La sécularisation en Iran sous la République Islamique

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Ce dossier dirigé par Farhad Khosrokhavar et Marie Ladier-Fouladi a initialement été publié dans la revue papier Raison Publique.

Nous faisons nôtre la définition de la sécularisation telle que la propose Jean Baubérot :

La sécularisation privilégie alors les mutations socioculturelles induites par la dynamique sociale, l’évolution des savoirs et des techniques, le développement de la rationalité instrumentale.  Elle est, effectivement, le plus souvent « latente », effet non voulu de dynamiques sociales qui changent les représentations sociétales du monde et les comportements de la vie publique[1]

En Iran, la sécularisation a suivi les hauts et les bas de l’histoire tourmentée du pays. À la fin du XIXe siècle, dans l’un des pays les plus arriérés de la région (l’Empire ottoman ainsi que l’Égypte ont plusieurs milliers de kilomètres de voie ferrée, l’Iran n’en a que quelques kilomètres) on assiste à un mouvement social, la révolution constitutionnelle (1905-1911) qui réclame un système politique plus ouvert et la fin de l’arbitraire royal. Le pays est assurément très en retard (seul ce qui sera ultérieurement l’État afghan a un niveau inférieur de développement par rapport à l’Iran du temps) mais les intellectuels sont très en avance sur la société, voire en rupture, et des groupes sociaux constituant le noyau dur d’une bourgeoisie nationale naissante, très minoritaire, réclament des réformes. C’est le mouvement par le bas pour la sécularisation à travers lequel on demande un parlement, des lois, l’encadrement du religieux selon la législation. Avec l’avènement de la dynastie Pahlavi (1925-1979), ce type de mouvement s’inverse. Il s’agit cette fois, d’une sécularisation par le haut : c’est l’État qui impose les réformes de l’enseignement, de l’armée, du judiciaire (le clergé n’est plus en charge de la justice mais un système codifié à l’occidentale avec un ministère de la Justice), et sur le modèle d’Atatürk, le nouveau monarque iranien, Reza Shah Pahlavi, interdit le port du voile en 1935. Son fils Mohammad Reza Pahlavi (1941-1979) poursuit cette sécularisation autoritaire par le haut mais sous une forme moins brutale. On assiste à la formation d’une classe moyenne sécularisée qui continuera de marquer une sourde opposition à la tentative de la République islamique d’interrompre le processus de sécularisation après sa prise du pouvoir en 1979, suite à une révolution qui met fin à la dynastie Pahlavi.

Depuis lors, la République islamique poursuit son projet de dé-sécularisation de la société iranienne au nom de l’islam, revisité par la théocratie islamique (velayat-e faqih) suivant laquelle l’ayatollah Khomeiny devient le premier Guide suprême. On cherche à mettre fin à l’égalité (imparfaite) entre homme et femme en réinstaurant la juridiction islamique traditionnelle où l’infériorité de la femme est maquillée en complémentarité (comme par exemple : accorder à l’homme le droit au divorce et à la polygamie). De même, l’imposition des normes religieuses dans l’espace public, notamment l’habillement de la femme et le port obligatoire du voile. La tentative de dé-sécularisation va jusqu’à la volonté de remettre en cause les acquis des sciences sociales, notamment après la révolution culturelle du début des années 1980, bien qu’on n’y parvienne pas de manière efficace et significative, faute de matière « islamique » dans les sciences sociales et le refus tacite des enseignants).

La dé-sécularisation par le haut rencontre la résistance, tout d’abord des classes moyennes modernes qui avaient vu le jour sous les Pahlavis et lui opposent une sourde résistance, notamment dans l’espace privé de la famille. L’islamisation de l’éducation nationale (l’école) ne parvient pas à dé-séculariser cette couche, et par un effet inattendu, après la généralisation de la scolarisation à presque toutes les couches de la société, émerge au sein des nouvelles générations mieux éduquées que leurs parents et grands-parents, une volonté de sécularisation dans le sens de la mise à distance du religieux.

Cette dialectique de la sécularisation et de la dé-sécularisation constitue la trame de cet ensemble de textes qui explorent les vicissitudes de leur interaction tout au long des trois dernières décennies.

Les articles qui constituent ce dossier posent cette question selon des angles de vue différents.

Farhad Khosrokhavar et Mohsen Mottaghi traitent de la sécularisation et de la dé-sécularisation en relation avec l’État : les Pahlavis ont tenté de promouvoir par le haut la sécularisation, la Révolution iranienne de 1979 a abouti à une tentative de dé-sécularisation, tout aussi par le haut. Ils analysent les formes de résistance et d’initiative des classes moyennes qui se sont étendues par la suite à de nombreuses couches de la société iranienne au sein de la famille et ensuite, dans les mouvements sociaux, notamment le Mouvement vert en 2009.

Marie Ladier-Fouladi se penche sur la question du genre et la dynamique de la mobilisation des femmes, tout d’abord, au sein de la famille. Contribuant à la réduction de sa taille par le contrôle de leur fécondité, cette dynamique trouvera son couronnement dans les mouvements sociaux des femmes, particulièrement dans la Campagne pour un million de signatures et plus largement, dans leur participation au Mouvement vert en tant que l’un de ses piliers majeurs au sein des manifestations, mais aussi, dans la production militante grâce à des femmes qui se sont constituées en actrices sociales à part entière. Elles ont encouru des peines de prison et leur production intellectuelle apporte une large contribution à la prise de conscience des enjeux démocratiques en Iran.

Stéphane Dudoignon, nous amène sur la terre des sunnites iraniens et plus particulièrement au Baloutchistan. Dans cette région sous-développée, où les trafics transfrontaliers sont sous le contrôle des forces paramilitaires, les oulémas de rang intermédiaire se retrouvent en pointe dans une réinvention de la cité et de la citoyenneté par une mobilisation sociale contre des oligarchies militaro-économiques. L’avènement de cette génération au sein des religieux sunnites devenu l’intermédiaire entre la minorité sunnite et le pouvoir chiite, remet en cause le monopole de l’espace public chiite. Cette ouverture de l’espace public correspond à des formes de sécularisation dont l’originalité est que leurs promoteurs sont des clercs sunnites.

Saeed Paivandi revient sur la naissance de l’éducation moderne et le développement d’un système éducatif séculier en Iran, notamment sous les Pahlavi, naissance qui a contribué à la sécularisation de la société. Après la Révolution de 1979, l’État théocratique affiche clairement sa volonté de dé-séculariser l’Éducation nationale et l’enseignement supérieur (la révolution culturelle des années 1980). Cette tentative rencontre une résistance passive de la part des lycéens et étudiants qui cherchent à construire un rapport plus distant à la religion, revendiquant un islam plus souple et plus ouvert aux aspirations modernes comme l’égalité des sexes. Alors que pour certains d’entre eux la rupture avec la religion est radicale, d’autres cherchent à développer une religiosité moderne, caractérisée par une vision individuelle de la foi et l’autonomie relative du champ social et de l’éthique par rapport au religieux.

Amélie Chelly pose la question de la sécularisation par l’étatisation du religieux. Le régime théocratique iranien repose sur le velayat-e faqih, à savoir la guidance du jurisconsulte religieux. Il entre de façon paradoxale dans le cercle des idéologies séculières par un complexe processus en deux temps : la religion traditionnelle est désacralisée de sorte à rendre séculiers et modernes ses piliers transcendants, puis resacralisée pour être érigée en religion politique. Ce type de sécularisation, au sens d’immanentisation, est un processus diffusé par le haut, contrairement à l’aspiration séculariste nouvelle qu’on observe actuellement en Iran, aspiration populaire coextensive à la désillusion du modèle théocratique, qui, elle, se diffuse à l’échelle de la société, en deçà de la sphère de l’État.

Farhad Khosrokhavar et Mohsen Mottaghi soulignent le rôle des intellectuels laïques, souvent occulté après la Révolution de 1979 qui, elle, a abouti à l’instauration de la théocratie islamique, dans la sécularisation de la société iranienne. Les intellectuels laïques ont exercé une influence directe sur les intellectuels réformistes religieux qui ont réussi, en particulier, par le biais de l’institution universitaire à répandre la notion de société civile mais aussi la critique de la théocratie au nom de l’islam.

L’ensemble de ces travaux souligne la dynamique de la sécularisation en Iran. En dépit de la mainmise sur l’État des groupes religieux visant à islamiser toutes les instances de la société et à contrôler l’État par le système de velayat-e faqih, la résistance de la société civile s’est organisée, d’abord, au sein des classes moyennes modernes, dans leur vie privée, puis s’est étendue à la société entière à travers des mouvements sociaux : du premier, le mouvement étudiant des années 1990 jusqu’au Mouvement vert de 2009. L’échec de ces mouvements sur le plan politique ne doit pas faire perdre de vue leur succès sur les plans social et culturel et surtout, la domination écrasante que l’enjeu de la sécularisation dans sa version démocratique exerce sur l’espace public en Iran par les acteurs culturels que sont les intellectuels laïques et réformateurs religieux.  


[1] J. Baubérot : « Autour d’une sociologie de la laïcité : 1 », Archives de sciences sociales des religions, 146, avril-juin 2009 : p. 185.

Farhad Khosrokhavar est directeur d'études à l'EHESS. Il était directeur du Centre d'Analyse et d'Intervention Sociologiques (CADIS, EHESS-CNRS) de mai 2015 à août 2016. il est aujourd'hui est directeur de l'Observatoire de la radicalisation à la Maison des sciences de l'homme.