Enfants de la guerre

ANSA

S’intéressant aux représentations, littéraires, cinématographiques mais aussi juridiques des enfants de la guerre, ce dossier dirigé par Sylvie Servoise invite autant à se demander ce que les guerres font aux enfants, que ce que les enfants font à la guerre : que peut-on apprendre du point de vue des enfants sur la guerre ou lorsque celle-ci est vécue ou représentée à hauteur d’enfant ?

« Enfances en guerre au 20e siècle : un sujet ? » s’interrogeait l’historien Stéphane Audouin-Rouzeau, dans l’introduction du dossier consacré à ce thème dans la revue Vingtième siècle en 20061 S’il entendait par-là interroger la pertinence d’un objet qu’il avait lui-même largement contribué à mettre sur le devant de la scène historiographique avec son ouvrage La guerre des enfants 1914-1918 : Essai d’histoire culturelle en 1993, nul doute que les recherches les plus récentes dans le champ historiographique n’ont fait que confirmer l’intérêt croissant pour ce thème2. Mais les historiens, de l’enfance comme de la guerre, ne sont bien sûr pas les seuls à s’interroger sur les rapports entre enfance et guerre : nombreuses sont les approches possibles, et mises en œuvre, pour tenter de cerner ce qui peut constituer l’expérience des enfants soumis aux vicissitudes des guerres (et l’on insistera ici sur la pluralité des acteurs et des situations), venues des diverses sciences humaines et sociales, comme de l’art.

Le présent dossier, qui rassemble certaines des interventions consacrées au thème de l’enfance et de la guerre dans le cadre du colloque « War Memories/Mémoire de guerre » co-organisé par les laboratoires ACE (Rennes 2), 3L.AM (Le Mans) et le Collège militaire royal du Canada (Kingston, Ontario) en juin 20213, vise à apporter une contribution à ce vaste champ d’études. Prenant pour point de départ le paradoxe selon lequel on constate une « intégration croissante des enfants à la guerre » aux XX et XXIe siècle, témoignant du « déplacement de la violence des affrontements en direction des populations désarmées dans leur ensemble4» sur la période, alors même que la protection de l’enfance, sur le plan des droits notamment, n’a cessé de se renforcer (en Occident du moins) lors du siècle précédent, le dossier interroge plus spécifiquement les représentations des « enfants de la guerre » : enfants (et adolescents) vivant en période de guerre, tantôt, et souvent à la fois, victimes, témoins et acteurs ; mais aussi garçons et filles enfantés par la guerre, qui trouvent dans cette expérience, traversée à l’âge dit « tendre », un nouveau point de départ, ou connaissent une nouvelle naissance, alors que tous les fils (familiaux, sociaux, culturels) du monde d’avant sont rompus ou mêlés d’une manière inédite ; enfin, ces enfants de la guerre sont aussi ceux qui ne l’ont pas vécue directement, mais en héritent, et de manière différenciée, à la deuxième ou troisième génération et qui voient dans celle-ci, à la manière de Patrick Modiano évoquant l’Occupation, le « terreau5 » dont ils sont issus. S’intéressant aux représentations, littéraires, cinématographiques mais aussi juridiques des enfants de la guerre, les articles qui composent ce dossier invitent autant à se demander ce que les guerres font aux enfants (et à l’enfance, entendue ici non pas dans la perspective essentialisante, et parfois sacralisante, d’un âge de la vie donné que comme un concept travaillé et poli par des siècles de réflexion et représentations), que ce que les enfants font à la guerre : que peut-on apprendre du point de vue des enfants sur la guerre ou lorsque celle-ci est vécue ou représentée à hauteur d’enfant ?

Si certains articles mettent principalement l’accent sur la représentation de l’enfant comme victime, par essence innocente, de la guerre, d’autres insistent sur la pluralité des positions occupées par l’enfant – acteur malgré lui, ou de son plein gré, témoin engagé, observateur perspicace ou au contraire perdu tel le jeune Fabrice stendhalien à Waterloo. Tous suggèrent cependant, de manière plus ou moins explicite, que derrière la représentation de l’enfant en guerre, ou de l’enfant de la guerre, se joue aussi autre chose : une interrogation sur la violence ou le Mal et la fascination qu’ils peuvent exercer ; une remise en question des frontières entre enfance, adolescence, âge adulte, ainsi que des rôles traditionnellement dévolus à chacun ; une mise à nu, par le biais d’un regard autre, des enjeux, notamment politiques et éthiques, des conflits et des traces qu’ils laissent.

C’est ainsi que l’article de Sophie Jouanno, « La mort d’un enfant : un motif de révolte contre l’hubris des hommes dans La Peste et Les Justes d’Albert Camus », montre à la fois à quelles racines anciennes puise l’indignation face à la mort d’un enfant (qui constitue un véritable topos épique et tragique, d’Homère à Euripide) et comment elle nourrit, au XXe siècle, sous la plume d’un Camus éprouvé par la Seconde Guerre mondiale et les totalitarismes, une réflexion sur le juste et l’injuste. Sylvie Servoise montre de son côté, à partir de l’étude du Sentier des nids d’araignée d’Italo Calvino et Être sans destin d’Imre Kertész, comment la mise en scène du regard enfantin relève avant tout d’une stratégie d’écriture de la part des auteurs pour rendre compte, au-delà du topos de l’enfant démystificateur, de leur point de vue singulier sur l’expérience historique vécue (« Le regard de l’enfant sur la guerre : une stratégie d’écriture dans Le sentier des nids d’araignée d’Italo Calvino et Etre sans destin d’Ime Kertész »). Dans son article « L’enfant comme réceptacle et véhicule du “choc” de la guerre au cinéma », Stanislas de Courville s’appuie sur la théorie benjaminienne du choc (elle-même inspirée des écrits de Freud et Baudelaire) pour montrer comment le cinéma a fait de l’enfant en guerre la tragique figure paroxystique, et éminemment moderne, de l’acclimatation au choc. Si ces contributions se concentrent sur la représentation des enfants qui vivent en période de guerre, l’article de Clélie Millner « Exil et héritage : l’enfance et la mémoire de la Shoah dans les romans de Nicole Krauss, L’Histoire de l’amour et La grande Maison » met en revanche l’accent sur les figures d’héritiers, dont « la mémoire s’enroule autour d’un vide » (N. Krauss) et qui se trouvent en quelque sorte maintenus dans l’enfance par leur aînés, l’enfance éternelle de ceux qui n’ont pas connu la guerre. Enfin, déplaçant l’analyse du terrain des représentations artistiques à la qualification juridique, c’est sous l’angle du droit international que Nora Hervé, dans son article « Les filles enfants-soldats victimes de violences sexuelles : un fardeau supplémentaire lié au genre et oublié ? » interroge la manière dont le droit traite la question des violences sexuelles dont peuvent être victimes les filles enfants-soldats dans sa globalité, autrement dit de leur commission à la reconstruction et réinsertion de ces enfants dans la vie civile. Mettant l’accent sur un critère important, celui du genre, l’article ouvre également la question des enfants de la guerre aux temps : le temps présent, mais aussi le temps de l’après, quand la guerre est finie et que tout, à commencer par eux-mêmes, est à reconstruire.

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NOTES

  1. S. Audouin-Rouzeau, « Enfances en guerre au 20e siècle : un sujet ? », dans Vingtième Siècle. Revue d’histoire, 2006/1, n° 89, « Spécial : Enfances en guerre », p. 3-7, disponible sur https://www.cairn.info/revue-vingtieme-siecle-revue-d-histoire-2006-1-page-3.htm [dernière consultation le 03/7/2023].[]
  2. sur ce point, voir notamment Manon Pignot, « À hauteur d’enfant. Le défi historiographique des expériences de guerre enfantines et juvéniles », L’Autre, Editions La Pensée sauvage, volume 21, 2020/2, p. 142-150, disponible sur https://www.cairn.info/revue-l-autre-2020-2-page-142.htm [dernière consultation le 03/07/2023][]
  3. https://warmem2020.sciencesconf.org/[]
  4. S. Audouin-Rouzeau, « Enfances en guerre au 20e siècle : un sujet ? », art.cit., p. 3.[]
  5. P. Modiano, Livret de famille, Paris, Gallimard, 1977, p. 169[]
Sylvie Servoise, ancienne élève de l’ENS-Lyon, agrégée de Lettres modernes et docteure en littérature générale et comparée, est Professeure de littérature française et comparée (XXe et XXIe siècles) à Le Mans-Université (directrice-adjointe du laboratoire de recherches 3L. AM pour le site du Mans). Elle est également cofondatrice des Editions Raison publique et rédactrice en chef de la revue Raison publique. Elle est par ailleurs coordinatrice de la rubrique "Recherche" du magazine Page éducation.
Ses recherches portent sur la notion d’engagement littéraire au XXe et XXIe siècles, sur les rapports entre littérature et politique, écriture de l’histoire, mémoire et fiction dans les littératures française, italienne et américaine. Ses derniers ouvrages : Le Roman face à l’histoire. La Littérature engagée en France et en Italie dans la seconde moitié du XXe siècle (Rennes, PUR, 2011) ; Politiques du temps : Le Guépard de Lampedusa dans l’histoire (Rennes, PUR, 2018); Démocratie et roman. Explorations littéraires de la crise de la représentation au XXIe siècle (Paris, Hermann, 2022); La Littérature engagée (Paris, Que Sais-je?, 2023). Elle a par ailleurs traduit de l'anglais (Etats-Unis) l'ouvrage de Philip Nord, Après la Déportation. Les batailles de la mémoire dans la France d'après-guerre (Lormont, Le Bord de l'eau, 2022).