L’enfant comme réceptacle et véhicule du « choc » de la guerre au cinéma

La figure de l’enfant est celle qui exprime le mieux le processus d’accoutumance aux chocs, en particulier de la guerre, qu’offre le cinéma à ses spectateurs et qu’ils réclament. Car la guerre est pour l’enfant le processus d’acclimatation aux chocs de l’existence poussé à son paroxysme. Une analyse de Stanislas de Courville.

C’est en éprouvant l’expérience de la grande ville européenne industrialisée du début du XXe siècle, comme en s’intéressant aux transformations urbaines du XIXe ainsi qu’à celles, intrinsèquement liées, de l’art et de la perception, que Walter Benjamin théorisait la notion de « choc ». Il en faisait alors la figure même de la modernité. L’homme, au XIXe siècle, était soumis du fait de son environnement en plein bouleversement à une puissante excitation sensorielle modifiant son être en profondeur et instituant en lui la « perception sous forme de choc » dont le cinéma allait s’avérer au XXe siècle le médium par excellence1. Ce processus d’« innervation2» de l’homme par l’acclimatation aux chocs de la grande ville et de ses masses, d’absorption et de détournement de la violence qui l’entoure, la littérature puis le cinéma allaient en faire un de leurs sujets favoris. Nous verrons combien ces réflexions peuvent aider à caractériser la place de l’enfant au cinéma, et en particulier les films le montrant au cœur de la guerre, où il devient la tragique figure paroxystique de l’acclimatation au choc. Reprenant, en la détaillant, la théorie benjaminienne du choc, notamment en rappelant la mutation perceptive qu’aurait provoquée la modernité et dont le cinéma se serait fait le principal propagateur, nous montrerons la façon dont cette figure de l’enfant peut, par les images et narrations cinématographiques, être considérée tour à tour comme réceptacle ou véhicule du choc. L’on verra que sa capacité à l’assimiler et le diffuser mieux que tout autre de par sa propension à l’imitation et au jeu, en a fait l’emblème cinématographique de l’expérience du choc en même temps que le moyen pour les spectateurs d’appréhender celle-ci.

L’automatisme de la perception sous forme de choc

C’est sous le prisme de l’« idéal obsédant » d’une « prose poétique sans rythme et sans rime » issu de « la fréquentation des villes énormes3», poursuivi par Baudelaire dans son Spleen de Paris, que naît chez Benjamin cet attrait pour la foule grouillante des cités industrielles et le choc qu’elles véhiculent. Cette lecture de Baudelaire, portant les traces de l’influence de Georg Simmel4, est couplée à celle de Sigmund Freud dont Au-delà du principe de plaisir donne une théorisation psychanalytique du choc. Ainsi Benjamin, dans Sur quelques thèmes baudelairiens, décrit-il le fonctionnement de celui-ci à la suite de Freud, qui déjà reprenait ce qu’il nommait une « vieille théorie naïve5» :

[L]a conscience, comme telle, n’accueille aucune trace mnésique. Elle aurait, en revanche, une autre fonction d’importance. Son rôle serait de protéger contre les excitations. « Pour l’organisme vivant, il est presque plus important de se protéger contre des excitations que de les recevoir ; l’organisme dispose d’un certain stock d’énergie, et il doit tendre avant tout à protéger les formes particulières de transmutation énergétique qui se déroulent en lui, contre l’influence égalisante, et par conséquent destructrice, des énergies trop intenses qui s’exercent à l’extérieur. » La menace de ces énergies se fait sentir par des chocs. À mesure qu’ils sont plus fréquemment enregistrés par la conscience, on peut moins escompter un effet traumatisant de ces chocs6.

Benjamin poursuit dans ce sens en écrivant : « Le choc ainsi amorti, ainsi paré par la conscience, donnerait à l’événement qui l’a provoqué le caractère d’une expérience vécue au sens précis du terme7». Cela signifie que l’homme doit faire l’expérience vécue du choc (Chockerlebnis) de la modernité afin de l’assimiler, de le rendre inoffensif. Ce processus s’avère être en fait un amoindrissement de l’expérience comprise comme Erfahrung, « expérience transmissible8» ou « véritable9», au profit d’une expérience vécue (Erlebnis)10, d’un enregistrement passif et tacite des stimuli externes. Selon une autre formulation benjaminienne, « [l]’expérience vécue est la sensation domestiquée, passée dans la panoplie de l’existence privée11», c’est-à-dire une expérience devenue silencieuse, tout à fait assimilée et désormais disponible, offrant sans heurt une réaction – ou absence de réaction – appropriée à l’organisme qui l’éprouve une nouvelle fois.

Une telle forme de l’expérience a tout du pur et simple automatisme, et sert à conjurer la saturation de la perception dans le milieu urbain. C’est pourquoi elle est d’une grande « pauvreté » et équivaut en réalité à un rétrécissement du monde12. Elle n’est qu’une parade de l’organisme pour répondre aux chocs qu’il subit. L’expérience vécue devient alors la norme en particulier pour le citadin et l’ouvrier de l’usine, puisque, explique Benjamin : « À cette expérience vécue du choc, telle que la vit le passant au milieu de la foule, correspond “l’expérience vécue” du travailleur aux prises avec la machine13». Mais elle équivaut également pour lui à ce que vit le soldat sur le champ de bataille des guerres modernes. Tous trois sont pris, en effet, dans un même violent vertige des sens, ce que Benjamin exprime en écrivant qu’« [a]ux carrefours dangereux, les innervations se succèdent aussi vite que les impulsions d’une batterie14», ou que « les villes sont des champs de bataille15», montrant l’étroite proximité entre l’environnement urbain et le front. Freud, d’ailleurs, ressuscitait déjà cette théorie du choc à partir d’un événement, celui de la Première Guerre mondiale et la multiplication des maladies psychiques déclenchées par elle16, dont les soldats reviendront « pauvres en expérience », écrira Benjamin17. Il suffit pour en rendre compte de penser aux descriptions offertes par Louis-Ferdinand Céline aussi bien de la guerre, qui était « tout ce qu’on ne comprenait pas18», que de l’usine moderne dont le « tremblement » fait « deven[ir] machine aussi soi-même à force et de toute sa viande encore tremblotante dans ce bruit de rage énorme19». D’ailleurs, souligne ce dernier, « [o]n cède au bruit comme on cède à la guerre20».

Cette pauvreté de l’expérience engendrée par la violence de l’environnement moderne, qu’il soit urbain, industriel ou militaire, s’apparente même, dans un essai antérieur de Benjamin lui étant consacré, Expérience et pauvreté, à une absence de toute expérience :

La pauvreté en expérience : cela ne signifie pas que les hommes aspirent à une expérience nouvelle. Non, ils aspirent à se libérer de toute expérience quelle qu’elle soit, ils aspirent à un environnement dans lequel ils puissent faire valoir leur pauvreté, extérieure et finalement aussi intérieure, à l’affirmer si clairement et si nettement qu’il en sorte quelque chose de valable. Ils ne sont du reste pas toujours ignorants ou inexpérimentés. On peut souvent dire le contraire : ils ont « ingurgité » tout cela, la « culture » et l’« homme », ils en sont dégoutés et fatigués21.

C’est-à-dire que s’ils sont pauvres en expérience (Erfahrung) comme trauma de plaisir ou de douleur, comme date marquante qui leur en fait tirer une leçon qui puisse aller jusqu’à être racontée22, ils ne le sont pas en « expériences vécues » puisqu’ils les ont bien « ingurgitées », enregistrées ou assimilées, n’en laissant aucune trace mnésique et les rendant par-là inénarrables grâce à un haut degré de conscience entendue comme paroi protectrice. Ils ont absorbé tous les chocs de la vie moderne, réussissant ainsi à faire « valoir leur pauvreté » en expérience dans un environnement qui le réclame ou l’exige. Le désir le plus profond des masses est alors sans doute d’atteindre la plus parfaite pauvreté en expérience qu’est celle de l’automate23, devenir un « moderne », cet être « frustré de son expérience24». L’homme soumis à la violence d’un pareil environnement finit ainsi par ressembler à une coquille vide, comme celle des obus qui provoquent en partie son état.

Un tel processus d’automatisation, caractérisé par la suppression de l’expérience en tant qu’Erfahrung au profit de la seule expérience vécue (Erlebnis), se joue donc non seulement au cœur des grandes villes mais également dans la guerre. Victor Chklovski, lorsqu’il développait pour sa part la notion d’automatisation l’avait bien vu, lui qui écrivait : « Ainsi la vie s’écoule-t-elle, tombant dans le néant. L’automatisation dévore les objets, les habits, les meubles, votre épouse et la peur de la guerre25». Cette accoutumance au choc de la modernité et de ses guerres n’a, du reste, rien d’étonnant, puisqu’il s’agirait dans ce phénomène, si l’on suit Dostoïevski, de la « définition » même de l’homme, cet « être qui s’habitue à tout26», écrivait-il dans ses souvenirs du bagne auxquels Chklovski aurait pu penser en élaborant son concept. Et ce rétrécissement de l’expérience27, qu’accompagne l’automatisation de l’homme, correspond en effet à l’adaptation à cet environnement bouleversé qu’est celui de la modernité et de la guerre, monde non humain au sein duquel il faut bien apprendre à se mouvoir et agir.

Dans ce processus le cinéma est selon Benjamin notre meilleur allié, lui qui aide à habiter ce monde nouveau caractérisé par une extrême violence28, grâce à la préparation aux chocs qu’il leur distribue à travers ses images29. Benjamin voit dans le cinéma l’aboutissement de la modernité en tant qu’il prépare au choc autant qu’il le diffuse, relevant d’une forme de mithridatisation30 : « Ainsi la technique a soumis le sensorium humain à un entraînement complexe. L’heure était mûre pour le cinéma, qui correspond à un besoin nouveau et pressant de stimuli. Avec lui la perception sous forme de choc s’affirme comme principe formel31». Ce qui s’institue alors avec le cinéma, c’est ce nouveau mode de perception propre à l’homme moderne, une « perception sous forme de choc » permettant de faire de l’expérience de la ville, de l’usine et de la guerre une expérience vécue32.

L’enfant comme réceptacle du choc

Parmi ceux qui éprouvent le choc, tentent de s’y acclimater, figurent les enfants, dont la résilience semble exemplaire. Cela étant sans doute dû à la « barbarie des jeux de l’enfance », dirait Baudelaire33, expliquant combien les jeunes êtres ont les nerfs « faibles34», malléables. L’enfant est celui qui absorbe le mieux les chocs, est le plus apte à les sédimenter sous sa conscience. Il est le plus disposé à élaborer des automatismes pour affronter la violence du monde et tout son organisme vibre de ses chocs. Déjà dans ce siècle de névrosé qu’est le XIXe, il adopte mieux que quiconque la vitesse qui l’entoure. Il est la manifestation de la vie dans sa nouveauté, dans son rythme profondément accru, la faisant résonner jusque dans les mornes passages parisiens35, si chers à Benjamin, ultimes refuges pour les inadaptés, ressemblant à s’y méprendre à des caveaux36. L’enfant est féru des chocs de la Ville, il s’en goinfre, s’en gonfle, lui qui est né en elle en même temps qu’eux, étant son « petit », disait Hugo, « le nain de la géante37». Et c’est pourquoi ce très jeune « apache » de la cité moderne habite la rue comme le « sauvage » les grandes plaines de l’Amérique38. Il a une envie irrépressible de tous les essuyer, d’en faire frémir la moindre parcelle de son être, d’en offrir le tremblement à ses frêles os, que ce soit en plongeant entre les rails d’un train lui passant dessus à toute allure chez Dostoïevski39 ou en dévorant du regard, chez Zola, les suppliciés du choc, les assassinés, les victimes d’accidents ou les cadavres gonflés des suicidés de la modernité, « appren[ant] le vice à l’école de la mort40» comme pour mieux se préparer à ce qui l’attend s’il vient à faillir, si ses nerfs le lâchent41.

Il se trouve même, chez ce dernier, au centre de l’agitation du siècle, ce bouillonnement guerrier des masses comme sursaut de 89 ou prodrome des parades du XXe, où il fait sien leur violence42. C’est la vibration de celle-ci qui prend en effet le corps de la jeune Miette dans La Fortune des Rougon, après s’être communiquée à la campagne tout entière dans le tapage des insurgés du Midi marchant contre le coup d’État, cette irrésistible attraction de la masse qui la happe vers la route pour suivre la cohorte révolutionnaire et faire d’elle un « garçon » ou lui pousser des crocs de « loup43 ». L’enfant, plongé dans les mouvements belliqueux des adultes allant à la guerre, est une éponge44.

Cette accoutumance de l’enfant aux chocs, le cinéma en fera l’un de ses thèmes de prédilection, reprenant bien des intuitions littéraires. Car si le septième art était l’aboutissement de la diffusion du choc auprès des masses, le médium par excellence de ce nouveau mode de perception45, il a bien fallu qu’il en témoigne par ses images ou par ses narrations. Pensons aux Quatre Cents Coups46 où Antoine Doinel sort dans la rue, ce « petit suicide47» dirait Céline, court Paris en se jetant dans les attractions les plus vibrantes, palpitantes, comme dans les intrigues les plus risquées, faisant de la ville son terrain d’apprentissage. Ou bien au Petit Fugitif avide de sensations qui inspira Truffaut48. Celui-ci, du nom de Joey, pris dans le jeu cruel de ses aînés consistant à lui faire croire qu’il tue son frère en apprenant à tirer avec un véritable fusil, se cache dans l’incessante activité de la ville où il tentera tant bien que mal d’absorber cet immense choc simulé à ses dépens. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si ce jeune fugitif trouve refuge dans la remuante Coney Island et ses attractions, puisque ce sont des dispositifs de distribution d’un choc mesuré, calibré, proches du cinéma, ainsi qu’Eisenstein l’a montré en en reprenant pour son art l’effet sensationnel49. Pas un hasard non plus, si c’est à un personnage de Western que Joey s’identifie, puisque ce genre cinématographique depuis ses débuts incarne la monstration du choc urbain de la modernité écrasant la violence primitive des grands espaces50. Alors, comme il y avait avec la littérature les « apaches » de la ville du XIXe siècle, il y aura, avec le cinéma, les cow-boys et les indiens du XXe51.

L’enfant du cinéma qu’est le « petit fugitif », s’il se fait hors-la-loi, c’est pour assumer, comme dans les fictions dont il est gros, la violence du fusil qu’il a déchargé. Voilà pourquoi le film insiste sur cette paideia d’images en s’ouvrant sur Joey dessinant à la craie sur le trottoir les scènes de Westerns qui l’obsèdent, s’appropriant ainsi la rue et sa dangerosité52, et se terminant en le montrant tirer inlassablement sur la télévision jouant un de ces mêmes films. La répétition du même geste servant sans doute de « moyen pour se rendre maître de terribles expériences primitives, par émoussement, conjuration espiègle ou parodie53». Sa mère rentrée, ignorant tout de sa fugue, lui reproche d’avoir passé sa journée devant l’écran en apercevant ses yeux rougis et son air ahuri, ce qui témoigne de la proximité entre la perception sous forme de choc offerte par le cinéma et celle nécessaire à l’environnement urbain et ses effarants stimuli.

Il y a donc des enfants qui, comme Joey, parviennent à assimiler la violence de leur environnement. Mais il s’agit encore d’un milieu habitable puisque urbain, peuplé de sémaphores, signes directionnels, panneaux indicateurs et codes en tout genre faits pour s’y mouvoir, là où la guerre les supprime ou les fausse dans une désorientation totale. Pourtant l’enfant paraît déjà se préparer à cette dernière, dans ses jeux comme à l’aide du cinéma en tant que « système de prescriptions54» dictant les conduites, affinant les gestes par l’exemple répété des acteurs sur l’écran. Tout mène à la guerre, cette « insurpassable préfiguration » d’une « expérience vécue totale55», puisqu’elle est l’aboutissement de la technique, expliquerait Benjamin, sa « révolte56 » ou « trahison57».

Or l’enfant semble l’avoir deviné58, lui qui vit déjà dans la ville comme dans un champ de bataille, qui ne cesse de jouer ou simuler l’explosion de violence qu’elle incarne pour mieux s’en prévenir, allant jusqu’à mimer la mort qu’elle provoquerait en se laissant tomber dramatiquement au sol lors de ses jeux. S’exerçant par avance à faire des chocs de la guerre des expériences vécues, il n’y trouve cependant lorsqu’elle éclate que traumas impossibles à sédimenter sous sa conscience. Il lui faudra alors recommencer ses jeux à nouveaux frais pour laisser le trauma derrière lui et être tout entier constitué d’expériences vécues.

Bien souvent, c’est par le trauma que l’enfant du cinéma entre en guerre, comme c’est le cas pour l’Ivan de Tarkovski59. Celui-ci est hanté par la mort de sa mère, tombée sous les balles allemandes, dont le souvenir lui revient sans cesse, le poussant à agir en retour. En effet, Ivan appartient à ceux qui luttent avec le choc pour le faire leur. Il puise en son trauma la vengeance qu’il souhaite exercer sur les assassins de sa mère. Ivan n’a de cesse de vouloir combattre, de retourner au front pour travailler à la libération. Même lorsqu’on le laisse en arrière, il se prépare, s’entraîne. C’est un espace de jeu qu’Ivan se crée, comme les autres enfants, mais celui-ci est peuplé des suppliciés du régime hitlérien qu’il aperçoit dans l’ombre et pour lesquels il se bat. Réussissant à vaincre ses ennemis, il sonne le tocsin de la libération, dans les cris de joie de tous les siens. Il donne alors la chasse à celui qui ne peut qu’être Hitler, cerné enfin par les libérateurs menés par Ivan donnant triomphalement des ordres. Ivan découvre l’ultime refuge du tyran, incarné par un uniforme allemand pendant dans un coin de la pièce, et le menace de son couteau : « Tu vas me le payer… […] Tu crois que j’ai oublié ? Ce sera moi, ton tribunal ! » Mais Ivan s’effondre de douleur, incapable de porter le coup de grâce. Cette vengeance jouée ne sera pas accomplie, de même que celle réelle qui sera stoppée par la mort d’Ivan. Son visage, en effet, viendra peupler à son tour les caves des bourreaux, ainsi que l’exhumation finale des archives du Reich par ses anciens compagnons nous le montrera.

Ce temps du jeu, que préserve Ivan malgré son sérieux et sa précocité, son féroce courage dans la bataille, est en réalité destiné à l’accoutumance au choc de la guerre, car, comme l’expliquait Benjamin, « la transformation de l’expérience qui bouleverse le plus en une habitude, voilà l’essence du jeu 60 ». La terrible tension de cette scène de jeu que nous venons de décrire provient ainsi de cette lutte contre le choc, de cette résistance grandiose que lui oppose Ivan, et c’est de telles préparations qu’il tire toute sa force et sa détermination. Un semblable entraînement, cependant, le prive d’une expérience transmissible comme celle qui lui revient, image pâlie, au travers de nombreux flashbacks : jeux avec sa mère mais aussi avec une autre enfant, qu’il finira par rejoindre après sa mort dans une course riante correspondant à l’expérience « véritable » des jours de paix et non plus à celle, appauvrie, du temps de guerre.

Sur ce dernier point soulignons que le rétrécissement ou appauvrissement de l’expérience qu’évoquait Benjamin se fait au profit d’une exaltation du sens de la vue aux dépens des autres61, ce qui peut expliquer l’apparition de personnages de purs voyants dans l’après-guerre, ainsi que Gilles Deleuze l’a souligné dans L’Image-temps, personnages ayant survécu au « trop grand » du conflit mondial tout en étant frappés d’une indélébile stupeur les rendant inaptes à l’action62. À la différence, cependant, que Deleuze n’attribue ce statut qu’aux personnages survivants de la Seconde Guerre mondiale, faisant des films ayant suivi la Première des avatars d’un cinéma de l’image-action ou du « schème sensori-moteur63», ignorant par exemple l’état traumatique des personnages de la production filmique de l’époque de la République de Weimar64. Or cet état de voyance est bien celui instauré selon Benjamin par le cinéma. Mais il ne s’agit pas alors d’un état de voyance passive, puisque celui-ci n’incombe qu’à ceux incapables de se défendre contre le choc, comme le sont les personnages deleuziens de l’image-temps, d’en faire une expérience vécue, tandis que les sujets aptes à le sédimenter sous leur conscience, à s’en servir pour gagner le nouveau et furieux rythme du monde, sont pourvus d’une voyance propice à agir dans leur milieu transformé. S’ils sont des voyants, étant donné le primat de leur vue sur leurs autres sens, les résistants au choc sont cependant par là même disposés à l’action, leur vision étant en outre pourvue d’une dimension « tactile65». Il y a donc une tension entre d’un côté celui qui échoue à assimiler le choc, dont la perception garde en partie l’envergure humaine correspondant à l’Erfahrung, incarné par la figure de Baudelaire66, et, de l’autre, celui qui y parvient et développe une perception sous forme de choc, qui bien que rétrécie en appartenant à la sphère de l’expérience vécue, autorise l’action dans les environnements bouleversés qu’offre la modernité.

C’était le cas d’Ivan parvenant à entrer dans la guerre à l’aide de jeux voués à l’y préparer. Ce sera le cas également de Fliora, protagoniste du Va et regarde d’Elem Klimov67, une fois le traumatisme surmonté. Ce dernier, d’abord un pur voyant dans ce « monde où tout ne fait plus que sonner68», celui de la Biélorussie occupée par l’envahisseur nazi, sera poussé à agir par l’horreur de ce qu’il voit. Traversant les épreuves infligées à son peuple, toujours empêché d’agir et maintenu dans une position de spectateur l’identifiant à celui du film, Fliora est déformé par les expériences traumatisantes qu’il est inapte à faire siennes : son visage devient peu à peu celui d’un vieillard, ainsi que les nombreux gros plans sur celui-ci nous l’indiquent à mesure qu’avance le film. Spectateur des massacres commis autour de lui, prenant sa mère, ses sœurs et tous les villageois de sa campagne natale, Fliora devient un pur être d’images. Il est réduit à cette existence par le geste même de l’occupant le photographiant à ses côtés, pistolet sur la tempe, dans une pose rappelant celle de chasseurs exhibant leur trophée69. Une telle mise en scène macabre ayant comme but, pour le cinéaste, de renforcer l’état de pure voyance de son personnage incarnant la réception du choc des images de la guerre.

Être d’images, tout entier constitué par les chocs de ce qu’il a vu, il ne pourra quitter sa stupeur et son inaptitude à l’action, sa voyance passive, qu’en luttant contre les images. C’est là ce qui se produit dans une scène célèbre du film où Fliora, tout juste rescapé d’un massacre de masse, tombe nez à nez avec un portrait d’Hitler jeté dans la boue par les partisans venant de repousser l’occupant. Alors, armé de son fusil dont il ne s’était auparavant jamais servi du fait de sa passivité, il met en joue le portrait et tire balle après balle sur le visage du criminel, remontant à chaque coup de feu le temps et l’Histoire, et faisant ainsi peu à peu disparaître les images de la guerre qui défilent à l’envers sous nos yeux par à-coups. Au choc de ces images Fliora répond en leur tirant dessus pour les annihiler, rappelant Joey mitraillant sa télévision, parvenant ainsi à en effacer la charge traumatique. Cependant, en remontant le temps il finit par se trouver face à l’image étant comme l’origine de toutes les autres, celle de Hitler enfant sur les genoux de sa mère. Il la met alors en joue hésite, avant de l’épargner au prix du retour de toutes les autres dont découle son existence traumatique. Refusant d’exercer sur une autre enfance la violence qu’il a subie, il se détourne pour partir au combat aux côtés des partisans, fort de la perception sous forme de choc maintenant acquise par sa lutte contre les images de la guerre. Au choc de celles-ci il a répondu par celui de son fusil, et il lui sera désormais possible d’y réagir plutôt que de simplement les subir70.

L’enfant comme véhicule du choc

Cette perception sous forme de choc qu’acquiert l’enfant et que procurent les images cinématographiques, nous pouvons la rapprocher de l’image-mouvement propre selon Deleuze au cinéma « classique », soit d’avant la Seconde Guerre mondiale, dont l’automatisme71lèverait en ses spectateurs un « automate spirituel72 ». Avec le cinéma, écrivait Georges Duhamel que commente Deleuze, un brin moqueur73, « [j]e ne peux […] plus penser ce que je veux. Les images mouvantes se substituent à mes propres pensées74 ». Or c’est à ce même passage des Scènes de la vie future de Duhamel que Benjamin, qu’a lu Deleuze75, renvoie, lorsqu’il cherche à expliquer « l’effet de choc exercé par le film » et insiste sur le mouvement, la « métamorphose76» de ses images, montrant à notre avis la validité d’un rapprochement entre la « perception sous forme de choc » instituée par le cinéma et l’image-mouvement deleuzienne. La différence reposant dans le fait que pour Deleuze l’automatisme de la pensée, son « image77», était déjà présent avant l’avènement du cinéma, qu’il ne viendra que renforcer de manière dramatique, tandis que pour Benjamin ou Duhamel, c’est ce dernier qui le provoquerait.

Si le « choc », ajoute Deleuze en se référant aux théories eisensteiniennes78, plus positives, du montage des attractions79 et du « cinéma intellectuel80», plutôt qu’à la notion benjaminienne non thématisée par le cinéaste soviétique81, devait permettre la pensée, la susciter, il prendra en réalité un aspect plus inquiétant puisqu’il conduira tout droit dans le contrôle guerrier des masses auxquelles il était destiné. Ainsi la Seconde Guerre mondiale marquera pour lui la fin des espoirs nés avec l’apparition du cinéma et formulés par ses pionniers82, puisqu’au lieu d’être l’art des masses, permettant de faire naître en elles la pensée, il servira la levée d’un automate spirituel se confondant avec « l’homme fasciste83», cet automate par excellence. Pis encore, ajoute Deleuze en retrouvant la mise en garde de Benjamin quant à l’« esthétisation de la politique » pratiquée par le fascisme84, « il n’y a pas eu détournement, aliénation dans un art des masses que l’image-mouvement aurait d’abord fondé, c’est au contraire dès le début que l’image-mouvement est liée à l’organisation de guerre, à la propagande d’État, au fascisme ordinaire, historiquement et essentiellement85». Le cinéma, en répondant au besoin pressant des masses de s’adapter à leurs nouveaux environnements, instituait donc un automatisme physique, perceptif, affectif et spirituel chez ses spectateurs.

C’est pourquoi si les enfants seront les juges, comme le voulait être Ivan, les libérateurs, comme le sera sans doute Fliora, ils seront aussi les futurs bourreaux. Car les chocs de la guerre trouvent en eux un écho lorsqu’ils sont bien émoussés, lorsqu’ils lèvent en eux la perception sous forme de choc et l’automate spirituel qui lui correspond. Cette reproduction de la violence, celle de l’environnement dans l’espace intradiégétique des personnages d’enfants aperçus jusqu’ici, et celle des images elles-mêmes sur les spectateurs et en particulier les très jeunes, se trouve au centre du cinéma en tant que délivrant la « perception sous forme de choc ». Ce qui nous apparaît alors dans le regard que nous portons ici sur les enfants en proie à la violence de la guerre qui les happe, c’est la centralité du corps et du cerveau des – jeunes – personnages-spectateurs (leur identité ayant tendance à se confondre comme dans le cas de Fliora), lesquels sont sujets à un automatisme physique et spirituel instauré par la « métamorphose » des images.

Déjà Baudelaire rapportait la proximité du cerveau de l’enfant d’une « chambre noire86». Et une telle isomorphie n’a pu qu’être renforcée avec le cinéma remplaçant cet ancien médium optique87. Gilles Deleuze, ainsi, déclarait : « le cerveau, c’est l’écran88», insistant – malgré lui89 – sur la centralité du spectateur dans la vision du film et le risque, face à l’effet de choc du cinéma, de la levée d’un automate spirituel se confondant avec celui à l’œuvre dans les masses fascistes90. Alors ce qui apparaît dans le cinéma de l’enfance en guerre, c’est le cerveau de l’enfant comme écran où sont projetées les images, où elles s’impriment durablement. Mais plus qu’une simple surface de projection, le cerveau-écran de l’enfant se montre comme surface réfléchissante91. Car le choc est propagé par la réaction qu’il engendre lorsqu’il est bien assimilé et ne fait pas tomber dans la frayeur ou la stupeur92. Le cinéma a su montrer ce processus, a su exposer sa haute teneur en chocs reproductibles, mettre en garde contre le danger de ses propres images, et ce, en faisant de l’enfant la figure même de ce grave péril.

Prenons l’exemple de La Commissaire d’Alexandre Askoldov93, révélant la répercussion des images de la guerre sur des cerveaux d’enfants. Dans ce film adapté d’une nouvelle de Vassili Grossman contant la guerre civile dans une bourgade à très forte population juive, les enfants de la famille de juifs hassidiques où se réfugie la commissaire politique enceinte qui donne son titre au film, observent avec une forme d’excitation très appuyée, « l’œil fixe et animalement extatique94», le passage d’une pièce d’artillerie dans leur rue. Le sentiment mélangé de fascination et de terreur qu’ils éprouvent à la vue du canon dressé phalliquement devant leurs yeux fera naître chez les garçons des pulsions d’une sourde violence. La communication libidinale de la brutalité est soulignée par la mise en scène montant dans le même gros plan le passage du canon avec, derrière lui, les sexes des enfants se tenant nus, au sortir du bain. Ils se saisiront, quelques scènes après cette vision martiale semble-t-il fort bien assimilée par leurs nerfs, de leur pauvre sœur qui, hurlant de terreur sous les coups d’un jeu qui dégénère par son mimétisme accru, sera symboliquement violée par ses frères qui ignorent pourtant absolument tout des actes qu’ils effectuent là machinalement, inspirés comme ils le sont par les images de la guerre, la traitant ignominieusement de « youpine », et révélant l’automatisme de violence physique et psychologique que leur assène leur perception du choc de la Guerre. Ces jeux d’enfants, relevant d’un haut pouvoir d’imitation s’effectuant dans le corps et dans le cerveau, en plus de faire d’eux des réceptacles du choc de la guerre, les rend donc apte à le véhiculer, à s’en faire les vecteurs.

Les multiples exemples présentés jusqu’ici révèlent selon nous un rapport privilégié des cinéastes à l’enfance, une conscience forte de leur part de ses potentialités filmiques provenant sans doute de l’affinité du cinéma avec le choc. En effet, les cinéastes ont très tôt mis en scène l’enfance en proie à la violence des adultes. Rappelons-nous par exemple la propension d’Eisenstein à faire subir les pires traitements aux enfants qu’il met sur l’écran, le fait que dans ses films « on [les] écrase […] sur les escaliers d’Odessa, on les jette des toits […], on les fait tuer par leurs propres parents […], on les jette dans des teilles en flammes95». L’enfant lui-même, chez le cinéaste, prend la place du « joujou » baudelairien, devient joujou « vivant96 dont on cherche à « voir l’âme97», puisque pour Eisenstein ce sacrifice d’enfants viendrait du fait que, dans sa propre enfance, il n’a pas cédé comme les autres aux « démangeaisons de [la] curiosité, [à la] cruauté primitive et [à l’]agressive affirmation de soi98» qui caractérisent cet âge. Le cinéma lui aurait alors permis, et il lui était du fait de cette enfance trop sage prédestiné99, d’assouvir ce manque de prime cruauté par laquelle on « brise des objets, […] éventre des poupées ou des montres pour s’informer de ce qu’il y a dedans100». Et peut-être que, par ce moyen, le cinéaste livre aux autres enfants à leur tour trop sages un exutoire, leur distribue le choc qu’ils doivent assimiler.

Ce regard privilégié et cruel des cinéastes sur l’enfance est sans doute également dû à la parenté des attractions comme le théâtre de marionnettes avec le cinéma et au pouvoir d’acclimatation aux chocs qu’elles procurent101. D’où l’importance du choc dans les dessins animés, qui en reprennent la puissante agitation en même temps que les codes, eux qui, écrivait Benjamin, « prépare[nt l’humanité] à survivre à la civilisation102» et font « accepter de gaieté de cœur la brutalité et la violence comme des caprices du sort103», ou, ajouteraient Adorno et Horkheimer, qui en plus d’« habituer les sens […] au rythme nouveau », « font entrer de force dans les cerveaux cette antique leçon selon laquelle dans la société, la vie n’est qu’une usure incessante, écrasement de toute résistance individuelle104». Le cinéma, dans son rapport à l’enfance, hérite donc de ces attractions passées qui lui étaient destinées. Il reprend à son compte « l’antique leçon », montrant l’enfance mue par la violence des adultes, l’enfant mettant « sa vie entière […] en jeu » dans son éducation105, devenant marionnette106agitée par les chocs de l’existence107.

Hans-Jürgen Syberberg, dont le Hitler, un film d’Allemagne108 eut justement pour point de départ un jeu de marionnettes visant à amuser sa fille109, décida de placer une enfant au cœur de son film, l’ouvrant et le fermant sur sa présence enveloppante110. La jeune fille est le spectateur symbolique du « film Hitler », de cette guerre mise en scène par et pour le dictateur. L’enfant hérite des images du « Hitler cinéaste » imaginé et combattu par Syberberg, doit grandir avec, malgré leur horreur et leur risque d’inoculation de la violence, leur contagieux fascisme. C’est aux générations futures que s’adresse alors Hitler cinéaste et ses images, les mettant au défi de « tenir le choc111» face à elles. Odieux bateleur faisant de la destruction un spectacle, ainsi que Benjamin l’avait prédit par son concept d’esthétisation de la politique, où l’humanité deviendrait « capable de vivre sa propre destruction comme une jouissance esthétique de tout premier ordre112». « Complexe de Néron », ajouterait Bazin en le définissant comme « le plaisir pris au spectacle des destructions urbaines113», que les générations futures auront à affronter encore et encore.

Ici Syberberg avait compris la place de l’enfant dans le cinéma, cet art qui s’était compromis avec la Seconde Guerre mondiale, avait perçu combien les images influent sur son développement, se répercutent en lui au risque d’être imitées, reproduites114. Le « Hitler en nous » qu’il souhaitait combattre115 ne s’adressait pas seulement aux adultes, mais également aux enfants qui, si tôt, doivent faire face à ses images, courent le risque de véhiculer à leur tour leur choc, à l’instar de la figure de la jeune fille, par ce jeu de marionnettes qui les occupe dans leur volonté imitative. Le choc de la guerre déborde alors son seul cadre, se communique à toutes les images, même les plus banales, rendant tout enfant de cinéma sujet à sa violence, faisant de l’enfance la paroi sur laquelle elle fait inlassablement écho. Au cinéma, en fin de compte, toute enfance est en guerre, puisque son incarnation filmique est l’allégorie de l’absorption et de la propagation du choc.

C’est le choc des images de la guerre qui se communique à l’enfant en même temps qu’il en fait son véhicule, que par lui il se propage, même dans les ruines de l’après-guerre, lui qui, si l’on suit Syberberg ou Deleuze, irradie toutes les images116. C’était là ce que voulait montrer Rossellini dans Allemagne année zéro117, où de jeunes garçons appartenant au peuple des vaincus remplissaient les gravats de Berlin des échos de la voix de leur ancien maître et père, jouant sur un gramophone ses discours pour amuser les vainqueurs. Mais ce qui « résonne118» dans cette image, ce ne sont pas seulement les pierres amassées de la Chancellerie en ruine, toujours prêtes à se redresser, mais bien les enfants qui risquent de s’en faire les restaurateurs, les nouveaux bâtisseurs, eux chez qui « se projette et se prolonge119» la voix de Hitler. Ce sera le destin d’Edmund, protagoniste du film de Rossellini, chez qui l’idéologie propagée par l’intermédiaire de son instituteur nazi se trouvera réifiée dans le crime.

L’enfant s’affirme alors au cinéma comme la figure de réception et de propagation du choc de ses images, son écran : il est celui qui exprime le mieux le processus d’accoutumance aux chocs, en particulier de la guerre, qu’offre le cinéma à ses spectateurs et qu’ils réclament. Car la guerre est pour l’enfant le processus d’acclimatation aux chocs de l’existence poussé à son paroxysme. L’enfant montré en proie à ces chocs au cinéma, nous aide à nous y accoutumer nous-mêmes, comme Eisenstein l’avait montré : joujou d’images pour le cinéaste comme pour ses spectateurs. Avec le cinéma, disait Benjamin, dans ce couple conceptuel constituant les deux versants de l’art120, c’est le pôle du « jeu » qui prend tout à fait le dessus dans l’œuvre d’art sur celui de l’« apparence121». Voilà pourquoi il s’avère être notre espace de jeu, en tant que spectateur, dont l’enfant que nous étions refait les frais sans danger : un enfant d’images, notre marionnette ou petit soldat, éprouvant pour nous les chocs. Avec le cinéma, donc, par la chambre noire de nos cerveaux, nous apprenons à vivre, nous apprenons à tuer, nous apprenons à mourir, en regardant l’enfant que nous étions subir les plus effroyables chocs, comme nous jouions autrefois nous-mêmes à la guerre jusqu’à ce sommet du choc qui nous faisait tomber dans l’herbe ou sur le sol d’un préau, pour simuler notre propre mort.

 

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NOTES

  1. Voir W. Benjamin, Sur quelques thèmes baudelairiens [1940], trad. de l’allemand par M. de Gandillac et R. Rochlitz, dans id., Œuvres, t. III, Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 2000, p. 361.[]
  2. W. Benjamin, L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproduction mécanisée [1936], trad. de l’allemand par P. Klossowski et W. Benjamin, dans id., Écrits français, Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 1991, 2003, p. 189, note 1.[]
  3. Ch. Baudelaire, « À Arsène Houssaye », Le Spleen de Paris (Petits poèmes en prose) (1869) dans id., Œuvres complètes, t. I, éd. Cl. Pichois, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1975, p. 275-276.[]
  4. Voir S. Füzessery et P. Simay, « Une théorie sensitive de la modernité » dans id. (dir.), Le choc des métropoles. Simmel, Kracauer, Benjamin, Paris, Tel-Aviv, Éditions de l’éclat, coll. « Philosophie imaginaire », 2008, 2018, p. 22. Voir également M. Sagnol, « Simmel et Benjamin, détecteurs de la modernité » dans ibid., p. 193-206. Les réflexions de Benjamin sont par ailleurs produites en syntonie avec les descriptions de la grande ville offertes par Siegfried Kracauer. Voir P. Simay, « Walter Benjamin, d’une ville à l’autre » dans id. (dir.), Capitales de la modernité. Walter Benjamin et la ville, Paris, Tel-Aviv, Éditions de l’éclat, coll. « Philosophie imaginaire », 2005, 2018, p. 9 et 13. Pour un rapprochement des deux auteurs concernant le cinéma et l’aire urbaine, voir G. Gilloch, « Optique urbaine. Le film, la fantasmagorie et la ville chez Benjamin et Kracauer », trad. de l’anglais par G. R. Veyret et C. Lanfranchi-Veyret, dans ibid., p. 119-122.[]
  5. S. Freud, Au-delà du principe de plaisir, trad. de l’allemand par J.-P. Lefebvre, Paris, Points, coll. « Essais », 2014 [1920, 1921, 1922, 1926, 1940], p. 114.[]
  6. W. Benjamin, Sur quelques thèmes baudelairiens, op. cit., p. 338.[]
  7. Ibid., p. 339-340. Pour bien comprendre cette opposition exclusive entre conscience et trace mnésique on peut lire à la page 341 du même ouvrage : « Plus la part de l’élément de choc est importante dans les impressions singulières, plus la conscience, cherchant à se prémunir contre les excitations, doit être inlassablement aux aguets, plus elle y réussit enfin, et moins ces impressions entrent dans l’expérience ; elles répondent d’autant plus aux critères de l’expérience vécue. En fin de compte, l’apport spécifique de la défense contre le choc consiste peut-être à assigner à l’événement, au détriment de l’intégrité même de son contenu, une place temporelle précise dans la conscience. Ce serait la plus haute performance de la réflexion. Elle ferait de l’événement une expérience vécue. »[]
  8. S. Füzessery et P. Simay, « Une théorie sensitive de la modernité », art. cit., p. 37.[]
  9. M. Berdet, Walter Benjamin. La passion dialectique, Paris, Armand Colin, coll. « Lire et comprendre », 2014, p. 188.[]
  10. Sur ce point voir par exemple T. Elsaesser, « Between Erlebnis and Erfahrung: cinema Experience with Benjamin », Paragraph vol. 32, n° 3, novembre 2009, p. 293-295. Dans Le Livre des passages Benjamin tend à distinguer plutôt trois « régimes d’expérience » : Erfahrung, Erlebnis et Chockerlebnis. Le premier correspondrait à l’expérience « véritable », le second à celle offerte par les « fantasmagories » et le troisième à celle déterminée par la violence de l’aire urbaine et de ses masses. Voir M. Berdet, « Benjamin sociographe de la mémoire collective ? », Temporalités n° 3, Socialité de la mémoire, 2005, mis en ligne le 7 juillet 2009, consulté le 13 mars 2021, https://doi.org/10.4000/temporalites.410 ; id., Walter Benjamin. La passion dialectique, op. cit., p. 139-203.[]
  11. W. Benjamin, Baudelaire, éd. G. Agamben, B. Chitussi et C.-C. Härle, trad. de l’allemand par P. Charbonneau, Paris, La Fabrique, 2013, p. 943.[]
  12. C’est en réaction à cette transformation de l’expérience que se font selon Benjamin les « philosophie[s] de la vie » comme celle de Bergson, cherchant à retrouver « la “véritable” expérience, par opposition à celle qui se manifeste dans l’existence normalisée et dénaturée des masses soumises à la civilisation ». Voir W. Benjamin, Sur quelques thèmes baudelairiens, op. cit., p. 331.[]
  13. Ibid., p. 363-364.[]
  14. Ibid., p. 361.[]
  15. W. Benjamin, Commentaires de quelques poèmes de Brecht (1964), trad. de l’allemand par R. Rochlitz, dans id., Œuvres, t. III, op. cit., p. 248.[]
  16. Voir S. Freud, Au-delà du principe de plaisir, op. cit., p. 81.[]
  17. Voir W. Benjamin, Expérience et pauvreté (1933), trad. de l’allemand par P. Rusch, dans id., Œuvres, t. II, Paris, Gallimard, coll. « folio essais », 2000, p. 365 : « Non, une chose est claire : le cours de l’expérience a chuté, et ce dans une génération qui fit en 1914-1918 l’une des expériences les plus effroyables de l’histoire universelle. Le fait, pourtant, n’est peut-être pas aussi étonnant qu’il y paraît. N’a-t-on pas alors constaté que les gens revenaient muets du champ de bataille ? Non pas plus riches, mais plus pauvres en expérience communicable. […] Non, cette dévalorisation n’avait rien d’étonnant. Car jamais expériences acquises n’ont été aussi radicalement démenties que l’expérience stratégique par la guerre de position, l’expérience économique par l’inflation, l’expérience corporelle par l’épreuve de la faim, l’expérience morale par les manœuvres des gouvernants. Une génération qui était encore allée à l’école en tramway hippomobile se retrouvait à découvert dans un paysage où plus rien n’était reconnaissable, hormis les nuages et, au milieu, dans un champ de forces traversé de tensions et d’explosions destructrices, le minuscule et fragile corps humain. »[]
  18. L.-F. Céline, Voyage au bout de la nuit (1932) dans id., Romans, t. I, éd. H. Godard, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1951, 1952, 1981, p. 12.[]
  19. Ibid., 225.[]
  20. Ibid., p. 226.[]
  21. W. Benjamin, Expérience et pauvreté, op. cit., p. 371.[]
  22. Voir W. Benjamin, Le conteur (1936), trad. de l’allemand par M. de Gandillac et P. Rusch, dans id., Œuvres, t. III, op. cit., p. 115. Où Benjamin reprend les réflexions d’Expérience et pauvreté sous le prisme particulier de la narration, de la capacité qu’on croyait « inaliénable » à « échanger des expériences ».[]
  23. Voir W. Benjamin, Sur quelques thèmes baudelairiens, op. cit., p. 363 : « Les passants qu[e Poe] décrit se conduisent comme des êtres qui, adaptés aux automatismes, n’ont plus, pour s’exprimer, que des gestes d’automates. Leur conduite n’est qu’une série de réactions à des chocs. »[]
  24. Ibid., p. 369.[]
  25. V. Chklovski, L’art comme procédé, trad. du russe par R. Gayraud, Paris, Allia, 2008 (1917), p. 22.[]
  26. F. Dostoïevski, Souvenirs de la maison des morts (1860-1862, 1865), trad. du russe par H. Mongault et L. Desormonts, dans id., Crime et châtiment, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1950, p. 917.[]
  27. Baudelaire a vu avant Benjamin cet ambivalent processus en cours, qu’il qualifie de « délicatis[ation] » ou d’« amoindrisse[ment] » de l’homme accompagnant sa « fortifi[cation] », révélant un « mode de suicide incessamment renouvelé ». Voir Ch. Baudelaire, Fusées (1887) dans id., Œuvres complètes, t. I, op. cit., p. 667 et id., Exposition universelle, 1855, Beaux-arts (1855, 1868) dans id., Œuvres complètes, t. II, éd. Cl. Pichois, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1976, p. 581.[]
  28. Voir W. Benjamin, L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproduction mécanisée, op. cit., p. 189 : « Le film sert à exercer l’homme à l’aperception et à la réaction déterminées par la pratique d’un équipement technique dont le rôle dans sa vie ne cesse de croître en importance ». Comme l’écrit Graeme Gilloch, « les incessantes bourrades et collisions ressenties sur le boulevard, la multitude des stimuli qui assaille continûment le citadin, trouvent leur contrepartie dans l’assaut sensoriel du cinéma. […] Le film fait partie de, et nous habitue à l’expérience moderne comprise comme crise endémique. Le film éveille notre attention sur l’“état d’urgence” dans lequel nous nous trouvons en permanence ». Voir G. Gilloch, « Optique urbaine. Le film, la fantasmagorie et la ville chez Benjamin et Kracauer », art. cit., p. 111-113.[]
  29. Le cinéma, selon Benjamin, révèle également aux habitants des grandes villes un « inconscient visuel » agissant à l’instar d’une psychopathologie de la vie quotidienne. Voir W. Benjamin, L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique (Dernière version de 1939), trad. de l’allemand par M. de Gandillac et R. Rochlitz, dans id., Œuvres, t. III, op. cit., p. 306 et 303-304.[]
  30. Mieux vaut parler de « mithridatisation » plutôt que de « catharsis » car, comme l’a soutenu Carole Tahon-Hugon, celle-ci ne saurait être trop vite attribuée au cinéma. Voir C. Tahon-Hugon, « Art et violence urbaine », Cités vol. 3, n° 11, 2002, p. 91-93.[]
  31.  W. Benjamin, Sur quelques thèmes baudelairiens, op. cit., p. 361.[]
  32. Voir aussi W. Benjamin, L’Œuvre d’art [1939], op. cit., p. 309, note 2 : « Le film est la forme d’art qui correspond à la vie de plus en plus dangereuse à laquelle doit faire face l’homme d’aujourd’hui. Le besoin de s’exposer à des effets de choc est une adaptation des hommes aux périls qui les menacent. Le cinéma correspond à des modifications profondes de l’appareil perceptif, celles mêmes que vivent aujourd’hui, à l’échelle de la vie privée[]
  33. Ch. Baudelaire, Pauvre Belgique ! (1952) dans id., Œuvres complètes, t. II, op. cit., p. 859.[]
  34. Ch. Baudelaire, Le Peintre de la vie moderne (1863, 1868) dans id., Œuvres complètes, t. II, op. cit., p. 690.[]
  35. Voir É. Zola, Thérèse Raquin, Paris, Gallimard, coll. « Folio classique », 1979, 2001 [1867], p. 32.[]
  36. Voir ibid., p. 31. Benjamin parle à ce propos d’une « mort des passages parisiens, le processus de décomposition d’une architecture ». Voir W. Benjamin, Paris, capitale du XIXe siècle. Le Livre des passages, trad. de l’allemand par J. Lacoste, Paris, Cerf, coll. « Passages », 1989, 1997 (1982), p. 871 (a°, 4).[]
  37. V. Hugo, Les Misérables, éd. Y. Gohin, Paris, Gallimard, coll. « Folio classique », 1973, 2017 (1862), p. 515-516.[]
  38. Cette figure de l’apache urbain foisonne dans la littérature du XIXe siècle sous l’influence de James Fenimore Cooper, par exemple chez Eugène Sue comparant le bas peuple parisien aux indiens d’Amérique (voir E. Sue, Les Mystères de Paris, éd. J. Lyon-Caen, Paris, Gallimard, coll. « Quarto », 2009 [1842, 1843], p. 35), ou chez Balzac parlant des « Iroquois du faubourg Saint-Marceau » (voir H. de Balzac, « Z. Marcas » [1840, 1841, 1846] dans id., Nouvelles, Paris, Flammarion, coll. « GF », 2005, p. 560), lui qui explique que « Paris, voyez-vous, est comme une forêt du Nouveau-Monde, où s’agitent vingt espèces de peuplades sauvages, les Illinois, les Hurons, qui vivent du produit que donnent les différentes chasses sociales » (voir H. de Balzac, Le Père Goriot, Paris, Librairie Générale Française, coll. « Les Classiques de Poche », 1995, 2004 [1834-1835], p. 170-171). Benjamin revient sur ce thème en commentant notamment Les Mohicans de Paris d’Alexandre Dumas, voyant dans cette « transfigur[ation] » de la ville en « terrains de chasse » un moyen de « concour[ir] à la fantasmagorie de la vie parisienne », soit de la débarrasser de ses aspects les plus inquiétants (W. Benjamin, Le Paris du second Empire chez Baudelaire [1938] dans id., Charles Baudelaire, trad. de l’allemand par J. Lacoste, Paris, Payot, coll. « Petite Bibliothèque », 2002, 2021 [1955, 1969, 1974, 1979, 1990], p. 65-66). On retrouve ces appellations d’« apaches » ou de « sauvages » au début du vingtième siècle chez des auteurs russes où elles qualifient les spectateurs de cinéma ou même directement ce dernier. Voir K. Tchoukovski, « Les “sauvages” de la culture urbaine moderne… » (1908), trad. du russe par F. Verger, dans D. Banda et J. Moure (dir.), Le cinéma : naissance d’un art. 1895-1920, Paris, Flammarion, coll. « Champs arts », 2008, p. 149-151. Et L. Andreev, « Cet Apache artistique de notre temps… » (1912), trad. du russe par F. Verger, dans ibid., p. 225-228.[]
  39. Voir F. Dostoïevski, Les frères Karamazov, trad. du russe par H. Mongault, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1952 (1879-1880), p. 539.[]
  40. É. Zola, Thérèse Raquin, op. cit., p. 128.[]
  41. Benjamin lui-même, lorsqu’il était enfant, était avide de ces événements, ainsi qu’il le rapporte : « Chaque jour, la ville me les promettait à nouveau, et le soir, elle m’en restait redevable. Quand ils survenaient, ils s’évanouissaient subitement lorsque j’arrivais sur les lieux, comme des dieux qui n’ont que quelques instants à offrir aux mortels. Une vitrine dévalisée, la maison d’où l’on avait sorti un mort, l’emplacement sur la chaussée où un cheval avait fait une chute – je me campais devant chacun de ces endroits pour m’imprégner du souffle imperceptible que l’événement avait laissé derrière lui. Mais il s’était déjà évaporé – dissipé et emporté par la foule des curieux. […] Ainsi, tout était prévu pour accueillir le malheur. La ville et moi-même lui aurions fait une couche moelleuse, mais il restait invisible ». Voir W. Benjamin, Enfance berlinoise vers 1900. Version dite de Giessen (1932-1933), trad. de l’allemand par P. Rusch, Paris, L’Herne, 2012 [1933-1935, 1950, 2000] p. 119-120.[]
  42. L’enfant, symbole du renouveau, prend une place centrale dans la révolte, que ce soit chez Zola avec sa Miette ou Hugo et son Gavroche qui, dans la barricade, « remplissait l’air, étant partout à la fois » (V. Hugo, Les Misérables, op. cit., p. 955), ou encore chez Eisenstein qui, dans ce qui semble être un emprunt à L’Éducation sentimentale, le place, plutôt qu’un « prolétaire à barbe noire », sur le trône impérial dans Octobre (Oktjabr’, 1927, URSS). Voir G. Flaubert, L’Éducation sentimentale, Paris, Gallimard, coll. « folio classique », 1927, 1935, 1965, 1972 (1869), p. 384. Il se peut tout autant qu’il s’agisse chez le soviétique d’une citation visuelle d’une caricature d’Honoré Daumier. Voir A. Ackerman, Eisenstein et Daumier. Des affinités électives, Paris, Armand Colin, 2013, p. 112-116.[]
  43. Voir É. Zola, La Fortune des Rougon (1871) dans id., Les Rougon-Macquart. Histoire naturelle et sociale d’une famille sous le second Empire, t. I, éd. A. Lanoux, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1960, p. 27-28 et 31-32.[]
  44. Il est, en fin de compte, de par sa malléabilité et sa perméabilité, tel le Bardamu de Céline, « de la pâte dont sont pétries les foules, qui en a les lâchetés, les terreurs paniques, les désirs, les violences ». Voir Eugène Dabit cité dans W. Benjamin, La position sociale actuelle de l’écrivain français (1934), trad. de l’allemand par P. Rusch, dans id., Œuvres, t. II, op. cit., p. 389.[]
  45. Sur le concept benjaminien de « médium » modifiant la perception, voir par exemple ce rôle attribué à la drogue dans W. Benjamin, Hachisch à Marseille (1932), trad. de l’allemand par M. de Gandillac et P. Rusch, dans id., Œuvres, t. II, op. cit., p. 48-58 ; id., Sur le haschich, trad. de l’allemand par J.-F. Poirier, Paris, Bourgois, coll. « Titres », 1993, 2011. Et, pour une explication de ce concept, voir A. Pinotti et A. Somaini, « Introduzione » dans W. Benjamin, Aura e Choc. Saggi sulla teoria dei media, éd. A. Pinotti et A. Somaini, Turin, Einaudi, coll. « Piccola Biblioteca », 2012, p. 7-9 ; A. Somaini, « Walter Benjamin’s Media Theory: The Medium and the Apparat », Grey Room n° 62, hiver 2016, p. 6-41. La pensée du médium semble déjà présente chez Baudelaire, comme le souligne Somaini (voir ibid., p. 13). Voir notamment Ch. Baudelaire, Fusées, op. cit., p. 659 : « Le chapelet est un médium, un véhicule ; c’est la prière mise à la portée de tous ».[]
  46. Les Quatre Cents Coups, François Truffaut, 1959, France. Cette conquête de la rue par l’enfant est un thème cher au cinéma qu’on retrouve aussi bien dans Le Rouleau compresseur et le violon de Tarkovski (Katok i skripka, 1960, URSS), que dans Le Chemin de la vie de Nikolaï Ekk (Putëvka v žizn’, 1931, URSS) ou le Bouge pas, meurs et ressuscite de Vitali Kanevski (Zamri-umri-voskresni, 1989, URSS). Ces deux derniers films concernent les enfants des rues en Union soviétique, les besprizornye, au destin desquels Walter Benjamin fut sensible, eux qu’on retrouve agglutinés le soir devant la lumière « criarde » des cinémas comme par une irrésistible attraction. Voir W. Benjamin, « [Enfants de Moscou] (Extrait de Moscou) » (1927) dans id., Enfance. Éloge de la poupée et autres essais, trad. de l’allemand par P. Ivernel, Paris, Payot & Rivages, coll. « Petite Bibliothèque », 2011, p. 79-80.[]
  47. L.-F. Céline, Voyage au bout de la nuit, op. cit., p. 200.[]
  48. Le Petit Fugitif (Little Fugitive), Ray Ashley (Raymond Abrashkin), Morris Engel et Ruth Orkin, 1953, États-Unis.[]
  49. Voir M. Martin, L. et J. Schnitzer (dir.), Le cinéma soviétique par ceux qui l’ont fait, Paris, Les Éditeurs Français réunis, 1966, p. 33 ; L. et J. Schnitzer (dir.), Youtkevitch ou la permanence de l’avant-garde, Lausanne, L’Âge d’homme, coll. « Histoire et esthétique du Cinéma », 1976, p. 78. Benjamin de son côté comparait la conduite de l’homme plongé dans la foule, telle que décrite par Poe, à celle que procure le « luna-park » et les « autos tamponneuses et autres attractions de ce genre ». Voir W. Benjamin, Le Paris du second Empire chez Baudelaire, op. cit., p. 82..[]
  50. Depuis The Great Train Robbery, film d’Edwin S. Porter [1903, États-Unis],, jusqu’à Crossfire [2007], installation d’art contemporain de Christian Marclay, le spectateur est directement visé par les tirs du Western. Voir F. Casetti, « Écrans, images, milieux. Une visite à la Fondation Vuitton » dans J. Bodini, M. Carbone et A. C. Dalmasso (dir.), Vivre par(mi) les écrans, Dijon, Les presses du réel, coll. « Perceptions », 2016, p. 277-278.[]
  51. Le monde du Western est d’ailleurs celui d’une guerre permanente, dont l’enfant fait les frais en ce que sur lui sa violence se répercute et se transmet. C’est ce que voulait montrer Sergio Leone dans une des premières scènes d’Il était une fois dans l’Ouest (C’era una volta il West, 1968, Italie, États-Unis), où un garçon imite de son doigt et de sa bouche son père tirant sur du gibier, suscitant le regard étonné de son géniteur, peu de temps avant que les hommes du personnage joué par Henry Fonda ne viennent les assassiner. Lors de l’exécution de cet enfant, c’est le spectateur lui-même qui est alors visé par le gros plan sur le canon du revolver de Fonda, comme pour renforcer le choc qui lui est ici distribué. Peckinpah, lui aussi, insiste sur la reproduction de la violence dans sa Horde sauvage (The Wild Bunch, 1969, États-Unis) où la scène de fusillade qui occupe la première partie du film est ponctuée d’images de jeux barbares d’enfants, s’amusant à plonger des scorpions dans un amas de fourmis rouges avant de finalement y mettre le feu tandis que le cinéaste fond cette image de brasier d’insectes sur celle du massacre encore chaud.[]
  52. Joey, son frère et les autres enfants du quartier jouent d’ailleurs au baseball sur la chaussée, montrant leur capacité à investir un terrain à risque. En cela ils sont des citadins modernes, pas comme certains enfants du XIXe siècle à propos desquels Zola écrit qu’ils « préféraient la paix provinciale de la rue des Bourdonnais, où l’on peut jouer aux billes, sans crainte d’être écrasé ». Voir É. Zola, Le Ventre de Paris (1873) dans id., Les Rougon-Macquart, t. I, op. cit., p. 777. C’est que Joey, sans doute, se protège de la ville par ses dessins, qui relèvent alors, comme les films dont ils sont tirés, de la « fantasmagorie ». Sur ce point voir M. Berdet, Walter Benjamin. La passion dialectique, op. cit., p. 143-144.[]
  53. W. Benjamin, « Jouets et jeux » (1928) dans id., Enfance. Éloge de la poupée et autres essais, op. cit., p. 97[]
  54. W. Benjamin, Paralipomènes et variantes de l’œuvre d’art [1972], trad. de l’allemand par F. Delahaye, dans id., Écrits français, op. cit., p. 224.[]
  55. W. Benjamin, Paris, capitale du XIXe siècle. Le Livre des passages, op. cit., p. 798 [m 1a, 5].[]
  56. Voir W. Benjamin, L’Œuvre d’art [1939], op. cit., p. 315-316.[]
  57. W. Benjamin, Sens unique, trad. de l’allemand par F. Joly, Paris, Payot, coll. « Petite Bibliothèque », 2013 [1928], p. 214.[]
  58. Peut-être du fait de son rapport privilégié avec la technique. Les enfants, explique Marc Berdet en commentant Benjamin, « paraissent plus ouverts aux nouvelles formes, aux nouveaux procédés techniques, qu’ils reconnaissent comme tels, par jeu, et non pas en projetant de vieilles images sur eux. » Voir M. Berdet, Walter Benjamin. La passion dialectique, op. cit., p. 196.[]
  59. L’Enfance d’Ivan (Ivanovo detstvo), Andreï Tarkovski, 1962, URSS.[]
  60. W. Benjamin, « Jouets et jeux », op. cit., p. 97. Alexievitch rapporte un témoignage précieux d’un tel processus au cœur de la guerre en dehors de la fiction cinématographique : « Pendant la guerre, après la guerre, on joue “à la guerre”. Quand on en a assez de jouer “aux Blancs et aux Rouges”, “à Tchapaïev”, on joue “aux Russes et aux Allemands”. On livre bataille. On fait des prisonniers. On fusille. On s’affuble de casques de soldats, soviétiques ou allemands, on n’a que l’embarras du choix, il en traîne partout, dans les champs, la forêt… Personne ne veut faire les Allemands, on en vient même aux mains pour ça. On joue dans de vraies tranchées, de vrais abris. On se bat à coups de bâtons, au corps-à-corps. Nos mères secouent la tête, désolées : ça ne leur plaît pas. Elles pleurent. Nous, ça nous étonne, parce qu’avant… avant la guerre, elles ne nous grondaient pas pour ça… » Voir S. Alexievitch, Derniers témoins, trad. du russe par A. Coldefy-Faucard, Paris, Presses de la Renaissance, 2005, p. 56.[]
  61. Voir W. Benjamin, Sur quelques thèmes baudelairiens, op. cit., p. 386, où Benjamin cite Simmel indiquant chez le passant des grandes villes une « prépondérance marquée de l’activité de la vue sur celle de l’ouïe ». À ce propos, voir S. Füzessery et P. Simay, « Une théorie sensitive de la modernité », art. cit., p. 24-30. Benjamin présente également la photographie comme un facteur favorisant ce primat de la vue sur le toucher. Voir W. Benjamin, L’Œuvre d’art [1939], op. cit., p. 272.[]
  62. Voir G. Deleuze, Cinéma 2. L’Image-temps, Paris, Minuit, coll. « Critique », 1985, p. 29.[]
  63.  Voir ibid., p. 356 : « [L]’image-mouvement, dès qu’elle se rapportait à son intervalle, constituait l’image-action : celle-ci, en son sens le plus large, comportait le mouvement reçu (perception, situation), l’empreinte (affection, l’intervalle lui-même), le mouvement exécuté (action proprement dite ou réaction). L’enchaînement sensori-moteur était donc l’unité du mouvement et de son intervalle, la spécification de l’image-mouvement ou l’image-action par excellence. […] Mais […] ce qui met en question ce cinéma d’action après la guerre, c’est la rupture même du schème sensori-moteur : la montée de situations auxquelles on ne peut plus réagir, de milieux avec lesquels il n’y a plus que des réactions aléatoires, d’espaces quelconques vides ou déconnectés qui remplacent les étendues qualifiées. Voilà que les situations ne se prolongent plus en action ou réaction, conformément aux exigences de l’image-mouvement. Ce sont de pures situations optiques et sonores, dans lesquelles le personnage ne sait comment répondre […]. Mais il a gagné en voyance ce qu’il a perdu en action ou réaction ».[]
  64. Voir A. Kaes, Shell Shock Cinema: Weimar Culture and the Wounds of War, Princeton, Oxford, Princeton University Press, 2009.[]
  65. W. Benjamin, L’Œuvre d’art [1939], op. cit., p. 309. Voir aussi id., Paralipomènes et variantes de l’œuvre d’art à l’époque de sa reproduction mécanisée, op. cit., p. 236 : « l’effet de choc de la succession [des] images [du film] transférant un élément tactile dans l’optique elle-même. »[]
  66. Voir W. Benjamin, Sur quelques thèmes baudelairiens, op. cit., p. 340. Baudelaire est dans un entre-deux, il se fait le poète du choc de la modernité, parvient à le montrer et le transmettre, mais finit par y succomber, incapable de l’embrasser pleinement, de s’en prémunir efficacement. Il ne peut tout à fait se livrer à la « destruction de l’aura dans l’expérience vécue du choc » et « parle d’un duel où l’artiste crie de frayeur avant d’être vaincu ». Voir ibid., p. 341 et 390. La célèbre « aura » benjaminienne apparaît alors ici comme propre à l’Erfahrung, et se voit remplacée dans la modernité par la figure du choc.[]
  67. Va et regarde/Requiem pour un massacre [Idi i smotri], Elem Klimov, 1985, URSS[]
  68. A. Adamovitch, Viens et vois, trad. du russe par F. Mancip-Renaudie, Paris, Piranha, 2015, p. 60. Ce sont là les mots de l’écrivain dont Klimov a adapté le récit. L’état de voyance des enfants dans la guerre est identifiable à de nombreuses reprises dans leurs témoignages de l’expérience de celle-ci. Voir par exemple S. Alexievitch, Derniers témoins, op. cit., p. 9 : « Longtemps, je n’ai pas pu parler. Je ne faisais que regarder… » ; ibid., p. 42 : « Toutes ces images, toutes ces flammes… C’est ma richesse… C’est inouï d’avoir vécu ça… » ; ibid., p. 237 : « Longtemps, je n’ai pas pu dire un mot. Longtemps… Sept ans… Je chuchotais vaguement des trucs : personne ne comprenait rien. Au bout de sept ans, j’ai pu prononcer, à peu près correctement, un mot, un autre… Ça m’étonnait de m’entendre… »[]
  69. Klimov fait ici référence à une pratique réelle de l’envahisseur, dénoncée déjà dans Le fascisme ordinaire de son maître Mikhaïl Romm (Obyknovennyj Fašizm, 1965, URSS), faite aussi bien à titre personnel que de manière institutionnelle dans une visée de propagande.[]
  70. Cette interprétation du film est renforcée par l’idée de départ de Klimov de l’intituler « Tuez Hitler ». Voir M. Godet, La pellicule et les ciseaux. La censure dans le cinéma soviétique du Dégel à la perestroïka, Paris, CNRS, coll. « Mondes russes et est-européens. États, Sociétés, Nations », 2010, p. 124 et 221. Sur ce film, comme sur celui de Syberberg évoqué plus bas, qu’il nous soit permis de renvoyer à S. de Courville, « De Hans-Jürgen Syberberg à Elem Klimov : combattre “Hitler comme cinéaste” », Chameaux n° 12, Guerre et terrorisme, novembre 2019. https://revuechameaux.org/numeros/guerre-et-terrorisme/de-hans-jurgen-syberberg-a-elem-klimov-combattre-%e2%80%89hitler-comme-cineaste%e2%80%89-2/[]
  71. « [L]’image cinématographique, c’est l’image-mouvement, c’est-à-dire elle ne représente pas quelqu’un ou quelque chose qui se meut, elle se meut elle-même en elle-même, elle est automatique. Le mouvement de l’image-cinématographique est un auto-mouvement. Auto-mouvement, elle se meut d’elle-même par elle-même, c’est ça que j’appelle le caractère automatique de l’image cinématographique. » Voir G. Deleuze, Cours à Vincennes du 30 octobre 1984. http://www2.univ-paris8.fr/deleuze/article.php3?id_article=6[]
  72. C’est à partir d’une lecture d’Élie Faure que Deleuze affirme cela. Voir ibid. Le texte de Faure auquel il fait référence affirmait du cinéma que « c’est son automatisme matériel même qui fait surgir de l’intérieur de ces images ce nouvel univers qu’il impose peu à peu à notre automatisme intellectuel. C’est ainsi qu’apparaît, dans une lumière aveuglante, la subordination de l’âme humaine aux outils qu’elle crée, et réciproquement. » Voir É. Faure, « Introduction à la mystique du cinéma » (1934) dans id., Pour le septième art, éd. J.-P. Morel, Lausanne, L’Âge d’homme, coll. « Histoire et esthétique du Cinéma », 2015, p. 289.[]
  73. Voir G. Deleuze, Cours à Vincennes du 30 octobre 1984.[]
  74. G. Duhamel, Scènes de la vie future [1930], Paris, Points, coll. « Signatures », 2018, p. 40-41.[]
  75. C’est précisément sous le prisme de l’automatisme de l’image cinématographique et de l’automatisation des masses qui en découle que Deleuze interprète Benjamin, renforçant notre rapprochement entre image-mouvement et « perception sous forme de choc ». Voir G. Deleuze, Cinéma 2. L’Image-temps, op. cit., p. 344-345.[]
  76. W. Benjamin, L’Œuvre d’art [1939], op. cit., p. 309.[]
  77. Pour Deleuze l’automate spirituel se confond avec ce qu’il nomme l’« image de la pensée », cette « vague idée de ce que signifie penser, des moyens et des buts » (voir G. Deleuze, « Sur Nietzsche et l’image de la pensée » (1968) dans id., L’île déserte. Textes et entretiens 1953-1974, éd. D. Lapoujade, Paris, Minuit, coll. « Paradoxe », 2002, p. 193). Voir G. Deleuze, Cours à Vincennes du 30 octobre 1984 : « le cinéma ne serait pas seulement l’image automatique, il serait le corrélat de l’image automatique et de l’image de la pensée, c’est-à-dire la corrélation de l’image automatique et de l’automate spirituel qui lui correspond. »[]
  78. Voir G. Deleuze, Cinéma 2. L’Image-temps, op. cit., p. 203-206 et 213-216.[]
  79. Voir S. M. Eisenstein, « Le montage des attractions » (1923), trad. du russe par S. Mossé, dans id., Au-delà des étoiles, Paris, UGE, coll. « 10/18 », 1974, p. 115-126.[]
  80. Ce « cinéma intellectuel », qu’Eisenstein considère comme sa propre « limite », est vu comme un moyen de dépasser l’opposition entre « film d’art » et « chronique » (« joué » et « non joué », fiction et documentaire) par le truchement d’un discours ou monologue « intérieur » au film et correspondant – idéalement – à celui du spectateur. Voir S. M. Eisenstein, Notes pour une Histoire générale du cinéma, éd. N. Kleiman et A. Somaini, trad. du russe par C. Perrel, Paris, AFRHC, coll. « Textes, Correspondances et Archives », 2013, p. 190.[]
  81. Eisenstein évoque certes ce mot pour qualifier l’effet émotionnel produit par le montage des attractions, ou bien utilise l’expression de « montage-choc », mais il ne prend pas l’importance théorique que lui accorde Benjamin. Voir S. M. Eisenstein, « Le montage des attractions », op. cit., p. 117. Deleuze quant à lui n’utilisait pas le terme de « choc » lorsqu’il commentait auparavant le montage des attractions d’Eisenstein, et, comme le rappelle Dork Zabunyan, cette notion était tout à fait « absente de L’Image-mouvement », devant son apparition, plutôt qu’à Eisenstein, à la reprise de « la terminologie du chapitre 3 de Différence et répétition ». Voir D. Zabunyan, Gilles Deleuze : voir, parler, penser au risque du cinéma, Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, coll. « L’œil vivant », 2006, p. 164.[]
  82. Voir G. Deleuze, Cinéma 2. L’Image-temps, op. cit., p. 213-214 : « À quel point les grandes déclarations, d’Eisenstein, de Gance, sonnent étrange aujourd’hui : on les garde comme des déclarations de musée, tous les espoirs mis dans le cinéma, art des masses et nouvelle pensée. […] [L]’art de masse, le traitement des masses, qui ne devait pas se séparer d’une accession des masses au titre de véritable sujet, est tombé dans la propagande et la manipulation d’État, dans une sorte de fascisme qui unissait Hitler à Hollywood, Hollywood à Hitler. »[]
  83. G. Deleuze, Cinéma 2. L’Image-temps, op. cit., p. 214.[]
  84. Voir W. Benjamin, L’Œuvre d’art [1939], op. cit., p. 313-316. Deleuze renvoie à une note de ce passage du texte de Benjamin dans Cinéma 2. L’Image-temps, op. cit., p. 344-345.[]
  85. G. Deleuze, Cinéma 2. L’Image-temps, op. cit., p. 214.[]
  86.  Voir Ch. Baudelaire, Morale du joujou (1853, 1855, 1857, 1869) dans id., Œuvres complètes, t. I, op. cit., p. 582 : « Tous les enfants parlent à leurs joujoux ; les joujoux deviennent acteurs dans le grand drame de la vie, réduit par la chambre noire de leur petit cerveau. »[]
  87. Sur la chambre noire, voir J. Crary, Techniques de l’observateur. Vision et modernité au XIXe siècle, trad. de l’américain par F. Maurin, Paris, Dehors, 2016 (1990), p. 59-111.[]
  88. G. Deleuze, « Le cerveau, c’est l’écran » (1986) dans id., Deux régimes de fous. Textes et entretiens 1975-1995, éd. D. Lapoujade, Paris, Minuit, coll. « Paradoxe », 2003, p. 264[]
  89. C’est là la contradiction identifiée par Rancière chez Deleuze prétendant découvrir avec le cinéma un univers acentré : « la phosphorescence des images du monde et leurs mouvements en tous sens ont été interrompus par cette image opaque qui s’appelle le cerveau humain. Celui-ci a confisqué à son profit l’intervalle entre action et réaction. À partir de cet intervalle, il s’est institué en centre du monde. Il a constitué un monde d’images à son usage : un monde d’informations à sa disposition à partir desquels il construit ses schèmes sensori-moteurs, oriente ses mouvements et fait du monde physique une immense machinerie de causes et d’effets qui doivent devenir des moyens pour ses fins. » Voir J. Rancière, La Fable cinématographique, Paris, Seuil, coll. « La Librairie du XXIe siècle », 2001, p. 150.[]
  90. L’autre écueil étant pour Deleuze le risque de sombrer dans la « débilité du cervelet » (G. Deleuze, « Lettre à Serge Daney : optimisme, pessimisme et voyage » dans id., Pourparlers, Paris, Minuit, coll. « Reprise », 1990, 2003, p. 109) engendrée par un cinéma commercial s’enfermant dans la « violence […] du représenté » (G. Deleuze, Cinéma 2. L’Image-temps, op. cit., p. 213).[]
  91. De la même manière que, pour Deleuze, le cerveau-écran en tant que « centre d’indétermination » sur le plan d’immanence réfléchit les images qui agissent sur lui, agissant alors à son tour sur elles. Ou, comme l’écrit Bergson, dont Deleuze reprend le premier chapitre de Matière et mémoire pour l’élaboration de son « métacinéma » : « Tout se passera alors pour nous comme si nous réfléchissions sur les surfaces la lumière qui en émane, lumière qui, se propageant toujours, n’eût jamais été révélée. » Voir H. Bergson, Matière et mémoire [1896], éd. F. Worms, Paris, PUF, coll. « Quadrige », 2010, p. 33-34.[]
  92. Benjamin, en reprenant la théorie freudienne du choc, rappelait que « [s]elon [la psychanalyse], la frayeur serait caractérisée par “l’absence de cette préparation au danger qui existe, au contraire, dans l’angoisse”. » Voir W. Benjamin, Sur quelques thèmes baudelairiens, op. cit., p. 338. Ainsi nous comprenons qu’Ivan est dans l’angoisse, lui qui se prépare intensivement au danger, là où Fliora est dans la frayeur, pris au dépourvu par l’horreur de ce qui se passe sous ses yeux, du moins jusqu’à ce qu’il mette en joue les images pour les combattre et se préparer à son tour à la guerre.[]
  93. La Commissaire (Komissar), Aleksandr Askoldov, 1967, URSS. Sur ce film, voir V. Pozner, « La Commissaire, le film interdit d’Askoldov », conférence donnée dans le cadre du cycle « Les films tabous et interdits du cinéma soviétique » dirigé par D. Sinichkina, disponible sur le site du Centre Interdisciplinaire de Recherches sur le Monde Russe (CIRRUS). http://www.cirrus.paris-sorbonne.fr/seminaires/seminairedoctoral/128-conferences-cinema/316-valerie-pozner-arias-cnrs-la-commissaire-le-film-interdit-daskoldov[]
  94. Ch. Baudelaire, Le Peintre de la vie moderne, op. cit., p. 690.[]
  95. S. M. Eisenstein, « Serge Eisenstein » [1944, 1969] dans id., Mémoires, trad. du russe par J. Aumont, M. Bokanowski et C. Ibrahimoff, Paris, Julliard, coll. « Papiers d’identité », 1989, p. 52.[]
  96. Ch. Baudelaire, Morale du joujou, op. cit., p. 585. »[]
  97. Ibid., p. 587.[]
  98. S. M. Eisenstein, « Serge Eisenstein », op. cit., p. 52.[]
  99. Le « mauvais enfant », celui qui n’a jamais trouvé à exercer sa cruauté, « ne peut pas ne pas devenir, à la fin des fins, metteur en scène, puisque ainsi il lui sera particulièrement facile de réaliser toutes ces possibilités négligées dans l’enfance. » Ibid.[]
  100.  Ibid., p. 51.[]
  101. Sur cette parenté, voir par exemple W. Strauven (dir.), The Cinema of Attractions Reloaded, Amsterdam, Amsterdam University Press, coll. « Film Culture in Transition », 2006 ; A. Gaudreault, Cinéma et attraction. Pour une nouvelle histoire du cinématographe, Paris, CNRS, 2008 ; V. Paci, La machine à voir. À propos de cinéma, attraction, exhibition, Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, coll. « Arts du spectacle – Images et sons », 2012.[]
  102. W. Benjamin, « À propos de Mickey Mouse » (1931) dans id., Enfance. Éloge de la poupée et autres essais, op. cit., p. 225.[]
  103. W. Benjamin, L’œuvre d’art à l’époque de sa reproduction mécanisée, op. cit., p. 211, note 1.[]
  104. T. W. Adorno et M. Horkheimer, La dialectique de la raison [1944], trad. de l’allemand par É. Kaufholz, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1974, p. 205.[]
  105. Voir W. Benjamin, « Programme pour un théâtre d’enfants prolétariens » [1929] dans id., Enfance. Éloge de la poupée et autres essais, op. cit., p. 169 : « L’éducation de l’enfant exige que sa vie entière soit mise en jeu. »[]
  106. Rome ville ouverte (Roma città aperta, Roberto Rossellini, 1945, Italie) témoignait de ce statut de « marionnette » par ses enfants poseurs de bombes, qui une fois leur héroïque acte de résistance accompli pour lutter contre l’occupant nazi, recevaient leur correction quotidienne à leur retour au domicile, sous-entendant ainsi d’où ces jeunes saboteurs tirent leur témérité : les enfants sont forts de la violence de tous les pères et de toutes les mères.[]
  107. Zola montrait cette accoutumance aux chocs de la vie par le spectacle de marionnettes dans un passage exemplaire des Rougon-Macquart. Voir É. Zola, Une page d’amour (1877, 1878) dans id., Les Rougon-Macquart. Histoire naturelle et sociale d’une famille sous le second Empire, t. II, éd. A. Lanoux, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1961, p. 893-895.[]
  108. Hitler, un film d’Allemagne (Hitler, ein Film aus Deutschland), Hans-Jürgen Syberberg, 1977, France, RFA, Royaume-Uni.[]
  109. Voir H.-J. Syberberg (propos recueillis par Serge Daney et Bernard Sobel), « Le métier de cinéaste », trad. de l’allemand par H. P. Litscher et I. Serbu, Cahiers du cinéma, Hors-série no 6, février 1980, p. 61.[]
  110. Voir ibid., p. 65 : « J’ai essayé de transposer notre relation à Hitler au niveau d’un enfant et d’une poupée. Dans ce sens, l’enfant n’est pas seulement l’ouverture et la fermeture du film, mais plutôt son centre. » Cette présence enfantine dans ce film est également synonyme d’espoir, puisque l’enfant héritera du sauvetage du mythe que propose d’accomplir le cinéaste. Voir L. Guido, Cinéma, mythe et idéologie. Échos de Wagner chez Hans-Jürgen Syberberg et Werner Herzog, Paris, Hermann, coll. « L’esprit du cinéma », 2020, p. 156-159.[]
  111. Voir Y. Lardeau, « L’art du deuil », Cahiers du cinéma, no 292, septembre 1978, p. 22.[]
  112. W. Benjamin, L’Œuvre d’art (1939), op. cit., p. 316.[]
  113. A. Bazin, « À propos de Pourquoi nous combattons. Histoire, documents et actualités » [1946] dans D. Banda et J. Moure (dir.), Le cinéma : l’art d’une civilisation. 1920-1960, Paris, Flammarion, coll. « Champs arts », 2011, p. 342.[]
  114. Cette confrontation de l’enfance aux images de la guerre, véhiculées par un Hitler cinéaste corrompant le septième art, est renforcée par le fait que la figure enfantine précédemment évoquée tienne dans ses mains une boule à neige contenant la Black Maria, le premier studio d’Edison où fut supposément inventé le cinéma (selon Syberberg).[]
  115. ,Voir G. Deleuze, Cinéma 2. L’Image-temps, op. cit., p. 352 : « Syberberg prend pour ennemi l’image d’Hitler : non pas l’individu Hitler, qui n’existe pas, mais pas davantage une totalité qui le produirait suivant des rapports de causalité. “Hitler en nous” ne signifie pas seulement que nous avons fait Hitler autant qu’il nous a fait, ou que nous avons tous des éléments fascistes en puissance, mais qu’Hitler n’existe que par les informations qui constituent son image en nous-mêmes ».[]
  116. La guerre, comme l’explique Deleuze, entraîne une contagion de toutes les images, puisque dans le cinéma de l’image-temps : « l’horreur pénétrait le tout, où “derrière” l’image il n’y avait plus rien à voir que les camps, et où les corps n’avaient plus d’autre enchaînement que les supplices. […] Le tout organique n’était plus que totalitarisme, et le pouvoir d’autorité ne révélait plus un auteur ou un metteur en scène, mais la réalisation de Caligari et de Mabuse ». Voir G. Deleuze, « Lettre à Serge Daney : optimisme, pessimisme et voyage », op. cit., p. 98.[]
  117. Allemagne année zéro (Germania anno zero), Roberto Rossellini, 1948, Italie, France, Allemagne.[]
  118. J.-L. Comolli et F. Géré, « La real-fiction du pouvoir », Cahiers du cinéma n° 292, op. cit., p. 26 : « Rarement sans doute une image n’a paru, en sa profondeur, autant faire pour recevoir un son et, rarement aussi un son n’a autant re-creusé la profondeur d’une image, n’en accentuant le vide que pour mieux le remplir. Habitée de ce son l’image en résonne. »[]
  119. Voir ibid.[]
  120. Voir W. Benjamin, Paralipomènes et variantes de l’œuvre d’art à l’époque de sa reproduction mécanisée, op. cit., p. 243 : « Les deux versants de l’art : l’apparence et le jeu, sont comme en sommeil dans la mimésis, étroitement pliés l’un dans l’autre, telles les deux membranes du germe végétal. »[]
  121. Voir ibid., p. 243-244 : « L’espace de jeu le plus vaste s’est instauré dans le cinéma. En lui, le moment de l’apparence s’est éclipsé complètement en faveur du moment du jeu. » Ce déclin de l’apparence au profit du jeu est provoqué par la « crise de la beauté (Krisis der Schönheit) » propre à l’ère de la reproductibilité technique, entraînant le passage d’une « perception auratique » à une « perception sous forme de choc ». Voir ibid., p. 237 et 242.[]

Stanislas de Courville est docteur en philosophie (Université Lyon 3). Après avoir enseigné l’esthétique à Lyon 3 et Aix-Marseille, et occupé la fonction d’ingénieur de recherche au département « Humanisme numérique » du Collège des Bernardins, il est désormais ATER en études cinématographiques auprès de l’Université Paris 8. Il est également membre du comité de pilotage du Groupe permanent de recherche « Vivre parmi les écrans » et membre associé de l’Institut de Recherches Philosophiques de Lyon.