Défendre la liberté d’expression

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Il est trop tôt pour dire le sens ou anticiper les suites du massacre qui a frappé mercredi la rédaction de Charlie Hebdo, les proches du journal présents et les policiers qui ont tenté de les protéger. Le temps est à l’expression de la tristesse, de l’indignation et de la solidarité[1].

Le choix de la cible offre une seule certitude, qui a encouragé les innombrables messages de soutien exprimés de par le monde : cet « acte barbare » se voulait, suivant la juste formule employée par le Conseil Français du Culte Musulman, « une attaque contre la démocratie et la liberté de presse ». C’est la liberté de la presse et la liberté d’expression que les assassins ont voulu atteindre ; ce sont elles aussi que célèbrent les hommages rendus aux victimes. Ce sont-elles qu’il faut défendre. Mais comment ? Quelles que soient les réactions qu’appelle cet attentat, l’histoire suggère que la réponse la plus efficace, et la plus difficile, consiste à ne pas laisser l’expérience insupportable de la violence altérer le fonctionnement normal de la démocratie. Les réponses à l’attaque contribueront autant que l’attaque elle-même à définir le sens que prendra cette tragédie.

Il importe avant tout de préserver les conditions d’un débat public libre, contre toutes les formes d’intimidation – celle, brutale et meurtrière que constitue en lui-même l’acte de terreur, mais aussi celles, indirectes et inconscientes, qu’il tend à susciter par contrecoup. Cela importe même et surtout concernant les débats sur le bon usage du droit à la liberté d’expression, dans lesquels Charlie Hebdo a joué depuis près de dix ans un rôle de premier plan – en choisissant de republier les caricatures du prophète Mahomet en 2006, alors que le quotidien danois Jyllands-Posten qui les avait publié s’était vu menacé de représailles pour acte blasphématoire ; en rejetant les critiques qui reprochaient à certains de ces dessins d’opérer un amalgame entre islam et terrorisme ; en continuant à paraître malgré l’incendie criminel des locaux du journal en 2011. Or, la tentation d’invoquer le massacre de mercredi pour prétendre clore les débats sur la liberté d’expression suscités par les choix de Charlie Hebdo s’est déjà manifestée.

Un journaliste britannique écrivait ainsi sur le site internet du Financial Times, quelques heures seulement après la tuerie, que les journalistes assassinés (et leurs collègues Jyllands-Posten) s’étaient comportés de façon contraire au « bon sens » : « ils prétendaient remporter une victoire pour la liberté en provoquant des musulmans » mais étaient « simplement stupides »[2]. Si son auteur prenait le soin de préciser qu’il n’entendait pas exonérer les meurtriers, le texte laissait entendre que les actions des journalistes avaient contribué à causer leur mort et que l’attentat venait confirmer leur inconséquence : ils auraient mieux fait de se taire.

Le soir même, un essayiste français réagissait, en une du site internet du Figaro[3], en suggérant à l’inverse que l’événement donnait tort aux critiques d’hier, à ceux qui à l’époque « considéraient que Charlie Hebdo était allé trop loin », ajoutant ce commentaire triomphant : « Je n’aimerais pas être à leur place ». Prophétisant que la « guerre » contre l’islamisme radical réactiverait bientôt au sein de la société française l’opposition entre les « résistants » et les autres, il assurait déjà : « les collabos de tout poil plaideront pour une limitation de la liberté d’expression ». Les critiques passés du journal étaient ainsi identifiés à des censeurs, aveuglés par le « pathos antiraciste », et encouragés à se taire sous peine d’être suspects de collaborer avec les terroristes. Cette injonction au silence s’accompagnait d’une invitation faite à tous les Français de confession musulmane de se mobiliser, « car dans le cas inverse, leur silence nourrira, inévitablement, l’amalgame entre islam et fanatisme ». Quoique les principales figures et institutions du culte musulman en France aient immédiatement et énergiquement dénoncé l’attaque, les quelques millions de musulmans français se sont ainsi trouvés une nouvelle fois sommés de faire savoir qu’ils n’approuvaient pas secrètement le terrorisme, sous peine d’être tenus pour responsables de la stigmatisation dont ils font l’objet[4]. Les uns, manifestant une complaisance coupable par leurs désaccords d’hier avec les victimes d’aujourd’hui, feraient mieux de se taire ; les autres, soupçonnés de complicité silencieuse de par leur seule confession, auraient intérêt à parler.

Ces réactions, suggérant, pour l’une, que les journalistes assassinés ont contribué à fixer leur propre sort en s’exprimant de façon irresponsable, et, pour l’autre, que le choix de la critique ou du silence expose au soupçon de complicité, constituent des défenses viciées de la liberté d’expression. Le droit à la libre expression offre à chacun une garantie juridique : celle de ne pas se voir privé de la possibilité d’exprimer son opinion simplement parce que d’autres la désapprouvent. Il crée ainsi les conditions pour que les désaccords prennent la forme d’une confrontation des discours, des images et des caricatures, plutôt que d’un déchaînement de violence meurtrière. Cela implique notamment que nul ne se voie privé, du fait des opinions qu’il exprime, de son droit à être protégé par l’État contre des actes criminels. Pointer la responsabilité des victimes, c’est ignorer que le discours exprimé dans les limites autorisées par le droit, aussi provocateur, offensant ou irresponsable puisse-t-il être jugé, ne doit rien changer à la protection garantie à celui qui s’exprime. Cela implique également que les citoyens peuvent débattre librement du bon usage de ce droit, et même de ses limites juridiques, sans renier leur attachement à la libre expression ou au régime démocratique. Accuser ceux qui se taisent ou ne disent pas ce que l’on attend d’eux de faire le jeu des ennemis de la liberté d’expression, c’est méconnaître en réalité le sens de cette liberté.

Les citoyens qui contestèrent les choix de Charlie Hebdo, craignant en particulier que leur acte de défi face aux fondamentalistes islamiques ait pour effet collatéral de renforcer les représentations islamophobes circulant dans l’espace public français, honoraient eux aussi le principe de la liberté d’expression en l’exerçant. Les associations qui portèrent plainte contre Charlie Hebdo pour « injure » publique commise « envers une personne ou un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée »[5], loin de se rendre complice de ceux qui criaient au blasphème et formulaient des menaces de mort, jouaient le jeu du conflit réglé par le droit. Ceux et celles qui, jugeant que les caricatures incriminées identifiaient islam et terrorisme, espérait la condamnation du journal, loin de porter atteinte au droit de la liberté d’expression, défendaient une conception particulière de ses limites. Si « la libre communication des pensées et des opinions est l’un des droits les plus précieux de l’homme », comme l’énonce la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, ce droit n’est pas pour autant « illimité ». Il est des restrictions largement admises – en matière de diffamation par exemple – et d’autres plus contestées – en matière d’incitation à la haine notamment. Mais toutes sont discutables, car l’attachement à ce principe est suffisamment ancré dans nos sociétés pour que l’on puisse débattre, grâce à la protection qu’il nous offre, de sa juste extension juridique ou de son bon usage politique, sans craindre de se rendre par là complice des censeurs et des assassins.

Le jugement rendu par le tribunal d’appel[6] qui relaxa Charlie Hebdo en 2008 s’efforça de tenir compte à la fois de l’impératif de protection de la liberté d’expression et du souci de punir les injures publiques commises à raison de l’appartenance à une religion. Le tribunal jugea que l’un des dessins incriminés[7] pouvait bien suggérer, pris en lui-même, que la violence terroriste était inhérente à la religion musulmane. Il considéra toutefois que la parution de ce dessin dans un journal satirique proposant des caricatures dans un registre grotesque, à côté d’autres dessins et de textes faisant clairement la distinction entre l’islam et les terroristes islamistes[8], ne constituait pas « une injure justifiant, dans une société démocratique, une limitation du libre exercice du droit d’expression ». Que l’on ait approuvé ou regretté cette décision, le conflit d’interprétation sur ce qui constitue un abus de la liberté d’expression a pu s’exprimer et être tranché par le droit. Rien ne permet aujourd’hui de rejeter les uns ou les autres du côté de la co-responsabilité ou de la collusion avec les assassins.

Les événements du 7 janvier nous réapprennent que ceux qui défendent la liberté d’expression peuvent en mourir, y compris au cœur de Paris. La stupéfaction et la colère provoquées par ce massacre obligent à considérer les moyens que nous pouvons nous donner pour les protéger. Mais ce crime ne peut pas décider qui devrait se taire et qui devrait parler, ni ce qui devrait être dit. L’attaque brutale menée par ceux qui rejettent la liberté d’expression ne doit pas dicter le sens que nous lui donnons, les bornes que nous lui fixons, les usages que nous en faisons. Céder sur ce point, ce ne serait pas rendre l’hommage qu’ils méritent à ceux qui avaient choisi de répondre par la caricature à toutes les injonctions au silence.


Notes

  1. Ce texte a été publié pour la première fois le 9 janvier 2015 sur le site Raison publique (à cette adresse : https://www.raison-publique.fr/article715.html).
  2. Tony Barber, « The gunmen in Paris attacked more than a Muslim-baiting magazine », 7 janvier 2015, en ligne : http://www.ft.com/cms/s/0/9f90f482-9672-11e4-a40b-00144feabdc0.html. L’article a été corrigé après que la première version eut suscité de nombreuses réactions indignées.
  3. Pascal Bruckner, « Cet attentat abominable doit nous ouvrir les yeux », entretien, 07/01/2015, en ligne : http://www.lefigaro.fr/vox/societe/2015/01/07/31003-20150107ARTFIG00448-pascal-bruckner-cet-attentat-abominable-doit-nous-ouvrir-les-yeux.php.
  4. La même rhétorique perverse s’était déjà faite entendre à la radio ce 7 janvier, sur RTL, lorsque Ivan Riouffol, chroniqueur sur RTL avait, sous prétexte de prévenir les amalgames, exigé de la chroniqueuse Rokhaya Diallo qu’elle se désolidarise, en tant que musulmane, de l’attentat ; avant de revenir à la charge : « je somme [les français musulmans] de bien nous faire comprendre qu’ils n’adhèrent pas [à cette folie terroriste] » (http://www.dailymotion.com/video/x2e8ro9_attentat-a-charlie-hebdo-rokhaya-diallo-en-larmes-face-aux-accusations-d-ivan-rioufol_tv).
  5. Loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, article 33.
  6. Tribunal de Grande Instance de Paris, 17ème chambre, 22 mars 2007.
  7. Il représentait le prophète sous la forme d’un homme coiffé d’un turban en forme de bombe dont la mèche allumée portait inscrite en arabe la profession de foi de l’islam : « Allah est grand, Mahomet est son prophète »
  8. Notamment la Une de Cabu, qui représentait le prophète se lamentant : « C’est dur d’être aimé par des cons », avec pour légende : « Mahomet débordé par les intégristes ».
Maître de conférences en philosophie à Université de Lyon/Institut de recherches philosophiques de Lyon | Site Web

Charles Girard est maître de conférences en philosophie à l'université de Lyon et à l'Institut de Recherches philosophiques de Lyon. Ses recherches s’inscrivent en philosophie politique, en philosophie du droit et en philosophie des sciences sociales. Elles portent en particulier sur les théories de la démocratie et les droits fondamentaux. Il dirige actuellement le programme de Recherche Egalibex (Liberté d'expression et égalité de participation).