Démocratie, conflit, violence. Du pari conceptuel aux impasses politiques de la Marche patriotique en Colombie.

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Résumé : Ce texte conteste une interprétation de la violence politique en Colombie selon laquelle celle-ci résulte de l’absence d’un ordre institutionnel démocratique intégrateur. Il y oppose une autre compréhension de la démocratie qui ne la réduit ni à un type d’Etat ni à une technique de gouvernement mais voit en elle un régime polémique qui se nourrit des formes contestataires d’action politique. En nouant ces deux considérations, on pourra argumenter qu’un grand nombre des phénomènes associés à la violence politique dans ce pays ne résultent pas seulement d’un manque d’ordre institutionnel solide, mais proviennent au contraire des structures existantes qui se sont immunisées contre les diverses formes des mouvements sociaux. Pour concrétiser et mettre à l’épreuve cette hypothèse, on analyse le cas récent du mouvement « Marcha patriótica » (Marche patriotique).


Nombre de débats actuels sur les relations entre démocratie, conflit politique et violence occultent ou domestiquent une certaine dimension de la démocratie qui pour plusieurs auteurs contemporains (Lefort, Rancière, Arendt entre autres) en constitue pourtant l’authenticité1Je souhaiterais remercier Etienne Tassin pour sa révision attentive de la traduction ainsi que pour ses commentaires critiques à la première version de ce texte.. Est ainsi négligé le fait que, au-delà d’une forme de constitution de l’Etat et d’une technique de gouvernement, la démocratie est avant tout un espace polémique nourri par des formes de contestation, d’interruption ou de dislocation à travers lesquelles s’affirment et émergent des subjectivités ainsi que de nouveaux partages de l’espace politique. Dans cette perspective, la démocratie n’est pas un régime établi pour ordonner ou prévenir les antagonismes au nom d’un « nous » bien intégré : elle est comprise comme un processus auquel s’exposent les formes institutionnelles dites démocratiques. Ces formes se trouvent confrontées aux, et reconfigurées par, les conflits qui émergent d’un « nous-autres » toujours déjà pluriel, selon des modes d’intervention proprement démocratiques par lesquels se manifeste le pouvoir d’un peuple divisé. De sorte que, plus qu’un nom lié à la possibilité d’atteindre un consensus rationnel, la « démocratie » est en réalité un signifiant lié à une certaine conflictualité : une conflictualité qui ne peut ni se réduire à l’affrontement guerrier entre adversaires qui se considèrent comme ennemis, ni aux diverses formes de violence qui peuvent traverser l’espace social.

Mais quel enjeu y a-t-il à mettre l’accent sur le conflit qui se trouve au cœur de la « démocratie » ? Et qu’est-ce que cela implique – assumer la démocratie en tant qu’espace social exposé à la conflictualité – pour des pays, comme la Colombie, dans lesquels certaines approches soulignent que les institutions démocratiques ne semblent même pas être solidement enracinées ?

Je souhaite aborder ces questions assez larges dans une perspective philosophique qui insiste sur la nécessité de repenser la démocratie depuis la division et l’antagonisme, au sens que nous venons d’indiquer, en relevant, pour ma part, la relative « insuffisance » de certaines perspectives pourtant influentes dans le débat colombien sur les relations entre démocratie, conflit et violence2Cela ne veut pas dire que ces approches soient les seules à être influentes. D’autres approches ont bien évidemment été développées à partir des travaux d’historiens de gauche comme Fals Borda, Mauricia Archila et Leopoldo Múnera, et à partir d’auteurs d’études postcoloniales, comme A. Escobar, qui soulignent l’importance politique et démocratique des mouvements sociaux et des contestations politiques. Mais ces dernières ont surtout influencé les études culturelles au niveau des débats sociologiques et de la théorie politique, et pas tellement les discussions de philosophie politique dans notre milieu.. Selon ces points de vue « institutionnalistes », en effet, la Colombie serait une démocratie assez faible en raison de ses carences institutionnelles repérables sur trois plans : les représentants élus par le peuple tendent à gouverner de manière corrompue et à agir contre le respect du « bien public » ; l’Etat n’est pas en mesure d’exercer réellement sa fonction de protection des citoyens en leur garantissant les droits fondamentaux et les droits sociaux reconnus par la Constitution (la vie en premier lieu, mais aussi la mobilité, la santé, l’éducation) ; il s’est aussi révélé incapable d’assurer « la gestion impartiale et rapide de la justice » à travers un « cadre institutionnel adéquat » (Hoyos, 2002 : 91, 98s). Tous ces facteurs, liés aux principaux problèmes sociaux et politiques du pays, seraient en particulier dus à un « manque de cohésion sociale » (Hoyos, 2002 : 91, 98s).

Sans nier l’importance de ces paramètres institutionnels, comme nous le verrons dans ces réflexions, il faut en tout cas se demander si cette focalisation sur la cohésion sociale que l’Etat aurait pour tâche de rendre possible n’occulte pas ou n’écarte pas certaines formes d’intervention vitales pour la vie démocratique ; et si elle n’identifie pas de manière problématique l’espace social à une unité harmonieuse supposée intégrer la diversité des points de vue et des intérêts. De quelle façon cet idéal d’intégration sociale a-t-il été traduit dans des politiques publiques et des dispositifs institutionnels qui excluent que le lien social puisse émerger, aussi, des divisions et des antagonismes qu’expriment les actions collectives protestataires (manifestations, contestations, mobilisations sociales) ? Dans quelle mesure lesdites politiques publiques ont-elles minimisé, déplacé et réduit les lieux d’interventions non étatiques, en n’octroyant aux mouvements sociaux qu’un espace de participation restreint et seulement privé ? Bien entendu — même si cela ne doit pas être négligé —, je ne parle pas ici seulement des réactions violentes de l’Etat à l’encontre des mouvements sociaux, réactions qui dépassent déjà la légalité et qui peuvent s’expliquer jusqu’à un certain point par les discours institutionnalistes. Je n’oublie pas non plus que ces discours admettent combien il est important que ces mouvements sociaux, réduits à ce qu’on appelle en général « la société civile », obéissent aux règles du jeu établies pour la délibération publique. Je me demande plutôt si, dans les compréhensions habituelles du politique en Colombie, on reconnaît suffisamment qu’il y a des voix, des discours, des acteurs qui exigent d’intervenir dans l’espace public en y rendant manifestes et visibles des objets, des problèmes et eux-mêmes, d’une manière qui n’est pas entièrement codifiée par ces règles et qui requiert de les élargir, de les modifier et de les reconfigurer par des actions qu’on ne peut réduire à des décisions techniques ou à des procédures de délibération. Et jusqu’à quel point admet-on que la manifestation de ce type d’actions est vitale pour ce qu’on appelle la démocratie, entendue bien évidemment pas uniquement comme régime politique, mais précisément comme ethos, manières d’être-ensemble, de vivre-ensemble et d’agir-ensemble qui rendent possibles, valident et s’exposent à l’émergence de diverses formes de conflit et à leurs effets politiques de subjectivation, d’émancipation et d’égalité. Plus encore, je me demande si le simple fait de prétendre administrer la conflictualité ne tend pas déjà à lui faire violence, que ce soit par le recours à des mécanismes de coercition — même s’ils n’enfreignent pas les règles du jeu de l’Etat de droit —, ou que ce soit en stigmatisant ces mouvements comme des anomalies ou des insurgences qui outrepassent l’ordre établi. Bref, je me demande si la Colombie souffre, comme on le dit ordinairement, d’un manque d’institutions humanitaires et policières susceptibles de créer un meilleur ordre et de favoriser une meilleure intégration de « l’anomie sociale » ; si elle souffre de l’absence d’espaces de consensus qui permettraient la médiation délibérative des différences ; ou si, bien plutôt, elle ne souffrirait pas fondamentalement d’un défaut de ces espaces publics dans lesquels pourrait s’effectuer la transposition d’une violence destructrice de la pluralité humaine en une conflictualité politique génératrice de relations sociales soutenues par des revendications d’égalité, de respect des libertés individuelles, ou d’une plus grande justice, revendications toujours déçues dans leurs réalisations.

En disant cela, cependant, je ne veux pas suggérer qu’un cadre institutionnel reconnu dans les faits et exposé à un traitement polémique soit une condition suffisante pour que des formes d’action soient dites démocratiques. Pour préciser mon point de vue, je note d’une part que ces actions se réfèrent et présupposent certes un certain cadre institutionnel, lors même que dans bien des cas ce cadre demeure virtuel, non établi dans les faits3Je ne peux pas approfondir ici cette dimension de l’affaire, mais je me réfère au fait que l’action politique peut clairement se rapporter à certains droits et en général à des instances institutionnelles non reconnues dans les faits pour élaborer ses revendications et mettre en question l’ordre établi. Que l’on songe par exemple à des cas si dissemblables entre eux comme les luttes de résistance contre les gouvernements dictatoriaux qui font appel au discours des droits de l’homme, non reconnus par ces dits gouvernements, ou les luttes actuelles des sans-papiers qui en agissant montrent qu’ils s’approprient les droits de participation politique qu’ils ne détiennent pas., tandis qu’en même temps ces actions excèdent toujours ce cadre qu’elles affrontent et reconfigurent de manière polémique pour instituer, dans de nombreux cas, de nouvelles possibilités institutionnelles. Mais d’autre part, je suggère aussi qu’un cadre institutionnel donné peut être considéré comme plus ou moins démocratique dans la mesure où il a été davantage contesté, reconfiguré et institué par ces formes de manifestations, même si ce cadre ne peut être identifié à ces formes polémiques ni, en conséquence, à la démocratie. Enfin, je souhaiterais m’interroger sur les effets de violence qui dérivent d’un ordre social peu exposé à ces formes d’intervention protestataires qui outrepassent les mécanismes institutionnels et les règles de délibération établies.

Je propose de développer cette interrogation en explicitant d’abord certains présupposés et implications relatifs à l’insistance sur la centralité du conflit dans la compréhension de la démocratie, et je montrerai comment cela affecte la manière de penser la relation entre action politique, violence et institutions. Pour situer ces réflexions dans le contexte colombien, je les testerai ensuite à propos d’une expérience récente, le mouvement de la « Marcha patriótica ». L’examen de la Marche patriotique permet en effet de mettre en évidence certains effets de violence susceptibles d’émerger dans un ordre social et institutionnel peu exposé à être confronté politiquement à de multiples formes de manifestation et de protestation. En outre, cet examen offre l’occasion de complexifier les réflexions conceptuelles formulées jusqu’ici à propos des rapports entre action et institutions, conflit politique et violence. Avec cet exercice de pensée, je ne propose donc pas simplement d’appliquer un cadre conceptuel à une situation politique pour en élucider la compréhension, assez délicate en l’occurrence ;  mais je souhaite aussi complexifier ce cadre depuis la prise en compte d’un cas particulier qui permet de  délimiter le contexte en question et de l’éclairer.

Le pari conceptuel : la démocratie comme pouvoir d’un peuple divisé

La démocratie et son excès conflictuel

Quand j’insiste sur le besoin de penser la démocratie depuis la confrontation et le litige – en me servant d’une série de réflexions d’auteurs aussi différents mais convergents sur certains aspects que Arendt, Rancière et Lefort –, je défends que la démocratie se donne dans des formes d’actions qui excèdent les solutions du « bon régime » et des modes d’ordonnancement du social, pour manifester un conflit insoluble, impossible à éliminer et à ordonner, un conflit constitutif du politique. Ce caractère irréductible du conflit est dû à un double excès : « excès du démos » sur toute représentation ou sur tout « compte » que l’on voudrait en faire (en termes d’Etat, de Nation, d’identité culturelle, d’opinion publique, etc.) ; « excès de l’égalité » de n’importe qui avec n’importe qui par rapport à tout ordonnancement de la communauté, à tout tracé de frontières d’appartenance, à toute institutionnalité. Car, en même temps que ce double excès ouvre un espace partagé dans lequel l’égalité vient s’inscrire, il lui porte atteinte, en en excluant certains et en les rendant invisibles, produisant ainsi une série de relations d’inégalité.

 Insister sur la conflictualité de la démocratie, c’est donc souligner, en premier lieu, que le peuple est une forme vide qui refuse de se donner comme un « corps », comme une substance définie ou comme une unité à atteindre. « Peuple » est le nom d’une pluralité qui tend à se représenter en termes de « nation », d’« Etat », de « société civile », ou en termes de classe, de strates, de rôles, de partis, de groupes d’intérêts, mais une pluralité qui pourtant excède toutes ces représentations, précisément en raison du conflit que met en jeu l’action politique elle-même. C’est ce qui arrive quand certains, quels qu’ils soient, se lient de manière inattendue pour exiger la participation publique qui ne leur est pas accordée, pour se montrer en tant qu’acteurs politiques et rendre ainsi visibles des problèmes qui ne sont pas reconnus comme significatifs politiquement ; et pour questionner donc, à travers ces revendications, la manière même dont on voit, ainsi que l’espace même de ce qui est vu. L’action politique a pour cette raison toujours déjà une dimension de confrontation. Agir suppose un déplacement dans la manière dont les uns et les autres sont identifiés dans un espace commun, un déplacement de la « communauté » de cet espace, de ses frontières d’appartenance, et de ce qui est considéré comme problématique à l’intérieur de ces mêmes frontières.

En conséquence, si le peuple de la démocratie apparaît au sein de communautés qui émergent au nom d’un litige, la communauté politique ne peut se réduire à un consensus accessible ou réalisable, à l’appartenance à une communauté de valeurs ou à l’unité dans la différence des intérêts. La communauté n’est ni un projet ni un donné, bien plutôt un tracé qui se reconfigure lors des manifestations d’un peuple divisé. Le caractère pluriel des manifestations politiques est conforme au fait que ces mêmes manifestations s’assument comme locales, conflictuelles, incapables de représenter l’ensemble de la société et incapables d’installer une nouvelle totalité sociale4Ce qui m’intéresse ici est la manière dont la notion de communauté peut être revisitée à partir d’une vision conflictuelle de la démocratie, dans la mesure où cette notion peut être mobilisée pour des manifestations politiques dans lesquelles, justement, est mise en question le partage du commun afin de tisser d’autres modes d’existence des uns avec les autres. Ce qui serait en jeu dans ces formes d’être les-uns-avec-les-autres qui se déploient dans l’action politique serait de rendre visible le commun en tant qu’espace disputé, en tant que commun qui est partition, partage et division, avec des frontières contestables et reconfigurables. Dans le cas colombien je pense à des expériences comme la « Communidad de paz de San José de Apartadó », que j’ai déjà évoquée dans une autre occasion (Quintana, « Le déplacé interne (el desplazado interno) : entre assujettissement humanitaire et «déshumanisation» », communication aux journées Echos d’ECOS organisées par le CSPRP à l’université Paris Diderot le 9 juin 2011).  .

 Reconnaître que le conflit est au centre d’une politique démocratique, c’est aussi avertir que ces manifestations plurielles se produisent depuis des identités ou des identifications qu’elles combattent, en les réutilisant, les déplaçant, réussissant ainsi à se détacher de ces assignations identitaires, à se désidentifier, et à interrompre par là même les formes de violence, d’exclusion, de fixation qui travaillent à produire ces mêmes identités au travers de toute une gamme de discours, pratiques et procédures. Ainsi, émergeant d’une série de conditionnements identificateurs, ces manifestations interrompent et déplacent les formes données de distribution du commun, les partages de fonctions, de lieux, de temps, de modes d’inter-locution et de visibilité (Rancière), pour faire advenir de nouvelles formes d’expérience – d’autres manières d’être et de coexister – qui altèrent le tissu actuel des relations sociales, en configurant de nouvelles formes d’être-les-uns-avec-les-autres.

Conflit politique et violence(s)

En soulignant le rôle du conflit politique, je suggère cependant que les actions démocratiques sont en quelque sorte non-violentes, et je reprends ainsi, tout en accueillant sa complexité, la distinction arendtienne entre « violence » et « pouvoir » (Arendt, 1958, p. 199-207). Lors de conflits politiques, se met en place et se rend visible le pouvoir d’une pluralité qui, loin de diviser pour détruire et délier, tisse au contraire de multiples réseaux de relations qui altèrent, transforment, les acteurs et leurs façons d’être les-uns-avec-les-autres. Emerge ainsi la possibilité de penser le litige politique à distance d’une violence destructrice des relations sociales, comme litige instaurateur de liens politiques. De ce fait, les conflits démocratiques ne peuvent pas être réduits aux seuls actes de violence physique, quand bien même une certaine force physique et diverses formes de coercition, voire des manifestations d’une violence directe, peuvent se produire dans la contestation des ordres établis et des frontières d’appartenance qu’ils dressent. De la même façon, on pourrait penser que ces manifestations polémiques relèvent de modes d’exploitation, d’exclusion et de marginalisation liés aux phénomènes de violence structurelle5Johan Galtung a introduit ce terme pour faire référence à n’importe quel type de contrainte exercée par les structures politiques ou économiques à l’égard des possibilités humaines (Galtung, 1969). masqués par les mécanismes de gouvernance des régimes dits démocratiques, notamment des régimes néo-libéraux. Dans le langage de Žižek, on dirait que ces pratiques litigieuses rendent visibles, en les situant sur une scène politique, des phénomènes d’inégalité, de coercition ou de domination soit « symboliques» (qui s’insèrent dans des pratiques de langage explicites et dans le langage même en tant qu’imposition d’un certain sens), soit « systémiques » (qui font partie des mécanismes économiques et politiques de gouvernance). On désigne là des formes de domination ou de “violence objective” (Žižek) qui ne sont pas d’habitude identifiées en tant que violentes au sein des ordres donnés mais qui émergent comme telles dans certains actes de violence directe (ou de « violence subjective)6 Dans les mots de Žižek: “subjective violence is experienced as such against the background of a non-violent zero level. It is seen as a perturbation of the «normal», peaceful state of things. However, objective violence is precisely the violence inherent to this «normal» state of things. Objective violence is invisible since it sustains the very zero-level standard against which we perceive something as subjectively violent. Systemic violence is thus something like the notorious «dark matter» of physics, the counterpart to an all-too visible subjective violence. It may be invisible, but it has to be taken into account if one is to make sense of what otherwise seem to be «irrational» explosions of subjective violence” (Žižek, 2008, p. 2)..

Ici s’entrecroisent différents aspects à considérer. D’une part, on pourrait soutenir, en s’appuyant sur une perspective comme celle de Rancière, que le pouvoir émancipateur des actions politiques dépend en grande mesure de leur capacité à démasquer des formes de domination et d’exclusion, des possibilités qu’elles offrent aux acteurs d’affronter ou d’interrompre les relations de commandement-obéissance, expertise-ignorance, force-faiblesse, appartenance-exclusion, bref toutes ces relations établies et étroitement liées aux formes de violence systémique ou objective. De telles actions peuvent aussi résister à une violence symbolique, ou selon Galtung à une violence « culturelle » qui résulte des tentatives pour justifier la violence physique et structurelle7Cf. Galtung 1990.. Cette dernière se présente comme la violence d’un tout, d’un consensus qui réduit, qui exclut et qui condamne des forces hétérogènes à l’inexistence, car les actions politiques dans lesquelles se donne la démocratie ne prétendent ni incarner une unité sociale ni atteindre une pleine intégration de la communauté. Elles signalent plutôt la contingence de l’ordre social et son incapacité à intégrer la pluralité dans un consensus sans conflits. Ces actions peuvent ainsi interrompre la violence qui s’oppose à la pluralité, en tant que ces formes d’actions — loin de revendiquer le privilège du sens dans un type de langage qui fait violence à l’altérité en tenant pour irrationnel ou inacceptable tout ce qui dépasse certaines règles d’interlocution — permettent au contraire la circulation non seulement des voix étouffées, qui peuvent faire entendre leurs arguments dans un espace donné d’interlocution, mais aussi de sens exclus qui peuvent éventuellement reconfigurer l’espace d’interlocution et d’intelligibilité.

En signalant d’autre part que ces actions « rendent visible », j’ai suggéré que le litige politique requiert la création d’une instance de mise en scène. Le litige émerge dans un espace politique où une partie se met en scène pour que l’autre puisse la voir comme adversaire, et pour pouvoir manifester la contingence et la problématicité des formes d’intelligibilité qu’une des parties voudrait faire valoir pour « données ». En ce sens, nous pourrions dire que les manifestations collectives dans lesquelles est mise en jeu la démocratie ne font pas que réagir – bien que ce soit parfois le cas, et avec une certaine violence physique ou coercitive – mais qu’elles créent des formes d’énonciation à travers lesquelles se produit la manifestation d’un « argument » : la démonstration d’une raison ou d’un droit non entendu, non écouté, qui apparaît peut-être déraisonnable du point de vue des présupposés et des critères de la législation en vigueur, mais qui exige pourtant d’être entendu comme quelque chose qui est davantage qu’une « pure réaction violente à une situation regrettable », quelque chose qui reconfigure l’espace du visible en créant le monde dans lequel ces arguments peuvent compter. Depuis cette perspective, donc, il n’y a pas de politique dans ce qui vise à s’affirmer comme voix nue, comme pure réaction de nécessité immédiate, ou comme simple affirmation destructrice ; la politique est dans la manifestation qui transforme cette réaction en une instance d’énonciation, laquelle, précisément, questionne les frontières établies entre le sensé et l’insensé, entre le raisonnable et l’irrationnel. À travers non seulement des mots, mais des mots-gestes, des mots-actes, des mots-affections, des mots-pratiques, cette instance d’énonciation élargit ce qui est digne d’être vu et écouté, ce qui prétend faire partie du commun. 

Cependant, il nous faut éviter de galvauder la « non-violence » de s actions politiques : la proclamation d’un moralisme pacifiste revient à nier une certaine radicalité des conflits politiques. En premier lieu, il est nécessaire d’insister sur le fait que les arguments politiques ne se réduisent pas à un simple échange discursif entre interlocuteurs constitués sur des objets établis, dans une logique d’argumentation comme celle que promeut Habermas. Au contraire, les arguments politiques « sont à la fois ré-agencement de la relation entre la parole et son compte, de la configuration sensible qui sépare les domaines et les pouvoirs du logos et de la phoné, des lieux du visible et de l’invisible » (Rancière 1995 : 61). A travers eux se met en scène un conflit dans lequel ne se rendent pas simplement visibles et audibles des objets, des sujets et des paroles qui ne l’étaient pas auparavant, mais dans lequel objets, sujets et paroles se produisent en se rendant visibles et audibles, grâce au déplacement de certaines formes du dire et à l’utilisation de jeux de langage hétérogènes. Ces arguments peuvent aussi s’exposer en gestes apparemment muets, qui de toute manière ne sont pas séparables des actions. Mais les actions déploient un sens, façonnent un espace d’intelligibilité et, en conséquence, s’efforcent d’être reconnues comme des manifestations signifiantes. Elles se donnent dans des paroles de confrontation, qui accueillent l’impropriété et la contingence du sens. Et quoi qu’il en soit, elles impliquent des corps capables de se modifier, de se mouvoir autrement, d’interrompre les fonctions qui leur ont été assignées ; des voix qui se font logos sans jamais cesser d’être des voix ; des corps qui deviennent parlants par la matérialité des corps.

En suggérant de distinguer entre conflit politique et violence, je n’entends pas défendre une « pureté de l’action », c’est-à-dire l’idée que les manifestations des corps agissants, traversés par des rapports de force et marqués bien souvent par diverses traces de violence, seraient des actions libres de toute réaction immédiate ou de tout trait violent. Et je ne veux pas défendre cette idée, avant tout, parce que la force même avec laquelle ces corps surgissent bien souvent peut être considérée, d’un certain point de vue (par exemple du point de vue de celui qui ne comprend pas ce qui se joue ici parce qu’il le voit seulement depuis l’ordre établi), comme une forme de violence : violence des gestes et des voix indignées, violence des mécanismes de pression et du laisser-faire, violence du choc des forces. Il s’agit plutôt de souligner qu’existe une série de conflits qui ne devraient pas être réduits à une pure violence destructrice, même s’ils font irruption dans les ordres normatifs et s’ils ne se meuvent pas dans un espace donné d’interlocution ; ou même s’ils font appel à une certaine force ou coercition (par exemple à des blocages de voies de communication ou à l’interruption d’activités et de services importants), voire à une violence physique8Sans doute est-il aussi nécessaire de penser ici à une série de distinctions qui permettraient de rendre plus complexe la question, mais que je ne saurai déployer ici faute d’espace. Ainsi, on ne peut pas mesurer dans les mêmes termes le recours à une certaine violence physique défensive de la part d’une multitude qui a adopté d’abord des formes symboliques de désobéissance, et les actes d’emblée agressifs de différents acteurs armés ; et, comme le proposait Arendt, la violence de la réaction immédiate face à une injustice, du genre de celle de Billy Bud, ne peut pas être comparée à la violence calculée, préméditée, fonctionnelle. Les pillages des établissements commerciaux n’équivalent pas non plus aux dommages matériaux des centres de pouvoir politique et économique symboliquement importants..

Avec ces considérations, je cherche avant tout à souligner la complexité qui surgit lors de la délimitation des frontières entre politique et violence. On peut faire appel à la comparaison qui suit. Il ne fait aucun doute que les formes de protestation des sans-papiers (occupations, grèves de la faim, interventions dans les médias) qui rendent visible leur condition d’exclus et d’invisibilisés à travers la formation de collectifs agissant dont l’enjeu est en premier lieu de reconfigurer le langage qui parle d’eux arbitrairement (comme l’indique bien l’expression avec laquelle ils se nomment eux-mêmes, celle de « sans-papiers », expression qui met en cause celle de « illégaux » ou celle de « clandestins »), ces formes de protestation n’équivalent pas aux révoltes de rage et de ressentiment qui ont causé des dégâts matériaux considérables dans les banlieues françaises. Mais ces dernières ne peuvent pas non plus être considérées comme de simples actes de vandalisme délinquants. Avec la violence physique dont elles ont usé, elles s’affrontent en effet aux violences systémiques, objectives, produites à l’intérieur même de l’ordre social, auxquelles s’exposent tous ceux qui refusent désespérément la marginalité économique et politique à laquelle ils sont voués9Le mot ‘banlieue’ indique déjà un espace marginal, une « zone d’abandon social » (Biehl, 2007): lieu où les gens sont mises au ban de la cité, du centre de la vie politique et sociale. On peut évoquer ici le « bando » d’Agamben (cf., Agamben, 1995, p. 34), qui peut être interprété pas tant en termes d’inclusion-exclusion souveraine, mais en tant que politique de l’abandon, d’une vie « in bando (abbandonata e bandita) » qui s’inclut dans l’ordre social et administratif de la ville pour être laissée à son sort, au même temps qu’elle est stigmatisée comme une vie qui tend au crime.. En ce sens, stigmatiser ces expressions de rage et les qualifier de pures manifestations de délinquance, revient à reproduire et à réitérer le même geste d’exclusion et de marginalisation des mécanismes étatiques (sociaux, juridiques et policiers) qui ont produit ces zones d’exclusion (cf. Merklen, 2012). On pourrait bien sûr se demander si ces expressions, certes politiquement significatives puisqu’elles procèdent des problématiques liées aux frontières de ce qui est assumé en tant que « commun », peuvent cependant être vraiment considérées comme des manifestations politiques, dans la mesure où elles reproduisent la précarisation qu’elles cherchent à rejeter. Mais on reconnaîtra dans ces révoltes, comme dans les manifestations de « sans-papiers », ce qui caractérise une manifestation politique : à savoir qu’a lieu avec elle un déplacement émancipateur des lieux, des identités et des fonctions.

Action démocratique et institutions « démocratiques »

En soulignant cette conflictualité de la démocratie, je ne néglige nullement que la démocratie est liée à un certain cadre institutionnel, et que cette relation peut être pensée de diverses manières. De fait, il ne s’agit pas tant pour moi ici d’insister sur la démocratie comme moment insurgeant, libertaire, anarchique, qui interrompt l’ordre de l’Etat et excède complètement ses formes ; pas non plus d’insister, à l’inverse, sur une conflictualité qui devrait s’inscrire complètement dans l’ordre institutionnel, être entièrement conditionnée par celui-ci en trouvant son accomplissement dans les structures sociales admises. Il s’agit bien plutôt d’avancer que les institutions liées à la démocratie sont précisément celles qui reconnaissent et se donnent dans « une relation active et renouvelée à leur propre absence de fondement » (Nancy 2009 : 82), à leur propre anarchie, c’est-à-dire à leur absence d’arkhé, en s’exposant au traitement polémique de leurs formes (critères, frontières, procédures). Ou, dit dans le langage plus arendtien qu’utilise E. Balibar : « le défi qui met à l’épreuve la vérité des démocraties, c’est d’incorporer à l’institution son « contraire » : instituer la désobéissance comme dernier recours face à l’ambivalence de l’Etat, qui se convertit en détracteur des libertés et des vies, en même temps que son garant » (Balibar 2009).

Cependant, ces considérations conduisent également à penser que l’authenticité démocratique réside dans ces manifestations ou dans ces actions qui peuvent reconfigurer ou transformer l’institutionnalité dite démocratique, mais en la dépassant, au sens où le pouvoir dit démocratique ne saurait jamais être complètement institutionnalisé dans une série de formes légales. On peut définir « l’institutionnalité démocratique » comme celle qui s’expose aux interventions qui la contestent et révèlent la contingence de ses limites, et qui, donc, est également affectée par ces interventions qui démontrent et inscrivent l’égale capacité de quiconque à participer politiquement. Mais par ailleurs, on doit convenir qu’aucune institutionnalité ne peut s’identifier avec la démocratie puisque tout ordre institutionnel fixe des frontières, assigne des identités, et produit en fin de compte de nouvelles formes d’exclusions et d’inégalités. C’est pour quoi elle s’expose chaque fois à nouveau à des manifestations singulières dans lesquelles se démontre la contingence de ses ordres. Si nous lions les deux choses, nous pouvons dire qu’une institutionnalité est plus démocratique non pas quand elle prétend inclure le plus grand nombre et éliminer toute relation d’inégalité, mais quand elle reconnaît qu’elle produit ces dernières et, par là-même, s’offre aux contestations qui rendent manifestes ces relations d’inégalités.

A la lumière de ce qui a été dit, on peut affirmer que les actions démocratiques ne visent ni une simple réforme des institutions établies ni la conquête ou la destruction des ordres institutionnels établis. Elles sont démocratiques en ce qu’elles se produisent dans et par les confrontations avec ces ordres institutionnels, brisant l’équilibre social qu’ils établissent par le moyen des hiérarchies, des exclusions et, en général, des rapports d’inégalité en réduisant conjointement les espaces publics de manifestation ou de contestation. Cependant, dans la mesure où ce cadre institutionnel inscrit plus ou moins des formes d’égalité, sous l’effet des actions politiques elles-mêmes, ces dernières peuvent se servir desdites formes d’inscription pour instruire les cas litigieux. Elles manifestent ainsi par leurs revendications mêmes le mode sous lequel les formes institutionnelles affectent également, d’une manière ou d’une autre, cette égalité qu’elles inscrivent plus ou moins. En ce sens, de telles « insurrections » se produisent en relation à « une loi ou un ordre communautaire qu’elles reconnaissent de manière critique » (Balibar 2009 :25). Cette reconnaissance critique atteste également que de telles actions utilisent politiquement les droits pour formuler des demandes d’égalité, déplaçant une compréhension purement légale (ou légaliste) de ceux-ci, comme celle qui s’impose depuis les représentations usuelles de l’Etat démocratique, en direction d’un usage qu’on pourrait dire insurrectionnel du droit. Elles s’éloignent ainsi des modèles critico-marxistes pour lesquels les droits garantis par l’Etat de droit et, surtout, les droits de l’homme sont de simples « formes » que leur contenu dément ou de simples « apparences » destinées à occulter la réalité matérielle (cf. Rancière 1995 : 117).

Dans la perspective d’une radicalisation de la démocratie, les droits, et surtout les droits de l’homme peuvent en effet être mobilisés comme des « arguments » permettant de construire des scènes de litiges et des raisons polémiques, en raison de leur polyvalence et de leur extériorité ou impropriété en tant que formes écrites (cf.Rancière, 1995 : 95). Car si l’on peut vérifier ces textes chaque fois à nouveau dans des situations inédites et diverses, ils ne peuvent être pleinement réalisés dans aucun ordre social ; ils ne peuvent s’incarner dans des formes d’être communautaires spécifiques ni dans des valeurs morales déterminées qui se prétendent universelles ; et ils ne peuvent, enfin, être réduits à un sens unique, puisqu’en leur extériorité, ils s’offrent à des appropriations multiples mais toujours impropres.

Sous cet angle, le droit entendu politiquement s’assume déjà toujours comme excès au regard de l’ordre établi et, plus exactement, comme un « excès égalitaire » qui permet d’exposer chaque fois à nouveau les torts fait à l’égalité. Démocratiser le droit est aussi reconnaître, ce qu’avait fait Lefort, que le propre de la démocratie est d’ouvrir des scènes politiques sur lesquelles « s’engage une lutte entre la domestication du droit et sa déstabilisation-recréation permanente » (Abensour, 2004 : 168-169). Bien sûr, de telles luttes peuvent instituer de nouveaux droits, qu’elles ne se contentent pas de reconfigurer mais qu’elles étendent, de même qu’elles renforcent les institutions établies. Mais le plus important est qu’elles permettent d’articuler des revendications — revendications structurées sous la forme du “comme si” — à partir desquelles une part des sans-part peut prendre la parole et se subjectiver, et à partir desquelles se structurent des litiges dans lesquels le tort peut apparaître d’une manière inappropriable.

En me plaçant dans cet horizon conceptuel, je propose d’examiner maintenant ce que peut signifier penser une démocratie exposée au conflit politique dans une société telle que la société colombienne. Et dans quelle mesure certaines formes de violence, qui selon les discours institutionnalistes sont liées à la faiblesse de la démocratie en Colombie — discours qui comprennent cette faiblesse dans les termes d’un ordre consensuel réputé trop fragile pour l’intégration des différences —,  sont en réalité liées à l’immunisation des forces institutionnelles au regard des interventions politiques qui outrepassent cet ordre consensuel.

Démocratie et conflit en contexte colombien

Le 23 avril 2012 fut lancé à Bogota le mouvement “marche patriotique” [MP]. On a calculé qu’entre 20 000 et 50 000 personnes avaient ce jour-là interrompu le trafic de divers quartiers de la ville de Bogota pour se rendre Place Bolivar, la place principale de la ville qui ne commémore pas seulement la figure emblématique du libérateur, figure centrale pour la mise en scène symbolique du mouvement, mais qui, contiguë au siège du gouvernement national, réunit en outre les principaux axes du pouvoir du pays : le Palais de justice, le Capitole National, le siège de la Mairie de Bogota, et la Cathédrale Primada. Parmi les manifestants se trouvaient des paysans venus de zones très éloignées du territoire colombien, des déplacés, des étudiants et des indigènes, tous « déplacés » à leur tour au regard des temps, fonctions et lieux qui leur sont ordinairement assignés, afin de se manifester politiquement, de faire entendre les demandes de corps dans le besoin,  exposés à de multiples menaces pour leurs vies. Mais qui pour autant ne réagissaient pas seulement à la nécessité immédiate. Bien au contraire, ce geste de la manifestation politique proclamait que ces corps émettaient justement autre chose que du bruit ou que la voix nue du plaisir et de la douleur.

De fait, cette intervention n’a pas rassemblé quelques acteurs dispersés, qui du jour au lendemain auraient décidé de protester pour quelque chose, elle a réuni une multiplicité de formes d’association préexistantes soucieuses d’articuler des propositions politiques. Selon l’un des leaders du mouvement, le germe se trouverait dans les mobilisations paysannes de 2008 et 2009 qui se sont répandues dans tout le sud du pays pour protester contre les politiques antidrogues qui, avec la fumigation des plantations de coca que n’accompagnait aucune politique viable de cultures de substitution, menaçaient de laisser les paysans dans l’indigence. Cependant, ces protestations ne se contentaient pas d’exiger de nouvelles mesures de la part du gouvernement pour mettre fin à un état de pénurie ; c’étaient bien plutôt des mobilisations dans lesquelles beaucoup de personnes exposaient leur vie qu’elles défendaient, pour s’opposer à la manière dont ces politiques produisaient une exclusion du commun. MP fait référence à ces expériences et, en particulier, à l’Association Paysanne de la Vallée du Rio Cimitarra, déjà très consolidée, qui représentait presque 30 000 paysans du Magdalena Medio. Cette association a reçu des reconnaissances institutionnelles « pour développer des projets productifs pour les paysans au milieu des conflits armés »10 Spécifiquement, ella a reçu en  2011 le Prix National de la Paix, attribué par le Programme des Nations Unies pour le Développement (PNUD), FESCOL et les médias les plus importants du pays (cf. La silla vacía).. De la Marche patriotique font également partie des leaders et des membres d’anciens partis politiques disparus, tout particulièrement du très affaibli parti communiste colombien, ainsi qu’une petite fraction du libéralisme de gauche, et quelques membres de la défunte Union Patriotique, parti dont les leaders furent massacrés par les forces de l’Etat et par des paramilitaires qui les accusaient d’être le bras politique des FARC.

Parmi les principales propositions du nouveau mouvement de gauche, on trouve une résolution politique du « conflit social, politique, armé que vit la Colombie », qui vise la solution d’une série de problèmes structurels à l’origine du conflit, notamment la question de la redistribution des terres et la revendication des droits humains, avec une insistance spéciale sur les droits sociaux ainsi que sur la reconnaissance des droits des victimes du conflit armé, en particulier des victimes du terrorisme d’Etat. Il m’importe de souligner que pour promouvoir ces propositions – dont l’analyse mériterait à soi seule un texte entier – ce nouveau mouvement se met en scène à travers de formes d’énonciation qui révèlent une articulation intéressante entre, d’une part, les manières traditionnelles de comprendre la politique à l’aide des notions de « gouvernement », de « représentation », d’ « unité », de « souveraineté » et d’« identité nationale » (mais aussi de genre, d’ethnie, et de culture), et d’autre part, des manières alternatives de penser la politique et avec elles l’espace du commun, en accentuant les formes de participation d’une diversité d’acteurs sociaux qui, au lieu de l’unifier, divisent le peuple et lui permettent d’outrepasser ses formes d’identification ethnique, sociale ou culturelle. C’est-à-dire une manière de penser la politique qui reconnaît l’importance qu’il y a à mettre en scène, politiquement, les conflits, au lieu de chercher uniquement à les gérer et les gouverner.

C’est ainsi que le mouvement affirme qu’il travaillera pour « le peuple colombien et son unité à partir de la reconnaissance de son caractère souverain » (il insiste donc sur la nécessité de défendre une institution comme celle de l’Etat souverain). Mais pour y parvenir, il s’appuie sur le renforcement « de toutes les formes d’organisation engagées dans cet objectif, qu’elles soient des organisations politiques, sociales, corporatives, sectorielles, de genre ou ethniques », « en ayant comme principe directeur le respect de la diversité, le travail de base et la mobilisation sociale » (il semble reconnaître une division du peuple qui ne serait pas soluble dans l’espace du consensus libéral et néolibéral). En outre, cette organisation populaire revendique l’ « autodétermination », qui suppose la possibilité d’accéder au « gouvernement de la patrie », afin d’arracher les rênes de celle-ci à des « élites qui ne représentent pas les intérêts des majorités, mais uniquement ceux des grands groupes économiques et des puissances étrangères ». De cette manière, face à une politique de gestion, assimilée à la rationalité du néolibéralisme — laquelle produit et administre aussi des zones d’abandon social où sont confinées les populations maginalisées —, on promeut un modèle de politique démocratique « dans lequel les organisations civiques et populaires jouent un rôle déterminant, par opposition aux modèles néolibéraux d’ordonnancement associés à la marchandisation des territoires et des communautés, modèles qui impliquent la marginalisation, le déracinement, la dépossession et le déplacement urbain des ceux qui ont été déjà appauvris »11 Cf. http://www.marchapatriotica.org/index.php?option=com_content&view=article&id=46:plataforma-de-lucha&catid=60:plataforma-de-lucha&Itemid=109.

Nous rencontrons là un nouveau mouvement politique de gauche qui « s’annonce » à travers la « mobilisation sociale », qui surgit d’elle et la promeut comme l’un de ses principes directeurs, mais qui en même temps prétend se transformer en organe de représentation et d’unification de ceux qui se mobilisent ; une organisation qui, alors même qu’elle défend de nouvelles pratiques et manières d’être-en-commun, ne nie pas sa « vocation au pouvoir », c’est-à-dire sa prétention d’accéder aux organes du pouvoir exécutif et législatif. On aurait donc à faire là à un mouvement qui pense que la démocratie ne peut pas se réduire à la logique du gouvernement et de la gestion, mais qui en même temps revendique d’autres formes de gouvernement pour s’opposer au gouvernement de la gestion. De la même façon, il est intéressant de noter comment ce discours prend ses distances avec la critique marxiste des formes institutionnelles, en tant que formes idéologiques, simples apparences, pour se servir de celles-ci, en particulier du discours des droits humains fondamentaux et des droits sociaux. Il ne s’agit pas ici d’un positionnement stratégique mais de la défense de propositions divergentes au regard des politiques publiques existantes. Ou, dans les termes adoptés dans la première partie de ce texte, du déplacement d’un usage purement légaliste du droit destiné à construire, à partir de celui-ci, des arguments polémiques visant à reconfigurer les limites établies de l’espace public de participation et de ses objets. En même temps, le discours n’abandonne pas le langage « révolutionnaire » traditionnel qui vise la réalisation d’un projet de société nouvelle, lequel part d’en bas et vise, sur des bases plus inclusives, à refonder la « patrie » entendue comme une communauté d’appartenance. Pourtant, on pourrait dire aussi qu’il s’accommode également d’un certain réformisme, dans la mesure où on restreint l’ « effectivité » des formes d’action non étatiques à la simple reconfiguration de certaines structures étatiques.

 A retracer cette tension, on ne saurait manquer de noter que, dans ce cas comme dans d’autres que l’on a connu récemment en Amérique latine, le discours de la souveraineté et de la représentation, si problématique sous certains aspects, a cependant un effet disruptif au sein de l’ordre consensuel actuel. Il semblerait en effet que face aux évidences de la science économique et des décisions des experts qui s’ajustent à celles-ci, la référence à ces concepts indique d’autres manières d’interpréter la réalité qui questionnent l’« objectivité » de celle-ci que l’on assume comme déjà donnée. Et, pourtant, l’assomption de la souveraineté reste problématique, ainsi que ce qu’elle implique, si on la pense en relation avec la démocratie plurielle et conflictuelle que ces mouvements revendiquent.

Il me semble alors qu’un mouvement comme celui de la MP ouvre des questions intéressantes pour la réflexion contemporaine sur la démocratie, surtout lorsque l’on s’efforce de la comprendre en tant qu’espace exposé au conflit, au sens où nous l’avons dit dans la première partie de ce texte. En particulier, cela nous confronte à l’alternative suivante : dans quelle mesure l’insistance sur la division, la pluralité, la confrontation, l’excédance vis-à-vis de toute forme institutionnelle, organisationnelle et juridique, ne dépouille-t-elle pas les modes d’intervention politique de leur efficacité, c’est-à-dire de leur capacité à produire des transformations significatives au sein des réalités sociales ? Et en même temps, dans quelle mesure l’insistance sur l’unité et sur l’efficacité institutionnelle n’ôte-t-elle pas à ces interventions leur capacité critique à rendre visible ce qui excède toujours tout ordre institutionnel donné ?

 Ces questions ne se trouvent pas déconnectées de la question initiale qui motive ce texte, celle qui porte sur les effets de la violence développés lorsqu’un ordre institutionnel cesse de s’exposer à la contestation issue de la protestation et de l’action politique en général. Jusqu’à un certain point, ces formes de protestation excèdent les mécanismes institutionnels établis pour la participation politique, mais ce n’est pas pour cela qu’elles doivent être comprises comme des manifestations violentes. Un paradoxe se rend ainsi visible, sur lequel nous reviendrons plus tard : c’est précisément par la tentative de contenir une violence présumée pouvant se produire dans les manifestations sociales disruptives, en principe non violentes, que l’on crée d’autres formes de violence. Pour le moment, il m’importe de remarquer que l’interrogation sur l’« effectivité » de l’action politique émerge de manière visible dans le contexte particulier de la Colombie dont l’histoire est traversée par de multiples formes de manifestations et de mobilisations politiques non violentes qui ont apparemment été fort peu efficaces pour transformer visiblement les réalités dénoncées, ou qui se sont elles-mêmes transformées — pour des raisons diverses et en partie à cause de leur présumé « manque d’efficacité » transformatrices — en manifestations violentes.

 Selon le célèbre historien des mouvements sociaux de la Colombie, Mauricio Archila, cette question de l’effectivité serait très liée au problème de l’organisation. Elle exigerait en réalité de reconnaître qu’ont eu lieu dans le pays de multiples formes de protestation destinées à « exprimer des demandes explicites » ou à « faire pression sur l’Etat, sur les entités privées ou sur les individus » qui, bien qu’en produisant des effets ponctuels en ce qui concerne des décisions gouvernementales, n’ont pas réussi à donner vie aux mouvements sociaux ou « aux actions sociales collectives, plus ou moins permanentes, cherchant à s’opposer aux injustices, aux inégalités ou aux exclusions et qui tendaient ainsi à devenir des propositions dans des contextes historiques spécifiques » visant à une transformation plus grande de l’espace du commun. Les raisons de ne pas avoir atteint une plus grande capacité d’organisation et d’effectivité tiendraient à ses yeux au fait que les acteurs sociaux du pays auraient été exposés à diverses formes de violence de l’Etat, de groupes insurgés et de groupes paraétatiques, et au fait qu’ils n’auraient pas réussi à trouver une certaine autonomie, aussi bien vis-à-vis des mécanismes et des instances étatiques que vis-à-vis des acteurs armés (Archila 2001 : 18-19). Il ne faudrait cependant pas perdre de vue, selon lui, les bénéfices de ces diverses formes de protestation et leurs potentialités démocratiques :

« Il ne faut pas oublier qu’ordinairement les mouvements sociaux ne renversent pas les gouvernements mais cherchent à satisfaire leurs besoins dans le cadre de la société actuelle, ce qui implique la négociation et la concertation. Aussi se conduisent-ils selon leur inclination démocratique à faire valoir leurs revendications par voie du consensus, et non par le recours aux armes, en élargissant autant que possible les cadres institutionnels » (Archila 2005: 457). 

Il me semble, pourtant, qu’un mouvement comme celui de MP paraît répondre, et en même temps s’exposer, aux difficultés et aux expectatives que souligne un discours comme celui d’Archilla : il s’agit d’un mouvement qui ne cherche pas simplement à protester pour exiger de l’Etat certaines mesures ou certaines politiques, mais qui prétend se constituer dans une action collective permanente, à caractère propositionnel, susceptible de reconfigurer les cadres institutionnels.  Pour parvenir à une telle effectivité, il revendique son autonomie face aux acteurs armés comme à certains des canaux institutionnels traditionnels d’expression politique, en recherchant une organisation représentative qui parte d’en bas et rompe avec la verticalité des structures des partis traditionnels. Ceci montre d’une part, qu’il s’agit d’un mouvement qui ne réagit pas simplement face à la violence qui traverse l’histoire colombienne, en devenant simplement réformiste ou en utilisant une contre-violence, mais qui, dans sa prétention d’autonomie, essaie de rompre avec cette causalité de la violence dans laquelle une vision comme celle d’Archila pourrait laisser enfermés les mouvements sociaux. D’autre part, MP n’essaie pas de satisfaire à ses revendications par voie du consensus, pour ainsi élargir les marges institutionnelles actuelles ; le mouvement cherche au contraire à se servir de ces mêmes marges pour se manifester de manière « dissensuelle » et faire valoir des arguments qui brisent l’ordre consensuel donné, pour lequel le discours de la souveraineté et de la représentation populaire est une pure rhétorique électorale en regard de la réalité des lois du marché. Et cela même, si nous reprenons l’alternative bien discutable proposée par Archila entre « consensus » ou « imposition armée », le rend suspicieux. Il semblerait qu’en Colombie, du moins dans certains secteurs assez influents, les formes de manifestation « dissensuelle », même lorsqu’elles insistent sur la non-violence, ne peuvent qu’être liées avec le soulèvement violent.

De fait, MP a été comparé avec la « Unión Patriótica » (Union patriotique -UP), le parti qui dans les années 1980 émergea du sein des FARC12« Fuerzas armadas revolucionarias de Colombia » (Forces armées révolutionnaires de Colombie) au cours d’un processus de paix infructueux initié à cette époque avec ce groupe guerrillero, et qui, bien qu’ayant essayé de se départir du discours légitimateur de la violence politique et de la théorie de la « combinaison de toutes les formes de lutte », serait resté pour le moins ambivalent à ce sujet aux yeux de plusieurs historiens de tendances politiques différentes. Cette ambivalence l’aurait conduit à être la cible d’une sale guerre de la part de forces étatiques et paraétatiques qui, en l’associant aux actes violents, justifièrent leur extermination. Faire ce rapprochement entre MP et UP et faire dériver ensuite de ce rapprochement un lien entre ceux-ci et les FARC, indique quelque chose de plus qu’un simple soupçon bien intentionné. Ce rapprochement, est en lui-même une stigmatisation qui produit comme effet non seulement que MP est transformée en objet d’attaques et que des nouvelles formes de violence menacent son existence, mais également que son discours et ses pratiques politiques sont d’une certaine manière délégitimés. Alors que les membres de ce mouvement essaient de se constituer en acteurs, exposant publiquement une série de revendications qui élargissent et transforment ainsi l’espace public donné, ceux qui les rapprochent des FARC prétendent que tout cela n’est qu’une manière différente de poursuivre la guerre par d’autres moyens, afin de neutraliser ainsi les possibilités politiques de cette organisation émergeante. C’est comme si l’on disait : « ils n’ont rien de raisonnable ou d’acceptable à dire, car en réalité leur discours pacifiste ne sert qu’à cacher le souci d’acteurs violents d’accéder au pouvoir par d’autres voies». Cela enclenche une spirale dans laquelle nous continuons à nous mouvoir. En effet, cet argument, qui a miné la signification politique des mouvements sociaux et des protestations politiques, pour les réduire à des formes voilées de violence, peut porter avec lui de nouvelles formes de violence. Non seulement parce qu’il introduit ces manifestations dans le domaine de la guerre et les expose donc à la menace et à la destruction, mais parce qu’il nie également la possibilité qu’un conflit social, qui s’est à un moment déployé dans la violence, puisse se mettre en scène politiquement. En refusant de cette façon l’émergence d’un conflit politique, un cadre institutionnel « obsédé » par l’ordre social ou l’intégration consensuelle des différences peut contribuer à sa transformation en un conflit violent. Qui plus est, même si MP avait des liens avec les FARC, ne serait-ce pas un signe appréciable que ce groupe essaye d’autres formes de participations, non-violentes ? En revanche, le fait de refuser un espace possible à ces manifestations et le fait de les exposer à la menace de leur destruction nourrit les justifications que l’on rencontre souvent parmi l’insurrection pour le soulèvement violent. Si nous nous arrêtons par exemple sur une sorte de manifeste de UP, qui reconnaît son rapport avec la lutte armée des FARC13Voir Unión patriótica y poder popular, Bogotá : Ediciones CEIS, 1986., on constatera que pour ce groupe l’usage des armes fut la seule option qui lui restait lorsque les mouvements ouvriers et paysans ne trouvèrent aucune autre forme d’expression de leurs demandes, soumis au silence et détruits qu’ils étaient, constamment, dans une histoire qui pour ce groupe remonte à un trou noir dans la mémoire du pays — et pourtant toujours rappelé — celui du « massacre des bananières »14 Il s’agit du massacre commis par les forces armées de l’Etat, d’un groupe considérable de manifestants ouvriers syndicalisés, réunis l’année 1928 à Ciénaga (Magdalena) pour soutenir une grève initiée contre les déplorables conditions de travail de la compagnie nord-américaine United Fruit Company..

 Le fait que MP aspire à se transformer en un parti politique et revendique également un langage qui rapproche non sans tension ses revendications démocratiques d’une certaine logique du gouvernement, n’est pas alors étranger à cette conjoncture. C’est comme si dans ce cas là, la vocation institutionnaliste surgissait précisément de quelques formes d’action revendiquant d’être en excès sur toute institutionnalité donnée. Et comme si, avec cette prétention institutionnelle, le mouvement essayait de créer les conditions pour pouvoir modifier le cadre actuel de consensus, en ouvrant un espace formellement garanti pour y présenter certains types d’arguments couramment rejetés en tant que simple bruit de l’ignorant qui ne peut rien  dire de raisonnable ou de l’insurgé qui s’exprime par la force et sans arguments raisonnables. Pour mieux éclairer cet aspect, on peut se tourner vers l’Association Paysanne de la Vallée du Rio Cimitarra : une organisation qui fait partie de MP et qui, malgré le fait d’être reconnue institutionnellement en raison de ses efforts pour créer des pratiques sociales et productives qui seraient une réponse positive aux situations de violence, a été récemment cataloguée comme liée aux forces d’insurrection, en particulier aux FARC. Ceci est dû, semble-t-il, au fait que cette association a participé récemment à une initiative en faveur d’une issue politique du conflit soulevé par le problème crucial de la terre et pour une discussion de la loi de restitution des terres (promulguée par le gouvernement) dans les termes d’« un projet alternatif, fondé sur un processus construit à partir des bases sociales des organisations paysannes, encadré, entre autres choses, par la perspective de participation, de souveraineté alimentaire, de la réforme agricole, de l’agro-écologie, et de l’accès et de la jouissance effective des droits(((Voir: http://www.prensarural.org/acvc/) ».

Si l’on considère que dans le pays de multiples communautés et formes d’actions ont émergé — lesquelles, sans attendre les décisions gouvernementales et sans s’en tenir à certaines formes institutionnelles, ont tenté de rompre avec les formes de violence para-étatiques, étatiques et insurrectionnelles, et ont été constamment menacées et exposées à ces violences — on comprend alors que nombre de ces mouvements prétendent s’accomplir concrètement en défendant un projet politique qui, comme MP, vise à prendre position dans les centres du pouvoir où les décisions se prennent et où les politiques publiques se décident. Pour autant, emprunter cette voie reste problématique. On finit par identifier toute transformation véritable de la réalité à la possibilité d’accéder à l’ordre du gouvernement. Il en découle que le mouvement émergeant peut perdre en partie son potentiel critique. Il pourrait perdre de vue que l’efficacité des mouvements sociaux est en grande partie liée à la manière dont leur irruption peut altérer le tissu des relations sociales, en défaisant « les séparations rigides entre le privé et le public, entre le social et le politique » (Archila, 2001 : 473), et en modifiant la manière dont l’un et l’autre prennent en charge les problèmes qui surgissent entre eux, sans attendre que ces transformations aient à venir d’en haut, de certaines instances du gouvernement. Ainsi, ce qu’un mouvement comme MP risque d’oublier, c’est le pouvoir même qui lui a donné la vie, et aussi, avec lui, son incapacité à représenter la société comme si elle était une totalité. Peut-être peut-on apercevoir d’emblée ce danger à travers la rhétorique même de ce mouvement : dans la prétention que porte le projet social de pouvoir parler, finalement, au nom de tous les marginaux, et de réaliser un idéal de justice sociale.

MP fait alors apparaître un dilemme et, peut-être, une certaine impasse pour les mouvements sociaux en Colombie : si ils avancent uniquement dans le sens d’une confrontation de la logique du gouvernement, ils peuvent être facilement invisibilisés par les gouvernements et les instances institutionnelles qui sont immunisés devant des actions qui ne se contentent pas d’être réformistes ; mais si les mouvements sociaux décident de jouer la logique du gouvernement, pour résister de façon organisée à cette invisibilisation, ils risquent de finir par s’assimiler à cette logique et par perdre leur capacité critique. De mon point de vue, comme j’ai tenté de le montrer tout au long de ces pages, cette impasse provient de la singularité de la situation colombienne, et suppose de reconnaître la longue histoire de violence de ce pays, laquelle n’est pas étrangère aux obstacles que les instances d’intervention non étatiques ont rencontrés dans leur tentative de modifier, reconfigurer et permettre le redéploiement d’une institutionnalité et d’une société davantage exposées à la démocratie.

Ces considérations me reconduisent, pour terminer, au questionnement qui a servi de fil conducteur à ce texte. Les réflexions antérieures ont permis de mettre en évidence que la Colombie n’a pas réussi à déployer des espaces publics de confrontations qui excèdent les formes de participation institutionnellement reconnues et qui pourraient avoir une incidence sur l’institutionnalité même, sans s’y restreindre, en laissant voir ses formes d’inégalités, ses violences et ses mécanismes d’exclusion. J’ai voulu suggérer que ce qui nous manque – pour parler aussi, en Colombie, d’un processus démocratique – ce ne sont pas les politiques publiques qui tendent à convertir en victimes ceux qui ont été invisibilisés. Ces politiques fonctionnement simplement à partir de dispositifs de « reconnaissance-inclusion » dans lesquels la diversité est incluse dans un même espace consensuel, mais qui en réalité rejettent la possibilité que les acteurs mêmes exposent le tort qu’ils ont subi, se déplaçant des lieux auxquels ils ont été assignés pour modifier la manière dont ils sont perçus et inclus par ceux qui les voient comme des victimes d’un conflit étranger. Ce qui nous manque en partie, c’est une visibilisation accrue des formes d’intervention, qui n’a certes pas été sans exister dans le pays, dans lesquelles le tort – tant de torts auxquels nous nous sommes habitués dans notre contexte – puisse apparaître dans son irréductible conflictualité. Peut-être qu’avec tout cela, ce qui manque, c’est l’invention de formes de relations qui puissent prendre en compte les divisions qui traversent toute communauté ; de manières d’être qui nous permettent d’accepter comme nôtres les problèmes des autres qu’on continue d’assumer comme simplement autres ; de formes de coexistence plus disposées à être interpellées et altérées par les litiges d’anonymes qui se refusent à être dénombrés.

Cet article a fait l’objet d’une première publication dans Raison publique 2014/1 (n°18).


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TASSIN, E. 2003. Un monde commun. Pour une cosmo-politique des conflits, Paris: Seuil, 2003.

 

Notes

Notes
1 Je souhaiterais remercier Etienne Tassin pour sa révision attentive de la traduction ainsi que pour ses commentaires critiques à la première version de ce texte.
2 Cela ne veut pas dire que ces approches soient les seules à être influentes. D’autres approches ont bien évidemment été développées à partir des travaux d’historiens de gauche comme Fals Borda, Mauricia Archila et Leopoldo Múnera, et à partir d’auteurs d’études postcoloniales, comme A. Escobar, qui soulignent l’importance politique et démocratique des mouvements sociaux et des contestations politiques. Mais ces dernières ont surtout influencé les études culturelles au niveau des débats sociologiques et de la théorie politique, et pas tellement les discussions de philosophie politique dans notre milieu.
3 Je ne peux pas approfondir ici cette dimension de l’affaire, mais je me réfère au fait que l’action politique peut clairement se rapporter à certains droits et en général à des instances institutionnelles non reconnues dans les faits pour élaborer ses revendications et mettre en question l’ordre établi. Que l’on songe par exemple à des cas si dissemblables entre eux comme les luttes de résistance contre les gouvernements dictatoriaux qui font appel au discours des droits de l’homme, non reconnus par ces dits gouvernements, ou les luttes actuelles des sans-papiers qui en agissant montrent qu’ils s’approprient les droits de participation politique qu’ils ne détiennent pas.
4 Ce qui m’intéresse ici est la manière dont la notion de communauté peut être revisitée à partir d’une vision conflictuelle de la démocratie, dans la mesure où cette notion peut être mobilisée pour des manifestations politiques dans lesquelles, justement, est mise en question le partage du commun afin de tisser d’autres modes d’existence des uns avec les autres. Ce qui serait en jeu dans ces formes d’être les-uns-avec-les-autres qui se déploient dans l’action politique serait de rendre visible le commun en tant qu’espace disputé, en tant que commun qui est partition, partage et division, avec des frontières contestables et reconfigurables. Dans le cas colombien je pense à des expériences comme la « Communidad de paz de San José de Apartadó », que j’ai déjà évoquée dans une autre occasion (Quintana, « Le déplacé interne (el desplazado interno) : entre assujettissement humanitaire et «déshumanisation» », communication aux journées Echos d’ECOS organisées par le CSPRP à l’université Paris Diderot le 9 juin 2011).  
5 Johan Galtung a introduit ce terme pour faire référence à n’importe quel type de contrainte exercée par les structures politiques ou économiques à l’égard des possibilités humaines (Galtung, 1969).
6 Dans les mots de Žižek: “subjective violence is experienced as such against the background of a non-violent zero level. It is seen as a perturbation of the «normal», peaceful state of things. However, objective violence is precisely the violence inherent to this «normal» state of things. Objective violence is invisible since it sustains the very zero-level standard against which we perceive something as subjectively violent. Systemic violence is thus something like the notorious «dark matter» of physics, the counterpart to an all-too visible subjective violence. It may be invisible, but it has to be taken into account if one is to make sense of what otherwise seem to be «irrational» explosions of subjective violence” (Žižek, 2008, p. 2).
7 Cf. Galtung 1990.
8 Sans doute est-il aussi nécessaire de penser ici à une série de distinctions qui permettraient de rendre plus complexe la question, mais que je ne saurai déployer ici faute d’espace. Ainsi, on ne peut pas mesurer dans les mêmes termes le recours à une certaine violence physique défensive de la part d’une multitude qui a adopté d’abord des formes symboliques de désobéissance, et les actes d’emblée agressifs de différents acteurs armés ; et, comme le proposait Arendt, la violence de la réaction immédiate face à une injustice, du genre de celle de Billy Bud, ne peut pas être comparée à la violence calculée, préméditée, fonctionnelle. Les pillages des établissements commerciaux n’équivalent pas non plus aux dommages matériaux des centres de pouvoir politique et économique symboliquement importants.
9 Le mot ‘banlieue’ indique déjà un espace marginal, une « zone d’abandon social » (Biehl, 2007): lieu où les gens sont mises au ban de la cité, du centre de la vie politique et sociale. On peut évoquer ici le « bando » d’Agamben (cf., Agamben, 1995, p. 34), qui peut être interprété pas tant en termes d’inclusion-exclusion souveraine, mais en tant que politique de l’abandon, d’une vie « in bando (abbandonata e bandita) » qui s’inclut dans l’ordre social et administratif de la ville pour être laissée à son sort, au même temps qu’elle est stigmatisée comme une vie qui tend au crime.
10 Spécifiquement, ella a reçu en  2011 le Prix National de la Paix, attribué par le Programme des Nations Unies pour le Développement (PNUD), FESCOL et les médias les plus importants du pays (cf. La silla vacía).
11 Cf. http://www.marchapatriotica.org/index.php?option=com_content&view=article&id=46:plataforma-de-lucha&catid=60:plataforma-de-lucha&Itemid=109
12 « Fuerzas armadas revolucionarias de Colombia » (Forces armées révolutionnaires de Colombie
13 Voir Unión patriótica y poder popular, Bogotá : Ediciones CEIS, 1986.
14 Il s’agit du massacre commis par les forces armées de l’Etat, d’un groupe considérable de manifestants ouvriers syndicalisés, réunis l’année 1928 à Ciénaga (Magdalena) pour soutenir une grève initiée contre les déplorables conditions de travail de la compagnie nord-américaine United Fruit Company.