région et le fait que « la désespérance atteint des sommets ».

 ‘Arefi insiste aussi sur l’opposition entre intérêts privés (afrad-e khass) et le « peuple » (mardom), en rupture avec la souveraineté populaire postulée par la constitution de 1979. Cette dichotomie est renforcée par les témoignages de paysans et de camionneurs sur ces « riches » qui ont des « relations » opposés aux « démunis ». Le discours des deux religieux rejoint celui de Hashemi qui appelle à une « libération de la frontière », dénonçant un traitement exclusivement sécuritaire de cette dernière, un demi-siècle après Al-e Ahmad. Une revendication déjà formulée, aussi, côté baloutche, par l’imam sunnite de Zahedan Mowlavi ‘Abd ol-Hamid dans ses sermons (khotbe-s) du vendredi et soutenue depuis Stockholm par le Baluchistan People’s Party[22].

Riche d’enseignement, un tel document soulève autant d’interrogations. D’abord sur l’émergence de nouveaux acteurs de la vie publique : depuis le milieu des années 2000, une génération de post baby-boomers au premier rang desquels nous retrouvons ces religieux ici chiites, là sunnites de rang intermédiaire qui se perçoivent comme les garants des intérêts du « peuple » contre la puissance oligarchique d’un État rentier. (Les revenus de ce dernier apparaissant, ici, liés aux trafics transfrontaliers.) Riche d’enseignements aussi sur les mobilisations opérées : Seyyed Mohsen Hashemi évoque l’envoi de pétitions à Téhéran ; il est intervenu sur de nombreux plateaux dans les semaines et mois qui ont suivi la première diffusion du documentaire.

Enseignements enfin sur le renforcement de ce que l’on pourrait appeler ici patriotisme régional voire subrégional puisque, dans son commentaire sur la réservation de l’eau des bassins de rétention souterrains à la capitale régionale, le hojjat ol-eslam Mohsen ‘Arefi se pose en défenseur des intérêts écologiques distincts de la sous-région rurale frontalière du Sistan. Une dimension régionale voire subrégionale de l’intervention politique qui semble très caractéristique de la période actuelle, en relation avec une sensibilité nouvelle au problème de l’épuisement des ressources en eau sur cette partie d’une frontière internationale devenue depuis trois ans source de tensions parfois extrêmes entre l’Iran et l’Afghanistan[23].

Ce qui étonne l’observateur extérieur de ces débats reste leur caractère ouvert, ainsi que la mise en cause parfois féroce soit de l’absence de l’État iranien dans l’un de ses marches les plus périphériques et les plus déshéritées (y compris sur un sujet aussi sensible depuis 2012 que l’encadrement de la natalité), soit au contraire des contradictions d’instances bureaucratiques amphigouriques. Ou comment les usages des institutions, les manières de repenser la citoyenneté, les articulations entre champs politique, religieux et culturel ainsi que l’invention et la renégociation politique des identités notamment confessionnelles se combinent ici pour créer une interface entre le politique et le social qui nous semble à la fois presque banale et d’une profonde originalité.

Conclusion

Ceci nous amène à nous demander comment ces conjonctions n’ont pas entraîné à ce jour de « printemps persan ». Mais ici, les tribuns religieux interviennent aussi comme remparts à la violence publique. L’action du sunnite Esma‘ilzeyi en terre baloutche, du chiite Khedri au Sistan montre comment les mutations démographiques et politiques du xxe siècle ont permis à d’anciennes marches partiellement nomades des empires iraniens de jouer un rôle de champ de bataille pour milices se réclamant d’une propagande islamique transnationale mais aussi, en dépit même d’une confessionnalisation du politique catastrophique ailleurs, de creuset de citoyenneté.

Car de même que les chiites du Liban s’affranchirent de la tutelle de leurs foyers religieux d’Iran et d’Irak, les oulémas baloutches sunnites d’Iran ont conquis leur autonomie sur les foyers de Deéoband dans les vallées du Gange et de l’Indus. Semblable évolution témoigne d’un phénomène paradoxal en apparence de séparation graduelle entre champs religieux et politique. Et si les Déobandis baloutches iraniens ont émergé comme faiseurs de vote, les biographies qui leur sont consacrées suggèrent que c’est sur la base de leur engagement public et des impacts tangibles de leur autorité performative comme défenseurs d’intérêts territorialisés.

Et tant pis si, pour les besoins d’une expression de loyauté envers Téhéran (et par défaut d’autres sujets de consensus), nombre de ces tribuns doivent s’embarquer aussi dans la dénonciation de tout ce qui relève de l’Occident. Ceci ne nous empêche pas de nous demander si, au cœur de l’esprit républicain qu’ils développent, ne peuvent être décelées des notions chères à l’humanisme européen, à commencer par un sentiment d’esprit public. Le culte de l’engagement civil par la promotion d’un « esprit civique » étant ici compris dans un sens plus englobant que ceux véhiculés par les miroirs de princes très lus, jadis, sur les deux rives de la Méditerranée.

Certaines des vertus (kamalat) vantés dans les biographies d’oulémas des vingt dernières années rejoignent la virtù fondatrice dont Machiavel, puis Guichardin dans son Dialogue sur le gouvernement de Florence, faisaient l’apologie à l’aube du xvie siècle[24]. D’une manière plus générale, il est même permis de se demander si l’autonomie instituée dans les débats aiguillonnés par un Mowlavi ‘Abd ol-Hamid ou les plus jeunes Khedri et ‘Arefi sur les institutions de la République islamique, contre l’hétéronomie et le recours partiel à la force transcendante, ne pose pas les bases d’une démocratisation par l’exigence d’autolimitation du régime issu de la révolution[25].

Les accords obtenus l’étant, certes, sur la base de l’élimination systématique de nombreuses alternatives, de gauche tout particulièrement, mais au nom d’une sacrosainte garantie de l’indivisibilité de la république. Même l’École de Déoband et les réseaux missionnaires sunnites transfrontaliers du Tablighi Jama‘at – pour ne rien dire de la JDEI frère-musulmane dont le siège dresse à Téhéran ses cinq étages non loin de la présidence de la République islamique – peuvent désormais faire figure, même pour Khamenei, de vecteurs d’un sunnisme iranien opposé au « wahhabisme » transnational de guérillas accusées de faire le jeu du Pakistan et des puissances du Golfe.

Nous retrouvons ici maints traits connus de l’intelligentsia post-islamiste apparue dans les dernières années du xxe siècle. Car si l’on continue de se réclamer de valeurs religieuses, c’est en contestant la confusion entre la politique, domaine du bricolage, et le sacré, sphère de valeurs plus intangibles. Tout en se réclamant d’une confession particulière, on œuvre à l’ouverture d’espaces publics de parole dominés par des argumentations rationnelles. Plus important que tout paraît l’établissement d’un État de droit : par le retour au principe de souveraineté populaire pour les uns, la promotion d’un régime confessionnellement neutre pour les autres.

Parfois, certes, le désenchantement de la fin des années 1990 semble céder la place à de vraies désespérances. Celle, par exemple, des pêcheurs du Sistan confrontés à l’assèchement brutal du Hamun, associée à la déploration sur le mode sicilien d’un sottogoverno et de la dérive oligarchique d’un État dont les corporations paramilitaires persanes-chiites sont accusées de faire main basse jusque sur la rente frontalière. D’où une méfiance qui « n’attend qu’une occasion pour prendre feu et flamme[26] », le débat public sur l’organisation de la contrebande, loin d’être anodin, parachevant le découplage entre intellectualisation et politisation de la religion.

Contrastant avec celui de la génération précédente, le discours politique ou économique actuel paraît essentiellement empiriste (pour la « libération » de la frontière, pour une répartition plus équitable de l’eau des bassins de rétention du Sistan, etc.). En promouvant une forme nouvelle d’écologie politique en particulier, et le service de cette cause, les tribuns religieux sunnites comme chiites des territoires périphériques les plus déshérités du pays renouent avec l’espoir, « forme modeste de l’utopie ». Il semble pourtant que la nouvelle, bonne ou mauvaise, d’une individualisation du religieux, qu’annonçait le post-islamisme, doive être nuancée.

Car même l’évolution de l’internet suggère qu’après une période marquée par l’expansion des logiques de marché, tout un ensemble d’acteurs institutionnels tels qu’écoles religieuses et partis politiques regagnent le terrain perdu, en association/compétition avec une génération d’activistes individuels dont un Yaser ‘Arab, un Seyyed Mehdi Hashemi nous ont fourni ici les incarnations[27]. Dans le même temps l’État iranien, confronté sur ses frontières à des guerres par procuration d’amplitudes diverses, finissait par se montrer plus réceptif à l’exigence de citoyenneté de populations construites politiquement en minorités ethno-confessionnelles.

Dans ce contexte, les intellectuels intermédiaires de statut libéral – avocats, médecins, ingénieurs du privé… – se substituent moins à leurs homologues religieux les plus indépendants et les plus critiques qu’ils viennent aujourd’hui s’ajouter à ces derniers. Avec des résultats souvent paradoxaux, à nouveau, puisque par exemple le pouvoir du « Guide » Khamenei est sorti d’abord renforcé de l’élection de Rouhani en 2013. Celle-ci, en outre, a pu apparaître à beaucoup comme le produit d’une négociation oligarchique en diable entre l’ancien “bloc” Rafsandjani, d’une part, et de l’autre celui dit de Khatami et de ses décisifs soutiens sunnites.


[1] Voir F. Khosrokhavar et O. Roy, Iran : comment sortir d’une révolution religieuse, Paris Seuil, 1999, pp. 76-88 ; F. Khosrokhavar et M. Mottaghi, « Les intellectuels contre la théocratie ? », Vacarme n° 68, Iran, reportage intellectuel 1979-2014, été 2014, pp. 183-98.

[2] Voir H.-M. Enzensberger, Politique et crime : neuf études, traduit de l’allemand par L. Jumel, Paris, Gallimard, 1967, p. 75-6.

[3] Comme l’a montré une campagne féroce des réseaux sociaux, en septembre 2014, contre la page Facebook « Rich kids of Tehran » (ex. www.huffingtonpost.fr, 9 octobre 2014).

[4] J. Habermas, Entre naturalisme et religion : les défis de la démocratie, traduit de l’allemand par C. Bouchindhomme et A. Dupeyrix, Paris, Gallimard, coll. « NRF essais », 2008, pp. 164-5.

[5] Voir le récent témoignage du “Légat” (namayandeh) de Khomeyni puis de Khamenei au Kurdistan, Seyyed Musa Musavi, sur www.taghribnews.com (10 juillet 2012) ; voir aussi D. McDowall, A modern history of the Kurds, Londres & New York, Tauris, 1997, pp. 267-8.

[6] In Afghanistan’s shadow : Baluch nationalism and Soviet temptations, New York, Carnegie Endowment, 1981, pp. 112-3.

[7] Voir G. Spitaels, La triple insurrection islamiste, Paris : Fayard – Liège, Éditions Luc Pire, 2005, pp. 201-2 ; Samina Awan, Political Islam in colonial Punjab : Majlis-e-Ahrar, 1929–1949, Karachi, : Oxford University Press, 2010, p. 154 ; Laurent Gayer, Karachi : ordered disorder and the struggle for the city, Londres, Hurst, 2014, pp. 18-9.

[8] Voir l’œuvre du savant religieux Mowlavi Mohammad ‘Abdollah Ravanbud (1927-88), par exemple son anthologie posthume Sa‘di-e Baluchestan, éd. Gh.-H. Jahantigh, Zahedan, Edare-ye koll-e farhang va ershad-e eslami-ye Sistan va Baluchestan, 1394/2005-06, pp. 57-60 ; et de récentes homélies de l’actuel emam-jom‘eh sunnite de Zahedan, Mowlavi ‘Abd ol-Hamid Esma‘ilzeyi, recueillies dans Goftarha-ye mandegar [Propos destinés à rester], Zahedan, Vahed-e farhangi-e daftar-e emam-jom‘e-ye ahl-e sonnat-e Zahedan, 1390/2011-12, ex. p. 91.

[9] Voir le récit « Godhari be hashiye-ye kavir » [Un petit tour à la marge du désert], dans Dj. Al-e Ahmad, Karname-ye sesaleh, Téhéran, Entesharat-e Revaq, 1357/1978-79 (1ère éd. 1347/1968-9), pp. 230-68.

[10] Voir la carte « Vote for Ruhani (percentage per shahristan) », www.irancarto.cnrs.fr 2013.

[11] Cf. A. Gheissari, K. C. Sanandaji, « New conservative politics and electoral behavior in Iran », in A. Gheissari, éd., Contemporary Iran : economy, society, politics, Oxford, Oxford University Press, 2009, p. 275-298 ; et mon article « Électorat spolié, lobby prospère ? Les sunnites d’Iran et les présidentielles de 2013 », Les dossiers du CERI, mai 2013.

[12] Voir la chronique publiée par les sites déobandi baloutche www.sunnionline.com et frériste kurde www.islahweb.org, les 14 et 15 août 2013, sous le titre « Le député de Piranshahr & Sardasht proteste contre l’absence d’un “ministre sunnite” dans l’équipe Rouhani ».

[13] http://www.entekhab.ir (15 janvier 2014).

[14] Ex. http://fa.sunnionline.us (15 avril 2014).

[15] Voir par exemple http://www.icana.ir (20 mai 2011).

[16]  M. Ebadi, Motale‘e-ye jame‘e-shenakhti-ye Jama‘at-e dawat va eslah-e Iran [La Société iranienne pour l’appel et la réforme : une étude sociologique], thèse inédite, Université de Téhéran, 1391/2012-3.

[17] Puis sur https://www.youtube.com (le 9 mars 2014) ; voir le texte exceptionnellement virulent publié par ‘Arab sur sa page Facebook le 11 février 2015, modifié le 12.

[18] Voir M. Ladier-Fouladi, « L’arme démographique de l’Iran : du contrôle des naissances à une politique populationniste », Orient XXI, 27 février 2014.

[19] Ex. http://zahedanpress.com/ (4 janvier 2015).

[20] Ex. http://www.irna.ir/fa/ (20 janvier 2014).

[21] Az tranzit hich naf‘i be mardom nemirese, […] che shar‘i, che gheyr-e shar‘i.

[22] Ex. www.ostomaan.org [site officiel du Baluchistan People’s Party] (4 février 2010).

[23] Par exemple : Kerry Hutchinson, « Water wars », Middle East 429 (2012), pp. 25-29.

[24] Voir Q. Skinner, Les fondements de la pensée politique moderne, trad. Jérôme Grossman & J.-Y. Pouilloux, Paris, Albin Michel, 2001, pp. 254-5, 259-60.

[25] Sur ce point, C. Castoriadis, « Pouvoir, politique, autonomie », Revue de métaphysique et de morale 1 (1968) ― rééd. dans C. Castoriadis, Les carrefours du labyrinthe, 3, Paris, Seuil (Points Essais), 2000, p. 171.

[26] Enzensberger, Politique et crime, op.cit., p. 199.

[27] Voir mon article « Sunnis online : the Sunni confessional internet in Iran », Asiatische Studien / Études asiatiques 63/1 (2009), pp. 27-66.