Islam, terrorisme, laïcité : et si l’on essayait de penser « en même temps » ?

Alain Guilhot
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    Il ne s’est pas écoulé deux semaines depuis l’assassinat de Samuel Paty, et voici qu’à Nice, trois personnes sont victimes d’un tueur se réclamant de l’islam. Lui aussi a crié « Allah Akbar ! ». De nombreux musulmans, de France ou d’ailleurs, que révulsent ces tueries, diront qu’elles n’ont rien à voir avec l’islam, qu’elles sont une insulte au Créateur, et certainement pas un reflet de Sa grandeur. Ce point de vue, croyant moi-même – plus précisément catholique –, je le partage, sans la moindre réserve. Il n’en demeure pas moins que les assassins de Conflans et de Nice ont crié « Allah Akbar ! », et que ce fait, il faut le reconnaître, et le penser. Cela vaut notamment pour les musulmans de France et d’ailleurs, et pour ceux, comme l’auteur de ces lignes, qui respectent profondément l’islam et ses fidèles.

    Peut-être, sans doute, les musulmans, ou du moins une partie d’entre eux, ont-ils du mal à reconnaître, et à penser, que les assassins de Conflans et de Nice se réclament, au moins verbalement, de la même foi que la leur – et, après tout, ce n’est pas chose facile que de regarder en face tout le mal commis au nom de ce qui, d’après soi, ne devrait pouvoir inspirer que le bien. Cette difficulté, cette réticence, d’aucuns diront ce déni, n’est pas le propre des musulmans. Elle a concerné, elle concerne encore, des croyants d’autres confessions ; en 1954, à l’ère des tortures coloniales, François Mauriac, dans un texte sublime intitulé L’Imitation des bourreaux de Jésus-Christ, constatait avec douleur que depuis la naissance du Christ, ceux qui prétendaient le suivre avaient surtout suivi l’exemple de ses bourreaux. De cette difficulté, les croyants de diverses chapelles politiques ne sont pas non plus indemnes.

    Cela vaut, enfin, pour ceux qui, comme l’auteur de ces lignes, jugent que les musulmans, en France, ne sont pas toujours bien traités dans le débat public comme dans la vie quotidienne – la sensibilité pour une cause est toujours susceptible de devenir partialité. Parlons clairement : pour ceux qui pensent, qui constatent, qu’il existe, en France, de l’islamophobie. Mais ces derniers jours, on – des responsables politiques, des intellectuels, de droite, de gauche – leur a fait comprendre que le temps n’était plus à l’examen de conscience, mais à la reconnaissance de complicité – avec les assassins. L’islamophobie n’existerait que dans les justifications qu’ils donnent de leurs forfaits. 

    Et c’est là que le bât blesse, et que le débat public monte dangereusement dans les tours. Les assassinats perpétrés au nom de l’islam sont une réalité, les humiliations qu’on fait subir à des hommes, et peut-être surtout des femmes, parce que musulmans ou musulmanes, en sont une autre. Des humiliations sont d’une moindre gravité que des assassinats, mais il n’y a pas lieu de les minimiser, encore moins de les dénier, parce qu’elles pourrissent la vie d’une partie de nos compatriotes, et qu’elles infectent notre société. Et si l’on essayait, pour une fois, de penser vraiment « en même temps », plutôt que par alternatives mutuellement – et surtout faussement –  excluantes ? Les humiliations ne justifient en rien les meurtres. Les meurtres n’annulent pas les humiliations. Il faut reconnaître, penser, et combattre les uns et les autres. Il le faut, il le faudra, une fois passé le temps de la colère et des raidissements, dont on peut comprendre que les suscite la répétition des tragédies. C’est, me semble-t-il, la condition sine qua non d’un débat public digne, et d’une société réconciliée.  

Jean-Baptiste Mathieu est un ancien élève de l’Ecole normale supérieure (Ulm). Professeur agrégé de lettres modernes, il enseigne actuellement au Lycée Marcel Pagnol d’Athis-Mons. Il est rédacteur en chef de la rubrique « Critiques » au sein de la rédaction de la revue Raison publique.