La liberté d’expression à l’épreuve du terrorisme

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Pour Pierre Auriel et Charles Girard, le terrorisme djihadiste fait peser sur la liberté d’expression en démocratie des menaces à la diversité desquelles il faut être attentif. Ce texte est la traduction française d’un article publié le 25 février 2022 par le Verfassungsblog dans le cadre d’un dossier consacré à l’impact politique et juridique du terrorisme sur la liberté d’expression à travers le monde depuis vingt ans. 

Le 11 septembre 2001 a fortement marqué l’opinion publique en France, altérant la perception de la menace terroriste et de la vulnérabilité de la démocratie. La liberté d’expression y a toutefois surtout été mise à l’épreuve par les attentats commis par des djihadistes sur le sol français dans les années 2010. Qu’il s’agisse d’attaques aveugles contre des foules anonymes – attentats simultanés à Paris et Saint-Denis le 13 novembre 2015 ; attaque au camion à Nice le 14 juillet 2016 – ou de meurtres ciblant des personnes en raison de leur religion – élèves d’écoles juives à Toulouse et Montauban en mars 2012 ; clients d’un supermarché juif à Paris le 9 janvier 2015, prêtre à Saint-Étienne-du-Rouvray en juillet 2016 – ou de leur fonction – soldats et policiers à plusieurs occasions –, ces événements ont conduit à l’adoption de lois antiterroristes redéfinissant l’équilibre entre sécurité et libertés publiques, liberté d’expression comprise.

Certains attentats ont en outre mis en jeu directement la liberté d’expression : le massacre de la rédaction du journal Charlie Hebdo (qui avait publié des caricatures de Mahomet), le 7 janvier 2015, ou la décapitation en pleine rue du professeur Samuel Paty (qui avait montré à ses élèves certaines de ces caricatures), le 16 octobre 2020, furent présentés par leurs auteurs comme des représailles visant à punir les blasphémateurs. S’inscrivant dans une longue lignée d’assassinats ciblés à travers le monde initiée par la fatwa lancée contre Salman Rushdie en 1989, ces meurtres provoquèrent de nouvelles formes d’autocensure et des controverses récurrentes sur les limites de la liberté d’expression en matière religieuse. L’émotion profonde suscitée par ces crimes a en outre été exploitée politiquement, le thème de la défense de la liberté d’expression étant récupéré par des acteurs politiques cherchant, paradoxalement, à faire taire leurs adversaires.

L’expérience du terrorisme djihadiste a ainsi fait naître un triple danger pour la liberté d’expression ; elle est menacée d’être restreinte afin de renforcer la sécurité publique, pour ménager les croyances religieuses, ou encore au nom même de la défense de la liberté d’expression.

Apologie du terrorisme et radicalisation

Les attaques terroristes ont imposé, dans les politiques publiques, l’impératif de prévention de la radicalisation. Pour prévenir la commission d’attentats, les pouvoirs publics se sont employés à empêcher l’endoctrinement djihadiste. Une telle entreprise passe notamment par le contrôle des discours associés au terrorisme, en raison non seulement de leur dangerosité immédiate, mais aussi de leur influence sur les esprits.

Une manifestation récente de cette démarche est la loi du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République, qui intensifie le contrôle exercé par l’État sur les discours tenus dans les lieux de culte. Les peines frappant les ministres du culte en cas de provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence ont été aggravées. La condamnation d’un ministre du culte pour avoir tenu des propos faisant l’apologie du terrorisme djihadiste peut aller de pair avec une interdiction d’accéder à l’avenir à un lieu de culte. Le préfet peut fermer des lieux de culte dans lesquels ces discours sont fréquemment tenus.

Les efforts pour prévenir la radicalisation ont conduit le législateur à envisager des limitations considérables à la liberté d’expression. Ainsi, à trois reprises, le Conseil constitutionnel a censuré des dispositions visant à sanctionner la consultation habituelle de sites internet faisant l’apologie du terrorisme. Il a estimé que le simple accès à un discours djihadiste n’avait pas un lien suffisamment direct avec la violence terroriste pour justifier la création d’une infraction.

Parallèlement au contrôle a posteriori des discours faisant l’apologie du terrorisme djihadiste, les lieux susceptibles de permettre leur circulation sont désormais soumis à une surveillance active par les services de l’État. Outre les sites internet et les mosquées, les prisons ont fait l’objet d’une attention particulière, en raison de la présence de personnes condamnées pour des faits en lien avec le terrorisme djihadiste, mais aussi d’individus jugés susceptibles de se radicaliser sous leur influence. Les autorités pénitentiaires ont mis en place, outre des programmes de déradicalisation, un régime d’isolement des personnes radicalisées afin d’éviter tout prosélytisme. Ces politiques ont été sévèrement jugées par le Contrôleur général des lieux de privation de liberté, car elles autorisent un contrôle systématique des communications des détenus avec des tiers par les autorités. Leur liberté d’expression, déjà restreinte, est alors niée afin de prévenir le recrutement de nouveaux terroristes.

Blasphème et sensibilités religieuses

La visée première des assassinats ciblés visant des journalistes, écrivains ou artistes accusés d’avoir blasphémer est de faire taire leurs semblables, en instaurant par des actes meurtriers répétés un climat de peur. La publication initiale des douze dessins représentant Mahomet par le Jyllands-Posten en 2005 visait d’ailleurs déjà, selon le journal danois, à répondre à un phénomène d’autocensure à propos de l’islam, à la suite de l’assassinat de Theo Van Gogh l’année précédente. Elle ouvrait une séquence qui a abouti au massacre de Charlie Hebdo et à l’assassinat de Samuel Paty. L’effet dissuasif de ces attentats, attesté par les témoignages évoquant des expositions annulées ou des thèmes évités en classe, est, par nature, difficile à mesurer. Il est en revanche aisé de repérer les appels explicites à l’autocensure qu’ils ont suscités. Certains invitèrent ainsi à renoncer aux caricatures, car, bien qu’inscrites dans la tradition nationale du dessin de presse satirique et licites au regard du droit français, elles restent difficilement comprises et outrageusement blasphématoires dans d’autres contextes.

Les appels explicites à redéfinir les limites légales de la liberté d’expression furent cependant rares. Ils émanèrent essentiellement de représentants du culte catholique. Le Pape François réagit à l’attentat contre Charlie Hebdo en affirmant que la liberté d’expression devait s’exercer « sans offenser ». Le délit de blasphème a pourtant été aboli, en France, par les articles 10 et 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen et par la loi sur la presse de 1881. Sous la Ve République, les tribunaux ont répété avec constance que la liberté d’expression ne peut être limitée que par la loi sur la presse de 1881, qui ne reconnaît aucun droit à ne pas être offensé.

Des groupes religieux s’efforcent toutefois de réintroduire le délit de blasphème sous une forme renouvelée, invoquant non plus l’outrage à la divinité, mais l’atteinte aux sentiments religieux. Cet argument avait déjà été avancé par des associations catholiques pour obtenir l’interdiction de l’adaptation cinématographique de La Religieuse de Diderot par Jacques Rivette en 1966. Il fut repris par des groupes chrétiens et musulmans pour dénoncer la publication des Versets sataniques et la projection de la Dernière tentation du Christ de Martin Scorsese en 1989.

Fait inédit, cet argumentaire a été récemment repris non seulement par des figures religieuses, mais par des intellectuels engagés dans la lutte contre les discriminations, en particulier celles visant les musulmans. Il a ainsi été suggéré que la protection accordée par le droit français aux propos offensant les croyants est incompatible avec l’article 1 de la Constitution française, qui énonce que la République « respecte toutes les croyances ». Cette affirmation repose pourtant sur une confusion manifeste entre la neutralité de l’État vis-à-vis des croyances (religieuses ou non) et le droit des particuliers à la liberté d’expression. Le droit français n’impose aux personnes privées aucune obligation de se montrer, dans leur expression, « respectueuses » de toutes les croyances. Une telle obligation légale, dont les implications sont peu claires, laisserait peu de place à un débat ouvert à propos des questions religieuses, mais aussi morales et politiques.

Cette reprise de l’argument du respect des croyances religieuses par de nouveaux acteurs vise notamment à prendre le contrepied de discours qui instrumentalisent la thématique de la défense de la liberté d’expression contre le terrorisme afin de stigmatiser les musulmans de France. Cependant, cette réaction revint à suggérer qu’on limite la liberté pour mieux contrer les discours de ceux qui l’instrumentalisent. Il en résulte une confusion délétère entre la question de la liberté d’expression et celle de la lutte contre le racisme et les discriminations. Une de ces conséquences, particulièrement inquiétantes, est l’effacement dans les discours de la différence pourtant essentielle entre les discours offensants, qui heurtent des croyances, et les discours de haine, qui attaquent des personnes.

La censure au nom de la liberté d’expression

Une autre visée des attentats djihadistes est d’aviver les divisions internes aux sociétés frappées – tensions entre musulmans et non-musulmans, mais aussi entre tenants de compréhensions adverses du terrorisme ou de l’islam. Les attentats ont fait en France de la défense de la liberté d’expression contre les terroristes un mot d’ordre fédérateur, mais également une arme rhétorique tentante pour ceux qui entendent réduire leurs contradicteurs au silence. Cette dynamique fut perceptible quelques heures seulement après le massacre de Charlie Hebdo. Au nom de la défense de la liberté d’expression, des injonctions au silence fusèrent immédiatement, brandissant la menace d’une accusation de complicité avec les terroristes. Elles visaient tantôt les critiques du journal satirique, suspectés de connivence tacite avec les terroristes, tantôt les caricaturistes, accusés de faire le jeu des assassins en abusant de cette liberté. Ces prétendues défenses de la liberté d’expression ignoraient qu’elle peut être menacée non seulement par les assassins et la censure étatique, mais aussi par l’intimidation et la pression sociale.

La tentation d’invoquer la liberté d’expression pour faire taire l’adversaire a gagné ces dernières années la sphère gouvernementale. Après le meurtre de Samuel Paty, le ministre de l’Éducation nationale s’engagea dans une campagne médiatique contre les « islamo- gauchistes » supposés peupler universités, syndicats étudiants et partis politiques de gauche, affirmant qu’ils « favorisent une idéologie qui ensuite, de loin en loin, mène au pire ». Cette rhétorique, qui vise à compromettre des acteurs variés de la gauche en les associant au terrorisme djihadiste, invoque doublement la défense liberté d’expression : en rejetant les adversaires ainsi désignés du côté des ennemis armés de cette liberté et en suggérant qu’ils imposent dans certaines parties de la société une censure informelle. L’islamogauchisme s’est d’ailleurs trouvé associé, au gré des controverses, à la cancel culture, puis au wokisme, pour former une menace d’autant plus omniprésente qu’elle est indéterminée.

Une telle rhétorique encourage l’autocensure, en faisant craindre d’être publiquement désigné comme l’allié des assassins et l’ennemi de la liberté d’expression. Elle risque aussi d’aboutir à des formes légales de censure. La liberté académique a, à cet égard, été particulièrement visée, après que les ministres de l’Éducation nationale et de l’Enseignement supérieur, appuyés par des intellectuels conservateurs, ont présenté les universités comme « gangrenées » par des idéologies dangereuses et liberticides. Un amendement fut ainsi adopté par le Sénat en octobre 2020 – avant d’être entièrement réécrit – afin de « préserver la liberté d’enseigner » à la suite du meurtre de Samuel Paty. Il proposait en réalité d’encadrer les libertés académiques, en énonçant qu’elles « s’exercent dans le respect des valeurs de la République ». Le contenu de ces valeurs étant incertain, puisqu’excédant supposément le droit déjà en vigueur, une telle obligation se serait prêtée aux interprétations politiques les plus inquiétantes. La défense de la liberté face à la menace terroriste se trouve ainsi invoquée pour justifier les velléités de contrôle politique des universités.

Le terrorisme djihadiste fait peser sur la liberté d’expression une menace d’autant plus grande qu’elle opère à plusieurs niveaux. Il incite à sacrifier la liberté d’expression à la lutte antiterroriste, il pousse à éviter les formes d’expression réprouvées par les assassins, et il offre un prétexte efficace pour intimider ou censurer certaines voix. Défendre réellement cette liberté implique de ne céder sur aucun de ces fronts.

Maître de conférences en philosophie à Université de Lyon/Institut de recherches philosophiques de Lyon | Site Web

Charles Girard est maître de conférences en philosophie à l'université de Lyon et à l'Institut de Recherches philosophiques de Lyon. Ses recherches s’inscrivent en philosophie politique, en philosophie du droit et en philosophie des sciences sociales. Elles portent en particulier sur les théories de la démocratie et les droits fondamentaux. Il dirige actuellement le programme de Recherche Egalibex (Liberté d'expression et égalité de participation).

Pierre Auriel est chercheur postdoctoral à l'Université de Lyon et membre du programme de recherche EGALIBEX. Il écrit sur la liberté d'expression, les droits des populations marginalisées, le droit d'asile et la protection des droits fondamentaux dans le droit de l'Union européenne. Il est l'auteur de L'équivalence des protections des droits fondamentaux dans l'Union européenne (Bruylant, 2020).