Décidera bien qui décidera le dernier ! Vulnérabilité effective et « bonne décision » en contexte hospitalier
Cet article a été initialement publié au sein du dossier “Grammaires de la vulnérabilité” dirigé par Sandra Laugier.
Dans cette contribution, nous souhaitons proposer une analyse de la relation entre la capacité d’un individu à prendre une décision pour lui-même (ou à participer à celle-ci lorsqu’elle se fait de façon collégiale) et la « vulnérabilité » qui le caractérise. Nous mènerons cette analyse à partir d’une situation concrète, celle de la décision prise en contexte hospitalier, afin de faire émerger à même la pratique des enjeux théoriques, d’ordre épistémologique et politique avant tout.
La capacité à décider pour soi-même ne sera pas envisagée ici de façon prioritaire dans sa dimension juridique, au sens où l’on distingue, notamment, les personnes majeures des personnes mineures ou majeures sous tutelle, pour indiquer qui décide de la prise en charge médicale et de son contenu. Pour en faire cependant état brièvement, rappelons que, d’un point de vue juridique, « toute personne prend, avec le professionnel de santé et compte tenu des informations qu’il lui fournit, les décisions concernant sa santé[1] ». Cela ne vaut pas pour les personnes mineures ou majeures sous tutelle, pour lesquelles la décision est prise, selon les situations, par les proches et/ou l’équipe médicale.
La capacité à décider des individus sera ici plutôt considérée dans les caractéristiques psychiques, mentales et physiologiques qui permettent de la concevoir et d’en envisager l’actualisation. Le droit n’est d’ailleurs pas étranger à cette perspective, puisqu’il indique d’une part, dans le même article de la loi, que le consentement du mineur ou du majeur sous tutelle « doit être systématiquement recherché s’il est apte à exprimer sa volonté et à participer à la décision » et d’autre part, à l’inverse, que la personne majeure peut être « hors d’état d’exprimer sa volonté » et partant, ne peut participer à la décision sur sa santé, même si elle n’a pas été préalablement placée sous tutelle[2]. L’article de la loi est donc sous-tendu par une conception de la capacité à prendre une décision pour soi-même qui va au-delà de sa qualification juridique.
Cette capacité d’un individu à prendre une décision pour lui-même, lorsqu’elle s’actualise, renvoie à une dimension essentielle de la liberté, même si elle n’épuise pas le sens que l’on peut accorder à celle-ci : je décide pour moi-même, autrement dit, je ne suis pas tributaire du pouvoir arbitraire d’autrui et de ses désirs ; aucun despote, aucun tyran ne dirige le cours de ma vie[3]. Je ne suis pas soumis à la volonté d’autrui, fut-elle bonne. Cela aussi est essentiel, car décider pour soi-même n’équivaut pas seulement à n’être pas soumis à la volonté d’autrui. C’est aussi actualiser des capacités personnelles, être à même d’orienter son existence indépendamment du regard et du jugement d’autrui et partant, éprouver un sentiment d’accomplissement de soi. Enfin, dans l’idée d’une telle capacité, il y a encore autre chose : lorsque je suis à même de prendre une décision, cela signifie que je n’agis pas impulsivement, sur un coup de tête, au gré de ma fantaisie, m’exposant l’instant d’après au regret ou à la culpabilité. C’est en ce sens que la capacité d’un individu à prendre une décision pour lui-même renvoie à la notion d’autonomie entendue en son sens étymologique – se donner à soi-même une loi : dans le sens commun, un individu doté d’une telle capacité n’agit pas par caprice mais se donne une règle ou du moins une orientation de vie. Cette capacité de décision semble donc être arrimée d’une part à quelque chose qui s’apparente à la volonté ou au désir de prendre une décision, d’autre part à l’exercice de la faculté de délibération, d’évaluation, ou encore de jugement et enfin à une forme de tempérance. Ces trois dimensions de la décision ont été mises en évidence et analysées de longue date dans la tradition philosophique, et notamment par Aristote dans L’Éthique à Nicomaque, texte sur lequel nous nous appuierons ici à plusieurs reprises[4].
Nombre de sociologues soulignent que cette capacité fait l’objet d’une forte valorisation aujourd’hui, perceptible dans tous les domaines de l’existence, de la vie privée au parcours professionnel en passant par l’engagement politique : elle est même, avec ses ambivalences et les pièges qu’elle recèle, devenue une sorte de norme sociale diffuse mais très puissante[5]. Que se passe-t-il lorsqu’elle est mise à mal ? Qu’arrive-t-il lorsqu’une personne ne peut plus prendre de décision pour elle-même ? N’y a-t-il d’autre option, dans de telles situations, que de déléguer la décision ? Ces questions sont essentielles car elles posent le problème de la substitution à autrui dans la décision, a fortiori délicat lorsque celle-ci le concerne, et celui des actions possibles à mener en vue de restaurer sa capacité de décision. Cependant, notre analyse entend se concentrer sur des interrogations qui apparaissent en amont de ces deux questions : c’est-à-dire sur les éléments qui induisent l’entourage d’un individu à estimer qu’il a perdu une telle capacité à décider pour lui-même et à envisager la délégation de la décision à autrui.
C’est à ce moment qu’intervient la notion de « vulnérabilité ». Elle est en effet nécessaire à notre analyse car elle permet de désigner un éventail d’états qui, une fois effectifs, permet précisément – dans nombre de situations – de rendre compte du jugement porté sur la capacité à décider d’un individu. En tant que capacité négative (capacité à être blessé)[6], la vulnérabilité ne constitue pas nécessairement un obstacle à la prise de décision autonome. Elle le devient lorsqu’elle s’actualise : en une douleur intense et continue qui m’empêche de penser et de me concentrer sur quoi que ce soit ; en une affliction insurmontable qui brouille mes réflexions ; en un délire, une forme de démence ou de folie ; en un état de dépendance social tel que je me concentre uniquement sur les modalités de ma survie matérielle ou parais me comporter plus comme une bête traquée que comme un être humain ; en une faiblesse de la volonté, une sorte d’apathie ou encore en une dépendance à l’égard de substances (drogue, alcool) telle que je n’ai plus d’autre finalité que celle de leur consommation. Lorsque ma vulnérabilité s’actualise sous une forme ou sous une autre, je semble perdre ma capacité à décider pour moi-même. Mieux vaudrait que la décision à prendre soit le fait d’autrui. L’analyse confirme-t-elle la relation de cause à effet établie entre la vulnérabilité effective, le jugement négatif sur cette capacité à décider pour moi-même et la délégation à autrui de la décision ?
Le contexte hospitalier constitue un lieu privilégié où poser cette question. L’hôpital est en effet le lieu de décisions essentielles pour l’existence de chacun, concernant le fait même de vivre, la manière dont on entend pouvoir mener son existence, celle dont on fait face à la perspective de sa mort, et aux possibilités et modes de procréation. Ce contexte hospitalier a donc un intérêt en tant que tel car il permet de réfléchir à des choix de vie fondamentaux.
La prise de décision est au cœur de l’activité médicale et elle engage les acteurs de la situation – patient, entourage, équipe soignante – de façon déterminante, bien qu’il soit parfois suggéré aujourd’hui que « nous vivons dans l’idéal d’une décision sans sujet : une sorte de pur discours technoscientifique qui, à partir d’un certain nombre de données, conduirait à une décision favorable[7] ». Le contexte hospitalier est celui d’une prise de décision quotidienne et quasi permanente, dans l’urgence ou non, de façon mûrie ou non, dans le couloir ou en staff, en solo ou de façon collégiale. En outre, depuis maintenant quatre décennies, la promotion éthique et juridique du principe d’autonomie a conduit à la mise en place, dans divers États, des formes de décision incluant le patient ou lui accordant le rôle central dans la décision qui le concerne. La loi française évoquée précédemment en témoigne. Le consentement du patient au projet thérapeutique est devenu un objectif central de l’acte de soin.
Enfin, il faut souligner que la nécessité de prendre des décisions sur des aspects souvent fondamentaux de l’existence se déploie dans un contexte de vulnérabilité effective marquée, où le sujet semble bien souvent incapable, en raison de son état pathologique, de prendre une décision et même de participer à une délibération destinée à en déterminer le contenu. Les médecins et les équipes médicales sont confrontés dans l’exercice quotidien de leur métier à l’absence, la perte ou la diminution de l’autonomie dans l’action et la décision. Le patient qu’ils ont à charge de guérir fait face à sa vulnérabilité et il les confronte aussi aux effets physiologiques et psychiques d’une telle épreuve :
La peur, le déni, la colère, la fatigue et les obstacles cognitifs à la compréhension des informations ne sont pas les seules entraves à l’autonomie du malade. La maladie est un « assaut ontologique » : elle oblige à des changements drastiques dans le style de vie, affecte profondément l’identité du malade, l’image qu’il a de lui-même et celle que les autres ont de lui. […] Plus profondément encore que la perte de contrôle de son corps, la maladie désigne l’état d’une « humanité blessée », d’une personne « compromise dans sa capacité fondamentale à gérer sa propre vulnérabilité ». Son autonomie est brisée. Parce que le malade doit s’en remettre à un autre pour savoir ce qu’il a et comment s’y prendre pour guérir, il est dépendant. Cette situation de dépendance le met aux prises avec sa propre vulnérabilité, une vulnérabilité que la maladie aggrave et qu’elle interdit de dissimuler ou de fuir. Des représentations datant de la période où il était enfant et évoquant d’autres dépendances plus ou moins bien acceptées resurgissent. Dans la maladie, l’homme est face à lui-même, à la fois plus seul que dans la vie « normale » et plus encombré, parce que des infirmières l’assistent, le lavent, l’aident à se lever, à manger ou à s’acquitter des fonctions vitales les plus ordinaires[8].
Les équipes médicales s’efforcent de remédier à cette vulnérabilité effective, autant que faire se peut, en guérissant le malade. L’absence – tout ou partie – des capacités nécessaires à la prise de décision constitue donc un enjeu du soin lui-même. Mais en deçà de cet objectif de la prise en charge médicale qu’est la réduction de la vulnérabilité effective, les équipes hospitalières sont aujourd’hui animées par un questionnement sur la capacité à décider de leurs patients, ne serait-ce que du point de vue du principe du consentement : les patients ont-ils conservé cette capacité ? Jusqu’à quel point ? Sont-ils en mesure de consentir véritablement, d’évaluer différents projets thérapeutiques et de choisir l’un d’entre eux en toute connaissance de cause ?
Pour résumer les choses, le contexte hospitalier permet d’observer et d’analyser des pratiques au cœur desquelles la question de l’articulation entre vulnérabilité effective et capacité à décider se trouve posée de façon radicalisée en raison de la pathologie qui affecte le sujet et des enjeux fondamentaux de la décision. En éclairant les motifs au nom desquels la capacité d’un patient à décider pour lui-même est jugée défectueuse ou insuffisante dans ce contexte, nous pourrons envisager les dimensions épistémologiques et politiques du lien de cause à effet établi entre vulnérabilité effective, perte de la capacité à décider et délégation à autrui de la décision. Cependant, nous verrons aussi que ce contexte offre des ressources inventives face à la question de la substitution à autrui pour la décision : à partir de tentatives fragiles, difficiles mais réelles pour conserver au patient sa qualité d’acteur de la décision, à défaut de celle d’unique auteur et responsable de celle-ci, il nous conduira à dissocier la vulnérabilité effective de l’incapacité à décider pour soi-même.
Plusieurs motifs conduisent à déclarer le patient incapable de décider pour lui-même au-delà même de la qualification juridique dont il fait l’objet. En premier lieu, certains états pathologiques ont des effets directs sur l’une ou l’autre de ces dimensions de la prise de décision, semblant priver la personne de toute faculté de raisonner ou de vouloir. Ils renvoient à des formes diverses de vulnérabilité effective, parfois très radicalisée. L’association entre cette vulnérabilité effective, qui caractérise le patient, et son incapacité à décider est, en contexte hospitalier, un lieu commun. Lorsqu’une personne souffre, se trouve dominée par la douleur qui la traverse, elle ne paraît plus à même de penser ni même de vouloir quoi que ce soit d’autre sinon l’arrêt de cette douleur : dans certains cas, « la souffrance est telle que l’être humain ne peut plus avoir l’espace de liberté nécessaire pour pouvoir continuer un rôle actif dans sa propre histoire et dans la convivialité avec ses semblables[9] ». La philosophie a thématisé cette expérience. Ainsi, H. Arendt a-t-elle souligné que l’expérience de la grande douleur physique est la moins communicable de toutes et « nous prive de notre sens du réel » : « elle est le sentiment le plus intense que nous connaissions, intense au point de tout effacer[10] ». Commentant la pensée stoïcienne et épicurienne, elle souligne encore que l’absence de douleur est la condition corporelle nécessaire « pour connaître le monde », « pour que les sens puissent fonctionner normalement » et « recevoir ce qui leur est donné[11] ». Le phénomène de l’addiction peut être, jusqu’à un certain point, perçu de façon analogique à celui de la douleur extrême, au sens où, par l’effet de « manque » qu’il suscite, il plonge la personne dans l’état de dépendance physique, donne à l’addiction une dimension obsessionnelle et rend la personne peu à même d’évaluer, de délibérer et de juger indépendamment de son désir pour le produit dont sa satisfaction et son plaisir dépend[12].
Certains états pathologiques ne s’accompagnent pas nécessairement de douleur, mais rendent inconcevable la participation du sujet à la décision qui le concerne : on pense aux patients extrêmement diminués et très faibles ; on songe aussi aux cas de coma neurovégétatif chroniques. Pour ces derniers, tout au plus l’équipe médicale peut-elle tenir compte des souhaits du patient émis avant l’état de coma, même si de nombreuses précautions sont nécessaires dans l’usage de ce témoignage direct (directive anticipée) ou indirect (par la voix des proches), car il est difficile d’établir si le patient aurait, au moment où la décision doit être prise, les mêmes souhaits qu’au moment où il a énoncé ceux-ci.
Avec l’expérience de la douleur, de la diminution physique extrême ou de l’addiction, on se situe au cœur du métier de médecin qui a pour tâcher de soigner le patient, de le soulager de sa souffrance, de lui redonner force et vigueur ou de le libérer de son addiction, et on prend connaissance d’un modèle de la « bonne décision ». L’action du médecin vise à mettre fin à un état – dans la mesure où une guérison est envisageable – qui, au moment où la décision est entreprise, s’avère être le motif principal pour déclarer le patient incapable de décider pour lui-même. Le contexte hospitalier illustre donc ici une situation où, pendant un temps, la « bonne décision » concernant le patient est déléguée : elle est prise par l’équipe médicale et/ou les proches. Sa légitimité est garantie par deux caractéristiques de cette décision déléguée : elle est censée être toujours prise au nom du meilleur intérêt du patient et elle est conçue comme provisoire, l’action médicale se déployant dans la perspective de rendre au patient les facultés nécessaires au rôle décisionnel qui est le sien lorsqu’il est en bonne santé.
Cependant, ce modèle de la « bonne décision » et l’articulation qui le sous-tend entre vulnérabilité effective et incapacité à décider, est voué à se compliquer en contexte hospitalier. D’une part en effet la vulnérabilité peut prendre des formes moins radicales que celles décrites précédemment et nous confronter à des états « frontaliers » de l’incapacité à décider, qui rendent la situation particulièrement délicate pour l’équipe médicale. Certains cas de démence ou pauci-relationnels par exemple rentrent dans cette catégorie. Vus sous l’angle de la prise de décision, ces cas se caractérisent par perte de la capacité à raisonner, la perte de la mémoire et la perte de conscience de soi, au moins partielles. Cependant, les personnes continuent à éprouver des émotions, à nourrir des désirs, à partir desquels, parfois, on peut tenter de cerner leurs souhaits. D’autre part, l’action médicale ne peut toujours être menée en vue de restaurer le rôle décisionnel du patient. Dans les situations de fin de vie ou de maladie chronique grave mais non fatale à cours terme, cette action doit se définir autrement : dans le sens d’un accompagnement du patient dont la capacité à décider paraît altérée de façon plus ou moins définitive, mais qui va vivre et pour lequel, par conséquent, une forme de vie correspondant à son souhait doit être aménagée.
Dans la pratique, on repère cependant l’usage, explicite ou non, de trois critères qui permettent aux équipes médicales de maintenir le lien entre vulnérabilité effective et incapacité à décider et de faire prévaloir l’option de la substitution à autrui pour la décision. Dans certains cas, c’est en premier lieu la faculté de jugement qui est en question. L’incapacité en raison, quel que soit son degré, joue un rôle essentiel dans le fait de retirer à quelqu’un la possibilité de prendre une décision le concernant ou de participer à celle-ci. La capacité de jugement critique, celle de se frayer un chemin à travers ses préjugés[13], le fait d’être en accord avec soi-même, de ne pas proposer d’énoncés contradictoires, sont considérés comme des éléments essentiels pour déclarer une personne lucide et compétente, au-delà de son statut juridique (personne majeure, mineure, majeure sous tutelle, etc.).
La faculté de jugement peut aussi être mise en question par l’identification de pathologies psychiatriques chez le patient. Dans les cas de demande d’aide à mourir par exemple, le diagnostic de dépression peut être ainsi la source d’une substitution à autrui dans la décision : on estime que le patient n’a pas toute la lucidité requise pour considérer sa fin de vie et l’apprécier à sa juste valeur ; sa demande peut être écoutée mais ne doit pas être prise au pied de la lettre. Dans le cas d’un diagnostic de psychose, une décision de séparation de la mère et de l’enfant et de placement de ce dernier dans une autre famille peut être prise à partir. Autrement dit, il ne suffit pas de vouloir décider ni même d’être capable de raisonner. Il faut en outre que l’équipe médicale juge l’état de santé psychique du patient satisfaisant.
Dans d’autres cas, c’est l’impulsion nécessaire à la décision, qu’on l’appelle volonté ou désir, qui semble faire défaut au patient. Dans les cas extrêmes (mais pas nécessairement rares), il est question de l’évanouissement du désir de vivre, de la perte d’élan vital. Comme le suggère fortement la pensée de Schopenhauer, nous sommes mus par un « vouloir vivre[14] » dont nous ne maîtrisons pas le cours, ni l’intensité[15]. Ce vouloir-vivre peut s’étioler, dans le sens d’une résignation[16], et même disparaître, dans le sens d’une négation de la vie : la volonté nécessaire à la vie matérielle (l’alimentation) fait alors défaut[17]. En contexte médical, ce phénomène est diversement perceptible. Lorsque survient cette perte d’élan vital, cet émoussement de la volonté de vivre, la capacité à prendre une décision pour soi perd l’un de ses piliers fondamentaux car le patient ne semble plus avoir l’impulsion intérieure nécessaire pour actualiser cette capacité.
Enfin, dans d’autres cas encore, c’est la nature du désir qui, jugé déraisonnable, conduit l’équipe hospitalière à considérer que le patient n’est pas à même de décider pour lui-même de façon sensée et ne devrait pas être placé dans une posture décisionnelle. L’époque contemporaine offre une illustration exemplaire de cette situation dans le champ médical de l’assistance à la procréation. Ainsi, R. Frydman, qui a réalisé la première fécondation in vitro en France (donnant naissance à Amandine en 1983), témoigne de la difficulté de certaines situations dans lesquelles le désir des parents ne paraît pas recevable au médecin, au regard de sa conception de la pratique médicale et de son positionnement éthique :
Nous avons donc à la fois la possibilité d’ouvrir des portes, et une certaine difficulté à faire comprendre qu’elles peuvent se refermer, et même parfois qu’elles doivent se refermer […]. La seconde question est quelle naissance, quel type de naissance veut-on ? Avec à nouveau, ici, la question de la surpuissance du Je, qui risque d’intervenir. Et pour moi actuellement, c’est cette seconde question qui met le plus en difficulté ma pratique quotidienne. Ce n’est pas tant la quête d’un enfant parfait, comme on l’a dit, en tout cas la quête légitime d’un enfant qui ait toutes ses capacités de développement, mais le fait qu’on va se trouver parfois dans des zones frontières. [ex. la main en moins] […] La discussion avec la mère va alors s’engager de la façon suivante : « Mais Docteur, ce n’est pas vous qui allez l’élever ! Moi, je sais ce que je veux : je ne peux pas, et donc je vous demande de le faire ». Ce à quoi je vais me voir obligé de répondre : « Oui, mais ce n’est pas vous qui allez le tuer, c’est moi, et moi, je ne peux pas le faire ! »[18]
De façon inattendue, on retrouve ainsi dans les pratiques hospitalières les trois éléments mis en avant par Aristote. La prise de décision renvoie à la fois à une capacité de délibération, de jugement et d’évaluation, à un désir ou une volonté, une impulsion vers la décision, et finalement à une forme de tempérance. Si les termes employés pour désigner un désir jugé déraisonnable ne sont pas ceux d’Aristote, l’idée est cependant bien la même que celle exprimée dans L’Éthique à Nicomaque : il ne suffit pas d’être intelligent pour faire preuve de jugement, mais il faut encore être « tempérant ». Selon Aristote, cette « tempérance » consiste en un certain rapport de l’individu à ses désirs et à la manière dont ceux-ci sont articulés avec la raison. Aristote estime que la raison sait ce que l’être doit rechercher et éviter, mais il nie que l’orientation donnée par la raison soit nécessairement suivie : l’homme « incontinent » est précisément celui qui s’abandonne à ses désirs sans se préoccuper de ce qu’ordonne la raison. Dans l’exemple cité, le choix à faire est estimé contraire à la raison et le patient perçu comme dominé par la passion ou l’émotion.
Résumons. Dans les pratiques hospitalières contemporaines, le patient peut ainsi perdre sa posture décisionnelle au nom de trois motifs qui peuvent, le cas échéant, se combiner dans les faits : les équipes soignantes considèrent que la personne a perdu sa capacité de jugement, ou n’est plus motivée par l’impulsion nécessaire à la prise de décision, ou qu’elle porte ses choix sur des désirs intempérants. Ces pratiques reposent sur une conception de la « bonne décision » riche et articulée. Elle fait écho à l’analyse conceptuelle qu’en a proposée la philosophie. Cependant, en conférant des significations concrètes à celle-ci, elle fait apparaître sa dimension problématique d’une façon claire et incisive.
L’articulation entre vulnérabilité effective, incapacité à décider et délégation de la décision à autrui soulève en réalité trois enjeux, explicités par les débats internes à la communauté médicale et à la réflexion bioéthique : d’une part, quelle est la forme de rationalité appropriée à la prise de décision ? De quelle « raison » doit relever la prise de décision ? Et au-delà, à quel modèle de l’identité personnelle est-elle arrimée, notamment au regard du statut de la conscience de soi et de la cohérence ou continuité des points de vue et des désirs ? Le débat contemporain, lié aux tentatives développées en contexte hospitalier aujourd’hui pour prendre en compte le point de vue de personnes atteintes de démence ou touchées par des troubles de mémoire, de même que celui sur le statut de la contrainte qui peut être imposée aux personnes sur lesquelles on a porté un diagnostic de pathologie psychiatrique témoigne de la difficulté qu’il y a à déterminer un modèle de rationalité qui, à coup sûr, permettrait de trancher entre des cas où le patient ne peut plus décider du tout par lui-même et des situations où il peut participer à la décision qui le concerne, rester auteur de celle-ci même dans une moindre mesure.
Par ailleurs, un second enjeu émerge lorsqu’est envisagé l’impulsion vitale qui conduit les patients à prendre des décisions. Le débat contemporain sur la fin de vie et la demande d’aide à mourir met en évidence un désaccord interprétatif sur le sens de celle-ci : ramenée à un appel à l’aide implicite, elle peut être interprétée comme le signe d’une dépression. Dès lors, la personne est jugée manquer de lucidité et des outils psychiques nécessaires pour appréhender de façon correcte sa fin de vie. Mais cette vision des choses ne fait pas l’unanimité, certains refusant d’établit une équivalence entre demande d’aide à mourir et syndrome dépressif. Pour ces derniers, une telle demande peut être le fruit d’un choix réfléchi et médité, pleinement conscient et assumé[19].
Enfin, évaluer du point de vue de leur tempérance la nature des désirs exprimés par les patients n’a rien d’évident. Dans le cas de la procréation médicalement assistée, cette évaluation implique d’avoir apporté des réponses à des questions d’une grande complexité : d’une part sur le désir d’enfant en tant que tel (un désir d’enfant, quel qu’il soit, est-il « raisonnable » ?), d’autre part sur le rôle de la loi (est-ce à la cité d’en juger pour les individus qui l’expriment ?), et enfin sur celui de la profession médicale (a-t-elle essentiellement pour vocation de soigner ou d’accompagner les individus dans leurs démarches procréatives, quelles qu’elles soient ? Les médecins, et au-delà la société, sont-ils juges de la légitimité de tel ou tel désir d’enfant ?).
L’identification de ces trois enjeux et le questionnement qui en découle invitent à ne pas conclure de la vulnérabilité effective du patient à son incapacité à décider et partant à la délégation de la décision à autrui. Parce qu’il souffre, parce qu’il a perdu sa lucidité et sa mémoire, parce qu’il est atteint d’une pathologie psychiatrique, parce qu’il semble avoir perdu son élan vital, et plus encore parce qu’il paraît « mal » choisir, sa capacité à décider est peut-être amoindrie. Pour autant, elle n’a pas nécessairement disparu : dans la mesure où les médecins optent pour se substituer au patient dans la décision à partir d’une conception de sa vulnérabilité qu’ils ne partagent pas nécessairement avec lui, conception qu’ils définissent à partir de critères inhérents au savoir médical, une telle option devrait toujours être soumise au doute et adoptée avec la plus grande prudence.
L’observation des pratiques hospitalières montre que les équipes soignantes ne sont pas prisonnières de ce modèle de la « bonne décision » et de la corrélation sur laquelle il repose. Une réflexion critique a déjà cours sur celui-ci. Elle est sans doute moins évidente à appréhender que les aspects précédemment exposés, mais elle n’en est pas moins importante : une fois perçue, elle permet de comprendre une partie du travail des équipes soignantes ; en outre, elle recèle une inventivité qui lui est propre, conduisant ces équipes à renoncer à prendre la décision à la place du patient.
On rencontre l’idée que la capacité à décider d’un sujet n’est pas seulement mise en cause par une éclipse de la raison ou de l’impulsion à décider ou par un caractère intempérant. Elle est également mise en danger par la restriction du cadre de décision. S’intéressant à la prise en charge thérapeutique de l’autisme, M.-Fr. Epagneul et E. Chancerel ont proposé la notion d’« espace de décision » pour désigner le savoir disponible et les possibilités économiques et sociales offertes à la personne qui doit prendre la décision. Dans le cas de l’autisme, les parents des enfants atteints par cette pathologie sont confrontés à une double insuffisance, celle du savoir et celle de la prise en charge : ces éléments, combinés aux contraintes économiques ou géographiques individuelles, restreignent de façon drastique « l’espace de décision » des parents[20]. « L’espace de la décision » est ici tellement restreint que les sujets peuvent apparaître incapables de prendre une telle décision, alors même qu’ils jouissent de toutes les facultés nécessaires pour cela. Aujourd’hui, on retrouve bien souvent un tel cas de figure lorsque les patients sont des personnes âgées : le coût de l’institutionnalisation ou du maintien à domicile, l’éloignement géographique de la famille ou l’isolement du patient, l’« offre » en matière de lieux de vie plus ou moins médicalisés là où se trouve le patient réduisent bien souvent à peau de chagrin « l’espace de décision » qui est le leur. Ici se fait jour une forme de contrainte sur le sujet qui tient plus aux conditions sociales de son existence qu’à une vulnérabilité effective qui atteint ses facultés de décision. Pour les équipes hospitalières, elle est moins le motif légitimant la délégation de la décision du patient à l’équipe médicale que l’objet d’un combat commun : il faut trouver ensemble une forme de prise en charge aussi satisfaisante que possible, compte tenu d’un contexte particulièrement défavorable.
Par ailleurs, on peut incorporer dans cette notion d’espace de décision le champ des représentations, consciences et inconscientes, nourris par les patients, afin de rendre compte d’un second écart opéré par les équipes soignantes par rapport au modèle classique de la « bonne décision » et à la corrélation établie entre vulnérabilité effective et nécessité de se substituer au patient dans la décision qui le concerne. Dans le domaine de la procréation par exemple, certaines équipes médicales envisagent une réflexion sur le handicap comme un élément clé de leur travail avec les futurs parents, afin de les maintenir dans leur rôle décisionnel, tout en transformant les représentations qui fondent celle-ci. L’échange entre l’équipe médicale et les futurs parents vise alors à examiner, à penser, à imaginer ensemble les conditions de possibilité d’un avenir avec un enfant qu’on sait, dans le temps de la grossesse, porteur de telle ou telle pathologie au cours, autrement dit à élargir « l’espace de décision » des parents[21].
En contexte hospitalier, l’on s’efforce aujourd’hui – via la nécessité de satisfaire l’exigence du principe de consentement éclairé du patient – de remédier, quand c’est possible, à la petitesse de l’espace de décision du patient si celle-ci est liée à son ignorance ou à l’espace de ses représentations conscientes et inconscientes. Cependant, il est beaucoup plus compliqué pour les équipes hospitalières de faire face aux contraintes issues d’un contexte socio-économique instable et défavorisé. Or les hôpitaux accueillent une population dont les vies sont marquées par des telles contraintes : des personnes pauvres, sans papier, sans domicile fixe, isolées. Dans ces situations, la marge d’action pour ces équipes comme pour le patient est faible, la capacité de décision de ce dernier fortement entravée, sans que soient nécessairement mis en question son jugement, son impulsion à décider ou la nature de ses désirs. La notion d’« espace de décision » est précieuse ici car elle nous éloigne du critère de la vulnérabilité effective liée aux facultés du sujet et permet de mettre en évidence des paramètres déterminants de toute décision qui ne sont pas pris en compte par le modèle classique de la « bonne décision ». Rapporté au patient, cet espace inclut des aspects socio-économiques, culturels, et parfois juridiques ; il peut être tellement restreint qu’il peut induire une attitude fataliste, nourrissant chez le patient la conviction qu’il n’a aucune prise sur son histoire. La décision sera prise, le patient sera au moins acteur de celle-ci, sinon l’unique auteur, et pourtant, la décision ne sera pas perçue comme satisfaisante. Elle sera pareille aux décisions « mixtes », à la fois volontaires et contraintes, envisagées par Aristote
c’est là encore ce qui se produit dans le cas d’une cargaison que l’on jette par-dessus bord au cours d’une tempête : dans l’absolu, personne ne se débarrasse ainsi de son bien volontairement, mais quand il s’agit de son propre salut et de celui de ses compagnons un homme de sens agit toujours ainsi. […] Volontaires sont donc les actions de ce genre, quoi que dans l’absolu elles soient peut-être involontaires, puisque personne ne choisirait jamais une pareille action en elle-même.[22]
Les équipes hospitalières peuvent être tentées, dans certaines situations, de prendre la décision à la place du patient. Toutefois, certaines s’efforcent de le maintenir dans sa posture décisionnelle, ou au moins de la faire participer à la décision, en cherchant à comprendre qui il a été, en demeurant à l’écoute des désirs qu’ils expriment verbalement ou corporellement, en réfléchissant avec lui sur son existence présente et future. Cet aspect de leur démarche est essentiel, car il suggère que la substitution à autrui n’est pas la seule option envisageable lorsqu’on estime que la personne n’est pas à même de prendre une décision pour elle-même : l’idée est posée, exigeante en temps et sans doute considérée comme trop coûteuse dans une époque où il convient de réduire toutes les dépenses, d’un effort commun du patient et de l’équipe médicale pour faire émerger une décision qu’il puisse assumer comme sienne.
Dans cet effort, est écartée la perspective selon laquelle une décision n’est bonne que lorsqu’elle est prise dans des conditions de rationalité parfaite et indépendamment de toute contrainte. Un tel modèle de la « bonne décision » conduit directement à une exclusion fort discutable du patient qui ne remplit pas les conditions du processus décisionnel parfait et empêche de percevoir d’autres aspects du travail accompli en contexte hospitalier au sujet. Ce modèle de la « bonne décision » est sans doute plus facile à concevoir et à formaliser qu’une décision qui se travaille en prise avec une forme ou une autre de vulnérabilité effective et un espace restreint de décision. Cependant, c’est ce travail que l’on peut quotidiennement observer en contexte hospitalier ; c’est à la vulnérabilité effective et ses ambivalences ainsi qu’aux contraintes de tous ordres qu’ont affaire les équipes soignantes. Aussi l’effort de réflexion conceptuel et critique doit-il sans conteste se porter sur eux.
[1] Code de la santé publique, Art. L. 1111-4, Dir. Fr. Dreifuss-Netter, LexisNexis, Litec, 2007, p. 19. Cet article a été introduit par la loi sur les droits des malades votée en 2002 et modulée en 2005.
[2] Ibid., p. 20 et p. 19.
[3] Du point de vue politique, l’analyse de la tyrannie par Platon (La République) ou celle du despotisme par Montesquieu (L’Esprit des lois) exposent de façon exemplaire la situation dans laquelle les sujets d’un tel pouvoir se trouvent.
[4] Aristote, Éthique à Nicomaque, tr. de J. Tricot, Paris, Vrin, 1987.
[5] A. Ehrenberg, Le Culte de la performance, Paris, Hachette, 2008 ; du même auteur, La Fatigue d’être soi. Dépression et société, Paris, Odile Jacob, 2000 ; dans le présent dossier, cf. la contribution de P. Molinier ; enfin, la sociologie de la pauvreté a sur cette question donné lieu à de très intéressantes analyses, cf. N. Duvoux, L’Autonomie des assistés, sociologie des politiques d’insertion, Paris, PUF, 2009.
[6] Cf. M. Gaille, entrée « Vulnérabilité », dans Michela Marzano (dir.), Dictionnaire de la violence, Paris, PUF, à paraître.
[7] A. Vanier, dans C. Vanier et A. Vanier, entretien mené par P-L. Fort, « Entre subjectivité et scientificité, la prise de décision aujourd’hui », dans D. Brun (dir.), La décision entre médecine et psychanalyse, enjeux contemporains, Editions freudiennes, Hors série, Paris, 2009, p. 45-63, p. 45.
[8] Corine Pelluchon, L’Autonomie brisée, bioéthique et philosophie, Paris, PUF, Léviathan, 2008, p. 38-39.
[9] M.-L. Viallard, « Le sujet au cœur des préoccupations quand la vie est suspendue à la machine », citation emprunté à E. Kemp, Le Malade en fin de vie, De Boeck Université, Bruxelles, 1997, in : La décision entre médecine et psychanalyse, enjeux contemporains, (dir.) D. Brun, Editions Etudes freudiennes, Hors série 2009, p. 265.
[10] Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne (1958), tr. G. Fradier, Paris, Calmann-Lévy, 1983, p. 90.
[11] Ibid., p. 161.
[12] Patrick Pharo, Philosophie pratique de la drogue, Paris, Cerf, à paraître.
[13] Hannah Arendt, Juger. Sur la philosophie politique de Kant, tr. M. Revault d’Allonnes, Paris, Le Seuil, 1991, p. 61-62.
[14] A. Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation, Le Livre quatrième, le monde comme volonté, second point de vue, arrivant à se connaître, la volonté de vivre s’affirme, puis se nie, tr. A. Burdeau et R. Roos, Paris, PUF, 1966, p. 350.
[15] Ibid., Supplément au livre deuxième, xxviii, Caractère du vouloir-vivre p. 1085.
[16] Ibid., p. 489.
[17] Ibid., p. 502.
[18] R. Frydman, médecin, « Face aux maternités “impossibles” : la procréation et l’éthique », dans Fr. Duparc & M. Pichon (dir.), Les Nouvelles Maternités au creux du divan, Paris, In Press, 2009, p. 18-19.
[19] Sur ce désaccord, je me permets de renvoyer à mon ouvrage, La Valeur de la vie (Paris, les Belles Lettres, 2010).
[20] M.-Fr. Epagneul et E. Chancerel , « L’espace de la décision pour les parents d’enfants handicapés », dans Emmanuel Hirsch (dir.), Éthique, médecine et société, comprendre, réfléchir, décider, Paris, Vuibert/Espace éthique, 2007, pp.
[21] V. Mirless, Mission Handicaps – Espace éthique, dir. Ph. Denormandie & E. Hirsch, L’Annonce anténatale et postnatale du handicap, un engagement partagé, Rueil Malmaison, Doin éditeurs, 2001 p. 46.
[22] Aristote, Éthique à Nicomaque, III, 1, 1109b-1110a p. 119.
Marie Gaille est directrice de recherches en philosophie au CNRS, directrice scientifique adjointe, Institut des Sciences sociales et humaine, CNRS ; et dans le cadre de cette fonction, co-directrice de l’ITMO Santé publique d’AVIESAN. Ses recherches portent sur l’histoire et le sens de la relation entre médecine, anthropologie et philosophie.