L’égalité fondamentale de tous les êtres humains, vérité ou fiction ?

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À propos de Paul Sagar, Basic Equality, Princeton University Press, 2024, 224 p.

Le constat en a été fait dès les lendemains des révolutions française et américaine de la fin du XVIIIème siècle : pour combattre la hiérarchisation sociale et permettre à l’ensemble des membres de la société d’accéder à une forme de liberté, l’égalité des droits et l’impartialité de la loi ne suffisent pas. La raison en a été également très vite comprise : l’accès nécessairement asymétrique à la propriété des ressources naturelles et productives recrée des dépendances et des formes de domination au sein même de l’égalité des droits, et elle ouvre la porte à une oligarchisation croissante des sociétés d’individus qui, à son tour, risque de mettre en péril une égalité des droits politiques durement conquise au cours du XIXème siècle1.

 Le progressisme politique, qui se donnait pour tâche de combattre cette oligarchisation et de créer les conditions objectives d’une liberté réelle pour l’ensemble des citoyens, a longtemps pensé que, si l’appropriation privée asymétrique était la cause première de la reconstitution des rapports de dépendance, il convenait de lui substituer une appropriation publique de la nature et des moyens de production. Ce n’est qu’à la fin du XXème siècle que cette option est définitivement apparue comme une impasse et que la parenthèse a été refermée. Désormais ; la voie du progressisme politique consiste à chercher les mécanismes et les institutions qui, à l’intérieur d’une société fondée sur l’appropriation privée, sont cependant capables de faire contrepoids à la tendance à l’oligarchisation et à la reconstitution des hiérarchies à laquelle cette appropriation privée donne lieu : des mécanismes d’assurance collective contre les risques majeurs de la maladie et de la vieillesse, un droit du travail protecteur, un système d’éducation public et gratuit, une fiscalité qui permet de maîtriser la croissance exponentielle des inégalités.

 Mais pour progresser et réussir dans l’instauration et la préservation de ces institutions correctrices, le progressisme a besoin de s’appuyer sur une conviction largement partagée selon laquelle les membres de la société ont tous la même valeur morale, sont tous fondamentalement égaux. Or une stratégie constante des adversaires du progressisme – de tous ceux qui tirent parti des inégalités qui se créent dans la société des individus – a été et continue d’être que les hiérarchies sociales reposent sur des hiérarchies naturelles et que, certainement, tous les individus ne sont pas fondamentalement égaux du point de vue de leurs mérites, de leur intelligence, de leur activité, de leur disposition à consentir des efforts ou des sacrifices. Ces discours ont d’autant plus de chances de prospérer qu’ils semblent intuitivement incontestables, parce que les différences entre les individus sautent aux yeux et qu’il est difficile de prétendre qu’elles ne doivent jouer aucun rôle normatif dans la répartition des places au sein de la hiérarchie sociale alors que, à l’inverse, l’égalité de valeur apparaît comme une fiction sans fondement dans la réalité.

Une idée philosophiquement indémontrable ?

Mais le problème est qu’il semble difficile, malgré d’innombrables tentatives en ce sens, de parvenir à démontrer la validité normative de la proposition selon laquelle les individus sont fondamentalement égaux, sont doués de la même valeur morale et ne doivent donc être discriminés, traités en inférieurs, ni selon la couleur de peau, ni selon le genre, ni selon l’orientation sexuelle, ni selon aucune caractéristique « extérieure » qui serait différente pour certains. Dans un livre récent, Paul Sagar a montré que les tentatives pour administrer une telle démonstration ont toutes échoué pour les mêmes motifs : quelles que soient les caractéristiques dont on veut faire la raison qui exigerait que nous soyons considérés comme fondamentalement égaux – que ce soit la capacité pour l’action rationnelle, la personnalité morale, la capacité de se fixer des finalités et d’en poursuivre la réalisation par choix – la conclusion selon laquelle la simple possession de ces qualités implique le respect ne peut pas être simplement énoncée comme une évidence, et nous avons besoin d’une explication pour nous convaincre que l’on peut ainsi passer de la possession d’une qualité X à un statut normatif impliquant le respect. En outre, pour chacune de ces qualités, la démonstration se heurte à deux autres difficultés liées l’une à l’autre : d’une part il est évident que les êtres humains possèdent toujours cette caractéristique à des degrés divers et non pas de manière uniforme en sorte que, d’autre part, les problèmes de seuil se posent avec persistance, à propos par exemple des enfants, des personnes affectées de handicaps mentaux, de personnes qui se trouvent dans un état végétatif. Il faut en permanence recourir à des hypothèses ad hoc pour rendre compte du fait que les personnes qui ne possèdent pas la qualité requise, la possèdent cependant en puissance ou étaient destinées à la posséder mais en ont été empêchées par un accident indépendant2.

Comme le montre Paul Sagar, ces tentatives de démonstration se heurtent en outre toutes à une question récurrente : pourquoi le fait que les individus possèdent ces caractéristiques à des degrés divers n’entraîne-t-il pas que le respect qui leur est dû doive lui aussi être inégal et prendre en compte les différences de valeur qui existent entre eux ? Comment peut-on affirmer sans plus d’explication que ces différences sont seulement de degré et non de nature et que, par conséquent, elles sont dépourvues de signification normative, qu’elles ne justifient pas que l’on traite les personnes en question comme étant moralement inégales, comme n’ayant pas la même valeur ?3

 Il semble donc que toute tentative pour établir la validité de la propositions selon laquelle tous les êtres humains ont une valeur morale fondamentalement égale comme une vérité portant sur un fait du monde, et indépendante de ce que nous faisons ou pensons, soit un échec. Certes, du moins dans les sociétés occidentales, cette proposition ne peut pas être sérieusement contestée en public, et son acceptation constitue en quelque sorte une position par défaut, mais il n’en demeure pas moins que nous ne disposons, selon Paul Sagar, d’aucun argument qui permettrait de l’établir d’une manière telle que tout chercheur de bonne foi devrait nécessairement l’accepter. L’adhésion quasi unanime qu’elle suscite dans les sociétés occidentales doit donc reposer sur des fondements qui ne sont pas théoriques.

Fiction historiquement déterminée et non vérité universelle

 S’ils ne sont pas théoriques, de quelle nature sont-ils ? La réponse de Paul Sagar à cette question est directe : ce sont des « préjugés », des jugements de valeur formés de manière contingente et relative dans ces sociétés dotées d’une histoire culturelle, politique, sociale et intellectuelle spécifique que sont les sociétés occidentales contemporaines. Cela implique que ceux qui, dans d’autres aires géographiques et culturelles, n’adhèrent pas à cette proposition ne commettent pas une erreur, car il ne peut pas être vrai que tous ceux qui, hier et aujourd’hui, ont rejeté l’idée d’égalité fondamentale se sont trompés ou continuent de se tromper à propos d’un fait, ou bien qu’ils ne sont pas parvenus au raisonnement auquel nous sommes parvenus pour démontrer la validité de l’idée d’égalité fondamentale. En ce sens, il n’est certainement pas vrai que l’égalité fondamentale ait été « découverte » par les hommes occidentaux qui auraient eu accès – par chance ou en raison de leurs capacités analytiques supérieures – à des faits, à des explications ou à des raisonnements auxquels d’autres peuples et d’autres civilisations n’auraient pas eu accès. Si des gens dans le passé ont refusé l’idée d’égalité fondamentale, ce n’est pas parce qu’ils se trompaient ou parce qu’ils ignoraient certains faits mais parce qu’ils ne partageaient pas les valeurs qui sont les nôtres et parce que leur histoire n’était pas la même que la nôtre. L’égalité fondamentale ne faisait pas sens pour eux comme elle fait sens pour nous, étant donné ce que sont nos valeurs et notre histoire.

Une telle conception des propositions morales n’a rien de révolutionnaire puisque c’était déjà celle que proposait David Hume. La proposition selon laquelle le meurtre est une action moralement criminelle n’est pas vraie, dit Hume, parce que l’action consistant à tuer quelqu’un porte en elle une caractéristique objective4. Elle est vraie parce que nous pensons ou plutôt ressentons certaines émotions, parce que, comme le dit Hume, lorsque nous voyons une certaine action que nous appelons meurtre nous éprouvons un sentiment profond de désapprobation. Hume ne nie pas que la proposition selon laquelle le meurtre est une action moralement vicieuse soit « vraie ». Il dit seulement que les faits qui rendent cette proposition vraie ne se situent pas en dehors de nous mais en nous, dans nos sentiments et dans nos convictions. Nous devons donc admettre, dit Paul Sagar, que si nous n’avions pas certaines convictions et certains engagements, si nous n’étions pas immergés dans une culture et dans une histoire qui nous sont propres, nous ne croirions pas que les hommes sont fondamentalement égaux. En ce sens, notre adhésion à l’idée d’égalité fondamentale est contingente, « elle dépend d’un certain nombre d’autres faits à propos de nous-mêmes : des faits relevant de notre psychologie et de notre histoire, des faits qui auraient très bien pu être différents de ce qu’ils sont »5.

Au lieu de prétendre que l’égalité fondamentale est un fait indépendant, à la lumière duquel, une fois que nous l’avons découvert, nous en concluons que nous devons nous traiter les uns les autres comme des égaux, Paul Sagar propose donc de dire que, au cours du temps, en fonction d’une histoire spécifique, certaines sociétés humaines – les nôtres – en sont venues à une disposition à agir d’une certaine manière, à une pratique consistant à nous traiter les uns les autres comme des égaux et que, loin que cette disposition et cette pratique soient des conséquences d’une découverte théorique préalable, c’est plutôt la proposition « théorique » elle-même qui est la conséquence de cette pratique et de cette disposition. Ce qui ne veut pas dire que cette proposition n’est pas valide ou qu’elle n’est vraie en aucun sens, mais seulement qu’elle n’est valide et vraie que pour les individus qui sont animés d’une certaine forme de disposition et qui sont insérés dans une pratique spécifique. Mais cela signifie aussi que nous n’avons pas commencé par affirmer comme vraie une proposition dont la vérité établie aurait eu pour conséquence que nous nous serions engagés dans une pratique qui serait conforme à cette vérité. Au contraire c’est en tant que nous sommes engagés dans cette pratique que nous affirmons cette proposition comme vraie. Inversement, si un groupe social approuve le fait que les plus jeunes tuent leurs aînés ou les laissent mourir, cela ne signifie pas qu’ils ignorent une vérité que nous connaissons, mais que, pour des raisons sociales, historiques, culturelles et économiques, ils ont à l’égard des aînés une pratique qui n’est pas la nôtre et que cette pratique induit en eux la conviction apologétique selon laquelle leur mode d’action est nécessaire au bien-être de leurs aînés dans l’au-delà. Il est difficile de prétendre, selon Paul Sagar, que de tels groupes humains ne voient pas les mêmes faits que nous, ou qu’ils ont avec nous un désaccord théorique sur la valeur de la vie humaine car, à proprement parler, il n’y a aucun fait présent lorsque nous parlons de l’au-delà et de ce qui y procurera le bien-être des aînés. Il s’agit en réalité, comme le dit Steven Lukes, d’une « fiction qui vise en partie à promouvoir une certaine perspective morale. Aucune vérité ne pourrait être avancée pour résoudre ce cas, car il n’existe aucun moyen de vérifier si la vie après la mort existe ou non »6.

Quel est le contenu de cette fiction ?

 En quoi consistent les fictions et les dispositions à agir qui ont conduit les sociétés occidentales à adhérer, comme à une position par défaut qu’on ne peut contester et qui n’a pas besoin d’être étayée par des arguments, à l’idée que l’ensemble des membres de l’espèce humaine sont fondamentalement égaux en valeur ?

 Paul Sagar pense que la première de ces fictions est une forme d’essentialisme psychologique, une tendance de notre esprit à penser que toutes les choses et tous les êtres sont catégorisés, et que tous les membres de chacune de ces catégories disposent d’une essence commune, « intérieure », par laquelle ils se distinguent « essentiellement » des membres des autres catégories. Un cheval est un cheval parce qu’il a en lui l’essence de la chevalinité et les hommes – les membres de l’espèce humaine – sont des hommes parce qu’ils ont tous en eux l’essence de l’humanité.

 Cet essentialisme est une fiction car les choses et les êtres n’ont pas d’essence de ce genre et ce n’est certainement pas parce que nous « percevons » la présence intérieure de cette essence que nous sommes en droit de conclure à l’égalité fondamentale. Au contraire, nous, hommes occidentaux, avons une tendance à penser sous cette forme, à utiliser cette fiction, et cette tendance est une partie des dispositions qui nous induisent à nous considérer les uns les autres comme des égaux7. Ce n’est pas la seule, car d’autres caractéristiques de notre histoire et de notre culture nous inclinent à penser et à agir dans le même sens : la sécularisation de l’idée que tous les hommes sont des créatures de Dieu et, à ce titre, dotées d’une même valeur, les besoins d’une économie de l’échange qui nous contraint à considérer que les porteurs de biens et de services sont moralement indifférenciés, la généralisation des droits civils et politiques, l’irruption des rapports avec des peuples différents, la diversité religieuse et la politique de la tolérance qui en est la conséquence, le processus de décolonisation et, enfin, la révulsion qu’a provoquée dans l’aire occidentale la pratique de déshumanisation et de mépris de la vie humaine à laquelle se sont livrés les régimes autoritaires du XXème siècle, tous ces faits sont autant de facteurs qui nous incitent fictivement à négliger les différences apparentes ou « extérieures » entre les êtres humains et à nier qu’elles aient une importance normative que seule possède une caractéristique fictive que nous ne voyons pas et que nous ne sommes pas capables de définir

 Pour Paul Sagar l’idée l’égalité fondamentale a été et continue donc d’être un succès politique et moral, mais un succès qui n’a de sens que pour certains agents dans un certain contexte, c’est-à-dire des agents comme nous, avec le contexte social et intellectuel dans lequel nous avons vécu. C’est un succès qui s’est construit au cours du temps, dans un lieu et à un moment spécifiques, et qui a exigé des transformations réelles dans le monde politique et moral pour lui permettre d’arriver au point où il est aujourd’hui. Dès lors, ce qui donne sens à l’idée d’égalité fondamentale, ce n’est pas la description neutre d’un fait indépendant, mais le contexte culturel, politique, et moral dans lequel cette idée s’est développée. Coupée de son contexte et affirmée comme une vérité universelle à la face de l’univers, l’idée d’égalité fondamentale n’aurait pas de sens pour nous, car ce serait une simple pétition de principe et c’est précisément ce qui rend compte du fait que l’égalité soit une telle énigme lorsqu’on l’aborde avec les seuls outils de la philosophie analytique.

Une fiction qui engendre une pratique sociale

La première fiction, dit Paul Sagar, en entraîne une seconde, qui consiste à agir comme si les différences entre les individus n’existaient pas. Pas exactement cependant car, si nous avions une claire conscience que l’égalité est une fiction, notre engagement envers elle serait fortement entravé et notre disposition à agir en conformité avec elle pourrait être plus aisément suspendue. Nous faisons donc un peu plus qu’imaginer que les hommes sont égaux tout en sachant qu’ils ne le sont pas, nous sommes tellement immergés dans cette fiction que nous en venons en quelque sorte à prendre notre imagination pour la réalité, à croire à la réalité de nos fictions. Mais il serait abusif de prétendre que nous sommes trompés. Nous ne prenons pas des vessies pour des lanternes, car nous pouvons sortir de cette immersion à tout moment, et nous le faisons dans les occasions où notre intérêt immédiat ou à long terme nous incite à le faire, par exemple lorsque nous décidons d’inscrire nos enfants dans une école privée où ils ne fréquenteront que des « semblables » plutôt que de les laisser dans une école publique où il nous paraît difficile de surmonter la diversité visible des origines au profit de la fiction égalitariste. Mais en temps ordinaire, lorsque nos intérêts particuliers ne sont pas fortement en jeu, nous suspendons en quelque sorte notre méta-connaissance du fait que ce que nous croyons n’est pas vrai, que ce que nous énonçons est une fiction, et nous agissons comme s’il ne s’agissait pas d’une fiction mais d’une réalité.8

 En outre, cette double fiction n’est pas temporaire comme celle où nous plongent la lecture d’un roman ou le visionnage d’un film qui peuvent nous donner l’impression pour un moment d’être passés dans un univers différent, mais elle est permanente, elle nous environne, nous y sommes plongés depuis l’enfance. Elle a sans doute nécessité un long apprentissage, et les très jeunes enfants ont une certaine difficulté à « effacer » fictivement les différences visibles pour s’y insérer et s’y mouvoir aisément, mais l’habitude acquise s’ancre par les pratiques et l’environnement au point de devenir une attitude qui n’est plus mise en question.

Toutefois, si la fiction est permanente, Paul Sagar ajoute qu’elle est en quelque sorte « sectorisée ». Elle n’est active et appropriée que lorsque nous nous posons la question de la valeur des individus d’une manière générale, mais plus lorsque nous nous la posons dans tel ou tel contexte particulier. Nous savons bien que certains d’entre nous sont de meilleurs joueurs d’échecs que les autres, qu’ils sont plus compétents en mathématique, en équitation, en gestion de patrimoines ou en nage libre. Nous pensons également avoir le droit de différencier les individus lorsqu’il s’agit de sélectionner nos amis ou nos conjoints, mais nous avons conscience que ces préférences doivent demeurer « locales » et que nous n’avons pas le droit de les traduire en opinions portant sur la supériorité de certains individus en tant qu’individus humains. C’est précisément, dit Paul Sagar, « lorsque les sociétés humaines permettent à des différences de groupe d’entrer en ligne de compte, qu’elles permettent l’influence de facteurs que nous en sommes venus à considérer comme moralement arbitraires ou fondés sur des erreurs et des mensonges manifestes, dont l’effet est généralement de perpétuer la cruauté et l’injustice contre les membres de ces groupes subordonnés»9.

L’idée d’égalité fondamentale serait donc contingente et non pas universelle, elle serait historiquement et socialement conditionnée et non pas la conclusion d’un raisonnement déductif auquel aucune personne raisonnable ne pourrait se soustraire si elle possédait une connaissance des faits pertinents. On pourrait ainsi comprendre pourquoi cette idée ne fait aucun sens pour des agents qui n’ont pas été immergés dans le contexte approprié : c’est parce qu’elle exige une pratique déterminée -– à la fois une pratique consistant à être immergé dans la fiction et une pratique consistant à distinguer les domaines dans lesquelles elle s’applique et de quelle manière elle s’y applique – et une telle pratique ne peut être acquise qu’en vivant dans un environnement qui y est adéquatement accueillant d’un point de vue politique et social. Cet environnement a fait défaut et continue de faire défaut dans de nombreuses sociétés et c’est la raison pour laquelle l’idée d’égalité fondamentale y est absente. Mais il tend aussi à faire de plus en plus à faire défaut dans les sociétés qui avaient pourtant permis son éclosion, en raison de l’explosion des inégalités, de la ségrégation sociale, du mépris et de la méfiance qui accompagnent ces phénomènes, et du racisme qui n’est pas seulement le rejet de ceux qui viennent d’ailleurs mais aussi de ceux d’ « en bas », tous confondus dans l’autre de la civilisation.

Une fiction indispensable

Même si l’affirmation de l’égalité fondamentale de tous les êtres humains repose sur des fictions et résulte de dispositions à agir plutôt que de l’établissement de vérités théoriques, Paul Sagar pense que nous avons cependant intérêt non seulement à la maintenir mais même à minorer autant que possible la manifestation des intérêts particuliers qui feraient que certains groupes sociaux pourraient – parce que la société malmène ou néglige leurs intérêts particuliers – être amenés à lever la tête et à la sortir de l’immersion où il faut baigner pour continuer à agir en fonction de cette affirmation égalitaire. En effet, si cette affirmation n’est pas « vraie », le fait qu’elle soit affirmée de manière massive par une société et qu’elle engendre une disposition générale à nous traiter les uns les autres comme des égaux a des effets positifs indéniables : il contient une tendance à l’injustice qui s’appuierait sur l’idée que les différences visibles entre les individus – que ce soient leurs caractéristiques physiques, leur mode de vie, leurs croyances ou leurs aptitudes et talents – seraient une raison suffisante de les traiter comme ayant une valeur morale différente.

 Comme le remarque Paul Sagar, on pourrait soupçonner que ce raisonnement est circulaire, parce que si nous sommes normativement engagés contre l’injustice, cet engagement renferme analytiquement la thèse de l’égalité fondamentale. Mais le raisonnement mené par Paul Sagar ne tente cependant pas de comprendre le rapport entre les deux concepts – injustice et égalité –, il constate seulement que, sous l’effet d’une volonté de confiner l’importance des tensions et de l’instabilité qu’engendrent les injustices, nous avons une disposition à faire reculer cette dernière et nous voyons que notre engagement en faveur de l’égalité permet d’atteindre un tel résultat. Nous devons cependant nous garder de mettre exagérément en relief ce rôle instrumental de l’idée d’égalité dans le recul de l’injustice, car on soupçonne aisément que cette idée ne remplira cette fonction que si elle est affirmée pour elle-même et non en qualité de pur instrument d’une finalité qui diffèrerait d’elle-même.10

 La double fiction a donc bien des effets de réalité. Dans un contexte où les éléments historiques et psychologiques sont présents et ont été disposés de manière à générer une disposition à nous traiter les uns les autres dans les termes d’un égalitarisme fondamental, on peut dire que nous avons construit les choses d’une telle manière que chaque personne se voit attribuer un statut égal, une valeur égale. Nous sommes réellement égaux parce que nous nous traitons les uns les autres comme tels, et même si l’analyse enseigne que notre égalité n’est pas un fait indépendant de notre pratique, et que si nous cessions de nous traiter les uns les autres comme des égaux sous l’impact de la double fiction qui nous conduit à ce comportement, nous cesserions d’être égaux, c’est la non réflexivité de la fiction qui fonde la stabilité de la pratique ou encore, comme le dit Paul Sagar, « c’est précisément un effet de nos dispositions bien établies à nous traiter les uns les autres comme fondamentalement égaux qui engendre une tendance syntactique à énoncer les choses comme si l’affirmation de notre égalité fondamentale était l’énoncé vrai d’un fait à propos d’un ordre de choses indépendant »11. C’est donc bien la disposition à agir d’une certaine manière qui fait que nous sommes égaux, mais on doit définitivement renoncer à la thèse selon laquelle l’égalité fondamentale serait un fait qui continuerait d’exister, et qui pourrait être enregistré par une proposition dont la vérité pourrait être établie de manière indépendante, si cette disposition disparaissait ou si les conditions n’en étaient plus données

 L’idée d’une égalité fondamentale de valeur de tous les êtres humains est donc une idée qui est acceptée dans certains contextes, qui est ancrée dans une « atmosphère dispositionnelle » faite de pratiques propres à ce contexte.

Un fiction indispensable mais pas suffisante

Cette atmosphère dispositionnelle engendre cependant une idée de l’égalité qui est peu « épaisse ». Celle-ci dit seulement que tous les êtres humains possèdent la même essence et doivent en conséquence être traités comme des égaux, sans égard normatif – du moins hors des contextes « locaux » où les traitements différenciés n’engendrent pas de différences de valeur morale – à ce qui pourrait les séparer. L’idée d’égalité fondamentale ne peut donc rien dire sur la manière dont les richesses et les avantages sociaux doivent être répartis, et il n’existe aucune transition possible de cette idée à une quelconque théorie de la justice sociale. Comme le dit Sagar, il s’agit d’une idée qui est acceptable – et acceptée – aussi bien par les libertariens à la Nozick que par les partisans de la justice comme équité à la Rawls12.

Mais l’idée d’égalité fondamentale possède cependant une vertu essentielle, qui est d’interdire toute théorie de la répartition fondée sur la différence de valeur. Elle nous enseigne, pour le moins, que nous n’avons pas le droit de justifier les inégalités en faisant appel à l’idée que les individus seraient porteurs d’essences différenciées qui justifieraient leur place dans la hiérarchie sociale. En ce sens, si elle n’implique pas la justice sociale – quelle qu’en soit la forme – elle en est la condition nécessaire. Il devient en effet difficile de prôner une quelconque forme de progrès vers un accès plus égal ou plus équitable aux conditions matérielles d’une existence décente et autonome dans une société qui voit au contraire se répandre l’idée que la place occupée par chacun sur l’échelle des accès est justifiée par sa nature, par une essence qui n’est pas partagée par ceux qui occupent les degrés supérieurs de cette même échelle13. Si l’idée d’égalité fondamentale procède d’une disposition sociale à nous traiter les uns les autres comme des égaux, il est clair que tout effritement de cette disposition aura pour conséquence d’effriter en même temps l’idée d’égalité fondamentale. En effet, si nous avons acquis une disposition à agir les uns envers les autres comme si la seule chose qui nous caractérisait était la possession d’une essence commune, et si nous avons acquis – péniblement – une disposition à considérer que les différences superficielles entre les individus sont dépourvues de valeur normative, il nous sera en revanche difficile de maintenir cette double fiction, et de continuer à nous y immerger d’une manière telle que nous considérions l’égalité comme une position par défaut, si nous voyons tous les jours que certaines personnes ne sont pas traitées comme si elles possédaient cette essence mais comme si elles ne la possédaient pas. En ce sens les pratiques discriminatoires, le racisme ouvert ou systémique, la ghettoïsation, sont des obstacles à ce que nous demeurions immergés dans la fiction de l’égalité fondamentale, et ces obstacles à la préservation de l’immersion sont à leur tour des obstacles à l’idée elle-même d’égalité qui en dépend.

Le poison dissolvant du racisme

 La conséquence est qu’il n’est pas possible de négliger la contribution essentielle de l’antiracisme à la question de l’égalité sociale. Prétendre faire progresser cette dernière sans combattre le racisme est une hérésie, parce que c’est le recul de l’idée que tous les hommes ne posséderaient pas la même essence qui est la condition du progrès de l’idée selon laquelle tous les individus sont fondamentalement égaux et ont donc droit à des conditions d’existence identiquement décentes. Il n’y a donc pas de politique progressiste possible sans la conviction que tous les hommes possèdent la même essence ( même si c’est une fiction ). Or, les sociétés occidentales connaissent un regain de racisme, un regain de l’idée que les hommes n’ont pas tous la même valeur morale, en particulier chez ceux qui redoutent que les migrations humaines ne viennent remettre en cause leur « identité » soi-disant spécifique ( et, bien entendu, supérieure !). Ce regain de différentialisme ne touche pas seulement les individus qui sont extérieurement différents, mais il peut conduire à la conviction que, sous des dehors apparemment identiques, certains sont moins « humains » que d’autres, ont moins de valeur morale, parce qu’ils sont moins «travailleurs », ou moins disposés aux sacrifices du présent au profit de l’avenir14. Autant d’explications des hiérarchies sociales dont notre civilisation avait cru pouvoir se guérir au fil du temps.

Faire progresser l’égalité démocratique et l’égalité matérielle sans combattre le racisme est donc une absurdité, non pour des raisons morales, mais parce que la conviction que tous les hommes ne partagent pas la même essence est le fondement des politiques conservatrices, celles qui consistent à justifier les inégalités économiques en prétendant qu’elles sont fondées sur des différences de nature entre les individus. Qu’est-ce qui a, en effet, servi de moteur au progrès social, au progrès de l’égalité des droits civils et politiques dans l’histoire des nations occidentales, sinon la conviction que tous les individus partagent la même essence humaine ? Si le racisme enfonce un coin dans cette conviction, il coupe le moteur du progrès social, il contribue à naturaliser les inégalités en affirmant que certains sont moins humains que d’autres, ou méritent moins de respect, ou méritent moins d’accéder à une existence décente. Pour que la fiction fonctionne, il faut nous que nous nous aveuglions sur son caractère de fiction car, toutes les fois que le caractère fictionnel de cette conviction nous apparaît ou nous est révélé, cela a pour conséquence de diminuer notre engagement normatif envers l’égalité.15 Le racisme entame cette fiction, il rend plus difficile l’immersion des jeunes générations dans cette fiction, mais il n’est pas la seule réalité sociale à avoir cet effet. Lorsqu’une société se fracture et que les intérêts des uns et des autres apparaissent de plus en plus divergents, la considération de chacun pour les intérêts du groupe social auquel il appartient tend à l’emporter sur la fiction égalitariste et, par conséquent, à approfondir les fractures dans une dangereuse spirale.

L’égalité fondamentale n’est donc pas une idée que l’on peut démontrer comme valide ou correcte ou vraie, mais c’est une disposition à agir fondée sur une fiction. Cette disposition à agir est fonction d’un contexte social et économique particulier, et elle peut s’affaiblir gravement si ce contexte est lui-même ébranlé par le progrès des inégalités matérielles mais aussi, sans hiérarchie, par le racisme, l’homophobie ou le sexisme, par les relents de colonialisme, par une information qui minore l’importance des morts et des massacres lorsqu’ils ont lieu dans des pays du sud, etc.

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NOTES

  1. Cf. sur cette notion d « oligarchisation », J. Fishkin & W. Forbath, The Anti-Oligarchy Constitution. Reconstructing the Foundations of American Democracy, Harvard University Press, 2022.[]
  2. Cf. J. Waldron, One Another’s Equals The basis of Human Equality, Harvard University Press, 2017.[]
  3. Cf. P. Sagar, Basic Equality, op. cit., p. 37. On pourrait dire aussi que nous avons tous des intérêts, que nous voulons vivre une vie humaine etc. mais on se heurte à la même objection : pourquoi est-ce que cela implique que nos intérêts ont tous la même valeur morale ? Pourquoi chaque subjectivité a-t-elle la même importance morale ? C’est un problème irritant : le simple fait que nous possédions tous une subjectivité ne fait pas que cette subjectivité ait une importance morale et encore moins qu’elle ait une importance morale égale dans tous les individus.[]
  4. Cf. D. Hume, Traité de la nature humaine, III, 1, §.1 : « Le vice vous échappe totalement tant que vous considérez l’objet. Vous ne pouvez jamais le trouver avant d’orienter la réflexion vers votre propre cœur et de constater qu’un sentiment de désapprobation s’élève en vous contre cet acte ».[]
  5. P. Sagar, Basic Equality, op. cit., p.54.[]
  6. S. Lukes, Le relativisme moral, M. Haller éditions, 2008, p. 91-92.[]
  7. N. Heinich, Oser l’universalisme, Le bord de l’eau, 2021, p. 37 : « Le monde social est fait beaucoup plus de conceptions mentales partagées – plus ou moins véridiques – que de faits bruts ».[]
  8. P. Sagar, Basic Equality, op. cit., p. 120. On a du mal à comprendre une conduite aussi paradoxale si l’on est persuadé que l’idée d’égalité fondamentale est une vérité théorique, parce qu’on ne comprend pas cette rupture qui consiste à adopter un comportement qui entre en contradiction avec une proposition que nous concevons comme vraie. Mais on a moins de mal si l’on pense que l’égalité fondamentale est une fiction induite par un contexte et que nous y sommes immergés ; il s’agit d’une conviction devenue normale, d’une sorte de conviction « habituelle » dans le contexte où nous sommes. Mais l’intérêt nous fait parfois sortir de la fiction. Il n’est pas très difficile de comprendre comment on peut à la fois vivre dans un univers fictionnel et en sortir sous l’impact de conditions particulières et de prise en considération d’intérêts spécifiques.[]
  9. P. Sagar, Basic Equality, op. cit.,p. 112.[]
  10. P. Sagar, Basic Equality, op. cit., p. 142.[]
  11. P. Sagar, Basic Equality, op. cit. p. 134.[]
  12. P. Sagar, Basic Equality, op. cit. p. 171.[]
  13. Mais Paul Sagar fait remarquer à quel point le lien entre égalité fondamentale et égalité sociale pourrait être marqué par l’ambiguïté. S’il est vrai que la première est la condition sine qua non d’un quelconque progrès vers la seconde, il est également vrai qu’il vaudrait mieux séparer et maintenir distinctes la question de l’égalité fondamentale et celle de l’égalité sociale et économique, parce qu’il est plus facile de demeurer immergés dans la double fiction de l’égalité fondamentale si nous ne regardons pas les inégalités économiques et sociales qui sont susceptibles, tout comme le racisme et les discriminations, de fracturer cette immersion. Du moins il est plus facile de demeurer immergé dans la double fiction si nous pensons que la proposition de l’égalité fondamentale n’implique rien quant à l’égalité sociale et économique. []
  14. Cf. D. Fassin, Une étrange défaite. Sur le consentement de l’écrasement à Gaza, La découverte, Paris, 2024. La différence abyssale entre la manière dont les media traitent la mort des civils ukrainiens et celle des civils palestiniens à Gaza est un exemple frappant, et préoccupant, de cet effritement progressif de la représentation, pourtant essentielle à notre civilisation, selon laquelle l’ensemble des membres de l’espèce humaine, par-delà les différences extérieures qui les distinguent, possèdent une seule et même essence[]
  15. P. Sagar, Basic Equality, op. cit., p. 104.[]
Jean-Fabien Spitz

Jean-Fabien Spitz est professeur émérite de philosophie politique à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.