Les Années Ernaux

Comment relever le défi d’une « autobiographie impersonnelle », pour reprendre la formule d’Annie Ernaux, et comment expliquer un tel geste ? Un dossier consacré aux Années, issu d’une journée d’études organisée à Le Mans Université par Sylvie Servoise et Jordi Brahamcha-Marin, présenté ici par Sylvie Servoise.

« Nous n’avons que notre histoire et elle n’est pas à nous » : placée en épigraphe des Années, publié en 2008 par Annie Ernaux, cette citation de José Ortega Y Gasset met d’emblée l’accent sur la tension qui traverse le livre de la lauréate du Prix Nobel de littérature 2022. Autobiographie collective d’une génération – celle d’Annie Ernaux elle-même, née en 1940 – qui convoque, au-delà des événements, tout ce qui fait l’ordinaire (voire l’infra-ordinaire) d’une vie et colore « l’air du temps » – chansons, publicités, objets, expressions langagières… -, Les Années fait aussi entendre, derrière le « on » et le « nous », un « je » qui se devine plus qu’il ne se montre, au détour d’une photographie, d’une référence à la vie ou aux livres de l’autrice, les siens comme ceux qui ont nourri sa propre écriture. Si l’articulation du personnel au collectif n’est pas nouvelle, ni à l’échelle de l’œuvre d’Ernaux, ni à celle de la tradition littéraire (« Notre vrai moi n’est pas tout entier en nous » écrivait déjà Rousseau, qu’Annie Ernaux cite en exergue cette fois de Journal du dehors), on peut néanmoins s’interroger sur les modalités, les enjeux, peut-être aussi les points aveugles, spécifiques d’un tel agencement, sur un plan esthétique et formel, mais aussi historique, social, voire politique.

Comment relever le défi d’une « autobiographie impersonnelle », pour reprendre les termes mêmes de l’autrice, et comment expliquer un tel geste ? Comment l’écrivaine se situe-t-elle par rapport à certains auteurs (Perec, Proust) ou autrices (Simone de Beauvoir) qui ont cherché aussi à ressaisir le passé intime et social et qui se voient régulièrement convoqués dans Les Années ? Quelle est la nature du « sujet » à l’œuvre dans le récit, et dans quelle mesure peut-on trouver dans cette écriture « transpersonnelle » les traces de ce que Michel Foucault évoquait comme un « rapport de soi à soi » ? Que nous dit, plus largement, le livre sur cette génération privilégiée, aux yeux de certains contemporains, qui aura été celle des Trente Glorieuses et sur la possibilité même d’une écriture « générationnelle »?

Ce sont ces questions, et d’autres encore, qu’abordent Anne Coudreuse, Aurélie Adler, Jordi Brahmacha, Marie-Jeanne Zenetti et Clélie Millner dans les articles qui constituent le présent dossier. Ceux-ci sont issus des communications que leurs autrices et auteur ont prononcé à l’occasion de la Journée d’Etudes consacrée aux Années d’Annie Ernaux (au programme du concours des ENS 2023) organisée par Sylvie Servoise et Jordi Brahmacha le 3 décembre 2022 à Le Mans-Université, avec le soutien du 3L.AM et de l’UFR Lettres, Langues et Sciences Humaines de Le Mans-Université. 


Sylvie Servoise, ancienne élève de l’ENS-Lyon, agrégée de Lettres modernes et docteure en littérature générale et comparée, est Professeure de littérature française et comparée (XXe et XXIe siècles) à Le Mans-Université (directrice-adjointe du laboratoire de recherches 3L. AM pour le site du Mans). Elle est également cofondatrice des Editions Raison publique et rédactrice en chef de la revue Raison publique. Elle est par ailleurs coordinatrice de la rubrique "Recherche" du magazine Page éducation.
Ses recherches portent sur la notion d’engagement littéraire au XXe et XXIe siècles, sur les rapports entre littérature et politique, écriture de l’histoire, mémoire et fiction dans les littératures française, italienne et américaine. Ses derniers ouvrages : Le Roman face à l’histoire. La Littérature engagée en France et en Italie dans la seconde moitié du XXe siècle (Rennes, PUR, 2011) ; Politiques du temps : Le Guépard de Lampedusa dans l’histoire (Rennes, PUR, 2018); Démocratie et roman. Explorations littéraires de la crise de la représentation au XXIe siècle (Paris, Hermann, 2022); La Littérature engagée (Paris, Que Sais-je?, 2023). Elle a par ailleurs traduit de l'anglais (Etats-Unis) l'ouvrage de Philip Nord, Après la Déportation. Les batailles de la mémoire dans la France d'après-guerre (Lormont, Le Bord de l'eau, 2022).