Les Années d’Annie Ernaux, une écriture du souci de soi ?

L’incipit et l’excipit des Années dessinent une arche atypique, qui encadre le récit chronologique, en insistant sur la singularité d’une vie. Annie Ernaux y évoque cette somme toute personnelle d’images et de mots, celles et ceux de l’histoire qui ne peuvent jamais qu’être perçus, c’est-à-dire traduits dans la langue d’une ou d’un seul, une idiosyncrasie constituée de références culturelles hétéroclites, de souvenirs propres, d’expériences individuelles. Il est presque étonnant de constater ainsi que l’autrice du « transpersonnel », ait choisi d’initier et de clore celui de ses récits qui tend le plus à la retranscription d’une traversée collective, par un registre presque élégiaque qui évoque une irréductible singularité et son prochain anéantissement, dans la mort puis dans l’oubli.

L’œuvre d’Annie Ernaux est en effet le plus souvent analysée sous l’angle de la déconstruction sociologique, de la tension à un universel situé. Les Années ne ferait pas autre chose, en se jouant des pronoms pour contourner le « je » et faire parler avant tout l’expérience collective, créant en asymptote une objectivation propice à ce que l’on pourrait voir comme une valorisation paradigmatique de l’expérience. Et pourtant le « rapport de soi à soi1 » pour parler en termes foucaldiens n’est pas absent de cette entreprise, comme le montre cette arche que construit ce qui fait office de prologue et d’apologue. Le jeu dialectique entre l’impersonnel et l’intime, le collectif et l’individuel, n’est pas la moindre des originalités de ce récit. Afin de l’expliciter, nous ferons un détour par une brève comparaison avec l’autobiographie de l’une des grandes figures inspiratrices d’Annie Ernaux, Simone de Beauvoir.

Individuel et collectif, le mouvement dialectique d’un discours critique

L’incipit second des Années, c’est-à-dire le passage qui introduit le récit proprement chronologique, s’ouvre sur la description d’une photo : « C’est une photo sépia, ovale, collée à l’intérieur d’un livret bordé d’un liseré doré […]. Un gros bébé à la lippe boudeuse, des cheveux bruns formant un rouleau sur le dessus de sa tête […] » ; tandis que le paragraphe suivant se concentre sur un instantané un peu plus tardif : « Une autre photo, signée du même photographe […] montre une petite fille d’environ quatre ans2 ».

Cet incipit second semble entrer en écho avec celui de Simone de Beauvoir, Les Mémoires d’une jeune fille rangée débutant ainsi :

Je suis née à quatre heures du matin, le 9 janvier 1908, dans une chambre aux meubles laqués de blanc, qui donnait sur le boulevard Raspail. Sur les photos de famille prises l’été suivant, on voit de jeunes dames en robes longues, aux chapeaux empanachés de plumes d’autruche, des messieurs coiffés de canotiers et de panamas qui sourient à un bébé : ce sont mes parents, mon grand-père, des oncles, des tantes et c’est moi. […] Je tourne une page de l’album ; maman tient dans ses bras un bébé qui n’est pas moi ; je porte une jupe plissée, un béret, j’ai deux ans et demi, et ma sœur vient de naître 3.

Dans les deux cas, un incipit, deux photos, deux instants T de la petite enfance servent de captatio benevolentiae, de partage direct avec le lecteur à travers la description d’une image datée. On peut voir ici à la fois une tension toute individuelle à la quête d’une origine et la mise en récit d’un objet culturel du commun. Cependant, Annie Ernaux dans un entretien de 20174 fait référence à cet incipit de Beauvoir et, omettant la référence aux photos, n’en garde que le caractère très égocentré du « Je suis née », en opposition auquel elle construit son propre récit, tissé de « nous » et de « on ».

Ce qui paraît sans doute plus troublant dans ce parallèle entre ces deux œuvres, c’est l’écho avec l’excipit de La Force des choses qui s’offre presque en palimpseste de l’arche prologue-apologue qui encadre Les Années :

Pourtant je déteste autant qu’autrefois m’anéantir. Je pense avec mélancolie à tous les livres lus, aux endroits visités, au savoir amassé et qui ne sera plus. Toute la musique, toute la peinture, toute la culture, tant de lieux : soudain plus rien. Ce n’est pas un miel, personne ne s’en nourrira. Au mieux, si on me lit, le lecteur pensera : elle en avait vu des choses ! Mais cet ensemble unique, mon expérience à moi, avec son ordre et ses hasards – l’Opéra de Pékin, les arènes d’Huelva, le candomblé de Bahia, les dunes d’El-Oued, Wabansia Avenue, les aubes de Provence, Tirynthe, Castro parlant à cinq cent mille Cubains, un ciel de soufre au-dessus d’une mer de nuages, le hêtre pourpre, les nuits blanches de Leningrad, les cloches de la libération, une lune orange au-dessus du Pirée, un soleil rouge montant au-dessus du désert, Torcello, Rome, toutes ces choses dont j’ai parlé, d’autres dont je n’ai rien dit – nulle part cela ne ressuscitera. Si du moins elle avait enrichi la terre, si elle avait engendré… quoi ? Une colline ? Une fusée ? Mais non. Rien n’aura eu lieu. Je revois la haie de noisetiers que le vent bousculait et les promesses dont j’affolais mon cœur quand je contemplais cette mine d’or à mes pieds, toute une vie à vivre. Elles ont été tenues. Cependant, en tournant mon regard incrédule vers cette crédule adolescente, je mesure avec stupeur à quel point j’ai été flouée5.

Le parallèle avec Les Années est visible. Il s’agit d’un même exercice d’énumération ouverte qui mêle événements historiques (auxquels cependant Simone de Beauvoir a directement participé, elle était à Cuba par exemple, elle a voyagé en URSS pour soutenir le régime communiste) et souvenirs lyriques et personnels (les « aubes de Provence », « le hêtre pourpre » notamment). Comme chez Annie Ernaux déjà, on distingue le dessin d’une conscience constituée d’expériences que Simone de Beauvoir peut en partie ramener à celles d’une génération, et ce même registre élégiaque devant l’imminence d’une disparition (même si Beauvoir n’a que cinquante-quatre ans quand paraît La Force des choses). Entre ces deux récits de vie, on trouve donc un écho, dans le va-et-vient entre le collectif et l’individuel et dans cette peur, in extremis, de l’anéantissement du singulier. Cependant, si l’élégie n’est pas le registre majeur des mémoires de Beauvoir, son autobiographie dans son ensemble revendique bel et bien le prisme de l’expérience personnelle : l’excipit n’est pas un hapax, mais plutôt l’apothéose d’une quête propre à l’écriture autobiographique.

En opposition à cette relative unité de l’écriture beauvoirienne, l’une des approches originales des Années serait peut-être les effets de contraste entre les pages de début et de fin – qui donnent à la singularité de la conscience un écho lyrique – et le cœur du texte, lui-même construit dans une alternance de points de vue mettant en exergue des formes du neutre. La construction du récit d’Annie Ernaux se joue en permanence du renversement dialectique de ces deux pôles, qui pourrait faire écho aux notions de « souci de soi » et de « subjectivation » définies par Foucault6.

Comment penser en effet à la fois la détermination historique et la possible autonomie du sujet ? Devant ce qui pourrait paraître une forme d’aporie, que reformulent les récits d’Annie Ernaux, Foucault propose la notion de subjectivation, que Mathieu Potte-Bonneville explicite comme suit :

 Premièrement, Foucault doit montrer que, d’être historiquement constitué, le sujet ne cesse pour autant d’être sujet ; autrement dit, que les modalités historiques de sa formation ne le condamnent pas nécessairement à se fixer dans l’objectivité d’un être disponible, pour un savoir et un pouvoir vis-à-vis desquels il apparaîtrait comme un point d’application passif et indifférent7.

Mathieu Potte-Bonneville rappelle ainsi que la notion foucaldienne de subjectivation s’inscrit précisément dans un lien au temps historique. La subjectivation serait une forme de liberté qui n’est pas un don inné, mais qui constituerait une résistance individuelle à une forme d’objectivation par le pouvoir, notamment à travers le vécu historique. Il n’est donc plus question de sujet ou de liberté, mais de subjectivation et de libération, c’est-à-dire de processus. Dans l’œuvre d’Annie Ernaux, la relation à l’histoire – outre le fait qu’elle dessine les contours d’une expérience collective et qu’elle souligne les déterminismes liés aux différents héritages sociaux des individus – se fait également lecture critique ou « conscience critique8 », pour reprendre les mots de l’autrice, de la notion de sujet qui ne va pas sans une affirmation dynamique, dans le rapport de soi à soi, d’une revendication de libération.

Foucault, en élaborant une lecture historique de ce qu’il appelle les « écritures de soi », distingue celles qui relèveraient de la connaissance de soi et celles qui seraient l’œuvre de ce qu’il nomme « le souci de soi ». Les premières supposeraient un retour clos vers le passé, la conception d’un sujet-substrat, préexistant à l’engagement dans l’écriture qu’il s’agirait d’interpréter. Il associe ces écritures au genre de l’autobiographie qui se présenterait comme une herméneutique de soi. Les écritures du « souci de soi » seraient davantage tournées vers un processus éthique, qui suppose l’évolution d’un sujet en train de se construire. Foucault pour définir cette démarche se réfère aux philosophes antiques de la Rome impériale qui, quelques siècles après les écrits de Platon, développent ce qu’il appelle des « pratiques de soi », qui correspondent aux « exercices spirituels » identifiés avant lui par Pierre Hadot9. À travers un ensemble de pratiques (lecture, écriture, examen de conscience, dialogue…), les philosophes stoïciens, épicuriens et cyniques viseraient à une transformation progressive du moi liée à une éthique de la parrêsia (le dire vrai). Il s’agit de se convertir à soi, de porter attention à ses gestes pour les rendre conformes aux préceptes qui guident la sagesse. C’est là le souci de soi.

L’idée d’un accès à la sagesse peut paraître éloigné des préoccupations plus directement sociologiques d’Annie Ernaux. Cependant, la démarche qui soutient l’écriture, tendue vers une construction toujours recommencée, est la condition même d’une œuvre qui ne cesse de se compléter et de se corriger, tout en refusant toute dimension téléologique. Pour l’anecdote, on peut noter que parmi ces écritures de l’Antiquité, Foucault cite les hupomnêmata10, sorte de cahiers de pensées des disciples des écoles philosophiques, dans lesquels se rencontraient préceptes moraux, traces de lectures, faits observés. Ceux-ci ne manquent pas de faire écho, en mode mineur bien entendu et de manière anachronique, aux nombreuses références aux cahiers remplis de citations, de pensées vagues ou de projets de livres qui scandent Les Années. De façon plus significative, on peut penser également au refus explicite de l’autobiographie classique de la part de la narratrice qui ne dit pas « je ». Elle ne fait aucun commentaire lorsqu’elle retrouve la citation de Stendhal où celui-ci, âgé d’une cinquantaine d’années, juge qu’il est temps de « se connaître »11, mais surtout elle s’insurge à l’idée d’un « moi profond » lorsqu’elle évoque le livre à venir. Dans un long passage métatextuel, elle évoque son entreprise en refusant de céder à une « explication de soi12 », elle se réfère par opposition à ses fantasmes de jeune fille qui souhaitait écrire « la révélation aux autres de son être profond13 ». Ces deux expressions « explication de soi », « révélation d’un être profond » pourraient être d’exactes définitions de cette herméneutique dont parle Foucault, qui présuppose un sujet-substrat, figé dans sa construction passée.

Le souci de soi consisterait donc en une subjectivation qui serait toujours en cours, et va de pair avec l’invention toujours recommencée d’une conduite de vie, au sens ouvert de la notion d’éthique. Foucault parle même dans « L’écriture de soi » d’une éthopoiétique14, c’est-à-dire d’un pouvoir de l’écriture de transformer l’écrit en ethos, en comportement, en action. Ici peut se lire une visée pragmatique et politique de l’écriture de soi : pour Foucault, tout engagement politique commence dans le rapport de soi à soi. Face à un pouvoir qui tente, par définition, d’interférer dans le processus de subjectivation pour assujettir les individus, le rôle actif de l’individu est de ne cesser d’avoir souci de soi, c’est-à-dire de se constituer en sujet, au moyen de ce que Foucault appelle en référence à La Boétie, une « inservitude volontaire15 ». Cette entreprise critique en appelle en premier lieu à ce rapport de soi à soi que garantissent les « pratiques de soi » (ou « exercices spirituels »). Le souci de soi est ainsi la clé de voûte d’une éthique individuelle et d’une résistance politique.

C’est dans cette perspective que la comparaison entre la pensée de Foucault et le récit d’Annie Ernaux peut trouver, il nous semble, une réelle pertinence. En l’occurrence, il s’agirait de lier cette dimension politique du souci de soi à une autre notion foucaldienne qui est celle de « l’ordre du discours ». Nous reprenons ici le titre de la leçon inaugurale de Foucault au Collège de France16. La polysémie de l’expression « ordre du discours » paraît très éclairante en ce qui concerne l’écriture des Années : il s’agit tout aussi bien de la question de la légitimité sociale, du rituel de parole (qui a voix au chapitre et en quels termes ?) et de la construction même du discours qui suppose un début et une fin, un ordre qui est un ordonnancement, une appréhension du réel qui en aplanit les aspérités et en désamorce les possibles subversions.

La subjectivation dans le texte d’Annie Ernaux passe par une réflexion plus ou moins explicite sur le langage. Il est certes question de la détermination sociologique, du langage parlé comme du langage du corps, et la pensée d’Annie Ernaux se rapproche dans ce cas de celle du sociologue qu’elle cite à plusieurs reprises, Pierre Bourdieu. Certains passages rappellent notamment l’essai de ce dernier intitulé Ce que parler veut dire, dans lequel il détaille les habitus langagiers et corporels en soulignant les contrastes entre classes sociales mais aussi entre hommes et femmes. Les hommes issus de milieux populaires ont des « corps dominés » qui se manifestent par « le refus des “manières”, des “chichis” » et plus généralement par « la position articulatoire [qui] est la plus fréquente est un élément d’un style global de la bouche (dans le parler, mais aussi dans le manger, le boire, le rire, etc.)17 ». Le livre d’Annie Ernaux propose des réflexions très similaires, dont ne voici que quelques phrases :

Hors des récits, les façons de marcher, de s’asseoir, de parler et de rire, héler dans la rue, les gestes pour manger, se saisir des objets, transmettaient la mémoire passée de corps en corps du fond des campagnes françaises. […]

La langue, un français écorché, mêlé de patois, était indissociable des voix puissantes et vigoureuses, des corps serrés dans les blouses et les bleus de travail, des maisons basses avec jardinet […]18.

Mais il est possible de postuler une perspective plus globale : Les Années peut être lu comme une ample critique de l’ordre du discours. C’est sans doute l’intention même déclarée de l’autrice dans son commentaire métatextuel lorsqu’elle projette de « s’efforcer de réentendre les paroles des gens, les commentaires sur les événements et les objets, prélevés dans la masse des discours flottants, cette rumeur qui apporte sans relâche les formulations incessantes de ce que nous sommes et devons être, penser, croire, craindre, espérer19 ».

Les Années, une critique de l’ordre du discours

Cette déclaration d’intention paraît presque une traduction, une glose de l’ordre du discours foucaldien, la notion de « rumeur » en italique rendant compte de la pénétration insidieuse des discours dominants. L’italique semble créer la distance de l’emploi en mention qui dénonce l’apparente inoffensivité de ce langage commun.

Tout d’abord, on peut lire Les Années comme une vaste cacophonie de discours hétérogènes qui sont autant d’injonctions qui façonnent les consciences malgré elles. Publicités, mots d’ordre politiques, titres de productions culturelles, citations célèbres ou phrases historiques, expressions à la mode, sentences d’époque : le texte se fait écho de ces discours exogènes qui tissent les filets de communes appréhensions du monde. Mais ces citations sont autant d’emplois en mention : elles sont accompagnées d’italiques, de guillemets, font l’objet de discours rapportés, ou d’une double énonciation ironique, nombreux outils qui mettent à distance cet ordre du discours. Il est possible d’interpréter en ce sens la déclaration d’intention selon laquelle Annie Ernaux « n’écrirait jamais qu’à l’intérieur de sa langue, celle de tous, le seul outil avec lequel elle compt[e] agir sur ce qui la révolt[e]. Alors, le livre à faire représent[e] un instrument de lutte20 ». Il s’agit bien entendu avant tout ici pour l’écrivaine d’énoncer le désir d’un langage simple, qui ne trahisse pas les siens. Mais cette phrase peut également évoquer le choix d’une littérature politique qui s’exprime dans la langue même des injonctions qu’elle combat : une langue qui a le pouvoir réversible d’être facteur d’assujettissement et arme critique de subjectivation.

Pour donner quelques exemples, nous pensons, dans l’incipit, au titre de l’attraction « Le Martyre d’une femme21 » et à sa portée scandaleuse, celle d’une forme d’évidence, voire d’attraction, dans l’association entre violence et féminité. Ou encore dans cette même énumération à la phrase de Mme de Staël, « la gloire pour une femme est le deuil éclatant du bonheur22 », qui dans sa formulation assertive paraît condamner la femme sans appel. Si le propos de Mme de Staël est bien entendu de l’ordre de la dénonciation, elle adopte une perfection rhétorique qui participe justement de cet ordre du discours, de son aspect surplombant, la poétique valant ordre logique. Dans ces deux exemples, il semble que la distance de l’emploi en mention – qui n’est pas souligné typographiquement (ni italique, ni guillemet, comme par mimétisme de l’assimilation des mots des autres), est accentué par l’isolement des phrases avant l’ellipse propre à l’esthétique de l’énumération qui se fait d’autant plus cinglante qu’en 2008, le lecteur connaît l’ethos de l’autrice.

Les injonctions se font plus précises en ce qui concerne les mots de la domination sociale, par exemple les mots des autres : « les tournures que d’autres utilisaient avec naturel et dont on doutait d’en être capable aussi un jour, il est indéniable que, force est de constater23 », ces mots d’une certitude qui n’admet pas de contradiction sont dotés d’une forme de valeur performative, asseyant linguistiquement une autorité déjà constituée par l’ordre social. Ou encore les termes d’une idéologie qui avance masquée, comme ceux qui témoignent d’une forme de positivisme qui est en réalité une négation dans le silence du passé : une phrase comme « les discours disaient que nous étions l’avenir24 » peut sembler une sorte de lapalissade, mais dans le contexte de l’après-guerre la formation de ces journées de la Jeunesse entre dans un projet plus global d’unité nationale, d’oubli de la Seconde Guerre mondiale et donc dans un discours idéologique dans lequel sont pris les citoyens. De même on peut lire comme une emprise les phrases en italique sur le progrès25 où se mêlent discours politique, discours de l’institution scolaire (sujet de dissertation) et phrases populaires. Ce qui dans le désordre des citations (italique, guillemets, discours rapportés) dénonce la prégnance de l’idéologie vécue comme une vérité objective. De même, l’imposition de la société de consommation se manifeste dans la retranscription des rengaines populaires : « ça change » ou « il ne faut pas d’encroûter, on s’abrutit à rester chez soi »26. À la fin du récit, il est également question de manière encore plus explicite du langage qui crée une réalité, qui définit et sépare, en stigmatisant les musulmans sous couvert de description, parlant des « quartiers », des « communautés », de « territoires de non-droit » ou de « tournantes »27, et la « dictature douce et heureuse » de la consommation vaut pour « force incontestée de notre existence »28.

Mais on peut également lire Les Années d’un point de vue macrostructurel comme une mise en question de l’ordre du discours. Ce que rejette Foucault, c’est l’ordonnancement propre aux autobiographies, qui pour se livrer à l’herméneutique dévoilent une origine et une construction téléologique. Rien de tel dans Les Années : au contraire, le processus de subjectivation se lit jusque dans cette progression indécidable malgré le choix de la chronologie. D’une part, le livre est encadré par cette arche a-chronologique que construisent les échos entre le prologue et l’épilogue. Le récit chronologique commence certes avec la plus ancienne photographie, la première représentation de soi, mais cet arbitraire est souligné par le début et la fin dans l’énumération sans chronologie, la juxtaposition d’images qui à la fois montrent la singularité d’une conscience et diffractent la mémoire historique. L’incipit et l’explicit brouillent la notion d’origine. D’autre part, pour ajouter à cette construction d’un temps « out of joint29 » (référence que la jeune étudiante aime à se rappeler), le récit des Années se termine sur une dernière phrase extrêmement ambivalente : « Sauver quelque chose du temps où l’on ne sera plus jamais30. » Certes, on comprend qu’il s’agit de sauver quelque chose du passé. Mais « le temps où l’on ne sera plus jamais » est à la fois le passé et l’avenir de la disparition, or syntaxiquement, soit il s’agit de sauver quelque chose du passé dans le présent et dans l’avenir (si le temps où l’on n’est plus représente le passé), soit de sauver, paradoxalement, quelque chose de cet avenir même (si le temps où l’on ne sera plus figure l’avenir d’une disparition). L’ambiguïté paraît voulue. Il y a donc un contournement et une ouverture abyssales puisque cette dernière phrase pourrait faire penser qu’il existe une mémoire de l’avenir : elle laisse entendre une absence de rupture et une continuation du cheminement et de la remémoration et de la subjectivation, qui ne peut prendre fin.

De plus, au sein même des Années figurent des passages spéculaires qui creusent l’ordre du discours, ce sont ceux qui évoquent l’avenir d’un récit possible, un double de celui que le lecteur a sous les yeux. La première référence31 est au conditionnel ou au futur antérieur ; un peu plus loin, elle est redoublée, questionnant les apories d’un récit qui mêle le collectif et le particulier32 ; avant de donner lieu à un développement plus conséquent peu avant l’excipit, au futur de l’indicatif33. Ces passages imprègnent de leur virtualité, de leur projection presque anachronique d’avenir dans le passé, le récit réel. L’hypothèse du livre est mise en dialogue avec le livre lui-même, comme pour diminuer l’arbitraire du « cadre » et de la représentation chronologique. Cette mise en abyme, ce jeu de miroir donne de la profondeur, agrandit la perspective, contribue à gommer les bornes d’une chronologie et en contaminant le récit principiel de sa virtualité, il participe à sa qualité non-assertive qui ne fige ni les événements ni le sujet, ce qui permet de relancer une ambivalence essentielle nécessaire au processus de subjectivation lui-même.

Nous pourrions également postuler que cette démarche est accentuée par les effets d’échos de l’ensemble de l’œuvre d’Annie Ernaux. Les textes s’enchevêtrent, se font référence, se proposent comme des résumés elliptiques ou des digressions, des métonymies les uns des autres, sans possible distinction d’un ordre, quel qu’il soit. Les Années ramassent en quelques pages l’intrigue de courts récits qui sont parus avant celui-ci : La Honte34 dans l’évocation de la tentative de meurtre de son père sur sa mère, résumée en un paragraphe35 ; ou encore les déchirements de la passion qui font l’objet d’Une Passion simple36, pour ne citer qu’eux, qui apparaissent comme de brèves mises en abyme. Certains passages évoquent également de courts récits à venir, comme en esquisse : Mémoire de fille37 est en germe dans la courte allusion de l’autrice à sa première expérience sexuelle et ses conséquences à l’été 5838 et le propos qui sera au centre du récit intitulé Le jeune homme39 donne lieu à un développement un peu plus conséquent40. L’ensemble du récit peut être lu comme une reprise et variation de La Femme gelée. Celle-ci avait moins de trente ans à l’excipit où elle contemplait son visage dans le miroir, elle en a soixante-huit à la fin des Années, et outre le début qui relate des épisodes similaires (de l’épicerie à l’école privée, des rencontres amoureuses à la désillusion du mariage), il y a par exemple une image qui revient comme un leitmotiv, celle de l’escalier, qui est évoquée deux fois de façon métaphorique dans le début des Années : « au-delà du bac, sa vie est un escalier à gravir qui se perd dans la brume41 » et un peu plus avant : « elle voit l’avenir comme un grand escalier rouge, celui d’un tableau de Soutine reproduit dans le journal Lectures pour tous, qu’elle a découpé pour le coller sur le mur de sa chambre à la cité42 » et qui rappelle par contraste l’image qu’utilise la narratrice de La Femme gelée qui voit « toute [son] histoire de femme [comme] celle d’un escalier qu’on descend en renâclant43 ». La démarche de l’auteur comme réécriture permanente, jusque dans les échos proprement lexicaux, peut se voir comme une ouverture sans cesse réaffirmée.

L’ordre du discours paraît donc miné par un double mouvement : endogène, par l’incipit et l’excipit qui brouillent la notion de commencement et de fin et par l’allusion au livre hypothétique qui rend caduque l’opposition entre réel et virtuel, et exogène, dans le renvoi implicite aux autres œuvres d’Annie Ernaux qui creusent et détournent, recommencent et reformulent, dans une sorte de mouvement d’épanorthose sans cesse recommencé, l’impossible ordonnancement du récit de soi.

En conclusion, il est possible de revenir sur le parallèle avec Simone de Beauvoir. Dans son autobiographie – surtout dans le premier tome – elle cherche à retracer un ethos, qui est celui de l’enfant rebelle qui serait l’embryon de la jeune femme intellectuelle, critique acerbe du milieu bourgeois dont elle est issue. La Force de l’âge se termine, comme nous l’avons vu, sur une certaine amertume, le sentiment d’avoir été « flouée ». Malgré la peur de la mort et de l’oubli qu’elle paraît avoir en commun avec Beauvoir, la démarche d’Annie Ernaux est tout autre. Chez Annie Ernaux, pas de quête d’une genèse, mais la ressaisie critique d’un parcours. En rappelant, enchevêtrant tous les mots d’une vie, elle trouve le moyen proprement littéraire et linguistique de mettre en mouvement le possible figement de l’identité, que le risque soit politique, qu’il vienne d’un « gouvernement pastoral44 » pour reprendre un vocabulaire foucaldien, c’est-à-dire d’un pouvoir qui cherche toujours à guider ses citoyens, à les assujettir dans le mouvement même de leur subjectivation, ou qu’il ait une origine proprement littéraire, liée au genre même de l’autobiographie qui peut être lue comme un genre qui assoit le moi en substrat figé. Ainsi Annie Ernaux parvient-elle non seulement à représenter un itinéraire mêlant inextricablement l’universel et le singulier, mais dans cette « combinaison45 », elle déploie le processus même de la critique, de ce rapport à soi qui est la seule voie, selon Foucault toujours, de toute « résistance politique46 ».

 

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NOTES

  1. Michel Foucault, L’Herméneutique du sujet, Cours au Collège de France. 1981-1982, Paris, Seuil/ Gallimard, « Hautes Études », 2001, p. 241. Nous allons développer plus avant le lien que nous pensons discerner entre l’œuvre d’Annie Ernaux et la pensée de Michel Foucault.[]
  2. Annie Ernaux, Les Années, Paris, Gallimard, coll. « Folio », p. 21.[]
  3. Simone de Beauvoir, Mémoires d’une jeune fille rangée, Paris, Gallimard, 1958, p. 5.[]
  4. Entretien avec Laure Adler, L’Heure bleue, France Inter, du 10 au 14 avril 2017.[]
  5. Simone de Beauvoir, La Force des choses, Paris, Gallimard, 1963, p.507-508. La Force des choses est le troisième tome des Mémoires de Simone de Beauvoir, qui en comprennent quatre ou cinq selon qu’on y inclut ou non le récit intitulé La Cérémonie des adieux qui relate les derniers temps de la vie en commun avec Sartre.[]
  6. Ces notions sont notamment présentes dans le court essai sur « L’écriture de soi » [1983], Dits et Écrits II, 1976-1988, Éditions D. Defert et Fr. Ewald, avec la collaboration de J. Lagrange, Paris, Gallimard, 1994, p.1234-1249 et dans le troisième volume de Histoire de la sexualité intitulé Le Souci de soi, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des histoires », 1984. []
  7. Mathieu Potte-Bonneville, Michel Foucault, l’inquiétude de l’histoire, Paris, PUF, coll. Quadrige, 2004, p. 201.[]
  8. C’est l’expression même d’Annie Ernaux quand elle évoque l’ambition de son livre à venir : Les Années, op.cit., p. 250.[]
  9. Pierre Hadot, Exercices spirituels et philosophie antique, Paris, Albin Michel, « L’Évolution de l’Humanité’ », 2002 [1993].[]
  10. Michel Foucault, « L’écriture de soi » [1983], Dits et Écrits II, 1976-1988, Éditions D. Defert et F. Ewald, avec la collaboration de J. Lagrange, Paris, Gallimard, 1994, p. 1237.[]
  11. Annie Ernaux, Les Années, op.cit., p. 215.[]
  12. Ibid., p. 251.[]
  13. Ibid., p. 252.[]
  14. Michel Foucault, « L’écriture de soi », op.cit., p. 1236.[]
  15. Michel Foucault, Qu’est-ce que la critique ?, suivi de La culture de soi, édition H.-P. Fruchaud et D. Lorenzini, Paris, Vrin, 2015, p. 39, cité par Daniele Lorenzini, Éthique et politique de soi. Foucault, Hadot, Cavell et les techniques de l’ordinaire, Paris, Vrin, « Paroles et Controverses », 2017, p. 75. []
  16. Michel Foucault, L’Ordre du discours, Paris, Gallimard, 1971.[]
  17. Pierre Bourdieu, Ce que parler veut dire. L’économie des échanges linguistiques, Paris, Fayard, 1982, p. 90.[]
  18. Annie Ernaux, Les Années, op.cit., p. 31-33.[]
  19. Ibid., p. 251.[]
  20. Ibid., p. 252.[]
  21. Ibid., p. 12.[]
  22. Ibid., p. 17.[]
  23. Ibid., p. 15.[]
  24. Ibid., p. 28.[]
  25. Ibid., p. 45.[]
  26. Ibid., p. 54.[]
  27. Ibid, p. 223.[]
  28. Ibid., p. 229.[]
  29. Ibid., p. 87.[]
  30. Ibid., p. 254.[]
  31. Ibid., p. 166.[]
  32. Ibid., p. 187.[]
  33. Ibid., p. 250-253.[]
  34. Annie Ernaux, La Honte, Paris, Gallimard, 1997.[]
  35. Annie Ernaux, Les Années, op.cit., p. 58.[]
  36. Ibid., p. 184. Une Passion simple, Paris, Gallimard, 1992.[]
  37. Annie Ernaux, Mémoire de fille, Paris, Gallimard, 2016.[]
  38. Annie Ernaux, Les Années, op.cit., p.78-79.[]
  39. Annie Ernaux, Le jeune homme, Paris, Gallimard, 2022.[]
  40. Annie Ernaux, Les Années, op.cit., p. 212.[]
  41. Ibid., p .68.[]
  42. Ibid., p. 91-92.[]
  43. Annie Ernaux, La Femme gelée, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1981, p. 181.[]
  44. Michel Foucault, « Le sujet et le pouvoir », Dits et Écrits II, op.cit., p.1041-1062.[]
  45. Annie Ernaux, Les Années, op.cit., p. 240 : « […] ce qui l’a rendue singulière, non par la nature des éléments de sa vie, externes (trajectoire sociale, métier) ou internes (pensées et aspirations, désir d’écrire), mais par leur combinaison, unique en chacun ».[]
  46. « […] c’est peut-être une tâche urgente, fondamentale, politiquement indispensable, que de constituer une éthique du soi, s’il est vrai après tout qu’il n’y a pas d’autre pour, premier et ultime, de résistance au pouvoir politique que dans le rapport de soi à soi » (M. Foucault, L’Herméneutique du sujet, op.cit., p. 241). []

Clélie Millnerest MCF en Littérature Comparée à l'ICP. Ses travaux portent sur une lecture politique et éthique de la littérature contemporaine dans le domaine français, italien et germanophone. Après avoir travaillé sur le "questionnement de la présence" à travers la notion de trace (essai inspiré du doctorat à paraître), elle s'intéresse à des enjeux politiques et éthiques de récits de soi de l'extrême contemporain et anime un séminaire de recherche sur cette question à l'ICP.